" Ça nous fait mal au cour, mais on n’a pas le choix : on ira voter Chirac dimanche. " Comme la plupart des syndicalistes présents dans le cortège de ce 1er Mai hors du commun, François, retraité du bâtiment, et Christine, employée dans l’administration, ont pour priorité de faire barrage à Le Pen. " On est au bord du gouffre, il n’est pas question de s’abstenir. " Pour ce couple de sympathisants CGT, pas question pour autant de faire passer au lavage les responsabilités des gouvernements précédents, à commencer par celui de gauche plurielle : " Nous avons voté Besancenot au premier tour, et ne le regrettons pas, explique François. Si les voix de gauche se sont éparpillées, c’est à cause du mécontentement par rapport au PS et au PC, qui n’ont pas pris de grandes mesures. Le gros point noir, c’est les licenciements. Le PS a eu une réaction de droite en disant qu’on ne peut rien faire contre, que c’est du domaine du privé. " " Sur l’immigration non plus, ils n’ont pas été très nets, renchérit Christine. Il y a des milliers d’immigrés concentrés dans des centres de rétention, on ne leur donne pas de papiers, rien. " Choqués par le faible score du PCF, ils comptent désormais " voter Robert Hue ", pour " aider le Parti ".
Avec Le Pen au second tour, Chantal, assistante de production à l’INA et militante CGT, juge la situation " très grave " et s’apprête à voter Chirac. Pour elle, il y a eu au premier tour une montée de Le Pen, mais aussi de l’abstention et des votes de protestation contre un gouvernement de gauche qui a " beaucoup déçu ". " Surtout dans le domaine de l’emploi, précise-t-elle. Les 35 heures ont souvent aggravé les conditions de travail sans créer d’emplois. Quant aux emplois-jeunes, ils sont limités à cinq ans et payés au SMIC ". Jadis proche du PCF, elle a voté pour Arlette Laguillier au premier tour, et regrette seulement que celle-ci n’ait pas appelé clairement à voter Chirac. " On ne vote pas pour Chirac mais contre Le Pen. Ce ne sera pas une vraie victoire pour Chirac, qui saura qu’il est élu grâce aux électeurs de gauche. La bataille commencera à ce moment-là. Le plus important, ça sera d’être dans la rue. Pendant cinq ans, on s’est endormis sous la gauche, il va falloir se remobiliser. "
Pas de blanc-seing pour Chirac, donc. Habitué des 1er Mai, Christian, cadre à la CRAM de Lille, votera aussi pour le candidat du RPR, contre Le Pen, mais préfère mettre l’accent sur les revendications salariales. " Chirac aura aussi une politique répressive si les salariés ne sont pas dans la rue. Il y a un combat à mener après son élection. " Pour lui, la gauche a depuis cinq ans continué la politique de la droite dans le domaine social. Il énumère : " La gauche a poursuivi le plan Juppé, elle n’est pas revenue sur les réformes Balladur qui ont fait baisser le niveau des retraites. Elle a cautionné un partage des richesses de plus en plus défavorable aux salariés. Elle a contribué à développer l’emploi précaire, avec sa politique d’allègements de charges. Pas étonnant de voir les faibles scores obtenus au premier tour. "
Au milieu de cette manifestation gigantesque, Jane, cadre informaticienne syndiquée à Sud, se dit un peu " gênée par la déferlante " : " Il ne faudrait pas que la stigmatisation des électeurs de Le Pen serve à esquiver la véritable question, celle de l’insatisfaction des classes populaires. Si seulement il pouvait y avoir des mobilisations pareilles sur les problèmes de chômage, de précarité, de conditions de travail ! "
Fanny Doumayrou