« En l’an 2000, dans cet hôpital, il n’y avait plus une seule infirmière lors de la visite de la ministre de la Santé. Tout le monde avait le palu, il a fallu appeler l’armée en renfort », se souvient Jabulile Ntcongo, infirmière à la clinique Ndumo, qui jouxte une réserve riche en girafes, hippopotames et... moustiques, dans le Kwazulu-Natal, en Afrique du Sud. La région zouloue a fait la une de la presse internationale en 1999-2000, quand on y a constaté une recrudescence sans précédent des cas de paludisme, maladie jusqu’alors peu répandue dans la région. Un moustique, qu’on croyait disparu, avait refait son apparition après cinquante ans d’absence. Il s’était surtout doté d’une arme nouvelle : une double résistance au médicament utilisé pour guérir le paludisme (SP, ex-Fansidar) et à l’insecticide utilisé à l’époque. Bilan : 30 000 nouveaux cas dans l’année, des services sociaux débordés. « Je n’exagère pas si je vous dis que la règle était un patient dans un lit et deux dessous », raconte le docteur Williams, gérant de la clinique Ndumo. Sur le continent africain, le paludisme est la première cause de mortalité chez les enfants de moins de 5 ans. Un million en meurent chaque année, et plusieurs millions d’adultes en sont chroniquement malades. Plus de 600 millions de personnes sont menacées en Afrique subsaharienne, estime l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Médecine chinoise
« Les gens mouraient, c’était une question d’urgence nationale, il a fallu aller vite », poursuit Ronald Green Thomson, chef du département de la santé du Kwazulu-Natal. Un comité de crise décide alors d’essayer le Coartem. Ce médicament, qui combine un extrait d’artémisinine (Artemesine Combination Therapy, ACT), extrêmement efficace, à un autre composant évitant le rejet, est extrait d’un arbuste, le qing hao, aussi appelé absinthe chinoise. Son efficacité pour traiter les crises est attestée depuis plus de mille ans dans la médecine traditionnelle chinoise, et son principe actif a été isolé par des scientifiques chinois il y a trente ans déjà (Libération du 2 février 2002). Selon une étude de l’OMS datant d’avril 2001, les ACT peuvent entraîner une baisse de 95 % du taux de mortalité, quand on les combine à l’usage d’insecticides et de moustiquaires. La compagnie pharmaceutique suisse Novartis, qui fabrique le Coartem, dit perdre de l’argent avec ce produit, mais celui-ci lui sert à cultiver une image d’« entreprise citoyenne ». D’autres médicaments à base d’ACT ont été développés par Sanofi-Synthélabo, le groupe chinois Tongue Pharmaceuticals et le fabricant de médicaments génériques indien Cipla.
La résistance aux remèdes utilisés jusqu’alors pour guérir la maladie, tels la chloroquine et le SP, est le principal facteur de la recrudescence du paludisme en Afrique. « Les systèmes biologiques sont dynamiques et fabriquent des résistances », explique le docteur Brian Sharp, directeur du programme de contrôle du paludisme en Afrique du Sud. D’où l’intérêt des ACT.
Une fois le Coartem introduit au Kwazulu-Natal, les résultats ont été saisissants : les cas de paludisme y sont tombés de 30 000 en l’an 2000 à 3 600 en 2001. En 2003, seulement 110 cas ont été enregistrés dans la petite clinique de Ndumo et à l’hôpital voisin. Ce résultat spectaculaire est aussi dû à la réintroduction du DDT, insecticide puissant et controversé (lire : "Le DDT, insecticide utile à petite dose"), vaporisé dans les maisons. Les Sud-Africains pensent que l’exemple du Kwazulu-Natal peut être reproduit à l’échelle du continent. Mais tous les pays sont loin d’avoir les infrastructures de l’Afrique du Sud, et ses moyens financiers.
En Zambie, où le Coartem a été introduit en 2003, le tableau est bien différent. Le paludisme y fait partie de la vie quotidienne, l’épidémie frappe tout le territoire depuis des décennies. En 2003, un habitant sur trois rn souffrait. Les Zambiens lèvent les yeux au ciel et rigolent lorsqu’on leur demande s’ils ont déjà attrapé le « palu ». Ernest Kanegamukazi, chauffeur de taxi de 26 ans, dit avoir déjà eu au moins cinq crises ; son frère, sa femme et sa fille de 2 ans ont également connu les symptômes de fièvre, vertiges, vomissements et sueur froide liés à la maladie. Personne n’est épargné, et le personnel médical est bien placé pour le savoir. « L’an dernier, j’ai senti venir une crise, mais je suis quand même allé travailler, raconte le docteur Moses Sinkala, directeur de la santé pour le district de Lusaka, capitale de la Zambie. J’étais en train d’opérer lorsque je suis tombé dans les pommes. La dernière image qui me vient à l’esprit avant le trou noir est celle de ma main en train de recoudre le patient. »
Huit comprimés par jour
Le ministère de la Santé zambien estime que, ces vingt dernières années, le taux de résistance à la chloroquine a atteint 60 %. Le Coartem est déjà disponible dans 28 des 72 districts que compte le pays, et le ministère espère une distribution nationale d’ici à la fin de l’année. Les résultats sont, là encore, plutôt encourageants. Dans le district de Choma, les décès dus au paludisme ont chuté de 320 à 8 dans les neuf mois qui ont suivi l’introduction du nouveau médicament, selon le Centre de contrôle du paludisme.
Mais les ACT restent dix fois plus chers que les médicaments du type chloroquine. Pour les adultes, le traitement au Coartem coûte plus de 2 dollars (Novartis promet une baisse du prix en 2005). La prise de comprimés est fastidieuse. Le traitement se fait sur trois jours à raison de quatre comprimés le matin et quatre le soir. « Vingt-quatre, c’est beaucoup à avaler. De nombreux patients ne finissent pas leur traitement et le gardent pour plus tard ou pour des membres de la famille », explique le docteur Makungu Kabaso, gérant du district de Lusaka. Il est de surcroît plus efficace s’il est pris avec un produit gras comme le lait ou le beurre de cacahuète. En Afrique, tout le monde n’a pas les moyens de s’en procurer, et cela peut provoquer des nausées.
« Nous encourageons vivement les sociétés pharmaceutiques à trouver des combinaisons plus simples pour le patient », a récemment indiqué Vinand Nantulya, conseiller du directeur du Fonds mondial des Nations unies contre les pandémies. Il faut aussi résoudre l’écueil des conditions de stockage. Les dérivés d’artémisinine ont une durée de vie de deux ans seulement. C’est peu quand les médicaments doivent être envoyés dans des zones reculées et mal desservies. En Afrique du Sud, le Coartem a été introduit en parallèle avec une formation du personnel médical qui rend visite aux malades à domicile, et leur explique qu’il est important de prendre tous les comprimés, et d’en combiner la prise à l’usage de l’insecticide DDT et de moustiquaires.
Il y a quatre ans, les représentants de cinquante pays africains se sont engagés à ce que 60 % des sujets atteints aient un meilleur accès à des traitements appropriés et à un prix abordable d’ici à 2005. Objectif d’autant plus ambitieux qu’au lieu de reculer, la maladie a explosé ces dernières années. La prévention reste insuffisante, selon le rapport sur le paludisme en Afrique 2003 de l’OMS : 15 % seulement des enfants africains dorment sous la moustiquaire et 2 % à peine sous des moustiquaires imprégnées d’insecticide. Mieux qu’au début des années 90, mais encore trop faible. L’utilisation des moustiquaires n’est pas ancrée dans les habitudes des populations, et elles coûtent cher.
Ressource touristique
Le combat contre le paludisme doit en outre être mené en coopération entre les pays frontaliers. « Le moustique n’a pas besoin de visa », plaisante Ronald Green Thompson en expliquant que, si le Mozambique et le Swaziland voisins n’avaient pas, eux aussi, mené des campagnes d’épandage d’insecticides, le problème n’aurait pas disparu en Afrique du Sud. En juillet 1999, les présidents des trois pays avaient signé un accord de coopération régionale, aujourd’hui financé par les gouvernements et le secteur privé. Ce dernier a été pionnier dans la lutte antipaludéenne en Afrique du Sud. C’est que le tourisme est une ressource importante, en particulier pour le Kwazulu-Natal, région visitée par plus de 740 000 touristes en 2003. Or, lors de l’épidémie de 1999-2000, la chute du tourisme avait été dramatique. Pour les mêmes raisons, BHP Billiton, une entreprise sud-africaine qui fabrique de l’aluminium au Mozambique, a développé son propre programme. « Nous avons commencé à vaporiser du DDT dans les maisons, mais également investi dans la formation des communautés et la prévention », indique André Van Der Bergh, un de ses porte-parole. Dans la région de production, les cas de paludisme sont passés de 6 000 en 1998 à 1060 l’an passé.
En 2002, le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme a lui aussi commencé à débloquer des fonds. Ce qui a permis à quinze pays africains d’avoir recours aux ACT [1].
« Le fonds a mis à disposition 500 millions de dollars pour combattre le paludisme. Plus de 70 % de ces ressources ont été dirigées vers l’Afrique subsaharienne. Mais ce n’est pas suffisant, il nous faudrait plus de un milliard de dollars par an, pendant plusieurs années », dit Vinand Nantulya. Des ONG comme Médecins sans frontières (MSF) font aussi campagne pour une augmentation de l’aide à la lutte contre le paludisme : « Il n’y a pas de marchés des médicaments antipaludéens dans les pays du Nord, d’où le peu d’intérêt des laboratoires pour investir dans la recherche et pour tout mettre en oeuvre afin que ce type de médicaments soit enregistré », relève Jean-Marie Kindermans, coordinateur de la campagne d’accès aux traitements de MSF. Un soutien accru bénéficierait aussi aux producteurs d’artémisinine en Asie, et encouragerait sa production en Afrique même. L’extraction de l’artémisinine existe en Tanzanie, mais à titre d’expérience. « Dans une certaine mesure, la lutte contre le sida a fait de l’ombre à la lutte contre le paludisme », déplore Richard Tren, de la fondation privée Africa Fighting Malaria. Il n’y a pas de grosse mobilisation en Occident. Barbara Streisand ne donne pas de concert pour débloquer des fonds pour la lutte contre le paludisme... »
Stéphanie SAVARIAUD - envoyée spéciale Kwazulu-Natal (Afrique du Sud), Zambie