décembre 2002
Pages 16 et 17 |
PLANÈTE EN DANGER | ||
Par Agnès Sinai
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« La vie que nos ancêtres menaient ici il y a plusieurs millions d’années devrait nous servir de leçon : alors que leurs empreintes sur la nature étaient petites, les nôtres sont devenues dangereusement grandes. Le Sommet mondial sur le développement durable doit orienter l’humanité sur une nouvelle voie, une voie qui garantisse la sécurité et la survie de la planète pour les générations futures. » Telle est la phrase gravée sur la plaque apposée le 1er septembre 2002 par M. Kofi Annan, secrétaire général des Nations unies, en présence du président sud-africain Thabo Mbeki, dans la grotte de Sterkfontein, site préhistorique réputé pour être le berceau de l’humanité, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Johannesburg (Afrique du Sud). Dans le télescopage des grottes préhistoriques de Sterkfontein et des gratte-ciel postmodernes du nouveau quartier d’affaires de Sandton, où se sont déroulées, du 26 août au 4 septembre 2002, les négociations du Sommet mondial sur le développement durable, en présence de plus de 20 000 délégués, il fut question du destin de l’humanité et de la pérennité de la vie sur une Terre plus outragée que jamais. La ville de Johannesburg est une métaphore surprenante des maux planétaires, comme si le développement non durable s’y donnait à lire à livre ouvert. Les entassements de baraques en tôles, formant les squatter camps et les townships, s’agrègent sur des collines cramoisies par la sécheresse et les feux de brousse, non loin des lotissements cossus et arborés, aux pelouses abondamment arrosées, construits le long d’avenues privées et murées. Ici personne ne s’étonne des clôtures de barbelés électriques, tantôt tressées, tantôt hérissées de lames de rasoir. Les pancartes « Armed Response » de l’entreprise de surveillance ADT y sont légion, mettant en garde les éventuels agresseurs du risque d’une prompte « réplique armée ». L’apartheid semble inscrit dans ces paysages urbains striés de voies rapides, où la plupart des automobiles sont conduites par des Blancs, tandis que les rares piétons, des Noirs, marchent le long des rambardes ou revendent à la sauvette des rouleaux de sacs plastiques aux carrefours. De loin en loin, les terrils des mines d’or forment des collines artificielles, répandant leur poussière jaune, les jours d’orage, sur les quartiers pauvres avoisinants. Derrière l’aéroport, les huit cheminées d’une centrale thermique de la compagnie nationale Eskom (Electricity Supply Commission), alimentée au charbon, rappellent que l’Afrique du Sud dégage des taux d’émissions de gaz à effet de serre comparables à ceux des pays du Nord. Le long des voies rapides, les pancartes publicitaires ont célébré le sommet : des images de villages alimentés en eau et éclairés grâce à l’électricité, des visages en gros plan d’hommes et de femmes reconnaissants : un slogan généreux, « Some, for all, forever » (« Un peu, pour tous, pour toujours »), résumait le projet d’un développement équitable et durable. Chrysler et BMW y sont aussi allés de leur engagement : dans une ville qui propose très peu de transports en commun, on ne comptait plus les publicités de circonstance en faveur d’une « mobilité durable », résumée par une ostentatoire BMW à piles à combustible exposée à quelques dizaines de mètres du centre de conférences où se tenait le sommet de la Terre. Le diamantaire de Beers, qui, dès la fin de l’apartheid, a transféré son siège en Grande-Bretagne, ne lésinait pas plus sur ses messages : « Ecology is forever. » Choléra à AlexandraSubstituer une forme durable de développement planétaire à la croissance classique, dont l’empreinte écologique trop lourde n’est pas viable à moyen terme, telle était l’équation de base, sinon la quadrature du cercle, du sommet de Johannesburg. Mais cette équation ne s’arrête pas là. L’empreinte écologique (1) d’un Africain ou d’un Asiatique n’est que de 1,4 hectare (ha) en moyenne, tandis que celle d’un Européen de l’Ouest atteint 5 ha, et celle d’un nord-américain, 9,6 ha. Le Mozambique, le Burundi, le Bangladesh et la Sierra Leone sont les derniers du classement : moins de 0,5 ha par habitant. Le sommet de Johannesburg, aurait-on pu croire, se proposait de réduire les écarts entre riches et pauvres de la planète par une allocation équitable des ressources et par une modification qualitative des modes de production. Alors que démarrait le sommet, en présence de quelque 163 entreprises transnationales (2) rassemblées sous la bannière du Business Action for Sustainable Development (BASD) (3), l’arrogante place forte blanche de Sandton vit défiler une dizaine de milliers de paysans sans terre et d’habitants venus à pied d’Alexandra, la township voisine. Ses 400 000 habitants s’entassent sur quelque 500 hectares, dans des baraquements si insalubres qu’une épidémie de choléra y a éclaté l’année dernière, menaçant de contaminer les robinets et les piscines de Sandton. Encadrés par les chars anti-émeutes hérités de l’apartheid et par des rouleaux de barbelés, ces hommes et ces femmes, condamnés à vivre comme des immigrés de l’intérieur, étaient venus réclamer la fin des privatisations, des coupures d’eau et d’électricité dans leurs quartiers misérables, et hurler leur refus du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad) (4). Lancé au G8 de Gênes, en juin 2001, par les présidents Thabo Mbeki (Afrique du Sud), Abdelaziz Bouteflika (Algérie) et Olusegun Obasanjo (Nigeria), le Nepad est soutenu par M. James Wolfensohn, directeur de la Banque mondiale, et les premiers ministres britannique et canadien, MM. Anthony Blair et Jean Chrétien. Mais la « société civile » africaine le conteste parce qu’elle n’a aucunement été associée à son élaboration et parce qu’il n’est que la poursuite des politiques néolibérales. Présenté comme l’antidote au sous-développement hérité du colonialisme, le Nepad est un plan de développement conçu pour attirer les investissements étrangers en Afrique, sur la base d’un objectif de croissance annuelle de 7 %. Il veut conforter les investisseurs du Nord, en décrivant l’ambition pour l’Afrique de renaître de ses cendres grâce à une plus grande compétitivité dans l’économie mondiale, et offrir des conditions locales plus favorables, en luttant contre la corruption, par exemple (5). Eskom, un Etat dans l’EtatLe 1er septembre 2002, au Hilton de Sandton, M. Reuel Khoza, vice-président du BASD et président d’Eskom, compagnie sud-africaine d’électricité, quatrième producteur mondial grâce au charbon contenu dans les sous-sols africains, s’est exprimé à la tribune du Business Day devant une salle comble. Son discours fit l’éloge du Nepad, qui ouvre à Eskom de nouveaux marchés continentaux. Pourtant, ce « nouveau partenariat » risque de cantonner l’Afrique à la périphérie du monde, en reproduisant les schémas du mal-développement, sans que les populations concernées en tirent une quelconque valeur ajoutée. Malgré ses intentions de diversifier la production, le Nepad risque plutôt de contribuer à canaliser les investissements dans l’exploitation des matières premières, charbon, or, diamants, pétrole, où l’Afrique possède un avantage comparatif. Ces matières sont tributaires des cours mondiaux, et leur exploitation par une main-d’oeuvre noire maintenue en servitude et encadrée par des milices privées dévaste par ailleurs les écosystèmes : atteintes à la santé et déplacements des populations autochtones, pollutions, pertes de biodiversité. Dans ce domaine, l’Afrique du Sud est un cas d’école, héritant, au sortir de l’apartheid, du lourd tribut légué par des entreprises telles que la britannique Cape, responsable de centaines de décès suite à l’exploitation de l’amiante et actuellement accusée d’empoisonnement par 7 500 plaignants. La firme minière Anglo-American, qui figurait parmi les mécènes du sommet de Johannesburg et affichait sur son site Internet des objectifs de développement durable, fut impliquée dans ce scandale et dans d’autres, qu’il s’agisse de ses réticences à distribuer à ses mineurs des antirétroviraux pour les soigner du sida, ou de sa contribution à l’effondrement du rand (6) en 2000-2001, lorsqu’elle rapatria ses fonds en Grande-Bretagne. Au temps de l’apartheid, l’entreprise Eskom fournissait en électricité les exploitations de mines d’or et passait des accords préférentiels avec les propriétaires afrikaners de mines de charbon pour faire tourner ses usines de production. Industrie-clé du régime, Eskom devint un Etat dans l’Etat dans les années 1980, au point de se doter de sa propre milice armée et de la mettre à contribution lors des répressions sanglantes menées contre les opposants à l’apartheid et lors de la guerre civile du début de la décennie suivante. A la même époque, la production électrique d’Eskom fournissant les trois quarts de la production électrique de l’Afrique du Sud, grâce aux prêts consentis par la Banque mondiale et par des banques suisses et internationales, malgré l’embargo international qui sanctionnait le régime de l’apartheid. Pendant cette gabegie, Eskom pratiquait des coupures d’électricité dans les townships où la main- d’oeuvre noire, privée de droits civiques, payait son électricité plus cher que les grandes compagnies minières. En 1978, Eskom fit appel à Framatome pour construire la centrale nucléaire sud-africaine de Koeberg, équipée d’une installation de distribution électrique par la firme suédo-suisse ABB, elle aussi, depuis lors, convertie au développement durable. Depuis la fin de l’apartheid, Eskom a connecté au réseau plus de 4 millions de foyers. Mais durant la même période, quelque 10 millions de Sud-Africains ont subi des coupures d’électricité en raison de tarifs inadéquats et injustes, insuffisamment subventionnés pour les catégories modestes. En revanche, les prix de gros d’Eskom, consentis aux industries d’extraction et aux aciéries, sont les plus bas du monde et encouragent la multiplication de centrales thermiques fortement productrices de gaz à effet de serre. De fait, la conversion d’Eskom en faveur du développement durable n’est pas à l’ordre du jour : 25 fois moins d’investissements dans les énergies renouvelables que dans le nucléaire, et des mégaprojets de gros barrages hydrauliques dans toute l’Afrique, avec la bénédiction de la Banque mondiale et du Nepad : Angola, Botswana, Cameroun, République démocratique du Congo, Ghana, Mali, Mozambique, Swaziland, Tanzanie et Zambie (7) Dans le cadre du Nepad et des partenariats public / privé encouragés par les Nations unies, les subventions publiques et l’aide internationale au développement, financées par les contribuables, vont servir à attirer des investissements aussi « durables » et « socialement responsables » que le barrage du Lesotho en Afrique du Sud. Car les dispositions du « Plan d’action » adopté à la fin du sommet ne donnent que des orientations vagues en faveur des énergies renouvelables, n’excluant ni le nucléaire ni les gros barrages hydrauliques. Quant à l’initiative « L’eau pour la vie », annoncée le 3 septembre par le président de la Commission européenne, M. Romano Prodi, elle consiste tout au plus en un vaste appel d’offres à l’intention d’investisseurs type Suez, Thames et Vivendi. Johannesburg n’aura pas seulement été un sommet où la règle du plus petit dénominateur commun l’aura emporté quasiment à tous les chapitres. Le « Plan d’action de Johannesburg sur le développement durable », adopté le 4 septembre 2002 au terme de deux semaines de négociations, propose en filigrane une réinterprétation du développement durable, qui achève de le détourner de son sens initial en l’annexant à la globalisation libérale. Résultat le plus affiché du sommet, l’engagement de réduire de moitié le nombre d’individus privés d’eau d’ici à 2015 aura l’avantage, pour les multinationales du secteur, de ne pas impliquer de modification des modes de production puisque l’eau est une matière première, certes, mais privatisable. En revanche, aucun engagement concret n’aura été pris en faveur des énergies renouvelables, pourtant les mieux adaptées pour fournir gratuitement de l’électricité aux populations des pays pauvres, sans accroître l’effet de serre et le risque de changement climatique. Eskom ne risque pas, du moins à court terme, la concurrence de projets micro-hydrauliques ou solaires, qui seraient financés par le microcrédit et par le produit d’une hypothétique taxe mondiale pour le développement durable et apporteraient une électricité quasiment gratuite et durable aux populations des townships de Soweto et d’Alexandra. Agnès Sinai.
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Lire :
(1) Le concept d’empreinte écologique propose une méthode de calcul inédite des conséquences du développement non « durable » actuel. L’empreinte écologique est exprimée en superficie de sol productif nécessaire pour produire les ressources et absorber les déchets correspondants, dans diverses catégories de consommation : l’alimentation, le logement, le transport, les biens de consommation et les services. L’état des ressources permet de calculer le plafond de l’empreinte écologique par habitant de la planète : un maximum de 1,9 ha par individu. Or la consommation de ressources naturelles est en moyenne de 2,3 ha par habitant, soit 0,4 ha de plus que ce qui est disponible. (2) Parmi lesquelles Areva, Michelin, Suez, Texaco, DuPont, AOL - Time-Warner, Rio Tinto... (3) Né de la fusion entre le Conseil mondial des entreprises pour le développement durable (World Business for Sustainable Development) et la Chambre de commerce internationale. (4) Lire Sanou Mbaye, « L’Afrique noire face aux pièges du libéralisme », Le Monde diplomatique, juillet 2002. (5) Mais il est bien connu que la corruption est entretenue par les investisseurs eux-mêmes : un scandale récent a impliqué la Banque mondiale dans une affaire de pots-de-vin versés à l’autorité locale de la province du Lesotho, qui accueille la construction d’un énorme barrage hydraulique. (6) Monnaie nationale sud-africaine. (7) Cf. Patrick Bond, Unsustainable South Africa, The Merlin Press, Londres, 2002. | ||
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