ÉCOLOGIE Le plus grand ouvrage hydroélectrique
du monde, une catastrophe pour les uns, un formidable laboratoire
pour les autres La nature face au barrage
des Trois Gorges
La Chine est en passe d'achever la construction du plus
grand barrage du monde, sur le fleuve Yang Tse. Quel sera
son impact sur la nature ? L'hebdomadaire international
Science, édité par l'Association américaine
pour l'avancement des sciences, publie aujourd'hui un article
de chercheurs chinois sur ce sujet, traduit pour Le Figaro.
Avec un constat froid de clinicien qui choque d'autres biologistes
(voir encadré sur la Guyane), Jianguo Lu et ses collègues
semblent envisager cette catastrophe avant tout comme un
formidable sujet d'étude. Une chose est certaine,
le bouleversement du paysage d'une région plus grande
que la Suisse sera profond, et durable.
Les espèces biologiques vivent dans des habitats
de plus en plus fragmentés, sertis dans l'étau
de la civilisation humaine. La fragmentation des habitats
est reconnue comme étant la cause principale de la
disparition de la biodiversité. Or, on comprend mal
les mécanismes de ce morcellement. Parmi les études
les plus enrichissantes de la fragmentation des habitats,
on compte un nombre restreint d'expériences sur le
terrain à grande échelle, planifiées
ou non, liées à l'endiguement. Les grands
barrages ont créé des îlots qui peuvent
servir de laboratoires naturels d'écologie. En l'an
2000, on comptait plus de 45 000 grands barrages dans plus
de 150 pays et chaque année on en construit entre
160 et 320 de par le monde, aux dépens des habitats
fauniques.
Le barrage des Trois Gorges, le plus grand du monde, a
été construit au coeur d'un point chaud de
la biodiversité du Centre-Sud de la Chine. Qualifié
de projet le plus dangereux du monde parmi vingt projets
de grands barrages, l'ouvrage mesure 2 335 mètres
de longueur, 1 983 m de largeur et 185 m de hauteur. On
prévoit qu'il commencera à retenir les eaux
et à générer de l'hydroélectricité
fin 2003. La zone du réservoir des Trois Gorges couvre
58 000 km2, une superficie dépassant celle de la
Suisse de 16 710 km2, et la surface du réservoir
proprement dit atteindra 1 080 km2.
En conséquence, plusieurs douzaines, voire une centaine
de sommets, deviendront des îlots ou des presqu'îles.
Nous considérons le barrage des Trois Gorges comme
une opportunité extraordinaire de mener une expérience
de fragmentation à grande échelle. De cette
expérience pourront être tirées de précieuses
leçons, afin de préserver la biodiversité
et la dynamique des écosystèmes dans la région
et ailleurs.
La zone du réservoir des Trois Gorges est l'une
des plus riches de Chine du point de vue de la biodiversité.
Elle compte des milliers d'espèces végétales,
et des centaines d'espèces animales dont beaucoup
sont déjà menacées. Quelques espèces
rares comme le dauphin du Yang Tsé, unique au monde,
seraient affectées par le barrage de Gezhouba, 38
km en aval du barrage des Trois Gorges, ainsi que par le
projet des Trois Gorges. Le barrage des Trois Gorges affectera
la biodiversité et les processusécologiques
dans la région, en provoquant la disparition immédiate
des aires d'habitat ainsi que l'isolement croissant des
parcelles d'habitat restantes.
L'accès facilité aux sommets actuels, par
bateau, sera vraisemblablement suivi par une augmentation
des activités touristiques. Afin de bien évaluer
les effets sur l'écologie du barrage des Trois Gorges,
il sera déterminant de tenir compte tant de la réduction
des habitats que de leur isolement.
Il sera également possible de déterminer
si les relations espèce-milieu varient de manière
significative avec le temps. La montée des eaux poussant
les animaux vers le haut, la composition faunique pourrait
subir une transformation radicale caractérisée
à court terme par l'abondance de certaines espèces,
une plus grande densité de population et une nouvelle
concurrence entre espèces, animales et végétales.
L'invasion d'animaux et de plantes étrangers à
ce milieu modifiera non seulement la composition des espèces
et la structure trophique (chaîne alimentaire) mais
conduira également certaines espèces déjà
en danger vers l'extinction, causée par une plus
grande prédation et le surpâturage. De nouvelles
communautés rivulaires (qui vivent dans les ruisseaux)
pourraient se développer entre les berges du lac
des Trois Gorges et la forêt restante, ce qui pourrait
grandement
affecter le biotope de l'île et le paysage de la région.
De plus, des changements dans l'utilisation et la gestion
des sols, causés par une plus grande accessibilité
aux sommets pour le tourisme, pourraient avoir divers impacts
sur la biodiversité.
La vérification des hypothèses concernant
les effets de la fragmentation sur la biodiversité
exige des données empiriques s'échelonnant
sur des décennies, voire des siècles. En attendant,
des études antérieures démontrent que
la disparition rapide de biodiversité peut se produire
immédiatement après la formation des «îlots».
Ces expériences naturelles ont souvent été
limitées par le manque d'informations de base sur
la biologie et l'utilisation des sols avant la fragmentation
de l'habitat. Les scientifiques chinois ont déjà
commencé à dresser une liste des données
écologiques passées et présentes pour
la zone du réservoir des Trois Gorges avant que le
barrage ne soit pleinement opérationnel.
Le plus grand barrage au monde constitue non seulement
une démonstration du pouvoir immense de l'humanité,
mais il pourrait et devrait devenir une source riche et
unique d'informations pour comprendre et conserver la biodiversité
et la dynamique des écosystèmes.
(*) Jianguo Wu est biologiste à l'université
de l'Arizona, Tempe, États-Unis. Les autres auteurs
appartiennent à l'Académie chinoise des sciences
naturelles à Pékin.