1 LFN72021 Notre
Dame des Anges BEYROUTH Maurice ZUNDEL
AMZ @ 2003 retour index conférences
Samedi
26 Février 1972, le soir, à son arrivée du Vatican.
Veille
du 2 Dimanche de Carême L'HOMME
EXISTE-T-IL ?
27
Février 1972 2ème Dimanche de Carême LA GRANDEUR DE DIEU
EST DANS SA DÉSAPPROPRIATION ABSOLUE
12
Mars 1972 4ème Dimanche de Carême LA CRISE DE L'EGLISE
Jeudi
Saint - 30 Mars 1972 LE LAVEMENT DES
PIEDS, REVELATION DE L'AMOUR INFINI DE DIEU
Vendredi
Saint - 31 Mars 1972 JESUS S'EST FAIT
PECHE POUR NOUS
Pâques
- 2 Avril 1972 LE MYSTERE PASCAL : L'AMOUR EST PLUS FORT QUE LA MORT
Lundi de Pâques - 3 Avr.72 LES PELERINS
D'EMMAUS
Samedi
26 Février 1972, le soir, à son arrivée du Vatican.
Accueil de Monsieur KEKATI
Le Père Zundel arrive en droite ligne du
Vatican. Durant six jours,
il a prêché la retraite aux Cardinaux, en
présence du Pape. C'est
dire que, pour le faubourg, cette assemblée
qui n'a rien de cardinaliste,
qui n'a rien du Saint Siège mais qui
représente, je dirais, une
sorte de catholicisme des tendances au Liban,
eh bien, pour nous,
c'est un honneur, et un plaisir, et c'est avec
curiosité, je dirai avec
beaucoup de révérence, que nous allons écouter
le conférencier de
ce soir, le Père Zundel, que beaucoup parmi
vous ont déjà connu il
y a quelques années.
C'est dans "Historia", il y a
quelques jours, que Jean Guitton, le
grand écrivain catholique, rapportant certains
des mots que lui
avait dit le Saint Père Paul VI, rapporte que
le Pape lui avait dit:
"J'ai connu un Père Zundel en 1926.
Qu'est-il devenu?". Il devait
le retrouver il n'y a pas longtemps au Vatican
prêchant à la chaire
de la Chapelle Sainte Mathilde. Vous
m'entendez?... Les voies
du Ciel sont impénétrables!
Le sujet de ce soir est: "L'homme
existe-t-il?" Nous laissons au
Père Zundel le soin de répondre à la question
qu'il a posée hier.
2
"L'homme existe-t-il?"
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Je remercie Monsieur Kekati des paroles
extrêmement aimables et
amicales qu'il vient de prononcer et j'entre
dans mon sujet.
Flaubert, vous le savez, qui a consacré toute
sa vie , et de plus en
plus
profondément, à la beauté qui était pour lui la religion la plus
profonde, Flaubert reçut un jour une lettre de
Baudelaire qui lui
demandait d'appuyer sa candidature à
l'Académie Française. Flaubert,
scandalisé qu'un poète veuille porter un habit
vert, une épée
au côté et un chapeau à plume et qu'il ne se
contente pas de la poésie,
écrivit ces mots extraordinaires de simplicité
et de profondeur:
"Pourquoi vouloir être quelque chose
quand on peut être quelqu'un?"
Pourquoi vouloir être quelque chose quand on
peut être quelqu'un...
Flaubert posait ainsi admirablement le
problème que nous sommes,
car nous sommes d'abord quelque chose et toute
la question est de
savoir si nous pouvons devenir quelqu'un.
Nous sommes d'abord quelque chose, un objet de
l'univers, un résultat
de l'évolution. Si un enfant prend conscience
de son existence, si il
se pose cette question: "Pourquoi est-ce
que j'existe?" ou plutôt s'il
constate avec émerveillement qu'il existe, il
peut se dire aussitôt:
"Mais je n'y suis pour rien!" Et
nous en sommes tous là: nous
n'avons pas choisi d'exister. Nous n'avons pas
choisi davantage notre
hérédité. Nous avons, comme tous les vivants,
été prédéterminés par
ce message génétique que contient l'acide des
oxydes ribonucléiques.
Nous avons été préfabriqués: nous n'avons pas
choisi nos ancêtres,
nous n'avons pas choisi notre époque, nous
n'avons pas choisi notre
sexe et tous les déterminismes physiologiques
et psychologiques
qu'ils nous imposent, nous n'avons pas choisi
notre milieu, nous
n'avons pas choisi nos parents, nous n'avons
pas choisi notre langue
ni la couleur de notre peau, nous n'avons pas
choisi le type de culture
qui nous a été communiquée, nous n'avons même
pas choisi notre religion
puisque, pour l'immense majorité d'entre nous,
elle nous a été imposée.
Et voilà! Nous sommes là, nous existons,
pourtant en nous un des
déterminismes d'ailleurs les plus profonds et
les plus durables, qui
est notre histoire infantile. Car, non
seulement nous portons en nous
tout le passé de l'univers, toute l'évolution
des vivants, toute notre
hérédité immédiate, toutes les influences de
notre milieu, mais nous
en restons marqués à jamais. Cette histoire
infantile est au fond de
nous-mêmes, comme la psychanalyse nous l'a si
justement révélé.
3
Et ce n'est pas tout car, non seulement nous
existons sans l'avoir
choisi, mais nous continuons d'exister sans
savoir comment. Les
soixante millions de millions de cellules qui
nous constituent, les
quatorze milliards de neurones qui forment
notre cerveau, toutes
ces activités qui soutiennent notre existence
s'accomplissent en nous
sans nous. Nous pourrions dans un instant être
frappés de mort sans
savoir pourquoi et nous vivons sans savoir
comment! Toute l'immense
usine physico-chimique qui conditionne notre
survivance, avec les
milliards de connexions qu'elle suppose, avec
toutes les immunisations,
toutes
les compensations et tous les emprunts aussi, parce qu'enfin
nous ne vivons qu'en empruntant: nous vivons
en nous nourrissant, en
respirant, en bénéficiant du rayonnement
solaire. Et tout cela qui
nous conditionne s'accomplit en nous, sans
nous. Il y a des prodiges
d'équilibre, des prodiges d'assimilation et de
choix physico-chimiques
dont nous ne connaissons pas le secret. Et
quand même nous le
connaîtrions, il nous serait presqu'impossible
d'intervenir dans cette
microbiologie qui est tellement subtile qu'on
peut à peine concevoir
que l'homme modifie le message génétique.
Nous survivons donc. Autrement dit, nous
continuons de vivre sans
savoir comment, ni pourquoi, tellement que
nous pouvons constater
de la manière la plus évidente que nous sommes
préfabriqués, que
lorsque nous disons "je" et
"moi" comme tout le monde, ce "je" et
"moi" est anonyme: il n'a rien de
personnel puisque nous n'avons
rien créé en nous et que tout le monde dit
"je" et "moi" depuis
l'enfance, depuis qu'il sait parler. Tout le
monde dit "je" et "moi"
sans d'ailleurs fonder ce "je" et
"moi" sur aucune initiative créatrice.
Si d'ailleurs nous écoutons la pensée d'un
Sartre, de l'existentialisme
athée, nous entendons Sartre dans "L'Etre
et le Néant" nous montrer
l'impossibilité pour le pour-soi de rejoindre
l'en-soi, tellement que
finalement toute l'histoire de l'homme aboutit
au néant et que l'homme
est une passion inutile.
La cybernétique, chez certains de ses
représentants, assimile totalement
notre cerveau et notre pensée à une machine
électronique, à un
ordinateur. Et encore est-il qualifié -
j'entends notre cerveau -
d'ordinateur médiocre par rapport à la
perfection des machines qui,
dit-on, poseront des problèmes que l'homme ne
pourra jamais comprendre
et donc sera totalement incapable de
résoudre.
Il y a le structuralisme qui réduit de plus en
plus la part du sujet.
Le langage, finalement, est un organisme, ou
plutôt une structure
autonome. Ce n'est pas l'homme qui parle, ce
sont en lui des structures.
L'individu n'est que le lieu de la
parole.
4
C'est ce que suggère ou affirme Lévi-Strauss
ou Michel Foucault
qui se réjouit de voir bientôt la fin de
l'homme car, s'il n'y a plus
de
sujet, comme nous nous en convainquons de plus en plus car
l'analyse du langage, selon Michel Foucault,
s'il n'y a plus de sujet,
il n'y aura bientôt plus d'homme. Il ne sera
plus question de ce
parasite qui a fait de lui stupidement le
centre du monde.
Je n'ai pas besoin de souligner tout ce que la
psychanalyse, justement
en nous faisant prendre conscience, si l'on
peut dire, de notre inconscient,
tout ce qu'elle apporte de confirmation à ce
fait que l'homme
est quelque chose, qu'il est d'abord un
résultat, qu'il est préfabriqué,
qu'il n'y a rien en lui qui soit de lui et que
son "je" et "moi" est
totalement anonyme. Il n'y a d'ailleurs
qu'à voir le comportement de
l'homme: ce siècle admirable dans toutes ses
découvertes techniques,
ce siècle qui peut se promettre la conquête du
monde matériel, sans
aucune limite, est aussi le siècle des guerres
ininterrompues, le
siècle de la torture, le siècle du lavage de
cerveau.
Un savant américain, tout récemment, a affirmé
que le stock des
bombes atomiques en réserve aujourd'hui
suffirait cinquante mille
fois à détruire l'humanité. Ce comportement
non humain de
l'homme montre assez à quel point il est une
chose, à quel point il
obéit à des options passionnelles qui relèvent
des vagues de
l'inconscient.
Il suffit d'être attentif d'ailleurs, dans
toute conversation qui devient
passionnée, dans toute conversation où
l'amour-propre individuel ou
collectif est concerné, dans toute
conversation, nous saisissons ces
options passionnelles qui gouvernent des
jugements qui ne s'accomplissent
pas dans la lumière d'une vérité à laquelle on
se consacrerait,
mais
qui sont simplement l'affirmation des déterminismes du groupe
ou de l'individu qui s'exprime, si bien que,
finalement, comme dans
"Le Malentendu" de Camus, nous
sommes dans un monde où il n'y a
personne, où derrière le visage humain, nous
rencontrons 99% des
déterminismes, c'est-à-dire, encore une fois,
du préfabriqué.
Le mot donc de Flaubert est mille fois
justifié: Pourquoi vouloir être
quelque chose? Nous sommes quelque chose et
nous le sommes passionnément,
nous le sommes en voulant l'être, en nous
rivant à nos déterminismes,
en les défendant avec le bec et les ongle
comme si c'était
nous, parce que, justement, nous avons
l'habitude depuis notre enfance
de nous identifier avec ce "je" et
"moi" préfabriqué qui est, encore
une fois, un moi anonyme.
5
Toute la question, à ce tournant, est donc de
savoir si l'homme peut
exister. Qu'il n'existe pas au départ, c'est
évident, j'entends qu'il
n'existe pas comme l'homme. Il existe comme un
vivant, comme un
chacal, comme une punaise, comme un lion,
comme un éléphant.
Il n'existe pas d'une manière différentielle.
Il n'existe pas comme
une dignité, comme une personnalité, comme une
liberté, comme un bien universel.
La question donc est: "To be or not to be". Est-ce que l'homme
peut exister? Y a-t-il dans le projet de notre
être une signification
autre que dans l'existence de tous les autres
vivants? Il semble, en
tous cas, que pour nous, il y ait une vocation
du fait même que nous
pouvons nous poser ce problème. Si je peux
constater que je suis
préfabriqué, c'est que déjà j'ai pris un
certain recul vis-à-vis de
moi-même et, si le problème se pose, c'est
qu'il y a un trou dans
mes déterminismes, c'est que j'ai une
initiative à exercer.
Si tout se passait pour moi sous le plafond
des instincts, je n'aurais
pas de problème, je ne serais pas un problème
car mes instincts,
comme chez les animaux, boucleraient la
boucle: mes instincts me
contiendraient tout entier et c'est en toute
innocence que je
m'abandonnerais à eux, n'ayant pas
d'autre possibilité. Pour nous, le fait
que le problème se pose, c'est l'indice sans
doute d'une vocation,
d'une possibilité, d'une ouverture, enfin
d'une initiative à exercer.
Je vais, dans un exemple, illustrer cette
possibilité en montrant
comment peut s'accomplir en effet le passage
de quelque chose à
quelqu'un. Il s'agit d'un Russe qui s'appelle
Koriakov qui a écrit
un livre dont le titre est: "Je me suis
mis hors la loi." Koriakov
est né sous le Régime Soviétique. Il l'a admis
de bout en bout. Il
ne l'a jamais mis en question jusqu'au moment
où il a été mobilisé
comme tout le monde lors de l'agression allemande.
De journaliste qu'il est, il passe donc sur le
front. Il entre d'ailleurs
admirablement dans le jeu puisqu'il gagne sur
le champ de bataille ses
galons de capitaine. Au cours d'une
permission, il rencontre à Moscou
un vieil ami de sa famille qui appartient à
l'ancienne génération. Cet
ami lui fait cadeau du Nouveau Testament.
Koriakov le lit comme une
chose toute neuve, avec un regard tout neuf.
Il est bouleversé. Il
est convaincu. Il fait la rencontre du Christ
et toute sa vie en est
transformée et il décide, en effet, de mettre
sa conduite en accord
avec cette rencontre pour lui unique.
De retour au front, comme il en a
l'obligation, il décide non seulement
de conformer sa conduite à sa découverte, mais
d'utiliser le petit pouvoir
que lui donne son grade de capitaine pour
protéger les civils et,
en particulier, pour protéger l'honneur des
femmes.
6
L'armée russe avance à pas de géants de la
Russie en Pologne, de
la Pologne en Allemagne où la formation à
laquelle appartient Koriakov
parvient dans les derniers jours de la Grande
Guerre, la seconde
guerre mondiale. Les allemands, bien que
certains de la défaite, se
battent furieusement et le sort des armes
demeure incertain dans le
secteur occupé par la compagnie de Koriakov:
tantôt les Allemands
l'emportent, tantôt les Russes.
Un matin où les Russes avaient l'avantage,
Koriakov sauve deux
femmes allemandes qui allaient être outragées.
Au cours de la même
journée, Koriakov est fait prisonnier. Il est
reçu dans le camp allemand
par un capitaine, flanqué d'un colonel. Le
capitaine allemand
recevant Koriakov lui administre un soufflet
gigantesque qui fait tomber
ses lunettes en disant: "Vous êtes une de
ces brutes soviétiques
qui outragez les femmes allemandes." Au
même moment apparaît
une fermière qui, désignant Koriakov, déclare:
"C'est cet homme-là
qui ce matin a sauvé mes deux filles." Le
démenti était donc flagrant;
et presqu'instantanés le démenti et
l'accusation qui venait d'être portés
contre lui. Alors le Colonel Allemand qui,
jusqu'ici n'avait pas bougé
se baisse, ramasse les lunettes de Koriakov et
les lui rend respectueusement.
Voilà un geste créateur, un geste qui me
paraît infini, un geste où il
me semble assister à la naissance de l'homme.
Enfin... trente
secondes
auparavant, jamais ce colonel allemand n'aurait imaginé
que lui, allemand, devant un russe qui était
pour lui un sous-produit
d'humanité, que lui, colonel, devant un
capitaine, que lui, vainqueur,
devant un vaincu, jamais il n'aurait pu
imaginer qu'il serait capable
d'un tel geste. S'il l'a fait, c'est qu'il
s'est totalement perdu de vue,
c'est qu'en un instant les murs de séparations
se sont écroulés, c'est
que, devant la déposition de la fermière, il a
pris conscience qu'il
avait en face de lui non plus un russe, un
capitaine et un vaincu, mais
un homme, un homme dont la dignité était égale
à la sienne, un homme
avec la dignité duquel il se sentait
solidaire, un homme qui portait la
même valeur en lui que lui-même et avec cette
valeur, le colonel
allemand se sentait identifié, il sentait
qu'il en avait la charge en
l'autre, dans ce russe devenu son prisonnier,
il en avait la charge
en l'autre comme en lui.
Alors son moi collectif et individuel avait
cessé d'être une préfabrication.
Il avait cessé d'être un faisceau de
déterminismes, une option
passionnelle. Il avait changé de moi. Il était
né un moi tout neuf qui
était altruisme, qui était élan vers l'autre,
qui était identification
avec cette valeur, la même en l'autre qu'en
soi, la même qu'en tous,
cette valeur qui, précisément, est le
fondement de notre dignité.
7
Cette exemple signifie qu'il y a donc une
possibilité pour l'homme de
se faire homme. Car tout le problème est là:
se faire homme. Il y
a une possibilité pour l'homme de se faire
homme. Mais il a à se
faire homme. Il ne l'est pas au départ, il
s'en faut de beaucoup et
nous
ne pouvons pas nous flatter de l'être parce que, dès que nous
perdons conscience de la valeur universelle,
qui est en nous et en
chacun et en tout être, nous retombons
inévitablement dans ce moi
préfabriqué, possessif et passionnel et nous
cessons, pour autant,
d'être homme.
Il y a donc une vocation. Il y a un appel à
nous faire homme. Il y a
dans l'exemple que je viens de dire, il y a
l'illustration de ce passage
de quelque chose à quelqu'un. Car être
quelqu'un, c'est être source,
c'est être origine de soi, c'est ne plus
subir, c'est devenir un espace
illimité où tout l'univers peut se sentir
accueilli, c'est devenir pour
les autres un ferment de libération.
Un Brahmane - c'est un autre exemple qui a la
même valeur - un
Brahmane assassiné, au moment d'expirer, dit à
son assassin: "Toi
aussi, tu es cela. Toi aussi, tu es Brama. Toi
aussi, tu es l'infini.
Toi aussi, tu es capable de grandeur
illimitée." C'était la plus belle
réponse d'une liberté totalement accomplie à
une passion qui dominait
totalement l'assassin. C'était la plus belle
réponse: l'avenir est
ouvert, tu peux encore devenir un homme.
Quand notre être véritable est en avant de
nous, tout ce qui est derrière
nous, toute l'évolution de la terre dont nous
portons en nous le souvenir,
dont nous sentons en nous les pulsions
océaniques, tout cela, toutes ces
forces admirables qui constituent pour nous la
source de toutes nos
énergies psychiques, tout cela n'a de
signification que si, en avant de
nous, nous reprenons toute cette création pour
la faire passer du
déterminisme à la liberté, en entendant par
liberté libération, libération
de nous-mêmes, passage du moi possessif au moi
oblatif.
C'est ce que Flaubert avait admirablement
compris: pourquoi vouloir
être quelque chose quand on peut être
quelqu'un et c'est pourquoi il
refusait de se dire, il refusait de s'écrire:
"Qui est le Sieur Flaubert"
disait-il "ça n'intéresse personne."
Ce que l'artiste veut écrire, c'est
un hymne à la beauté et il attendait des jours
et des jours devant une
page blanche, il attendait que vienne
l'inspiration, il attendait que se
produise la Présence, ne voulant pas
"s'écrire" parce qu'il savait -
selon l'humour admirable de Rimbaud - que
"Je est un autre." Je
est un autre... Je est un autre...
8
DISCUSSION
X Le
Père Zundel vient de nous être très présent. Mais il nous semble
qu'il y a en lui en élément - avec tout le
respect que je lui dois - qui
est absent ou que vous avez inclus dans ce que
vous appelez l'élément
passionnel et que moi j'appellerai l'amour,
cet amour du prochain,
cet amour de l'autre qui, malgré la structure
disons physico-chimique
de l'homme, de sa structure même psychique,
joue un rôle dans son
comportement. L'homme est quelque chose, il
voulait être quelqu'un,
comme disait Flaubert à notre ami Baudelaire,
mais je pense que
l'homme est déjà quelqu'un par le fait qu'il a
un coeur qui bat et qu'il
n'est pas simplement une mécanique, mais qu'il
est un révélateur de
sentiments du fait qu'il a une âme. Et cet
amour est un moteur
susceptible de provoquer aussi bien des
catastrophes que de grands
bonheurs. Pour moi, cet amour est quelque
chose d'essentiel dans
l'homme. Vous avez évoqué le souvenir de
Monsieur Koriakov. Vous
ne nous avez pas dit, mon Père, si Koriakov
était marié et s'il avait
de la famille car je pense que, si le Koriakov
en question était un
célibataire
endurci et plein de ce matérialisme athée du marxisme,
embrigadé jusqu'à la moelle des os par le
communisme, aurait-il eu
à l'égard de ces filles de ferme allemandes
cette réaction qui l'a
amené à les sauver des derniers ou
avant-derniers, peu importe,
outrages que les soldats de l'Armée Rouge
auraient pu leur faire subir.
J'en reviens au point que je veux évoquer:
Est-ce que vous éliminez
dans votre analyse très profonde de l'homme,
qui était quelque chose
et qui devient quelqu'un, ou plutôt, pour
prendre le mot de Flaubert
"être quelqu'un et devenir quelque chose
malgré vous il y a un
phénomène, il y a quelque chose, c'est ce que
j'appelle l'amour qui
procède non pas des quatorze milliards de neurones
que possède
notre cerveau et de ces millions et de ces
milliards de cellules que
contient notre corps, il y a quelque chose
d'impalpable qui s'appelle
l'amour, que ce soit dans la religion
chrétienne, que ce soit dans la
religion musulmane ou toute autre religion.
Vous avez rapporté un
mot de ce brahmane assassiné. Je crois plutôt
que, dans cet homme
tombé sous le coup de son assassin, il y avait
quelque chose de beaucoup
plus fort, qui s'appelait l'amour. Et ça, vous
ne l'avez pas défini, mon Père.
MZ Eh
bien, je vais vous raconter l'histoire que j'ai raconté hier à
Notre Dame des Anges. J'ai rencontré une femme
qui avait la
soixantaine ou davantage, une femme qui était
paralysée depuis 39 ans et
aveugle depuis 30 ans. Et cette femme ne se
plaignait jamais et elle
dépendait totalement des autres étant
incapable d'aucun mouvement.
Elle était sereine et elle répandait autour
d'elle la paix. Alors un jour
j'ai essayé de surprendre le secret de cette
patience miraculeuse et
elle m'a raconté sa propre histoire.
9
Elle avait 18 ans ou quelque chose
d'approchant lorsqu'elle fut saisie
de cette atteinte de poliomyélite qu'à
l'époque on n'identifiait pas
encore. Enfin le résultat était là: elle était
devenue un bloc inerte
et elle était aimée d'un jeune homme qui ne
l'abandonna pas. Pendant
neuf ans, il se fit son chevalier servant,
achetant une voiture pour la
faire sortir, lui rendant enfin tous les
services qu'il était capable de
lui rendre et finalement, au bout de neuf ans,
elle devint aveugle.
Alors, il l'épouse. Il épousa quoi? Il épousa
qui? Il épousa justement
une âme. Il découvrit cette personnalité. Il
découvrit cet
infini à l'intérieur de cette femme et il le
lui fit découvrir à elle-même,
et elle comprit qui elle pouvait être à travers
cet immense amour qui
avait été jusqu'à la racine de son être et,
bien qu'il dût mourir avant
elle, et bien avant elle, toute sa vie fut
donc illuminée par cet immense
amour qui avait une dimension proprement
infinie, qui en effet avait
découvert en elle cet infini, qui est le motif
même de l'amour que nous
pouvons vouer aux autres. Car nous ne pouvons
pas aimer les autres
pour leurs tripes et leurs boyaux. Nous ne
pouvons pas les aimer
pour leurs nerfs et pour leurs glandes. Nous
les aimons pour cet "x"
qui est justement l'infini que chacun porte en
soi, pour cette valeur
illimitée que Koriakov a fait découvrir au
Colonel Allemand.
Donc l'amour est une des dimensions
essentielles de la vie. Mais il
a toujours pour fondement cet infini qui est
dans l'homme et il ne
peut durer que si, chaque jour qui est une
nouveauté, que si chaque
jour chacun offre à l'autre quelque chose de
neuf à découvrir de plus
beau le lendemain que la veille. C'est à cette
condition qu'il peut
durer, qu'il peut être éternel, qu'il peut
défier la mort. C'est à
cette condition qu'il est indissoluble.
Pourquoi s'attacher à un être
fini? Pour sa finitude? C'est impossible
puisqu'il en est des
milliards d'autres qui vaudraient un
attachement ainsi fondé. Si
l'amour doit durer, il faut qu'il rencontre
l'infini et nous revenons
donc finalement à cette origine. L'amour
lui-même est un des
chemins indispensables pour se faire origine.
Mais justement, il
ne peut se faire origine qu'en découvrant
l'infini et en passant - par
excellence - du moi possessif au moi oblatif.
Si l'amour ne passe
pas du moi possessif au moi oblatif, Dieu sait
la source des catastrophes
dont il est l'origine. Il devient une prison
intolérable dont on
cherche constamment à s'évader.
Il me semble que c'est rendre justice à
l'amour précisément que d'y
voir une postulation de l'infini et un moyen
de le joindre en passant
soi-même du moi possessif au moi oblatif et en
offrant à l'autre un
espace infini où il se sent à jamais
accueilli.
10
Dans votre introduction, mon Révérend Père, au
début de votre exposé
vous nous avez montré l'irresponsabilité que
nous reprochons à la
masse de toutes nos connaissances. C'est sans
le vouloir que nous
sommes nés, sans le vouloir que nous avons été
classés dans telle
catégorie de citoyens, que nous avons adopté
telle religion, c'est même
sans le vouloir que nous avons reçu votre
instruction, cette instruction
qui suppose beaucoup de docilité.
Vous
avez eu l'air de dire que le moment où nous commençons à
exister, à être des existants, c'est le moment
d'une certaine prise
de conscience qui ressemble à une révolte.
Cette révolte, est-ce
celle des saints, celle de ceux qui veulent
s'élever au-dessus du plus
grand nombre? Je pense que chacun peut
reprendre à son compte le
mot de Flaubert: Nous sommes
"quelqu'un", même si nous sommes
humbles et que nous n'avons pas cette prise de
conscience. Car le
Christ a dit: "Paix aux hommes de bonne
volonté!" et la bonne
volonté ne demande pas un grand standard
d'intelligence. Elle suppose
précisément ce conformisme où justement dans
le magma des débuts
de notre vie que nous avons été subis, nous
avons été agis plutôt que
nous n'avons nous-mêmes agi. Je pense que vous
avez voulu plutôt
définir le saint, définir l'homme
exceptionnel. En d'autres termes,
ce serait désespérant que d'exiger de chacun
de nous, même avec un
minimum de culture, une si grande exigence
spirituelle.
Paul Valéry a dit: "Trouver n'est rien.
Il faut s'ajouter ce que l'on
trouve." Justement vous avez voulu nous
donner l'exacte vérité de ce
qui s'ajoute, de ce qui se trouve ou de ce que
l'humanité a trouvé. Et
il n'est pas donné à tout le monde,
naturellement, de s'ajouter ce que
l'on trouve. Il n'est pas donné à tout le
monde d'être des inventeurs
et des informateurs de soi-même. Naturellement
cette vérité qui
reste en route, qui reste en chemin, il
faudrait que des auditeurs se
demandent s'ils n'ont pas quelque chose à se
reprocher à son sujet.
Et je voudrais que vous nous donniez tous les
arguments et que vous
fassiez cesser cette inquiétude qui peut
résulter de l'interprétation
de certains de vos propos.
11
Notre Dame des Anges
BEYROUTH
27 Février 1972 2 Dimanche de
Carême
Maurice ZUNDEL
LA GRANDEUR DE DIEU EST DANS
SA DÉSAPPROPRIATION
ABSOLUE
2.1 Une petite fille qui avait entendu parler
de la Grandeur de Dieu, de
Sa Toute-Puissance et de Son Bonheur
invulnérable, pensant qu'Il
pouvait faire tout ce qu'Il voulait et que
rien ne pouvait jamais
L'atteindre, cette petite fille se disait:
"Mais ce n'est pas juste que
ce soit toujours le même qui dispose de tels
privilèges. Il faut que
ce soit chacun son tour!" Et cette petite
fille, ingénument, attendait
son tour d'être Dieu.
Cette réflexion d'un enfant est extrêmement
éclairante: elle rejoint
au fond à sa manière la réflexion de Nietzsche:
"S'il y avait des Dieux,
comment supporterais-je de n'être pas
Dieu?"
En effet, si Dieu apparaît comme une toute-puissance
éternelle qui
nous surplombe, qui nous domine, qui nous
écrase, qui nous menace,
qui nous limite, pourquoi Dieu est-il Dieu
plutôt que moi-même?
Pourquoi suis-je dans cette condition de créature
et de dépendance qui m'unit
et me limite? Pourquoi suis-je doué
d'intelligence seulement pour reconnaître
la souveraineté d'un Dieu qui est Dieu sans
l'avoir aucunement mérité?
Il y a au fond de la révolte humaine contre
Dieu, il y a justement cette
impossibilité d'accepter une grandeur
éternelle qui n'est aucunement
méritée et il y a, d'autre part, comme je le
disais hier, une volonté
farouche d'affirmer la grandeur de l'homme.
Comment concilier
cette grandeur de l'homme avec cette super
grandeur dont nous dépendons
et qui peut nous écraser? Et c'est là - nous
l'avons entrevu
déjà - toute la nouveauté de l'Evangile de
nous délivrer de ce Dieu,
de nous révéler de Dieu un visage inconnu et
merveilleux, qui est en
même temps la révélation de notre propre
grandeur et de notre propre
misère.
12
2.2 En effet, le joyau de l'Evangile, la
source et l'origine de tout, la
Bonne
Nouvelle par excellence, ce qui fonde la Nouvelle Alliance,
ce qui nous délivre de la Loi, ce qui nous
arrache à toute servitude,
c'est la confidence que Jésus nous fait, parce
qu'Il la vit, la confidence
qu'Il nous fait de la Trinité Divine. Rien
n'est plus bouleversant,
rien n'est plus magnifique, rien n'est plus
libérateur que cette
révélation de la Trinité Divine qui, le plus
brièvement possible,
revient à nous dire que Dieu n'a prise sur Son
Etre qu'en Le communiquant,
que Dieu n'est pas un capitalisme infini, que
Dieu n'est pas
un propriétaire à une échelle incommensurable,
que Dieu est Celui
qui donne tout parce qu'Il se donne
éternellement, parce que Sa Vie
intime est une absolue et éternelle communion
d'amour, parce que,
loin de Se regarder Lui-même et de Se repaître
de Lui-même et de
s'admirer et de se louer, toute Sa Vie n'est
qu'un regard vers
l'Autre, ce regard qui est le Père qui n'est
justement qu'une relation
vivante au Fils, un élan éternel vers Lui, ce
regard en retour
qui est le Fils dans un don éternel au Père,
et cette respiration
d'amour qui répond à l'amour du Père et du
Fils et qui est le Saint
Esprit.
Rien ne peut nous éclairer davantage, nous
émouvoir plus profondément
que cette révélation de la Pauvreté Infinie
qui est Dieu. Justement,
Dieu est Dieu non pas comme une puissance
repliée sur elle-même,
qui jouit d'elle-même, qui crée partout des
dépendances et
des servitudes. Dieu est Dieu parce qu'Il n'a
rien, parce qu'Il donne
tout. Dieu est Dieu parce qu'Il ne se possède
pas Lui-même, parce
qu'Il n'a pas de contact avec soi à travers ce
regard vers l'Autre,
parce qu'Il est tout Amour, parce qu'Il est
infinie et absolue charité.
C'est pourquoi Il est saint. Il est saint
d'une sainteté incomparable
parce qu'il n'y a de sainteté que dans le
dépouillement, dans la transparence
et
dans la virginité de l'amour.
Et cette confidence merveilleuse, que Saint
François a méditée si
profondément, dont il a vécu dans la
jubilation et l'émerveillement,
lui qui a chanté la pauvreté, la pauvreté
infinie, la Pauvreté qui est
Dieu, la Pauvreté selon l'Esprit, la pauvreté
qui n'est que l'autre
aspect de l'Amour.
Cette pauvreté, c'est justement la révélation
de notre grandeur. Ce
Nietzsche qui revendique la grandeur humaine,
cette petite fille qui
attend son tour d'être Dieu et nous-mêmes qui
voulons que notre vie
ait un sens, nous-mêmes qui n'acceptons pas
que l'on viole notre
conscience, nous-mêmes qui revendiquons
l'autonomie de notre esprit,
nous-mêmes qui opposons notre inviolabilité
aux incursions des autres,
nous ne savons pas où situer cette
grandeur.
13
2.3 Nous avons de la grandeur, comme l'avait
Pharaon, une vision
pyramidale: le pharaon tout en haut, tout en
haut..., et puis en bas
une poussière, le peuple écrasé par lui et
prosterné devant lui. La
grandeur pour nous, c'est de regarder
spontanément de haut en bas;
la grandeur, c'est de dominer, c'est de
surplomber; la grandeur,
c'est d'avoir une cour qui nous admire et qui
nous donne raison.
Et voilà que, tout à coup Jésus, en nous
révélant la Trinité, nous révèle
une grandeur qui est la grandeur du don: le
plus grand, c'est celui qui
se donne le plus généreusement et le plus
totalement, parce que la grandeur
de l'esprit, c'est l'amour, parce que la
grandeur, ce n'est pas de
se replier sur soi pour se repaître de soi
mais c'est regarder vers
l'autre pour se donner à l'autre, parce que la
grandeur, c'est de ne
pas être infatué de soi-même mais d'être
transparent à la lumière,
en un mot d'être libre, libre de
soi-même.
C'est cela que Jésus nous apprend. C'est cela
qu'Il nous révèle. Il
nous introduit dans une liberté authentique
parce qu'Il nous révèle un
Dieu qui est libre de Soi, qui ne colle pas à
Soi, qui n'adhère pas à
Soi, qui n'est que ce dépouillement infini,
qui n'est que cette puissance
de se vider de soi-même pour se donner tout
entier à l'autre
selon l'intuition admirable de Rimbaud qui
écrivait dans sa "Lettre
à un voyant": "Je est un
autre"..., "Je est un autre..."
La situation est telle en effet que nous ne
saurions pas réaliser notre
propre grandeur si nous n'avions pas en Jésus
la révélation de cette
grandeur divine, de cette grandeur d'amour, de
cette grandeur virginale
où la lumière circule sans jamais rencontrer
d'obstacle parce
qu'il n'y a en Dieu nulle possession et nulle
adhérence à Soi.
L'homme se déchire en voulant être grand. Il
se déchire parce qu'il
veut se grandir. Il écrase les autres qui
visent de leur côté, pour se
défendre, à l'écraser à leur tour et, dans ce
refus universel de se
donner, la guerre est permanente.
Et voilà que Jésus nous délivre de ce
cauchemar d'un Dieu solitaire,
qui se regarde, qui s'admire, qui s'enivre de
Lui-même, pour nous
introduire dans l'intimité d'un Dieu qui ne se
regarde jamais, parce
que Son Regard est toujours, éternellement et
infiniment, une relation
à l'Autre: du Père au Fils, du Fils au Père
dans l'embrassement du Saint Esprit.
Tout est changé précisément dans cette immense
lumière, tout est
changé: tous nos problèmes s'éclairent, toutes
nos ambitions se purifient
et peuvent enfin s'accomplir puisque notre
grandeur, celle à
laquelle
Jésus nous appelle, c'est la grandeur même de Dieu qui est
une grandeur de dépouillement, de don et
d'amour.
14
2.4 Si Dieu est cela, si Dieu est cette
communion d'amour, si Dieu est
ce dépouillement infini, diaphane et
translucide, la Création ne peut
signifier alors qu'une communication de cette
liberté infinie. Ce que
Dieu veut, c'est justement cela, non pas créer
une création, si l'on
peut dire, non pas créer un monde assujetti à
une volonté arbitraire,
mais communiquer cette liberté infinie,
communiquer ce pouvoir de
se donner tout entier, susciter des êtres
semblables à Lui, qui ne
subissent pas leur vie mais qui la
donnent.
La liberté apparaît ainsi, comme elle est en
Dieu, la clé même de
son mystère. Elle apparaît comme la vocation
essentielle de l'univers.
Toute
créature est appelée à se donner et les créatures intelligentes
ont à communiquer précisément à tout l'univers
ce mouvement de
retour vers l'Eternel Amour, en se libérant
d'abord d'elles-mêmes.
L'homme et l'ange, enfin toute créature
intelligente, ici ou dans
d'autres planètes, toute créature intelligente
a cette mission magnifique
de libérer la Création, de faire qu'aucune
créature ne soit
esclave, ne se subisse elle-même, mais qu'elle
devienne, comme
le voulait Saint François, une note d'amour
dans le Cantique du Soleil.
Si le sens de la Création est cela, on
comprend cette parole étrange
et magnifique d'un auteur du Moyen Age,
peut-être Saint Thomas
d'Aquin, disant: "Dieu a fait de chaque
créature son Dieu." Voilà
qui enflamme notre amour, dit cet auteur:
c'est l'humilité de Dieu
qui appelle chaque créature son Dieu - il
s'agit des anges ou des
hommes - et qui passe, comme dans la parabole
de l'Evangile, qui
passe derrière ses serviteurs vigilants pour
les servir.
On comprend dès lors que la Création est une
histoire à deux. C'est
une histoire d'amour que Dieu ne peut pas
réaliser tout seul sans
contradiction parce que, justement, ce qu'Il
veut, c'est une Création
libre qui se tienne devant Lui comme Epouse
devant l'Epoux.
"Je vous ai fiancés, dit Saint Paul, à un
Epoux unique pour vous
présenter au Christ comme une vierge
pure." (2 Cor 11/2) Alors
on peut comprendre que Dieu puisse échouer. On
comprend puisque
la liberté, une liberté divine, est donnée à
toute créature. On comprend
que la créature puisse se refuser et que Dieu
ne puisse rien
faire d'autre que de persévérer dans Son Amour
jusqu'à la mort de
la Croix. Car Dieu ne veut pas une création
esclave. Qu'en ferait-Il?
Elle serait l'abnégation de ce qu'Il est. Il
veut une Création
libre, qui réponde à son Amour en fermant
l'anneau d'or des fiançailles éternelles.
15
2.5 Dieu nous a introduits dans ce Mystère
adorable. Jésus nous a délivrés
de ce dieu-propriétaire tel que nous sommes
tentés de l'imaginer,
de ce dieu-limite, de ce dieu-menace et Il
nous introduit dans la candeur
de la Lumière Eternelle, dans cette innocence
déchirante de Dieu,
dans cette Eternelle Enfance qui apparut à
Claudel le jour de sa conversion.
Ah, si on savait que Dieu est ce Dieu-là! Si
on entrait dans ce dépouillement
merveilleux, si on reconnaissait cette
pauvreté éternelle, si on
respirait
cette liberté absolue... comme on aimerait, comme on
aimerait Dieu, comme on aimerait, comme on
aimerait la Création,
comme on travaillerait de toutes ses forces à
la libérer, à la couronner
de grâce, à l'achever dans une offrande
d'amour.
Mais enfin, pourquoi Jésus nous introduit-Il
dans ce mystère essentiel
et adorable? Comment le fait-Il? Pourquoi
est-ce là le coeur de
l'Evangile? C'est parce que c'est le centre
même de la Vie de Jésus.
C'est parce que Jésus est enraciné dans la
Trinité. C'est parce que
Jésus porte en Lui ce dépouillement infini,
infini, indépassable, car
ce qui est communiqué à l'Humanité de Notre
Seigneur quand elle éclôt,
quand elle est formée dans le sein de la
Bienheureuse Vierge Marie,
c'est justement cela qui est la personnalité
du Verbe, cette personnalité
qui n'est qu'une relation subsistante et
éternelle au Père, qui n'est
qu'un élan vers le Père, qui n'est qu'une
preuve infinie d'amour vers
le Père. C'est cela qui est communiqué à
l'Humanité de Notre
Seigneur dès le premier instant de son
existence dans le sein de Marie,
c'est-à-dire que c'est précisément le
dépouillement subsistant de Dieu
qui creuse cette Humanité, qui la délivre de
ses limites, qui en fait
une ouverture infinie sur toute la Création et
d'abord sur Dieu dans la
subsistance même du Verbe Eternel.
L'Humanité du Fils est pris sur la vague qui
jette éternellement le
Fils dans le sein du Père et c'est pourquoi
l'Humanité de Notre Seigneur
est l'humanité la plus libre qui fut jamais.
C'est pourquoi
cette Humanité universelle, ouverte sur tout
l'univers, capable de
récapituler toute l'Histoire, de rassembler
tous les hommes qui
furent et seront jamais, de nous rendre tous
contemporains, les
morts
et les vivants parce que Son Humanité qui subsiste, qui a ses
racines, qui a son moi, qui a sa polarité
unique dans le Verbe de
Dieu, parce que Son Humanité, justement, veut
être intérieure à
chacun de nous. Rien ne limite la relation de
Dieu à l'homme. Il
n'y a pas de frontières entre Lui et nous. Il
peut nous vivre chacun
plus intimement qu'une mère peut vivre
l'enfant qu'elle porte dans
son sein.
16
2.6 En Jésus, la Création atteint sa plénitude
et son sommet. En Jésus,
la Création atteint sa perfection et fait un
nouveau départ parce que,
justement, c'est une liberté qu'il est dans la
volonté de communiquer
à toute créature en faisant de chacune d'elles
son Dieu, cette liberté
qui est communiquée en personne à l'Humanité
Sainte de Notre
Seigneur.
Il est donc bien vrai que le secret essentiel
de l'Evangile, que le
Mystère le plus adorable, celui qui nous fait
vivre en nous révélant
nous-mêmes à nous-mêmes, c'est le Mystère très
Saint de la Trinité
Eternelle.
Voyez cette merveille! Nous peinons, nous nous
essoufflons à
rejoindre notre moi. Nous nous posons mille
fois cette question:
"Qui suis-je?" Et il n'y a pas de
réponse. Nous butons contre des
murs opaques. Nous nous heurtons sans cesse à
du préfabriqué.
Nous n'arrivons jamais à réaliser notre
ambition de grandeur.
Et
voilà que, tout d'un coup, nous apprenons que "être soi", c'est
être une relation à l'autre, qu'il y a un
"je" et "tu" sans lequel il
n'y a pas de dialogue, sans lequel on périt
dans un monologue
désertique.
Une immense lumière se lève en nous aux
approches du Dieu Vivant
dans cette confidence merveilleuse que Jésus
Christ nous fait de la
Vie Divine. Enfin nous pouvons nous joindre
nous-mêmes, enfin nous
pouvons réaliser tout notre appétit de
grandeur, enfin nous pouvons
exister dans la joie d'une liberté sans
frontière si nous entrons dans
le rythme, dans le mouvement, dans le secret
de la Trinité bénie où
s'accomplit la première béatitude:
"Bienheureux les pauvres selon
l'esprit."
Ah oui, il faut que nous gardions de cette
rencontre avec le secret
essentiel de Dieu, qui est aussi notre secret
le plus profond, que nous
gardions cette joie d'une découverte
inépuisable, car toutes les portes
de la vie s'ouvrent devant nous du fait,
précisément, que la grandeur
divine nous soit communiquée comme en témoigne
Jésus au Lavement
des pieds: Le voilà agenouillé devant nous
pour nous introduire dans
le secret de Dieu et dans le nôtre en nous
donnant la preuve, par ce
geste bouleversant, en nous donnant la preuve
que la suprême grandeur
est dans la suprême humilité, que la suprême
grandeur est dans
cette possibilité de se donner totalement. Car
Dieu ne s'abaisse pas
en étant à genoux devant nous parce que
l'amour, finalement, est
toujours agenouillé devant ceux qu'il aime,
parce que l'amour veut
être un espace infini où la liberté
respire.
AMZ @ 2003 retour index conférences
17
Notre Dame des Anges
BEYROUTH Maurice ZUNDEL
3e dimanche de Carême - 5.III.72
LES DEUX JARDINS: EDEN ET
GETHSEMANI
3.1 La Genèse en effet nous introduit dans le
Jardin de l'Eden, là où nous
est représentée, par l'apparition de l'homme,
sa tentation et sa chute.
Les Evangiles nous parlent d'un autre jardin,
qui est le Jardin de
Gethsémani, le Jardin de l'Agonie et, entre
ces deux jardins, il y a
une immense évolution de la pensée religieuse
et de la Révélation
Divine.
En effet, dans le premier jardin où l'auteur
s'attache à proclamer
l'innocence de Dieu dans l'apparition du Mal
dans le monde, dans ce
premier jardin où le Mal apparaît comme
l'oeuvre de l'homme qui se
soustrait au commandement de Dieu et qui, par
le péché, introduit la
mort dans le monde, dans ce premier jardin
Dieu est, pour l'humanité
d'alors, comme le maître qui impose une
épreuve, qui annonce les
conditions de cet épreuves. Et si l'homme ne
se soumet pas à l'ordre divin,
il sera terriblement puni et, en effet, la
sanction suit immédiatement la transgression.
Devant tout cela, Dieu apparaît comme
innocent, comme juste, mais
Il n'apparaît pas comme engagé: cet épreuve ne
Le concerne pas.
L'homme a choisi son malheur. Tant pis pour
lui! Dieu est au-delà,
au-dessus de cette épreuve.
Dans le second jardin, qui est le Jardin de
l'Agonie, la Révélation
Divine
atteint sa plénitude et son sommet. Dans le Jardin de l'Agonie,
le Mal apparaît et va se révéler tout à
l'heure comme la mort de Dieu.
Cela veut dire que, tandis que dans le premier
jardin nous avons à faire
à une morale d'obligation où l'homme doit
simplement se soumettre à
la souveraineté de Dieu, dans le second jardin
nous avons à faire à une
morale de libération où Dieu se propose sans
s'imposer, où l'homme
est appelé à répondre à l'Amour Infini de Dieu
en se libérant de lui-même
pour devenir comme Dieu qui est infiniment et
éternellement libre de
lui-même dans la Communion d'Amour de
l'Indivisible Trinité.
18
3.2 Cela fait une différence énorme, infinie
car justement en Jésus Christ
le Bien apparaît comme Quelqu'un, non pas
comme une série de préceptes,
un ensemble de commandements et d'interdits.
Dans le second
jardin, le Bien, c'est Dieu Lui-même, c'est
Dieu venant en nous, c'est
Dieu venant en nous et nous vivant en Lui. Le
Bien est Quelqu'un. Le Bien
est une personne. Le Bien, c'est la Vie Divine
confiée à notre amour.
Et le Mal, inversement, le Mal c'est une
blessure faite à cet Amour
Infini, c'est une blessure qui peut conduire
jusqu'à la mort parce que
le Dieu qui se révèle en Jésus Christ, qui est
le Dieu Eternel et qui ne
pouvait, justement, montrer son vair visage
qu'à travers l'humanité
entièrement
libérée, entièrement transparente de Jésus Christ, en
Jésus Christ, le Bien peut mourir. En Jésus
Christ, Dieu est engagé
jusqu'à la mort dans sa Création. Il n'est pas
en dehors du jeu. Il
n'est pas étranger à notre destin puisque
notre vocation, c'est justement
d'être enracinés dans son intimité, puisque
Son Dessein Eternel, c'est
d'habiter en nous et de communiquer, de nous
communiquer la plénitude
de sa Vérité, de Son Innocence et de Sa
Générosité.
C'est cela qui est nouveau. C'est cela qui est
bouleversant. C'est cela
qui nous donne la clé et de la Création et de
la Rédemption. Le Bien est
Quelqu'un et le Mal, c'est cette blessure
d'amour qui va aboutir à l'Agonie
et à la Crucifixion de Notre Seigneur. Tout
cela est entièrement
nouveau. Tout cela renouvelle pour nous le
sens même de notre existence.
Tout cela nous conduit au coeur de notre
vocation. Tout cela nous jette
dans l'intimité de Dieu, nous révèle la
tendresse infinie de Son Coeur.
Mais tout cela aussi doit nous donner le sens
authentique de la Croix.
Les mots risquent ici de tout déformer lorsque
l'on parle de rachat.
On risque d'aller dans la mauvaise direction.
Lorsque que Saint Anselme
imaginait que la Rédemption signifiait la
nécessité d'offrir à Dieu
une réparation infinie pour compenser une
faute infinie, car toute faute
est nécessairement infinie puisqu'elle offense
le Dieu Infini, quand
Saint Anselme imaginait que la Rédemption
signifiait cela: Dieu exige
la mort de Son Fils pour réparer l'Offense
infinie dont Il a été l'objet
de la part des hommes, Il exige cette
réparation que les hommes ne
peuvent pas Lui offrir parce qu'ils sont finis
et limités et que seul Son
Fils fait Homme est capable de Lui offrir. Ce
n'est pas du tout cela.
Dans
le Jardin de l'Agonie, nous apprenons que c'est Dieu Lui-même
qui meurt d'amour, qui meurt d'amour pour ceux
qui refusent de donner,
parce qu'il n'y a pas d'autre moyen pour un
amour qui veut aller jusqu'au
bout de lui-même que de mourir pour celui qui
refuse cet amour.
19
3.3 Gandhi, le libérateur de l'homme, a eu
cette intuition de la compensation
nécessaire au rétablissement de l'amour
lorsque, dans son Ashram, un
élève ou une élève avait commis une faute dont
il était informé, Gandhi,
au lieu de prendre des sanctions contre ces
élèves - de les punir ou de
les renvoyer - se mettait à jeûner: il jeûnait
pour faire contrepoids
et les coupables étaient infiniment plus
meurtris par ce jeûne volontaire
qu'ils n'auraient pu l'être par des reproches
ou des sanctions. Gandhi
était dans la bonne direction.
Nous le savons par expérience, lorsque nous
voulons désarmer la rancune
désarmer la haine, c'est à nous de faire le
premier pas pour ouvrir un
espace de lumière, c'est à nous de faire le
premier pas pour désamorcer
l'amour-propre de l'adversaire, c'est à nous
de l'aider à recouvrer sa
liberté, c'est à nous de lui révéler la
puissance de l'amour par l'authenticité du nôtre.
C'est cela le mystère de Jésus. C'est cela le
mystère de la Croix parce
que le Mal blesse Dieu qui ne pourra jamais
cesser d'aimer, qui nous
aimera éternellement, quoi que nous fassions
puisque nous ne pouvons
exister que par le don de son Amour. Dieu, qui
s'obstine éternellement
à aimer quand Son Amour est refusé, n'a
d'autre ressource que de
mourir pour ceux qui refusent de l'aimer et par
ceux qui refusent de
s'aimer. C'est cela qui est au coeur du
mystère de la Croix: Jésus
va faire, ou plutôt va offrir Sa Vie même
comme un contrepoids d'amour
pour tous les refus d'amour au cours de toute
l'histoire humaine et dans
le développement de toute la Création du
commencement jusqu'à la fin.
En Jésus Crucifié, c'est Dieu qui meurt,
c'est-à-dire que, dans notre
Histoire, cet Amour Infini qui est Dieu, ce
Dieu qui est éternellement
vidé de Lui-même, ce Dieu qui a tout perdu
parce qu'Il a tout donné, ce
Dieu qui n'est que l'extase éternelle de
l'amour où tout est désapproprié,
ce Dieu ne peut exprimer dans l'Histoire le
dépouillement de Son Amour
que par cette mort de l'Humanité de Jésus qui
est le sacrement vivant
et inséparable où se révèle la Présence
personnelle de la Divinité.
Il en sera toujours ainsi: Dieu ne cessera
jamais de mourir pour ceux
qui refusent de l'aimer, comme Pascal l'a si
admirablement éprouvé
lorsqu'il écrit: "Jésus sera en agonie
jusqu'à la fin du monde. Il ne
faut pas dormir pendant ce temps-là."(1)
Impossible devant la Croix de
Notre Seigneur, impossible de ne pas être
saisi jusqu'au fond de l'âme,
impossible de ne pas croire à l'Amour de Dieu,
impossible de ne pas
comprendre la nouveauté du Nouveau Testament
et la libération
incommensurable qu'il apporte, car nous ne
sommes plus sous une loi, nous
ne sommes plus sous un commandement, nous ne
sommes plus sous des
interdits. Nous sommes en face de l'immense
Amour qui nous est confié,
d'une Vie Divine qui est remise entre nos
mains et la perfection à laquelle
(1) "Le Mystère de Jésus".
Br.553
20
3.4 nous sommes appelés, c'est justement ce
don total de nous-mêmes,
mais par amour. S'il faut tout donner, c'est
parce que l'amour donne
tout, c'est parce que Dieu dont la vie est
répandue dans nos coeurs ne
peut s'exprimer dans notre existence, ne peut
s'exprimer dans l'Histoire
d'aujourd'hui
qu'à travers ce don de nous-mêmes.
Tout est nouveau dans cette liberté infinie,
cette liberté divine à laquelle
nous sommes appelés et qui doit instaurer en
nous la Vie Divine en enracinant
notre vie au coeur de l'Eternelle Trinité. Il
faut donc passer du
dehors au dedans. Il faut prendre conscience
de cette Vie Divine qui
nous est confiée pour comprendre à quel point
la Croix est notre unique
espérance, notre unique espérance précisément
parce que la Croix
donne le sens de notre aventure, comme un
brigand devait l'apprendre.
Un brigand qui vivant dans la haute montagne,
qui pratiquait activement
une contrebande qu'il appuyait de ses armes,
n'hésitant pas à tuer
quiconque le troublait dans son entreprise, un
brigand à 4000 mètres
trouve un jour un bout de papier qu'il ramasse
et qui trouve sur ce bout
de papier ces mots: "Perpétuel
Secours". Comment? dit-il... Comment,
se dit-il, peut-il y avoir un perpétuel
secours? Il lit plus avant
et il voit "Neuvaine à Notre Dame du
Perpétuel Secours". Alors il fait
cette neuvaine, poussé par l'impulsion
irrésistible et, au bout de la
Neuvaine, il a le sentiment terrifiant qu'il
est perdu, qu'il est damné
irrémédiablement. Il prend conscience de ses
crimes. Il se sent enfin
responsable de son passé.
Il
refait la neuvaine et, au bout de neuf jours, une petite espérance se
lève en lui. "Peut-être qu'avec des
milliers d'années de purgatoire,
se dit-il, j'échapperai à l'enfer!" Il
recommence la neuvaine et le
sentiment d'un pardon possible se fait jour en
lui de manière plus nette;
et il refait la neuvaine encore quatre fois,
cinq fois, six fois, sept fois.
Au
bout de la septième neuvaine, il n'est plus question pour lui de son
salut. Il n'est plus question de ses jours. Il
n'est plus question que de
Dieu qu'il a tout d'un coup découvert comme
l'Amour, comme l'Amour
qu'il a crucifié, comme l'Amour qu'il a mis
lui-même en enfer. Ce
n'est pas Dieu qui le condamnait. C'est lui
qui condamnait Dieu. Ce
n'est pas Dieu qui le rejetait. C'est lui qui
rejetait Dieu. Alors,
cessant de se regarder, il découvre en lui le
Visage du Seigneur et en
devient tellement épris qu'il ne songe plus à
rien d'autre qu'à se donner
à Lui et à L'aimer et, quand il vient se
confesser, il est tellement pénétré
de contrition et d'amour que le prêtre
bouleversé lui demande où il
a puisé cette force d'aimer et il raconte
cette histoire qui est authentique.
21
3.5 Il y a donc toute une découverte à faire:
ce n'est pas Dieu qui nous
condamnera jamais, mais nous pouvons Le
condamner; ce n'est pas
Dieu qui nous rejettera jamais, mais nous
pouvons Le rejeter. Le
jugement de Dieu, c'est Sa Crucifixion, le
jugement de Dieu, c'est
comme aux portes des vieilles cathédrales:
Jésus montre Ses Plaies.
Voilà le jugement: Je vous aime éternellement,
je ne cesserai
jamais de vous aimer, s'ils se perdent, c'est
parce qu'ils me crucifient
et j'accepte d'être éternellement crucifié par
eux et pour eux.
Si cela est vrai - et c'est le coeur même de
la Passion du Sauveur -
si cela est vrai, il ne s'agit plus de nous
sauver comme si nous étions
menacés par un Dieu implacable, il s'agit de
Le décrucifier, de Le
détacher du bois du supplice. Il s'agit de Le
sauver de nous-mêmes, de
nos limites, de nos refus, de nos ténèbres, de
nos reniements.
Et c'est cela justement l'immense aventure
chrétienne. Nous avons -
puisque nous portons la Vie Divine en nous,
puisque le Ciel est au fond
de nos coeurs dans une attente divine - nous
avons à protéger Dieu de
nous-mêmes, comme dit Graham Greene dans
"La Puissance et la
Gloire": "aimer Dieu, c'est vouloir
Le protéger contre nous-mêmes." (1)
Comme c'est bon! S'il s'agissait de notre
salut, nous pourrions
remettre cela à l'heure de notre mort, comme
l'a fait Constantin.
S'il s'agissait de notre exigence morale, nous
pourrions prendre des
vacances et remettre cela à demain. Mais il
s'agit de la vie de Dieu
aujourd'hui: aujourd'hui Dieu nous est confié,
aujourd'hui le Règne
de Dieu doit s'accomplir par nos mains,
aujourd'hui la Présence de
Dieu ne peut s'exprimer qu'à travers notre
présence.
C'est cela seulement qui est un appel
irrésistible à la conversion
parce que rien n'est plus urgent que de
prendre soin de Dieu. Nous
nous plaignons de la déchristianisation du
monde. Nous nous plaignons
de l'athéisme, de la révolte. Qu'est-ce que
nous faisons pour rendre
Dieu présent au monde? Qu'est-ce que nous
faisons pour rayonner le
Vrai Visage du Christ? Qu'est-ce que nous
faisons pour rendre la vie
humaine plus grande, plus noble, plus libre et
plus belle? Rien n'est
plus urgent pour nous que d'entrer dans cette
mission. Rien n'est
plus urgent pour nous que de prendre soin de
la Vie Divine. Notre
Seigneur a dit cette parole: "Celui qui
fait la volonté de Dieu est mon
frère et ma soeur et ma mère. " Et ma
mère... S'il faut donner à
cette parole de Jésus toute sa puissance,
est-ce que notre vie toute
entière n'en sera pas radicalement
transformée? Si notre vocation,
si la vocation de toute âme chrétienne est de
vivre la vocation de la
Vierge Immaculée, si nous avons à porter le
Christ en nous comme
elle L'a porté, si nous avons à faire naître
le Christ comme Il est né
d'elle dans le mystère de Noël, est-ce que
notre vie ne sera pas
radicalement transformée?
(1) p.273
22
3.6 Si, à chaque instant, dans chaque
rencontre, devant chaque visage,
si à chaque battement de notre coeur nous
avons ce souci de la
naissance de Dieu dans l'humanité
d'aujourd'hui, est-ce que notre
vie ne deviendra pas une prodigieuse aventure?
Qu'est-ce qui peut
donner une intensité plus passionnante à notre
existence que cette
prise de conscience de la Vie Divine confiée à
notre amour?
Ah si nous pouvions, le temps qui nous reste à
vivre, si nous pouvions
garder au coeur et à l'esprit cette vision du
Christ agonisant, cette
vision du Christ qui nous appelle du fond du
Jardin de l'Agonie, qui
nous demande de passer une heure avec Lui, si
nous pouvions être
certains que le Dieu Crucifié n'est crucifié
que par tous les refus
d'amour et que seul l'amour peut guérir Ses
Blessures, à chaque
instant nous aurions ce souci de nous surmonter,
de dépasser nos
limites, d'émerger de nos ténèbres et
d'apporter, sans rien dire,
dans la vérité de notre amitié humaine la
révélation de l'amitié
divine.
Voilà ce que nous apprend le second jardin en
nous révélant le vrai
Visage de Dieu, en nous révélant nous-mêmes à
nous-mêmes et en
nous appelant à cette immense aventure de
sauver Dieu de nous-mêmes,
d'en révéler en nous toute l'immensité, toute
la beauté, toute la jeunesse
et toute la joie! Car, finalement, si le
Christ est crucifié, ce
n'est pas pour enténébrer la Vie Eternelle,
c'est pour susciter l'amour
qui réalisera enfin la vocation de l'univers
qui est une vocation de joie
puisque, avant même d'entre dans la Jardin de
l'Agonie, Jésus nous
dit cette parole qui est le testament que nous
avons à réaliser en
prenant sur nous la Croix pour l'épargner aux
autres: "Je vous ai dit
ces choses pour que Ma Joie soit en vous et
que votre joie soit parfaite."
(J.15/11)
23
Notre Dame des Anges
BEYROUTH Maurice
ZUNDEL
12 Mars 1972
4ème Dimanche de Carême
LA CRISE DE
L'EGLISE EST LIEE
A UNE FAUSSE CONCEPTION
DE DIEU
4.1 Le Problème qui va nous occuper maintenant
est celui de la crise dans
l'Eglise et dans l'humanité. Cette crise, il y
a longtemps qu'elle existe,
il y a longtemps qu'elle se prépare et les
grands ténors de la crise sont
morts depuis longtemps, que ce soit Marx ou
Nietzsche ou Freud. Les
grands ténors sont morts et la crise est le
résultat à long terme de la
dissolution de l'Europe à travers les deux
guerres mondiales, le monde
entier, en montrant que des peuples chrétiens
pouvaient s'entre détruire,
se calomnier de la façon la plus brutale et la
plus injuste mutuellement,
perdre la face devant les peuples dont ils
prétendaient être les leaders
et se déconsidérer au point qu'ils ont fait
appel à l'aide des troupes des
nations mêmes qu'ils avaient colonisées,
contre des nations européennes.
Le Christianisme, en tant que phénomène
sociologique, a perdu la face
dans le monde et l'Europe s'est sabordée dans
ces deux guerres mondiales
qui ont très profondément modifié la structure
du monde civilisé. Au fond,
on peut dire en gros qu'avant la première
guerre mondiale il y avait une
certaine structure traditionnelle: la famille
comptait, la morale courante
était, sinon vécue, du moins respectée
officiellement, les gens divorcés
étaient plus ou moins écartés, les gens qui
avaient des liaisons irrégulières
le faisaient avec une certaine
discrétion.
A
partir de la première guerre mondiale, il y a un éclatement des structures
qui, concerné par la seconde guerre mondiale,
a fait que précisément
les gens étaient séparés pendant des années,
que les foyers ont été
détruits, que des liaisons nouvelles se sont
formées et que finalement
deux générations, puisqu'enfin la seconde
guerre mondiale a éclaté
vingt et un ans seulement après la première,
des gens qui ont reçu la
possibilité de tuer - et pour qui, finalement,
la victoire était le seul
objectif - qu'ils respectent les lois de la
morale, qu'ils violent, qu'ils
tuent, qu'ils assassinent et qu'ils
incendient, tout cela était péché véniel
pourvu que les troupes avancent et que la victoire
finisse par luire à
l'horizon!
24
4.2 Donc il y a une destruction du sens des
valeurs que la guerre elle-même
remettait en question puisqu'enfin les
civilisations civilisées qui semblaient
être à la tête du progrès puissent s'entre
détruire en employant
les derniers moyens scientifiques; que ces
peuples puissent s'entre détruire,
c'est l'échec de leurs prétentions morales,
c'est-à-dire de
leurs affirmations de progrès, de culture et
de civilisation.
Il y a donc éclatement très profond de toutes
ces valeurs qui s'est manifesté
par cette contestation universelle: nous ne
voulons plus entendre
parler de tradition. Cette tradition est un
mensonge puisqu'elle s'est
prostituée elle-même, puisqu'elle a mis le
monde à sang et à feu et
qu'elle n'a servi finalement que lorsqu'elle
s'est trouvée utile pour
défendre des intérêts suspects. On emploie la
morale quand on veut
flétrir quelqu'un qui ne peut pas se défendre.
Mais les grandes puissances
évidemment sont intouchables puisqu'elles ont
le droit de veto
et que, toutes les fois qu'une question blesse
leurs intérêts, elles n'ont
qu'à prononcer leur veto pour rendre
impossible le jeu de n'importe quelle sanction.
Alors on en arrive naturellement à cette
contestation devant le caractère
éhonté de toutes les institutions qui
n'intervenaient finalement que lorsqu'on
avait à faire à des peuples faibles,
incapables de se défendre,
toutes ces interventions étant presque
toujours inefficaces ou unilatérales
servant des intérêts bien déterminés ou étant
finalement purement rhétoriques
et purement verbales. Tout cela fait que le
monde est arrivé à
cette situation: on ne croit plus à des
valeurs absolues qui ont été si
souvent profanées et prostituées.
Alors il faut faire honneur,
il faut inventer un monde nouveau. Et ce
monde, il faut naturellement le créer à partir
de la destruction des
structures antérieures, puisque ces structures
antérieures se sont
trouvées mensongères, puisqu'elles ont conduit
le monde à la catastrophe,
puisqu'elles continuent à entretenir des
situations de plus en
plus dangereuses, puisque la pauvreté
augmente, la misère augmente
d'un côté, à mesure que la prospérité se
concentre chez un petit nombre
de gens, thèse que Monseigneur Helder Camara
ne cesse de défendre;
le nombre des privilégiés devient de plus en
plus restreint, et le nombre
des misérables ne cesse de s'agrandir. Donc
nous sommes dans une
situation qui appelle nécessairement la
catastrophe, si elle doit continuer
dans le même rythme. D'où la protestation d'un
certain nombre de
jeunes gens, qui sont d'ailleurs secondés par
des gens qui ne sont pas
jeunes du tout! Mais enfin ce vieux ferment
qui n'a pas cessé de rester
dans la pâte humaine et que les éléments que
je viens de rappeler très
sommairement n'ont fait qu'accroître,
c'est-à-dire qu'ils ont donné à
ce ferment un sens de plus en plus profond et
une efficacité de plus en
plus révolutionnaire.
25
4.3 Nous en sommes là et la contestation s'est
répandue partout, souvent
d'ailleurs beaucoup plus verbalement que
réellement et il faut bien le
noter comme toujours: les moutons sont
innombrables qui ne font que
bêler après les autres. Il est évident que la
plupart des gens qui font
des manifestations ne font que suivre un mot
d'ordre dont ils ne connaissent
pas la source ou l'origine et qu'il y a des
puissances occultes qui sont
intéressées à la subversion. Il n'y a aucun
doute que c'est le cas: il y
a certainement des agents un peu partout qui
ont intérêt à propager des
désordres en vue de propager la révolution
mondiale, c'est-à-dire le
triomphe du communisme: il faut en finir une
fois pour toutes avec ce
monde capitaliste et instaurer le communisme
dont nous savons, hélas,
qu'il apporte avec lui immanquablement la
dictature puisqu'il ne s'est
jamais installé nulle part sans recourir
immédiatement à la violence.
Et cela se comprend, d'ailleurs. Etant donnée
la complexité des moyens
de communication et l'immense afflux des
populations dans les villes, il
faut que les choses marchent, sinon c'est la
famine ou la guerre civile.
Si vous prenez une ville comme Tokyo, qui
compte douze millions
d'habitants, vous imaginez bien que les
services qui ravitaillent une
telle ville doivent être rubis sur l'ongle,
c'est-à-dire qu'ils doivent
fonctionner parfaitement ou autrement c'est la
famine et, avec la famine, la
révolution, c'est-à-dire la guerre
civile.
Donc le communisme ne peut triompher qu'à la
faveur d'une poigne de
fer qui exclut toute contestation et, bien entendu,
on dira que c'est en
vue de la liberté future, mais nous voyons que
l'Union Soviétique en est
toujours à recourir à des moyens infiniment
barbares puisqu'on cherche
à désintégrer le cerveau des opposants, en
traitant de fous tous ceux qui
ne sont pas d'accord avec la politique du
Parti Unique.
Il reste que la contestation existe et que ce
que je voudrais souligner -
parce que c'est cela qui nous intéresse
profondément - c'est qu'il y a
à la base des protestations des éléments
valables. Je veux dire qu'il
y a une certaine revendication que nous
pouvons faire nôtre, que nous
devons faire nôtre, que nous faisons nôtre
d'ailleurs spontanément, et
c'est en cela que la contestation peut nous
intéresser comme un phénomène
qui en révèle un autre, comme un phénomène qui
nous fait prendre
conscience
d'une situation qui d'ailleurs, encore une fois, n'est pas nouvelle.
Je relisais récemment des études sur Nietzsche
extrêmement poussées,
et j'étais frappé par la haine du
Christianisme, cette haine féroce du
Christianisme que l'on trouve chez Nietzsche,
que l'on trouvera d'ailleurs
chez Freud, non pas spécifiquement contre le
Christianisme mais
contre toute forme de religion et en
particulier contre le messianisme
26
4.4 juif, comme on le retrouve naturellement
chez Marx avec peut-être
moins de virulence parce que, pour Marx, le
problème religieux
avait cessé de se poser (il pensait que
c'était une question enterrée
par le triomphe de l'athéisme, puisque les
classes moyennes étaient
complètement détachées de tout acte
religieux).
L'élément donc qu'il faut souligner - et c'est
celui-là qui rend la
contestation, je ne dis pas raisonnable,
puisqu'elle est essentiellement
passionnelle,
mais qui nous porte à lui donner notre attention -
c'est qu'il y a au fond de toutes ces
attitudes, que ce soit le marxisme,
la philosophie de Nietzsche ou celle de Freud
(je ne parle pas du freudisme
en tant que méthode d'investigation
psychologique, mais en tant que philosophie),
tous ces grands mouvements au fond nous font prendre
conscience
qu'il y a dans l'homme une volonté d'affirmer
son autonomie.
L'homme ne veut plus dépendre de qui que ce
soit. L'homme veut être
l'origine de lui-même? Il veut être le
créateur de sa propre vie. Il
ne veut reconnaître comme siennes que les
actions qu'il a choisies. Il
refuse absolument d'être l'instrument de
quelqu'un et de jouer le rôle
d'esclave. En réalité, sa protestation reste
le plus souvent verbale et
le laisse en fait esclave. Et Dieu sait comme
les moutons foisonnent
aujourd'hui plus que jamais!
Mais cette revendication, sous une forme
passionnelle, cette revendication
d'autonomie n'en est pas moins extrêmement digne de
considération.
Car, en effet, c'est à partir de là que
l'expérience humaine commence,
on peut le dire: à partir du moment où l'homme
prend conscience de son
autonomie. Le petit garçon qui, à partir de
l'âge de huit/neuf ans refuse
de dire sa prière, comme dans le roman de
Gottfried Keller "Henri le
Vert" (Aubier 1981), ce petit garçon de
neuf ans revient de classe et se
met à table sans faire sa prière, est rappelé
à l'ordre par sa mère, finit
par se bloquer et par relever le défi:
"Tu ne veux pas faire ta prière?
Tu vas aller te coucher tout de suite".
Et il va se coucher tout de suite.
Et puis, sa mère, prise de remords, lui
apporte son souper dans son
lit. Trop tard! Depuis ce jour, il cessa de
prier. Pourquoi? parce
que, justement, cette insistance de sa mère
l'a amené à découvrir cette
chose incroyable et prodigieuse de
l'inviolabilité d'une certaine partie
de lui-même, où personne en peut s'introduire
sans y être admis.
Quand
un enfant fait cette expérience, il fait de la façon la plus précise
l'expérience de son inviolabilité. Or un
cheval ne proteste pas si on
l'attelle, ou un boeuf ou un âne si on le
monte parce que, justement, les
individus chez les animaux n'ont pas une
valeur définitive, ne sont pas
les créateurs d'un monde irremplaçable.
27
4.5 Ce qui constitue l'homme en tant qu'homme,
ce ne sont pas ses tripes
et ses boyaux, ce ne sont pas ses nerfs et ses
glandes, c'est justement
ceci qu'il y a en lui une certaine possibilité
de se créer qui est totalement
sienne, au point qu'il refusera, s'il a pris
conscience de son inviolabilité,
il refusera jusqu'à la mort de se laisser
traiter comme un instrument.
Si on découvre cette autonomie, si on prend
conscience de cette inviolabilité,
on commence à être homme. Bien entendu, cette
prise de conscience
peut être erronée et également négative. Quand
Spartacus, vers
l'an 72 avant Jésus Christ, commence sa
révolte aux environs de Capoue
et crée une armée qui arrivera jusqu'à
soixante dix mille hommes, cette
armée d'esclave se révolte devant le régime
établi. Cette révolte a un
caractère négatif: c'est le refus de
l'esclavage. C'est donc une prise
de conscience de la dignité humaine en face
d'un traitement indigne.
C'est parce que l'esclave est traité comme
instrument et qu'il s'en
aperçoit que, refusant cette indignité, il
prend conscience de sa dignité.
Mais ce que c'est que cette dignité, il ne le
sait pas. Il est incapable de la définir.
Et nous le voyons d'autant mieux dans le
marxisme, même triomphant:
la dignité qui a su au début se défendre contre
l'esclavage du capitalisme
ou imposé par le capitalisme, est toujours aux
abois parce qu'après
cinquante trois ans de pouvoir communiste en
Union Soviétique, elle n'a
toujours pas atteint une définition
acceptable.
Il est donc beaucoup plus facile de prendre
conscience de sa dignité
contre celui qui la méprise et qui la viole
que de la définir et de savoir
dans quel sens la situer. Et c'est là
justement toute la difficulté. Les
contestataires, bon, ils se rebellent, ils
refusent l'ordre établi. Et
après? Quand ils auront si bien fait qu'ils
auront fait sauter les structures,
ils n'obtiendront qu'un seul résultat: qu'il y
ait une dictature de
fait qui leur fasse ravaler toutes leurs
prétentions et ils ne seront plus
que des numéros sur l'échiquier qui sera
dominé par des volontés qu'ils
devront subir et leur sort ne sera pas
meilleur le lendemain que la veille.
Mais il faut prendre conscience, parce que
c'est capital, de ces contestations
où nous ne voulons plus d'obéissance, nous ne
voulons plus de
soumission, nous ne voulons plus non plus
d'autorité et, si on va au fond
des choses, nous ne voulons plus de Dieu parce
que Dieu, précisément,
c'est là le gros problème pour nous,
chrétiens!
Comment affirmer Dieu dans ce monde qui refuse
toute soumission?
A priori dans un monde qui veut se fonder - je
ne dis pas d'une manière
conceptuelle et raisonnée, mais passionnelle -
qui veut se fonder sur
l'autonomie et l'inviolabilité. Comment
affirmer un Dieu qui, par définition,
est un maître, une limite, une menace, un
interdit, qui par définition
est le violateur de notre autonomie?
28
4.6 Et c'est cela qui paraît, précisément, le
gros problème, celui que
Nietzsche au fond a vécu passionnément et
qu'il a exprimé avec une
vigueur extraordinaire. Dieu, comme le Dieu de
la tradition, est
en
somme le violateur de l'homme parce qu'Il nous donne juste assez
d'intelligence - à supposer qu'Il soit notre
Créateur - pour que nous
ayons le sentiment de notre dépendance. C'est
affreux! Alors,
j'arrive à la conscience de ma valeur,
j'arrive au sentiment de mon
autonomie, et on me présente un Dieu qui me
dit: "Ah non; tu dépends,
du dépends de moi: tu n'es rien par toi-même,
tu reçois tout de moi,
tu dois tout attendre de moi. Et d'ailleurs
ton sort est fixé puisque
depuis l'éternité et l'éternité, je sais tout
et j'ai tout réglé. L'histoire
est finie. Ton histoire est une apparence
parce qu'elle est déjà bouclée
dans les décrets éternels. Quoi que tu fasses,
ton sort est déjà fixé!"
Il est donc certain qu'au fond, au fond de
cette contestation, il y a, surtout
pour ce qui concerne l'Eglise, pour ce qui
concerne les prêtres,
les religieux, les religieuses, il est certain
que là est le problème de
fond, que l'on peut, si vous voulez, traduire
d'une façon pittoresque
dans la réaction de ce paysan qui voit la pluie
tomber sur ses récoltes
pendant des semaines et des semaines et qui
sait que, finalement, ses
récoltes seront complètement perdues. Alors il
dit: "Je ne nomme
personne, mais c'est dégoûtant!" Ce
paysan, il exprime d'une façon
timide ce que Nietzsche exprime avec la
violence de son génie ou de sa
folie: "Je ne nomme personne, je ne veux
pas percer l'écorce: Dieu
pourrait encore me frapper, mais enfin c'est
dégoûtant!" Ceci est une
façon extrêmement modeste de refuser l'ordre
de droit divin...
Voilà ce qu'il y a au fond du fond dans la
révolte, qui fait que certains
prêtres n'en veulent plus, que certains
religieux n'en veulent plus.
Pourquoi se décarcasser, pourquoi donner sa
vie pour cet espèce de
potentat qui s'interpose et dont ils n'avaient
pas besoin?
Je vous répète la leçon que j'ai entendue à
Rome - au temps de mes
études: Dieu est la Cause Première, première,
première, première.
Donc tout dépend de Lui et Il ne dépend de
rien. Son bonheur est parfait.
Rien ne peut le troubler car, si son bonheur
pouvait être troublé, c'est
qu'Il dépendrait de quelqu'un. Or Il est la
cause première: donc Il ne
dépend de personne. Son bonheur ne peut pas
être troublé et, quant au
monde, Il n'en peut rien recevoir. Le monde ne
lui apporte rien, comme
le monde ne peut rien lui enlever. Quant aux
créatures raisonnables, Il
sait leur sort. Comment le sait-Il? Non pas en
les regardant et en voyant
à quoi elles se déterminent car, s'Il
apprenait quelque chose d'elles, ils
dépendraient d'elles. Il faut donc qu'Il sache
par lui-même ce qu'elles
deviendront. Comment le sait-Il? En donnant
aux unes des grâces
29
4.7 intrinsèquement et infailliblement
efficaces qui les conduiront inévitablement
au salut, et pas aux autres à qui Il donnera
simplement des
grâces suffisantes qui, par définition, ne
suffisent pas. Et Il sait
ainsi à l'avance que celles-là ne seront pas
élues.
Pour ce qui est de la fin dernière, tout va
bien pour lui puisqu'avec
cette sorte de distribution de grâces, Il
gagne sur tous les tableaux.
Comment voulez-vous que les théologiens
éclairent de jeunes prêtres,
de jeunes religieux, si la grâce ne
s'intéresse qu'à Dieu pour lui-même?
Si Dieu est celui-là - à supposer qu'on puisse
l'admettre - mon salut ne
m'intéresse pas puisque, de toutes façon, Il
gagne sur tous les tableaux.
Alors que mon salut m'intéresse: c'est mon
affaire. J'ai à en décider.
Si j'ai fait le mauvais choix, je suis un
imbécile. C'est mon affaire, ça
ne concerne que moi. Dieu est totalement en
dehors du jeu. Alors, si
c'est moi qui suis le centre du problème, je
peux faire ce que je veux,
quitte à en porter les conséquences, qui ne
seront pas tellement graves
car, après tout, si Dieu est ce personnage
indifférent, être séparé de
lui ne devrait pas être extrêmement
pénible.
Et finalement l'intérêt pour Dieu se volatilise.
Qu'est-ce qui restera
des clercs qui ont vu Dieu comme un objet, qui
ont appris à connaître
Dieu comme un théorème de géométrie? Il est la
cause première, donc
Il est la cause première, donc..., donc..., donc...
Quand on a entendu
pendant une heure de cours donc, donc, donc!..
on est fixé!.. (rires du public)
Mais c'est extrêmement grave... extrêmement
grave! Qu'est-ce qui
reste à faire à des prêtres qui ont conçu Dieu
de cette manière en toute
bonne foi? Remarquez que les jeunes clercs qui
ont assisté à ces cours
de théologie qui étaient censés être la
sagesse théologique la plus consommée,
ils sont entrés dans la cléricature en vertu
d'une option sentimentale,
s'ils n'ont pas été forcés de l'accepter pour
sortir de leur pauvreté et
avoir accès à des études. Ils ont pu être
portés par des rêves d'enfants
vers le sacerdoce ou vers la vie monastique,
mais cela ne dure pas; une
fois qu'ils auront fait l'expérience du
sacerdoce, qu'ils cesseront d'être
flattés par les hommages qu'on leur rend, par
le pouvoir, ils seront
sortis de l'Eglise. Quand ce sera devenu
fonctionnel, une chose habituelle,
et qu'ils seront d'ailleurs en face de leur
propre passion, comment pourront-ils
sortir de tout cela? On ne peut pas y passer
toute sa vie. Il
viendra un jour où l'ennui les prendra et où
un amour humain leur apparaîtra
comme la vérité, la seule vérité à laquelle
ils puissent donner
créance.
30
4.8 Donc il faut bien comprendre que la crise
est d'une extrême gravité
parce
qu'elle met en question et elle atteint Dieu et l'homme, l'homme
dans son essence, dans sa dignité et dans son
inviolabilité, et Dieu
considéré finalement comme celui qui viole car
c'est un viol que joue
ce Dieu sadique de nous donner une
intelligence qui est un pouvoir de
jugement et une volonté qui est un pouvoir
d'initiative et, en même
temps, un barrage infranchissable. Il va de
soi que, si tout se bornait
à cela, je serais athée, et avec passion, et
que je me mettrais aussitôt
du côté de Nietzsche pour continuer autant que
possible la destruction
d'un tel dieu jusqu'à ce qu'il n'en reste plus
de traces.
Si cette présentation a un sens, c'est pour
nous amener à comprendre
qu'actuellement il s'agit de prendre le
tournant et de prendre conscience
en particulier de la nécessité de découvrir
Dieu sous un aspect nouveau,
qui est tout pour nous parce qu'il est au
coeur de l'Evangile et qu'il faut
en particulier intérioriser la Tradition, dont
je ne veux pas dire de mal.
Il est évident que l'humanité, si elle existe
depuis cinq millions d'années,
ce qui est le chiffre peut-être le plus
récent, depuis cinq millions d'années,
jusqu'où faudrait-il remonter pour aboutir à
l'apparition du premier homme?
Or il est clair que la morale, comme la
religion, ont été d'abord, et le
sont encore aujourd'hui très largement, des
phénomènes collectifs.
L'homme primitif, avec ce qu'il avait à
affronter, avec les puissances
de l'univers, les puissances de la nature, les
puissances du monde animal
avait fort à faire pour subsister. Il fallait
donc qu'il bande toute ses
forces pour subsister et il fallait que le
groupe restreint des hommes
primitifs ne se détruise pas lui-même. Il a
fallu donc immédiatement,
dès que l'homme a commencé à penser, il a
fallu qu'il se donne une
morale collective. Il a fallu qu'il se donne
une religion positive dont un des
vestiges les plus primitifs, pour autant qu'on
peut le savoir aujourd'hui,
c'est l'interdiction de l'inceste,
c'est-à-dire, en gros, une femme n'épousera
pas son fils, ni un père sa fille, ni un frère
sa soeur. Pourquoi
l'interdiction de l'inceste? Parce que si,
justement, il n'y a pas une
certaine paix à l'intérieur de ce groupe
primitif, il va se détruire lui-même.
Pour subsister, il faut qu'il établisse un
certain ordre, qu'il
évite une promiscuité qui serait le combat
perpétuel des mâles entre
eux. Donc on établira une réglementation
collective qui sera le salut
du groupe, indispensable à sa survie.....
... inachevé... (fin de la cassette).
Et c'est infiniment dommage, car il manque
ainsi l'essentiel:
la découverte à travers l'Evangile et l'Eglise
"sainte et sans tache",
le Christ en tant que Corps Mystique, d'un
Dieu qui n'est qu'Amour,
à genoux devant sa créature, dans un infini
respect de sa liberté.
La merveilleuse responsabilité nous est ainsi
confiée de sauver Dieu
de nous-mêmes et de l'exaucer par la
réciprocité du don de nous-mêmes.
L'homme tient Dieu dans sa main tout autant
que Dieu tient l'homme dans
la sienne. Sur la Croix l'Homme en
Jésus-Christ, égale Dieu. C'est ce
qu'aurait dit, en mieux, l'Abbé Zundel. (Note
du P.de Boissière.)
31
Notre Dame des Anges
BEYROUTH
Maurice ZUNDEL
Jeudi Saint - 30 Mars 1972
LE LAVEMENT DES PIEDS,
REVELATION
DE L'AMOUR INFINI DE
DIEU
5.1 Cela semblerait tout naturel qu'un
prophète - et le plus grand des
prophètes - nous donne comme testament d'aimer
Dieu. Un prophète
est naturellement quelqu'un qui parle de Dieu,
qui parle au
nom de Dieu et Notre Seigneur n'est pas
seulement un prophète, le
plus grand des prophètes, Il est le Verbe, Il
est la Parole même,
la Parole Eternelle de Dieu et qui est
Dieu.
Et cependant, la dernière consigne de Notre
Seigneur, ce n'est pas
d'aimer Dieu, c'est d'aimer l'Homme. Ce qui
est tellement extraordinaire,
tellement surprenant que cela tient du
miracle: il ne
s'agit pas d'aimer Dieu dans l'abstrait un
Dieu qui a finalement
pris notre visage, un Dieu qui a toutes nos
limites, un Dieu qui est
l'expression de nos options passionnelles. Il
s'agit d'aimer l'Homme,
tout homme, chose difficile où il est
impossible de tricher justement
parce que l'homme est plein de limites et
qu'il n'est pas naturellement
aimable.
Sans doute quelques hommes suscitent
spontanément notre sympathie.
Mais combien d'autres nous repoussent! Et
cependant, ce sont eux
qu'il faut aimer, qu'il faut aimer comme Jésus
les a aimés, les aime
et les aimera éternellement.
Comment cela est-il possible? Nous ne pouvons
entendre cette parole
qu'en y voyant une révélation du Christ
Lui-même. Car où est-il, ce
Christ? Comment L'atteindre? Où est-Il, ce Dieu Vivant, ce Dieu
Incarné, ce Dieu qui est un événement continuel
de l'Histoire humaine?
Où est-Il sinon justement dans l'homme?
L'Incarnation, qui est la communication faite
à l'Humanité de Notre
Seigneur de la subsistance du Verbe,
c'est-à-dire de la Personnalité
même du Fils Eternel de Dieu et de Son Infini
Dépouillement, l'Incarnation
n'est pas réservée à cette Humanité de Jésus.
Elle est faite
pour être communiquée, elle doit atteindre
tous les hommes. Ce sont
tous les hommes qui doivent en Jésus accéder à
la Vie Divine et, en
parvenant à la Vie Divine, ce sont tous les
hommes qui ont à devenir
un, à devenir un seul corps, une seule vie,
une seule personne car,
comme dit Saint Paul aux Galates:
"Désormais, il n'y a plus ni juif,
ni grec, ni homme, ni femme, ni esclave, ni
libre citoyen: vous
êtes tous un, une seule personne en Jésus
Christ"(Gal.3/28 et Col3/11)
32
5.2 Les hommes ne peuvent être hommes qu'à ce
prix, car être homme
authentiquement, c'est justement n'avoir plus
de frontière, c'est
être ouvert d'une manière illimitée, c'est
être capable d'accueillir
toute l'humanité, toute la Création, tout
l'univers dans un coeur qui
ne connaît pas de frontières.
Les hommes ne peuvent se joindre, les hommes
ne peuvent se trouver,
même les plus proches, les hommes ne peuvent
s'atteindre - un époux,
sa femme; une femme, son mari; les enfants,
leurs parents; les
parents, leurs enfants; les amis, leurs amis -
personne ne peut
atteindre l'autre à fond, le joindre dans sa
racine, dans ce qu'il a de
plus secret et de plus personnel qu'à travers
Dieu. Car c'est Dieu
notre
racine commune. C'est en Dieu que notre vie a son origine et
son berceau. C'est dans le Coeur de Dieu
qu'elle jaillit à chaque
instant. C'est en Dieu que nous atteignons à
notre véritable identité
et c'est par là que nous pouvons réellement
nous rencontrer les uns
les autres, nous aimer en échangeant Dieu,
nous aimer en respirant
Sa Présence, nous aimer en nous communiquant
les uns aux autres
ce Bien Infini qui est le Dieu Vivant.
Et c'est pourquoi la dernière consigne de
Notre Seigneur, c'est justement
de "nous aimer les uns les autres comme
Il nous aime" (J 13/34,
15/12). C'est pourquoi Il peut conclure de la
façon la plus décisive :
"Et c'est à cela qu'il reconnaîtra que
vous êtes mes disciples: si
vous vous aimez les uns les autres." (J 13/35)
Etre disciples de Jésus, c'est donc cela:
c'est admettre, c'est expérimenter
que le Règne de Dieu est au-dedans de nous,
que Dieu est
justement la suprême intériorité parce que ce
qui nous distingue de
Dieu, c'est justement que nous sommes d'abord
dehors. Comme dit
Saint Augustin: "Tu étais dedans".
Il le dit à Dieu: "Tu étais dedans.
C'est moi qui étais dehors." C'est moi
qui étais étranger à moi-même,
c'est moi qui n'arrivais jamais à joindre mon
âme, c'est moi
qui étais extérieur à ma propre intimité; et
c'est en Toi qui étais dedans,
que je suis devenu moi-même.
La dernière consigne de Notre Seigneur en nous
révélant à nous mêmes,
en nous donnant la possibilité de nous joindre
les uns les autres, nous
révèle tout d'un coup qui est Jésus, qui est
Dieu comme la respiration
de notre coeur, comme l'espace infini où notre
liberté s'accomplit,
comme le trésor infini qui peut seul donner à
la vie humaine un sens,
qui peut seul donner à l'aventure humaine une
dimension digne de nous.
Jésus donc nous donne rendez-vous dans
l'humanité. Jésus nous attend
au coeur de l'Histoire humaine et cette
consigne qu'Il nous donne, Il va
nous l'illustrer de deux manières infiniment
émouvantes et la première,
c'est cette leçon de choses qu'Il donne à ses
disciples au Lavement des pieds.
33
5.3 Comment prouver mieux que le Royaume de
Dieu est à l'intérieur de
nous-mêmes, que le Royaume de Dieu, c'est nous
quand nous l'accueillons,
c'est nous quand nous vivons de nous-mêmes
pour Le recevoir,
c'est nous quand nous devenons transparents à
Sa Présence et à Sa
Lumière? Comment le prouver mieux qu'en
s'agenouillant Lui-même
devant Ses disciples et en leur lavant les
pieds, en faisant à leur
égard le geste de l'esclave, ce geste
scandaleux en apparence, ce
geste qui opère la transmutation de toutes les
valeurs, ce geste que
Pierre d'abord décline: "Mais comment,
mais ce n'est pas
possible, Seigneur, ce n'est pas possible que
tu me laves les pieds!"
En effet, pour admettre ce geste, il faut
renoncer à voir Dieu comme
une grandeur extérieure. Pour admettre ce
geste, il faut comprendre
que la suprême grandeur de Dieu, c'est Son
Humilité et Sa Charité,
c'est son dépouillement dans le mystère de la
Trinité Divine, c'est
Son Amour illimité. Celui qui aime le plus,
c'est celui-là le plus
grand. Celui qui peut se donner à l'infini,
c'est Celui-là qui est Dieu.
Jésus à genoux renverse toutes nos grandeurs
pyramidales, toutes nos
grandeurs de chair et d'orgueil et il nous
conduit doucement, tendrement,
Il nous conduit par cette leçon de choses à
l'apprentissage de la
vraie grandeur. Il donne au plus petit la
possibilité de devenir quelqu'un.
Il introduit chacun dans cette aventure
infinie qui a Dieu pour
centre, pour origine et pour terme. Il
supprime entre les hommes
ces
compétitions mortelles qui aboutissent à la haine et à la guerre
parce qu'Il offre une grandeur qui est
possible à tous, une grandeur
qui peut être réalisée par chacun au plus
intime de son coeur. Davantage,
elle ne peut pas l'être autrement. C'est une
grandeur qui nous
transforme jusqu'à la racine. C'est une
grandeur que l'on devient.
C'est une grandeur qui coïncide avec la vie.
C'est une grandeur qui
rayonne à travers notre présence et, en tant
qu'il y ait compétition,
qu'il y ait concurrence, plus chacun devient
grand, plus les autres
grandissent en même temps car, comme le disait
Elisabeth Leseur
si magnifiquement: "Toute âme qui s'élève
élève le monde."
Ce geste du lavement des pieds qui était
commémoré dans la liturgie
d'aujourd'hui, ce geste du Lavement des pieds
nous introduit de la
manière la plus profonde au Mystère de la
Croix. Il nous donne à
comprendre ou à deviner tout au moins que la
carrière de Jésus qui
se terminait par un échec et que cet échec
soit aussi la plus haute
révélation de Dieu parce que ce qui importe à
Dieu, c'est justement
qu'Il apparaisse toujours comme l'Amour
Infini, c'est qu'Il persévère
dans Son Amour même si nous Le trahissons,
même si nous Le renions.
même si nous L'abandonnons, même si nous ne
Lui opposons que notre
indifférence à Ses avances.
34
5.4 Son
triomphe, c'est d'aimer toujours, d'aimer jusqu'à la mort de la
Croix et nous qui avons tant besoin de
grandeur, nous qui, dans ce
siècle doté d'une telle puissance sur la
matière, nous qui nous
demandons comment nous pouvons inscrire notre
nom dans l'Histoire,
ce
que signifie notre vie qui paraît si vaine et si mesquine, nous
apprenons ce soir justement que chacun de nous
est appelé à une
grandeur proprement divine, que la Grandeur de
Dieu n'est pas
autre que celle-ci qui s'exprime dans
l'agenouillement du Lavement
des pieds.
On imagine un Nietzsche, s'il avait compris au
lieu de s'épuiser à
poursuivre une grandeur où il s'est tendu ou
vers laquelle il s'est
tendu jusqu'à la folie, s'il avait pu
comprendre que justement la
grandeur, c'est cela: devenir un espace
illimité pour accueillir
un amour infini qui se répand sur toute
l'humanité et sur tout
l'univers.
Après cette consigne, Jésus perpétuera le
suprême commandement
dans l'Eucharistie. Après cette leçon de
choses qui est le Lavement
des pieds, il y aura cet appel éternel à
l'accomplissement de l'amour
dans le sacrement de l'autel.
Nous allons essayer de pénétrer ce mystère
adorable. Mais nous
voulons d'abord nous reposer un instant en
faisant une pose, nous
reposer un instant dans la contemplation du
Lavement des pieds en
demandant au Seigneur de nous donner soif de
cette grandeur authentique,
de nous unir tous à nos frères humains par
cette ultime racine
qui est Lui-même, afin que notre charité ne
soit pas simplement une
consigne sur le papier mais qu'elle devienne
l'expression authentique
et spontanée de notre vie dans cette
reconnaissance du Royaume de
Dieu intérieur à chacun.
Car là, justement, est le geste qui permet à
l'homme de reconnaître
l'homme: cette lumière adorable qui nous fait
percevoir en toute
conscience humaine le sanctuaire de Jésus
Christ qui nous attend et
qui
nous rassemble ce soir dans Son Amour.
35
Notre Dame des Anges
BEYROUTH Maurice ZUNDEL
Jeudi Saint - 30 Mars 1972
JESUS, SECOND ADAM, RASSEMBLE
L'HUMANITE
ET L'UNIVERS DANS
L'EUCHARISTIE
6.1 En
parlant à des enfants du mystère de l'Eucharistie, il m'est arrivé
de commencer par cette parabole: Il y avait à
Paris à la fin du XIXe
siècle ou au commencement de ce siècle un
ingénieur très qualifié
qui avait une dizaine d'enfants. Il voulait
les élever le mieux possible
et il accepta, à son corps défendant, d'aller
en Amérique du Sud pour
y construire un barrage. Il se sépara avec le
plus grand chagrin de
sa femme et de ses enfants, mais c'était pour
eux qu'il entreprenait
ce grand voyage qui devait le séparer d'eux,
étant donné qu'on ne
disposait pas d'avions, que les voyages
étaient longs et coûteux, qui
devait
le séparer de sa famille plus de dix ans.
Dans l'intervalle, il eut le chagrin
d'apprendre la mort de sa femme
et, quand il revint à Paris, il eut un autre
chagrin encore plus cuisant,
celui de voir ses enfants depuis la mort de
leur mère complètement
désunis et ennemis les uns des autres.
Il tenta de les réconcilier mais, comme il y
avait longtemps qu'il avait
perdu le contact avec eux, il ne peut réussir
et, finalement, il mourut
avec son chagrin.
Les enfants, naturellement, se précipitèrent
pour l'ouverture du testament
et ils lurent que la fortune du père qui leur
revenait indivisiblement
était déposée dans un coffre dont ils auraient
à ouvrir la serrure
en faisant jouer un mot sur la clé. La clé
comportait ce secret: elle
ne pouvait jouer que sur un mot qu'il
s'agissait de découvrir.
Les enfants s'épuisèrent à épeler tous les
noms de la famille depuis
les frères et soeurs jusqu'aux oncles, aux
grands-oncles, jusqu'aux
grands-pères et aux grand-mères et la clé ne
joua pas. Finalement,
ils relurent le testament et ils virent que le
mot "ensemble" était
souligné. Alors ils firent jouer la clé sur le
mot "ensemble" et ils
se réconcilièrent sur ce mot, dans
l'émerveillement de se retrouver
enfin à travers l'amour de leur père
défunt.
36 6.2
Eh bien, c'est cela, en un mot, le mystère de l'Eucharistie: c'est
d'abord ensemble que Jésus demeure avec nous.
Jésus sera avec
l'humanité jusqu'à la fin des siècles. Encore
faut-il que l'humanité
soit avec Lui. Jésus demeure, car le
christianisme, c'est Jésus
Lui-même. Le Christianisme n'est pas une
doctrine, n'est pas un
système du monde: c'est la Parole Eternelle
faite chair. Le Christianisme,
c'est Jésus en personne et c'est pourquoi il
fallait que
Jésus demeure mais, pour que cette Révélation
unique, infinie,
inépuisable qu'Il est, porte ses fruits, il
faut que nous ouvrions
notre coeur à l'immensité du Sien.
Et c'est pourquoi il va perpétuer pour
l'accomplir la dernière consigne
dans le mystère de l'Eucharistie: Il va nous
réunir autour de sa table,
tous les hommes, toute l'humanité, toute
l'Histoire, toute la Création,
tout l'univers. Il va la rassembler cette
Création autour de Sa table.
C'est là qu'Il nous donne rendez-vous. C'est
là que nous nous rencontrerons,
à condition que nous venions ensemble.
Et pourquoi ensemble? Parce que Jésus est le
second Adam, parce
que Jésus, infiniment ouvert du côté de Dieu
par la filiation éternelle
du Verbe est aussi infiniment ouvert du côté
des hommes et de toute
la Création. Infiniment ouvert: ne pouvant
exclure personne, donnant
Sa Vie pour chacun, jetant dans la balance Son
Corps et Son Sang pour
apprécier la valeur de chacun et c'est
pourquoi chacun ne peut Le rencontrer
qu'en dilatant son coeur, chacun ne peut Le
rencontrer qu'en
se faisant universel, comme Jésus.
Car celui qui restreint Jésus à sa propre
frontière, qui mesure Jésus
à sa propre mesure, fait de Jésus une idole,
un faux dieu. Ce n'est
plus Lui qu'il rencontre mais une idole
fabriquée de sa propre main.
C'est justement pour que nous Le trouvions
authentiquement, pour que
nous Le rencontrions au plus intime de
nous-mêmes que Jésus nous
appelle, nous convoque, nous invite à venir
ensemble en prenant
chacun en charge toute l'humanité.
Car l'Eucharistie est par essence un acte
universel. Jamais la communion,
pas plus que la liturgie, pas plus que la
messe elle-même ne peut
être un geste privé. C'est toujours un acte
universel. C'est toujours
un acte des autres et pour eux que l'on
s'approche de l'Eucharistie et
que l'on est en contact authentique avec
elle.
Ce fait universel, ce fait d'Eglise, c'est là
la condition même de la
réalisation effective de la Présence de Jésus
dans le Très Saint Sacrement.
Il faut d'abord que le Corps Mystique, que
toute l'Eglise en
laquelle toute l'humanité et toute la Création
sont comprises, il faut
que le Corps Mystique se constitue car lui
seul est en prise sur son
Chef, lui seul est en prise sur Sa Tête qui
est Jésus Christ.
37
6.3
C'est donc seulement à cela, à partir du moment où au moins dans
une âme toute l'humanité est rassemblée par
l'amour, que l'Eglise
est habilitée, est capable d'interpeller son
Chef et de provoquer
l'accomplissement de Sa Promesse. C'est sur ce
Corps Mystique
tout entier que Jésus va prononcer à travers
le prêtre qui représente
ce Corps Mystique tout entier, va prononcer
ces paroles qui accomplissent
ce qu'elles disent, ces paroles qui
transforment, ces paroles
qui, sous le voile du pain et du vin, vont
perpétuer la Présence Réelle
du Seigneur.
Cela ne se produit que si l'Eglise est là, que
si l'amour interpelle
le Seigneur, que si toute la Création est
rassemblée autour de Sa
Table. C'est pourquoi, s'il n'y avait pas tant
de monde, s'il n'y
avait pas au moins une âme qui totalise dans
son amour l'appel de
toute la Création, toute consécration serait
invalide. Mais alors, il
n'y aurait plus d'Eglise s'il n'y avait plus
d'âme en état d'aimer.
C'est pourquoi toute consécration qui
s'accomplit en dehors de
l'Eglise est invalide.
L'hypothèse d'un défroqué, comme dans le film
qui porte ce nom,
d'un défroqué qui consacre un seau de
champagne dans un bar par
dérision, cette hypothèse est absurde: une
telle consécration est
évidemment invalide parce que la consécration
n'est pas un geste
magique. C'est la réponse du Seigneur à
l'appel de l'Eglise, à
l'appel de son Corps Mystique qui dit sur Lui:
"Ceci est mon Corps.
Ceci est mon Sang", comme lui-même le dit
sur elle, sur l'Eglise.
On voit alors toute l'Histoire se récapituler
et tous les siècles se
grouper autour de l'autel. Tous ces
personnages qui semblent
définitivement morts, les voilà qui
surgissent: les plus grands
hommes, les plus grands philosophes, Platon et
Socrate et Aristote
et Sénèque et Plotin et Saint Augustin et
Saint François et tous les
autres, les voilà tous groupés autour de
l'autel. Personne n'échappe,
tous les hommes redeviennent contemporains.
L'Histoire recommence,
la Création connaît une nouvelle origine et il
y a sans doute en ce
moment incomparable où ces paroles
retentissent et s'accomplissent,
il y a sans doute des âmes qui obtiennent
enfin ce qu'elles ont attendu,
qui obtiennent enfin cette vision de Dieu qui
va les combler à fond, en
les rassasiant définitivement et
inépuisablement.
Comme c'est merveilleux de vivre la messe dans
cette ampleur, de
la vivre en face de toute l'Histoire, de
percevoir que tous les hommes
de toutes les générations deviennent
contemporains, de savoir que
personne n'est exclu, que les êtres les plus
hostiles à Dieu, les plus
pervertis, les plus corrompus en apparence, nos
adversaires, ceux-là
même qui en veulent à notre vie, que tous ces
inconnus ou tous ces
êtres connus, tous ces êtres qui habitent des
solitudes inaccessibles,
38
6.4 qui
connaissent des civilisations qui nous sont totalement étrangères,
quelle merveille de penser qu'ils sont là, que
la grâce du Christ les
assume, qu'à travers la liturgie divine, le
monde entier reçoit la
beauté du Ciel.
Si nous avons de l'Eucharistie cette vision,
comme nous serons
pressés de la recevoir, comme nous viendrons
communier non pas
pour nous mais pour eux tous, comme nous
aurons ce sentiment
merveilleux que nous possédons le viatique de
tous les hommes qui
mourront aujourd'hui! Ainsi, personne
n'échappera au ralliement
de l'Amour. Ainsi, tous auront part à la table
du Seigneur. Ainsi,
tous deviendront avec nous un seul Pain
Vivant, un seul Corps, une
seule Personne en Jésus.
Mais ce n'est pas tout. L'Eucharistie n'est
pas seulement l'accomplissement
de l'humanité, c'est aussi l'accomplissement
de l'univers.
Car l'univers doit, lui aussi, entrer dans la
Vie Divine. L'univers,
lui aussi, doit être transfigurer par le
Regard de Jésus. La vocation
de l'univers, c'est d'être l'ostensoir de
Dieu. Et nous le voyons bien:
tous les savants dignes de ce nom, tous ceux
qui ont marqué dans
l'Histoire comme de grands découvreurs, comme
de grands inventeurs,
ceux qui ont fait faire à la science des
progrès décisifs, ils ont tous
compris, deviné, expérimenté que ce monde
matériel, que ce monde
physique dont l'étude était leur métier, leur
passion, ils ont tous
compris qu'à travers cet univers, ils
pouvaient atteindre la Vérité,
ils pouvaient atteindre une Lumière, qui est
la lumière de leur esprit,
une Lumière qui est le jour de leur
intelligence, qui est la joie de
leur coeur et donc ils savaient qu'au-delà des
apparences matérielles,
au-delà des phénomènes, il y a le Verbe, il y
a l'Intelligence Divine,
il y a l'Amour Eternel qui veut se faire jour
à travers tout l'univers,
qui veut le rassembler dans l'esprit et qui
veut, à travers nous,
l'accomplir comme une offrande d'amour.
Quand Jésus transforme ou transsubstantie le
pain et le vin, quand
il introduit la liberté divine au coeur de la
matière, comme Il le fait
dans tous ses miracles, justement Il révèle
que la vocation de l'univers
est d'être divinisée, qu'il n'a qu'un seul
mouvement continu qui
va de l'atome à l'homme et de l'homme à Dieu,
que le sens même de
l'univers, c'est de refléter le Visage de
Dieu, c'est de participer à
Son Amour, c'est d'entrer dans la jubilation
de la Trinité Divine.
Et voilà que, justement, à travers les espèces
consacrées, la matière
est libérée, l'univers physique se
personnalise et l'unité de la Création,
pour un moment tout au moins,
s'accomplit.
39
6.5 On
n'en finirait pas: Jésus est l'origine, Jésus est le second Adam,
Jésus est le commencement d'une création
nouvelle dont l'émerveillement
saisit le coeur de tous les contemplatifs qui
ont entendu à travers
le silence de l'Eucharistie, qui ont entendu
les battement du Coeur de Dieu.
Un juif que j'ai connu, que j'ai rencontré à
Paris, René Schwob, étant
juif encore, ayant entendu parler de
l'Eucharistie, s'est dit: "Eh bien
si c'est vrai, ça doit se voir. Si c'est vrai,
ça doit s'expérimenter"
et il est allé communier pour expérimenter la
réalité de la Présence
de Jésus et c'est cette communion antérieure à
son baptême qui l'a
converti. Et, quand je l'ai quitté, il était
sur le chemin du sacerdoce:
il aspirait à devenir l'instrument de cette
Eucharistie, le ministre de
cette Eucharistie qui l'avait miraculeusement
converti.
Et vous savez, vous connaissez ce livre
d'André Frossard: "Dieu
existe, je L'ai rencontré"(1968). Vous
savez que cet homme totalement
agnostique, tranquillement incroyant,
simplement pour avoir passé
trois minutes dans la chapelle de religieuses
dans laquelle un de ses
amis priait, pour avoir passé trois minutes
dans le rayonnement de
la présence eucharistique, n'a plus pu s'en
déprendre et que Dieu est
entré dans son coeur comme la lumière qu'il
n'avais jamais osé espérer.
L'Eucharistie, c'est notre suprême trésor car,
si l'Eglise perpétue
la Présence de Jésus jusqu'à la fin des temps,
le coeur du mystère
de l'Eglise, c'est l'Eucharistie qui nous
rassemble ce soir.
Avec quelle gratitude, avec quel
émerveillement sommes-nous appelés
à accueillir ce don de l'Eternel Amour! Comme
le commandement
d'aimer devient vivant tant il s'exprime dans cette
Présence discrète,
silencieuse, où Dieu a parlé dans son vêtement
de pauvreté! Quoi de
plus fragile, de plus insignifiant que cette
hostie qui est le véhicule
de la Présence Unique... Et pourtant, c'est
cela dont l'Eglise a vécu:
elle vivra toujours de ce mystère et, quand on
le néglige, quand on
s'en détourne, quand on perd contact avec lui,
quand on ne sait plus
entrer dans son silence, le Christianisme se
défait. Il devient un
bruit discordant, il devient une action
décentrée, il devient une
agitation stérile parce qu'il n'est plus porté
par la Grandeur Divine
qui peut seule réaliser la grandeur
humaine.
Nous avons donc ce soir, avant toute chose, à
adorer le silence du
Seigneur dans le mystère eucharistique. Nous
avons à devenir
disciples du silence, car c'est à travers ce
silence que nous atteindrons
à nos racines et à celles d'autrui. C'est à
travers tout ce silence que
nous connaîtrons le prix de la Parole, qui est
le Verbe, le Verbe qui crée,
le Verbe qui suscite la Vie, le Verbe qui
communique toutes les richesses de l'Amour.
40
6.6
C'est la grâce que nous allons demander les uns pour les autres.
Seigneur, c'est vous qui avez tout sauvé, qui
avez tout sauvé au
cours des siècles, par votre silence. Car, en
effet, si l'Eglise
n'avait vécu que de la parole humaine des
discussions, des oppositions,
des anathèmes, des excommunications
réciproques, il y
a longtemps qu'elle serait tombé en ruine. Ce
qui a tout sauvé,
c'est le silence de Dieu. Ce qui a tout sauvé,
c'est cet attrait,
cette attraction, cette polarité que le Christ
au Très Saint Sacrement
a exercé sur les âmes comme pour leur faire
entendre le mystère du
silence.
Et ce sont ces âmes souvent les plus humbles, les
plus inconnues
qui sont les colonnes de l'Eglise, ces âmes
qui respirent le silence
de Dieu et qui en communiquent la vertu et la
joie.
Et voilà maintenant le seul hommage que nous
puissions rendre,
c'est d'entrer nous-mêmes dans ce profond
recueillement. C'est
d'entrer dans cette vocation universelle.
C'est de respirer cette
Présence qui embrase tout l'univers. C'est de
faire ce soir une
offrande de notre être tout entier, en prenant
en charge toute
l'humanité et tout l'univers, en même temps
que ce soir le monde
entier se rassemble comme un seul Corps, comme
un seul Pain,
comme une seule Hostie.
Alors nous apprendrons qui nous sommes en
prenant conscience de
la dimension infinie du Christ et de
nous-mêmes, dont Il est la Vie,
et nous pourrons recevoir cette pierre blanche
dont parle l'Apocalypse,
cette pierre mystérieuse qui est Jésus
Lui-même, cette
pierre où nous lirons notre vie car, comme le
dit le prophète sacré:
"A celui qui vaincra" - c'est-à-dire
à celui dont la Foi ira jusqu'au
bout d'elle-même -" A celui qui vaincra, on donnera une pierre
blanche. Et sur cette
pierre, un nom écrit, un nom que personne
ne connaît, sinon
celui qui la reçoit."(Ap. 2.17)
41
Notre Dame des Anges
BEYROUTH
Maurice ZUNDEL
Vendredi Saint - 31 Mars 1972
JESUS S'EST FAIT PECHE
POUR NOUS
7.1 La seule parole qui soit au niveau de
l'événement qui nous rassemble,
de l'événement qui domine toute l'Histoire,
c'est le mot de Saint Paul
aux Corinthiens: "Celui qui était sans
péché, Celui qui ne connaissait
pas le péché, Dieu l'a fait péché pour nous,
afin que nous devenions
en Lui justice de Dieu." (2 Cor.
5/21)
Au-delà de toute espèce de sentimentalité,
allons droit au coeur du
mystère. Saint Paul nous introduit dans les
abîmes de la douleur du
Christ: c'est qu'Il a été fait péché, c'est
qu'Il a totalisé dans sa sensibilité,
toute la culpabilité de toute l'Histoire, du
commencement jusqu'à
la fin, c'est qu'Il s'est senti le grand
coupable, c'est qu'Il s'est senti
infiniment plus coupable que ses bourreaux
eux-mêmes pour lesquels
Il a imploré le pardon, parce que, justement,
sa sensibilité était dans
la nuit, dans l'abandon et dans la solitude
totale.
Sans doute au sommet de Son Etre, Il savait
que cette heure était
l'heure
de la Rédemption, l'heure de la victoire sur la mort, l'heure
du triomphe de l'Innocence Infinie de Dieu,
mais, dans sa sensibilité,
Il était dans la nuit la plus obscure et dans
l'abandon le plus total au
point qu'Il avait ce sentiment intolérable
d'être péché vivant.
Et c'est cette coexistence en Lui entre le
sentiment de la culpabilité
infinie et la certitude de l'innocence absolue
qui a fait craquer son âme,
qui a été la raison de Sa Mort. Car Jésus
n'est pas mort de Ses blessures
physiques comme les larrons crucifiés avec
Lui. Il est mort
du dedans, d'une mort intérieure. Il est mort
de notre mort, car Il ne
devait pas mourir étant donnés les principes
constitutifs de Son Etre.
Il ne devait pas mourir puisqu'il était, comme
dira Saint Pierre, "le
Prince de la Vie" (Ac. 3/14). S'Il est
mort, c'est par un miracle de
identification au point que l'on peut dire que
ce n'est pas la Résurrection
qui doit nous étonner, mais la mort en Celui
qui était la Source de toute vie.
42
7.2 Il est mort parce qu'Il s'est identifié à
notre mort qui trempe dans le
mal, qui a sa source première dans la péché et
c'est parce qu'Il est
entré dans cette nuit effroyable, dans cet
enfer ineffable, que son âme
s'est rompue et qu'Il a rendu le dernier
souffle.
Il faut nous en souvenir: la mort de Jésus est
une mort intérieure.
C'est une mort qui commence par l'esprit, par
le coeur et qui s'achève
seulement dans la chair. Et c'est pourquoi il
y a en Lui une exigence
de retour à la vie parce que, pour Lui, la
mort est un état contre
nature. Mais justement, c'est cela qui nous
émeut dans cette mort,
c'est cela qui nous purifie, qui éveille notre
amour et notre compassion.
Cette mort, c'est notre mort. Cette mort qu'Il
endure, c'est
pour vaincre la nôtre, pour la transfigurer,
pour que nous puissions
faire de notre mort un acte de vie, une acte
d'amour.
Il nous reste donc à nous cacher dans ces
plaies de Jésus Christ, à
les assumer dans notre coeur, à entrer dans
cette compassion qui a
fait de Saint François d'Assise une croix
vivante portant les plaies
de Jésus Christ. Il nous reste à entrer dans
cette compassion
d'amour et, pour l'exercer d'une manière
authentique, à aimer, à
aimer toujours davantage, à aimer Celui qui
est l'Amour et qui est
le Dieu Vivant, Car le Bien, c'est Dieu vivant
en nous, et nous
vivant en Dieu. C'est par là que nous
arracherons le Christ à la
Croix. C'est par là que nous témoignerons de
notre intelligence,
puisque le péché est un refus d'amour; puisque
nous avons tous
crucifié Jésus, nous avons tous le pouvoir
aussi de L'arracher à
la Croix et de Lui préparer dans notre coeur
un siège où Il pourra,
un trône où Il pourra proclamer Sa Royauté,
c'est-à-dire exprimer
à travers nous dans notre fidélité la présence
éternelle de Son Amitié
Infinie pour tous les hommes.
Nous voulons donc maintenant entrer dans cet
immense silence où la
Vierge est ensevelie lorsqu'elle accompagne
son Fils au tombeau,
lorsqu'elle
Le reçoit de la Croix où Il a été labouré, défiguré, déshonoré,
bafoué. Nous voulons entrer dans ce silence en
demandant à
Marie d'inscrire en nous les blessures de
Jésus, afin que nous
entrions à fond dans l'appel de Son Amour, en
nous rappelant ces
larmes d'un grand fils de Saint François qui
parcourait les routes
d'Italie en disant: "Piango perche
l'amore non è amato": "Je
pleure parce que l'Amour n'est pas aimé."
(1)
-:-:-:-:-:-:-
(1) Jacopone de Todi
43
Notre Dame des Anges
BEYROUTH Maurice
ZUNDEL
Pâques - 2 Avril 1972
LE MYSTERE PASCAL : L'AMOUR EST PLUS FORT QUE LA MORT
8.1 Le Docteur Paul Nagai, médecin japonais,
qui a été victime à petit
feu en raison de la leucémie qu'il a
contractée lors de la mort des
victimes de la bombe atomique qui a détruit
Nagasaki, le Docteur
Nagai raconte comment il a entrevu
l'immortalité dans le dernier
regard de sa mère mourante. Il faisait alors
ses études de médecine.
Il était matérialiste, comme la plupart de ses
camarades.
Et voilà que, devant ce mystère, devant ce
regard si chargé de
lumière et d'amour, il fut ébranlé jusqu'au
fond de son être en se
disant: "Il est impossible qu'un tel
regard soit condamné à mourir."
Alors, il prit contact avec les prêtres de la
cathédrale, dans le
voisinage de laquelle il habitait. Il embrassa
la Foi chrétienne avec
une immense ferveur et Dieu devint pour lui,
comme pour sa femme
et ses enfants, Dieu devint vraiment la
respiration de sa vie. Il avait
compris l'essentiel: c'est que l'amour, comme
dit le Cantique,
l'amour est plus fort que la mort."
(Cant. 8/6)
Et c'est cela justement qui éclate au coeur du
Mystère de la Résurrection,
c'est que l'amour est plus fort que la mort
car enfin, Notre Seigneur
est entré dans la mort uniquement par Amour
pour nous. Notre
Seigneur est entré dans cette épouvantable
solitude à laquelle fait
allusion l'article du symbole: "Il
descendit aux Enfers". Cela veut
dire qu'Il connut, seul, la plus épouvantable,
la plus désespérante
solitude pour nous en délivrer, afin que,
désormais, nous ne
mourrions pas seul, parce qu'Il ne cessera
jamais de traverser la
mort avec nous. Et, quand on n'est pas seul
dans la mort, quand
dans la mort on est porté par la Vie, quand
dans la mort on est
assisté par l'Amour, la mort dans ce qu'elle a
de plus inacceptable
est vaincue et définitivement surmontée.
Quelle est cette puissance de l'Amour? C'est
une puissance de dépouillement,
c'est une puissance de libération. Celui qui
aime ne se regarde
pas. Celui qui aime se dépossède de lui-même.
Celui qui aime devient
un espace pour accueillir l'autre. Celui qui
aime n'offre plus de prise
aux voleurs, il n'offre plus de prise aux
phénomènes, il n'offre plus de
prise à la mort, comme Saint François l'a si
magnifiquement révélé
44
8.2 dans sa propre mort qu'il a accueillie
dans la jubilation et dans
l'émerveillement parce qu'il savait qu'il
allait à la rencontre de cet
Amour qui l'habitait et qui était caché comme
un immense secret au
fond de son coeur.
Et ce secret, nous le portons nous-mêmes en
nous, car Jésus ne nous
attend pas seulement au moment de la mort,
Jésus nous attend maintenant,
à chaque battement de notre coeur. Jésus veut
donner à notre
vie les dimensions mêmes de la Sienne. Jésus
nous donne Son Coeur
pour aimer, Il nous donne ce pouvoir d'aimer
infiniment car, comme
dit l'Apôtre Saint Paul: "La grâce de
Dieu a été répandue dans nos
coeurs par l'Esprit Saint qui nous a été
donné" (Rm. 5/5) Or
qu'est-ce que l'Esprit Saint sinon la flamme
d'Amour qui joint
éternellement le Père et le Fils dans le
Mystère adorable de la
Trinité Divine.
Eh bien, ce mystère est devenu nôtre: cette
capacité d'aimer nous a
été communiquée et nous pouvons dès ici-bas,
nous pouvons dès
aujourd'hui - parce que le Christ est vivant,
parce qu'Il est ressuscité,
parce qu'Il est la Vie de notre vie - nous
pouvons dès aujourd'hui aimer
d'un amour infini.
Qui ne voudrait pas être aimé d'un amour
infini? Qui, lorsqu'il aime,
n'espère pas rencontrer un amour sans
frontière, sans égoïsme et
sans retour sur soi? Eh bien, c'est cela,
notre capacité d'aimer en
Jésus Christ. Et, si nous sommes fidèles à cet
appel du Seigneur,
si nous respirons Sa Lumière, si nous Lui
rendons visite dans l'intimité
de notre coeur, si nous devenons transparents
à Sa Présence,
notre
amour sera capable chez tous les frères humains que la vie
mettra sur notre route, sera capable de les
délivrer de leurs limites
et de les apprivoiser à cet Amour Eternel et
de leur communiquer
cette capacité de don qui est celle même de
l'Esprit Saint répandue dans nos coeurs.
C'est l'Amour qui triomphe de la mort, C'est
l'Amour qui est plus
fort que la mort et c'est cela, justement,
notre acte de foi: c'est
l'affirmation que l'Amour est plus fort que la
mort à condition que
l'Amour soit totalement lui-même, à condition
que l'amour ne soit
pas un prétexte et un faux-semblant, à
condition que l'amour aille
jusqu'au bout de sa vocation et qu'il
communique à l'autre et aux
autres l'infini qui est sa Source Eternelle.
Paul Nagai, qui portait ces pensées dans son
coeur, lorsqu'il se vit
tout à coup enseveli à l'Université sous un
amas de poutres et de gravats,
lorsqu'il entendit les gémissements des
blessés, lorsqu'il vit à
douze kilomètres alentour un immense champ de
ruines, lorsqu'il
45
8.3 découvrit dans sa maison effondrée le
squelette de sa femme, lorsqu'il
se vit lui-même contaminé par la leucémie, ne perdit
pas un
instant l'espérance. Il savait que l'amour est
le dernier mot de tout
et il contribua un certain jour de Noël,
immédiatement après la catastrophe,
à redresser sur un palan les cloches de la
cathédrale qui
étaient tout ce qui restait de cet édifice
soufflé par la bombe atomique.
Ils les redressèrent et les firent chanter
dans la nuit en s'agenouillant
sur ce champ de ruines. Et, comme sa maladie
progressait, il écrivit
ce
livre si diaphane, si transparent, si émouvant: "Les cloches
de Nagasaki" pour dire au monde entier:
arrêtez, finissez-en avec
la guerre. Nous avons fait l'expérience pour
vous, elles est horrible
mais nous n'en voulons à personne, parce que
nous voulons que
l'amour soit le dernier mot.
C'est cela que nous devons garder dans nos
coeurs aujourd'hui, mais
pour le vivre, mais pour lui donner une
résonance, à chaque battement
de notre coeur, dans toutes nos relations
humaines. Aujourd'hui,
il est urgent, aujourd'hui, pour que la paix
règne dans le monde,
il est urgent qu'aujourd'hui nous entendions
ce message, qui est le
message essentiel de la Résurrection. C'est
l'Amour qui aura le
dernier mot, car l'Amour est plus fort que la
mort.
46
Notre Dame des Anges
BEYROUTH Maurice
ZUNDEL
Pâques - 2 Avril 1972
LA MYSTERE PASCAL: Vivre
ensemble et seul
dans l'intimité du Christ Ressuscité
9.1 Cher Amis,
Jésus Ressuscité entre dans la Gloire de Son
Père. Il remonte vers
le Père, comme Il dit à la Madeleine. Il
remonte vers le Père pour
nous communiquer cette Gloire qu'Il avait
avant que le monde fut.
Il faut L'entendre: Jésus veut nous
communiquer Sa Gloire. Et quelle
est cette Gloire qui va transfigurer notre
vie, lui donner une valeur
incomparable? Cette Gloire, c'est l'Esprit
Saint qu'Il va répandre
dans nos coeurs. Cette Gloire, c'est la
Présence de Dieu, c'est Son
habitation au plus intime de nous.
Le Ciel, dit le Pape saint Grégoire, le Ciel
c'est l'âme du juste.
Voilà
que le Ciel vient en nous. Voilà que Dieu nous habite, que notre
vie est identifiée avec la Sienne! Chacun de
nous s'interroge: Quelle
est la valeur de ma vie? Chacun de nous veut
être unique. Il veut
que sa vie ait un sens. Il veut qu'elle ne
soit pas vécue en vain.
Comment notre vie peut-elle être unique sans
faire tort aux autres?
Sans nous retrancher de la communion humaine?
Mais voilà justement
le miracle et le mystère: c'est qu'en Dieu le
secret de chacun, l'unicité
de chacun et son universalité se confondent
parce que toute grâce est
une mission, parce que celui qui reçoit Dieu,
son coeur s'ouvre à l'infini
et devient capable d'être une présence à tous
les hommes. Et c'est là
justement le mystère merveilleux de l'Eglise,
que l'Eglise réalise d'une
manière unique, cette possibilité de relier
les deux pôles de la vie
commune, de la vie sociale "ensemble et
seul". On ne peut pas former
une communauté sans vivre ensemble, mais on ne
peut pas former une
communauté véritablement humaine sans que sa
propre solitude soit
reconnue et respectée. Car finalement la
communauté vaut ce que
vaut la solitude de chacun.
47
9.2
Voyez le communisme qui envahit le monde et qui ne cesse d'offrir
ses pièges en promettant un paradis à brève
échéance. Le Communisme
se trompe, non pas parce qu'il préconise la
communauté des
biens - qui peut être acceptable, qui peut
être admirable, qui est le
régime de la vie monastique - mais il se
trompe parce qu'il ignore,
parce qu'il méconnaît la solitude, parce qu'il
perd de vue que le bien
suprême, c'est le bien qui s'accomplit au plus
intime de chacun et
que, si chacun est vraiment présent à la
Lumière, et que si chacun
est offert totalement à la Présence Divine,
chacun devient alors un
bien commun, un bien universel. Et c'est cela
le véritable universel:
on confond toujours général et universel! Mais
l'universel, c'est cela:
c'est ce trésor confié à chaque conscience.
L'universel, c'est ce bien
divin qui est
le seul bien véritablement commun.
Voyez: si vous assistez à un concert, si les
artistes sont dignes de
la musique qu'ils présentent, si toute la
salle est unanime à écouter,
si elle est une seule respiration, une seule
aspiration vers la beauté,
chacun éprouve cette beauté d'autant plus
profondément que le silence
est plus total. Mais cette beauté, il
l'éprouve comme le secret le
plus intime de son coeur.
C'est là l'image d'une société parfaite, d'une
société véritablement
humaine: ensemble et seul. On communie
ensemble à un bien suprême,
mais qui est intérieur à chacun et qui est le
secret le plus intime de sa
personne. Et c'est cette Gloire, justement,
que Jésus veut nous communiquer
quand Il répand son Esprit dans nos coeurs. Et
c'est cette Gloire
en laquelle nous nous enracinons dans la
mesure où nous vivons le
mystère de l'Eglise. Car l'Eglise a ses
assises dans la conscience
de chacun. Chacun de nous doit devenir toute
l'Eglise. Sans doute
chacun dans l'Eglise n'a pas la même fonction,
mais tous les chrétiens
ont la même mission d'être les porteurs de
Dieu, d'être les porteurs
du Christ et, par leur vie même, de témoigner
de Sa Présence en Le communiquant.
C'est cela qui nous remplit de joie en voyant
le Christ Ressuscité et
remonté vers Son Père, et devenir, à la droite
du Père, le dispensateur
de la Gloire Divine qui est répandue dans nos
coeurs par l'Esprit
qui nous est donné. C'est cela qui nous
remplit de joie parce que
chacun d'entre nous peut entrer dans une
grandeur infinie, parce que
chacun de nous est vraiment chargé d'une
mission universelle, parce
que la vie la plus humble, la plus cachée -
une femme qui se livre aux
travaux obscurs du ménage - cette vie peut
rayonner sur le monde
entier et lui apporter la Vie Eternelle.
Il faut retenir ce message. Il faut garder
avec le plus grand amour
ce trésor confié à chacun de nous. Il faut que
chacun de nous prenne
conscience que l'Eglise, c'est son affaire,
que le salut du monde, il
en
a la charge, que le sens même de sa vie, c'est de porter tout
l'univers pour en faire à Dieu une offrande de
lumière et d'amour.
48
9.3 Quel honneur si, au soir de ce jour,
chacun de nous peut découvrir
dans le silence de son coeur cette Présence du
Seigneur Ressuscité.
Et, si chacun de nous se sent promu, élevé,
magnifié par ce don de
Dieu, si chacun de nous acquiert par là un
plus grand respect de sa
vie et prend cette admirable résolution d'être
digne de cette mission
et d'apporter partout où il va - sans le dire
mais dans l'amour même
du Dieu qu'il porte en lui-même - si chacun
s'efforce de communiquer
aux autres ce merveilleux secret en traitant
l'autre avec un respect
tel qu'il puisse découvrir au fond de son âme
ce Christ qui est le
Christ de tous, ce Christ qui est aussi le
Christ de chacun, ce Christ
qui nous appelle chacun par notre nom, ce
Christ qui nous fait à la
fois unis et universels.
Oui, le bien commun, chers Amis, c'est vous.
Le bien commun de
toute l'humanité, c'est chacune de vos âmes
dans la mesure où vous
laissez Dieu vivre en vous et susciter en vous
cet espace illimité
où toute la Création puisse se sentir
accueillie.
Avec quel bonheur nous allons rendre grâce au
Seigneur qui nous
appelle à une telle dignité et qui nous envoie
dans le monde pour être
un Evangile vivant, qui nous envoie dans le
monde pour porter la
paix et la joie, qui nous envoie dans le monde
pour que chacun se
sente infiniment aimé par ce Christ qui est
notre frère et notre Dieu!
49
Notre Dame des Anges
BEYROUTH Maurice
ZUNDEL
Pâques - 2 Avril 1972
LE MYSTERE PASCAL REVELE A
L'HOMME
LA GRANDEUR DE SA
VOCATION
10.1 Supposons avec la physique contemporaine
que le rayon de l'univers
soit de dix milliards d'années-lumière.
Supposons que la galaxie la
plus lointaine nous envoie aujourd'hui un
rayon qui chemine depuis
dix milliards d'années-lumière. Cela peut nous
donner une idée de
l'immensité du monde dans lequel nous sommes
un atome, un rien,
un zéro, en apparence. En apparence mais, en
réalité, cette immensité
du monde, c'est nous qui la calculons, c'est
nous qui la reconnaissons
et, par là, nous sommes plus grands que le
monde.
Le ver de terre ne connaît que l'espace vital
de son petit jardin. L'homme,
lui, bien qu'il soit un rien matériellement
dans l'immensité de
l'immensité physique de l'univers, c'est
pourtant lui qui connaît et qui
calcule
cette immensité.
C'est pourquoi Pascal a pu dire si
profondément et si magnifiquement:
"Par l'espace, l'univers me contient et
m'engloutit comme un point.
Par la pensée, je le contiens"(Br. 348).
Cet univers qui devient un
point dans ma pensée, car dix milliards
d'années-lumière je peux les
multiplier par mille: ce n'est rien pour mon
intelligence que cette
opération. Et, plus j'imagine le monde
immense, plus ma pensée le
domine, plus elle apparaît plus grande que
lui, et c'est cela, justement,
qui nous passionne, c'est cela qui provoque
notre émerveillement, c'est
qu'en nous il y a une grandeur telle que rien
en puisse la satisfaire, une
telle grandeur que tout objet dans le monde
est trop petit auprès de
l'espace illimité de notre intelligence. C'est
de là que jaillit en nous
ce désir, ce besoin impérieux d'infini qui
nous rassemble aujourd'hui.
Car pourquoi sommes-nous ici? Non pas pour
ressasser de vieilles
superstitions, non pas pour obéir à une
tradition de tribu. Nous sommes
ici pour apprendre notre vocation d'infini et
pour l'accomplir. Car Jésus
est venu précisément pour répondre à cette
soif d'infini qui nous dévore,
Jésus, c'est-à-dire Dieu parmi nous, Jésus,
c'est-à-dire Dieu au coeur
de notre Histoire, c'est-à-dire Jésus au
centre de notre vie.
50
10.2 Que vient-Il faire, sinon nous apprendre,
nous révéler que, en effet,
le poids de notre vie, c'est la vie, que le
poids de notre vie pour Dieu,
c'est Dieu même? Or toute la Création que nous
venons de vivre, tout
ce mystère adorable exprimé dans des mots
ineffables, toute cette
Passion, qu'est-ce qu'elle veut dire? Elle
veut dire que l'homme aux
yeux de Dieu égale Dieu parce que, justement,
Dieu nous aime au
point de vouloir nous communiquer Sa Vie, au
point de vouloir satisfaire
en nous ce besoin d'infini en nous
communiquant Sa Présence et Sa Vie.
C'est cela dont nous avons besoin de prendre
conscience. Vous chantez
le Seigneur, vous Le chantez avec allégresse,
vous le chantez magnifiquement
le dimanche soir. Mais votre vie est-elle une
découverte et
une création? Votre vie a-t-elle pris
conscience de son immensité?
Avez-vous retenu que vous êtes unique, chacun?
Unique, chacun? Et
que chacun de vous est indispensable à
l'équilibre du monde? Car
chacun de nous est irremplaçable.
Quand vous rentrez dans une chambre, votre
présence n'est pas neutre,
votre présence détermine un courant, un
courant de vie ou un courant
de mort, un courant de lumière ou un courant
de ténèbres, mais votre
présence change quelque chose à l'atmosphère,
change quelque chose à
l'univers et c'est parce que vous avez en vous
cette capacité, c'est
parce que vous avez en vous cette vocation de
grandeur que le Christ
est venu, qu'Il vient toujours, qu'Il vous
aime d'un amour infini, qu'Il
a jeté dans la balance Sa propre vie pour
faire contrepoids à notre vie.
Il n'y a là aucun doute que l'aventure
humaine, celle à laquelle vous
croyez, celle dans laquelle vous espérez,
celle à laquelle vous voulez
vous consacrer avec toute la passion de votre
jeunesse, il n'y a aucun
doute que cette aventure, elle s'accomplit
d'abord en vous. C'est dans
le secret de votre vie, c'est dans l'intimité
de vos choix, de vos décisions,
de vos affections que vous réalisez votre
vocation d'homme,
c'est-à-dire votre vocation de créateur et de
fils de Dieu.
Rappelez-vous le grand mot de Saint Paul, si
émouvant, si admirable
de l'Epître aux Romains: "La Création
toute entière gémit, elle est
dans les douleurs de l'enfantement parce
qu'elle a été soumise, malgré
elle, par l'homme à la vanité et la Création
toute entière attend la
révélation de la gloire des fils de Dieu"
(Rom. 8/19-22) Cela veut dire
que la Création toute entière vous attend, car
c'est en vous que doit se
manifester la gloire des fils de Dieu.
Est-ce que ce n'est pas une aventure digne de
solliciter votre enthousiasme,
digne de mettre en mouvement tout votre esprit
d'aventure, toute
votre puissance d'aimer? Le monde entier est
remis entre vos mains,
le monde entier vous attend, non pas pour une
action extérieure, qui est
sans doute nécessaire mais toujours limitée,
mais pour une action sans
limite et proprement infinie qui jaillit de
notre pensée et qui est le don
de notre coeur.
51
10.3 Nous ne serions là ni vous ni moi si nous
ne croyions à cette immensité:
comme notre foi en Dieu, c'est aussi au même
degré une foi en l'homme,
car où trouver Dieu dans une expérience
humaine sinon dans un homme
transformé, dans un homme délivré de ses
limites, dans un homme qui
est devenu un espace illimité de lumière et
d'amour.
Le Mystère Pascal, justement parce qu'il
inspire nos vies, le temps
du Christ parce qu'il résulte de cette équation
sanglante inscrite dans
l'Histoire par Jésus: aux yeux de Dieu,
l'homme égale Dieu, le Mystère
Pascal nous appelle à réaliser notre grandeur,
Il nous appelle à
être vrai, à ne pas tricher, car c'est cela
qui est l'opposé même de la
grandeur: tricher avec soi-même, tricher dans
sa solitude, tricher
dans sa pensée, tricher dans ses amours. Mais
celui qui dit la vérité
dans son coeur, celui-là gravit la Montagne de
Dieu ou plutôt il devient
lui-même la Montagne de Dieu, il devient le
phare qui éclaire toute
l'humanité.
Einstein, ce grand génie, qui a révolutionné
la physique dans tant de
domaines et qui avait un sentiment d'humilité
si profond, a écrit:
"Celui qui, devant l'univers, celui à qui
le sentiment religieux est inconnu
et
qui n'est pas frappé de respect, est comme s'il était mort." Einstein
disait cela devant l'univers, devant cet
univers à travers lequel il atteignait
cette Vérité Infinie qui nourrissait son
génie. Que dire devant ce
qui est infiniment plus grand que l'univers,
c'est-à-dire devant notre
vie elle-même?
Oui, le grand sanctuaire de Dieu, c'est
nous-mêmes parce que c'est
de nous-mêmes que doit partir ce rayonnement
qui va transfigurer tout
l'univers. Il s'agit donc pour nous de prendre
conscience de cette vocation,
d'enter dans notre grandeur et de donner comme
un aimant et à
notre vie, et à toute notre vie, et à toute la
Création, cet infini qui est
le Dieu Vivant caché au plus profond de notre
coeur et qui nous attend
et qui nous envoie pour rendre la vie plus belle
et l'humanité plus heureuse.
Hâtons-nous dans l'allégresse à la rencontre
du Seigneur Ressuscité en
Lui rendant grâce de ce qu'Il nous ait révélé notre
grandeur en nous
communiquant la Sienne, en nous rappelant ce
grand mot de Saint Jean
de la Croix: "Une seule pensée de l'homme
est plus grande que tout
l'univers. Il n'y a que Dieu qui soit digne de
la remplir."
52
Notre Dame des Anges
BEYROUTH
Maurice ZUNDEL
Pâques - 2 Avril 1972
RESURRECTION DES
CORPS
ET TRANSFIGURATION DE
L'UNIVERS
11.1 En Jésus Christ, c'est la liberté de Sa
Personne, la liberté de Son Etre
qui lui permet d'adapter la manifestation de
Lui-même à l'état d'esprit et
aux dispositions du coeur de ceux auxquels Il
apparaît. L'identification
se fait par degré. Nous le voyons ici: les
disciples, les apôtres
croient voir un esprit. Ce n'est que peu à peu
qu'ils se convainquent
de la présence corporelle du Seigneur, cette
présence corporelle qui
d'ailleurs témoigne, comme je viens de le
dire, d'une si grande liberté,
tellement
que, finalement, le Christ disparaîtra à leur yeux au-delà de
toutes les lois de l'espace et du temps.
Cette
liberté du Corps du Seigneur, cette liberté du Christ Ressuscité,
elle est appelée à devenir la nôtre, puisque
nous avons tous cette vocation
de ressusciter et que la vie glorieuse du
Seigneur s'imprime déjà
dans nos vie. Comment cela peut-il se
réaliser? Par quel recueillement,
par quelle intériorisation de nous-mêmes?
C'est là évidemment
toute la question que nous pouvons d'une
certaine manière mettre en
route par des expériences vérifiables.
Les cosmonautes nous ont appris que l'homme ne
peut subsister lorsqu'il
quitte notre atmosphère qu'en emportant les
conditions terrestres.
S'ils n'avaient pas été ravitaillés par
l'oxygène, s'ils n'avaient pu manger
des nourritures terrestres, les cosmonautes
n'auraient pas survécu sur
la lune. Ils sont donc restés terrestres sur
la lune parce que, justement,
notre organisme est ordonné à notre habitation
terrestre: nos organes
sont ainsi faits qu'ils sont étroitement
limités à cette zone terrestre qui
est notre habitat.
S'il y avait un transfert de l'humanité dans
d'autres planètes dont les
conditions sont totalement différentes, il
faudrait que les organes se
modifient en proportion, ce qui nous conduit à
nous demander ce qui
constitue finalement notre corps dans son
essence. Si nous faisons
abstraction des dispositifs qui nous adaptent
à notre habitat terrestre,
qu'est-ce qui reste de nous?
53
11.2 Si d'ailleurs nous tenons compte des
conditions de l'après-vie, de
l'après-vie terrestre où il n'y aura plus de
génération, où il n'y aura
plus de mariage, où il n'y aura plus la lutte
pour le pain quotidien, où
donc tous les organes qui sont adaptés à ces
fonctions auront disparu,
qu'est-ce qui restera du corps? Quelle est
l'essence de notre corps?
Qu'est-ce qui maintient notre identité depuis
le sein maternel jusqu'à
notre mort, depuis l'embryon jusqu'au
vieillard? Qu'est-ce qui maintient
l'identité? Qu'est-ce qui assure notre
présence dans le monde
visible et nous permet de nous y manifester si
on fait la soustraction
de tout ce que j'ai dit, de tout ce qui est
rigoureusement adapté à notre
habitat terrestre et aux fonctions qui ont à
s'y exercer pendant le temps
où nous y demeurons?
Il y a une donnée qui est extrêmement
émouvante, c'est celle de notre
voix. Votre voix que l'on reconnaît quand on
vous connaît, votre voix
qui s'annonce au téléphone: on sait que c'est
vous si l'on vous connaît,
elle révèle sa musique car la musique de votre
voix est unique, elle
correspond à un chiffre, à une certaine
longueur d'onde. Ce chiffre de
votre voix est sans doute le chiffre qui
correspond au chiffre de votre
corps que l'on peut résumer, lui aussi, dans
une longueur d'onde: une
certaine musique, une certaine note si vous
voulez.
Ce serait cela finalement qui constituerait
l'essence de notre présence
visible et qui nous permettrait de nous
manifester dans le monde visible.
Aussi bien voyons-nous justement dans les
apparitions de Notre Seigneur
qu'elles manifestent une entière liberté.
Tantôt Il apparaît sous une
forme, tantôt Il apparaît sous une autre, avec
toutes les graduations que
je signalais tout à l'heure, dans la manière
où Il est reconnu et identifié.
Si bien que,
finalement, il y aurait pour nous une certaine musique fondamentale
qui correspondrait à notre essence singulière;
aussi bien lorsque
nous sommes en présence de quelqu'un, ce qui
nous intéresse, ce n'est
pas sa digestion, ce n'est pas sa respiration,
à moins qu'il ne soit malade
et qu'il ait besoin d'un secours immédiat, ce
qui nous intéresse, c'est
précisément le mystère de sa présence. Mais
qu'est-ce que c'est que
cette présence? Cela dépend naturellement de
sa qualité et de la nôtre.
Ca dépend de son équilibre. Ca dépend de la
lumière qu'il porte en lui.
Ca dépend de sa pureté et de la nôtre. Ce qui
fait une présence dans
l'état le plus favorable, c'est justement
qu'elle est un présent, un cadeau,
c'est qu'elle ouvre un espace, c'est qu'elle
apporte une lumière, c'est
qu'elle est une source de joie.
Ce serait dans cette direction que nous
aurions à vivre le Christ Ressuscité
en ressuscitant déjà nous-mêmes, en nous
transformant, en anticipant
notre résurrection, en intériorisant toutes
nos puissances organiques,
de manière à ce que nous soyons contenus tout
entier dans un certain point
de lumière qui annoncerait le mystère de notre
être sous la forme, justement,
d'une présence, d'un présent et d'un
cadeau.
54
11.3 C'est, je pense, de cette manière que
nous entrons en contact avec
nous-même et avec les autres, de cette manière
virginale où le
contact justement s'établit à partir de la
racine de l'être, de son enracinement
en Dieu, à partir de ce qu'il y a de plus
diaphane en nous,
enfin à partir de cette musique fondamentale
qui ferait de nous une
note de choix du cantique du Soleil.
C'est dans cette direction que nous allons
nous établir au cours de
cette liturgie tandis que nous allons,
précisément, à la rencontre du
Seigneur Ressuscité, à la rencontre de Son
Corps Glorieux qui devient
la sanctification du monde. Nous allons Lui
demander cette grâce
d'être une présence, une présence diaphane,
une présence de lumière,
une présence de joie, enfin une musique, une
musique silencieuse dans
le Coeur du Seigneur et dans le coeur de nos
frères qui Le reconnaîtrons
justement à travers nous dans la mesure où
nous aurons en eux un espace
de lumière et d'amour.
Dans ce résumé des récits de la Résurrection,
qui probablement n'est
pas de Saint Marc bien qu'il soit l'appendice
de son Evangile, il y a une
parole qui est assez unique: "Allez dans
le monde entier proclamer le
Bonne Nouvelle à toute la Création."
C'est le seul évangéliste, sauf
erreur, qui formule la consigne de Jésus sous
cette forme (Mc 16/14):
"Evangéliser non seulement les hommes,
mais évangéliser toute la
Création!", ce qui implique les animaux,
les végétaux, les minéraux,
ce qui implique les astres, ce qui implique
toute l'Histoire et finalement
tout l'univers.
Ce tout petit mot correspond à celui de Saint
Paul aux Romains (Rom 8/
21/22): Toute la Création gémit dans les
douleurs de l'enfantement",
toute la Création attend "soumise à la
vanité", malgré elle, comme
elle l'est en effet, et "attend la
révélation de la gloire du Fils de Dieu."
Il y a certainement une correspondance entre
la vision de Saint Paul et
la consigne que rapporte ici la finale de
Saint Marc: toute la Création
qui a été enténébrée par nos refus d'amour,
toute la Création doit être
purifiée, libérée et va recevoir l'Evangile et
elle est appelée aussi à
vivre en Dieu.
Cette vue synthétique, cette vue qui rassemble
dans une seule vocation
l'homme et l'univers est infiniment précieuse
parce qu'elle nous donne
précisément une vue d'ensemble du plan de
Dieu. La Liberté Divine
qui éclate au coeur de la Trinité, qui est le
sens même de Jésus créateur,
veut se répandre à travers les créatures
intelligentes sur toute la Création.
55
11.4 Nous en avons une sorte d'anticipation
dans cette expérience admirable
de la science qui n'a pas cessé de chercher la
vérité à travers tous les
phénomènes. Que des savants puissent
s'enthousiasmer pour les phénomènes
au point d'y consacrer leur vie, qu'ils soient
comblés par cette
étude au point d'y consacrer leur vie, qu'ils
soient comblés par cette
étude de la nature, c'est évidemment le signe
qu'il y a une correspondance
entre leur esprit et la nature et qu'à travers
les phénomènes,
ils atteignent cette présence de la vérité,
qui est Quelqu'un, car il est
impossible que l'esprit se consacre à la
vérité, qu'il en soit illuminé,
qu'il en soit comblé si la Vérité n'était pas
Quelqu'un.
A travers ce cheminement sur la circonférence
qui symbolise le progrès
de
la science qui est .... lendemain et qui durera autant que durera
l'Histoire, à travers ce cheminement sur la
circonférence, il y a une
relation avec le Centre Eternel qui embrasse
tous les temps, il y a une
relation qui justement éclate, de temps en
temps, à travers les phénomènes
où le savant se sent relié à ce Centre
Eternel, et c'est par là que,
à travers les phénomènes, il atteint la
vérité, la vérité qui est Quelqu'un,
la
vérité qui est le jour de notre esprit et de notre intelligence comme
elle est aussi la joie la plus profonde de nos
coeurs.
Il y a donc une vocation spirituelle de
l'univers, que la science, à sa
manière, accomplit, que l'âme aussi, bien sûr,
avant la science,
pourrait-on dire, que l'âme s'applique aussi à
réaliser.
Mais enfin si, à travers le spectacle de la
nature, les artistes, en cherchant
à l'exprimer, n'ont pas cessé d'enrichir le
musée de nos émerveillements,
c'est qu'à travers la nature, eux aussi, à
leur manière, sous
l'aspect de la beauté, ont rencontré dans
l'univers une Présence qu'ils
n'ont jamais cessé de nous rendre sensible
puisque l'oeuvre d'art, finalement,
c'est précisément comme le sacrement de la
beauté, qui contient
la suggestion et la communication d'une
Présence.
Et, plus profondément encore, l'amour humain,
à travers la communion
des êtres, l'amour humain qui n'a pas cessé de
porter la vie, l'amour
humain, bien sûr, plus que tout autre
manifestation de notre existence,
l'amour humain plonge dans le Coeur de Dieu, a
ses racines en Lui et
nous ramène à Lui, puisqu'il est impossible
d'aimer sans échanger
avec Lui si l'on veut que l'amour soit
éternel.
Il y a donc déjà dans l'expérience humaine, il
y a une anticipation de
cette consigne rapportée par Saint Marc:
"Allez, évangélisez toute la
Création." Cela nous ouvre un jour sur le
contact avec l'univers. Cela
nous engage précisément à un respect infini de
toute créature puisqu'à
travers toute la Création circule la pensée et
l'Amour de Dieu et qu'il
n'y a pas une structure dans l'univers qui ne
reflète la pensée et l'Amour de Dieu.
56
11.5 L'univers sacramentel, d'ailleurs,
constitue déjà à sa manière, et
comme un chef d'oeuvre incomparable, la
personnalisation de tout
l'univers, puisque Jésus a emprunté les signes
sensibles pour nous
communiquer Sa Présence et Sa Grâce.
Il y a dans le Christ une sacralisation de
l'univers qui correspond à
la plus profonde expérience humaine et qui
nous appelle nous-mêmes
à entrer dans cette transfiguration, à y
collaborer en faisant chanter
toutes les fleurs, comme dit la messe du
Rosaire: "Fleurs, fleurissez
et donnez votre parfum, offrez la grâce de
votre feuillage et la
louange de votre cantique et, dans toutes ses
oeuvres, bénissez le
Seigneur" (Sir. 39/19).
La joie pascale, c'est donc une joie qui veut
se répandre dans tout
l'univers et ce n'est pas seulement l'homme
qui doit devenir alléluia
des pieds à la tête: c'est tout
l'univers.
57
Notre Dame des Anges
BEYROUTH Maurice
ZUNDEL
Lundi de Pâques - 3 Avr.72
LES PELERINS
D'EMMAUS
12.1
Aux disciples d'Emmaüs, "Il leur est apparu extérieurement et
corporellement, comme Il était intérieurement,
comme Il était au
dedans d'eux-mêmes: "ils parlaient de
Lui, ils L'aimaient et ils doutaient.
Alors Il se présente à eux extérieurement,
mais ils ne Le
reconnaissent pas, précisément parce qu'ils
doutent.
Cette remarque de Saint Grégoire, qui est
d'une admirable profondeur,
pourrait expliquer ou nous rendre sensible
tout le Mystère de la Révélation
dans toute la Bible et dans toute l'Histoire:
Dieu apparaît aux
hommes comme Il est au-dedans des hommes,
comme Il est au-dedans
d'eux-mêmes.
Les apparitions du Christ Ressuscité sont un
appel à la foi. Jésus ne
se présente pas dans une vie nouvelle. Il ne
se présente pas comme un
spectacle, comme un objet qu'on peut percevoir
sans s'engager. Ces
apparitions sont un appel à la foi. Et c'est
pourquoi elles reflètent
l'état d'âme de ceux qui en sont les témoins.
Rien n'est étonnant comme
ces récits qui ne s'accordent pas, précisément
parce qu'ils traduisent
les sentiments, les hésitations, les craintes,
les frayeurs et les joies
de chacun, selon la progression de la
reconnaissance du Christ en eux.
Les disciples d'Emmaüs Le voient comme un
étranger. La Magdeleine
Le verra comme un jardinier. Les disciples
rassemblés au Cénacle
croiront voir un esprit. Et pour la dernière
vision, racontée par Jean,
sur les bords du lac de Galilée, ils
hésiteront, jusqu'à la pêche miraculeuse,
à reconnaître, dans Celui qui les appelle du
rivage, à reconnaître le Seigneur.
Il nous apparaît donc d'une manière
universelle comme il est au-dedans
de nous. Et c'est pourquoi Il peut prendre le
visage d'un étranger, et
c'est pourquoi ses traits peuvent se déformer
comme ils l'ont été si
souvent dans l'Ancien Testament, selon le
regard de l'homme qui
n'était pas suffisamment éveillé ou purifié
pour Le percevoir dans sa
Vérité.
(1) Saint Grégoire le Grand - Homélie 23 -
Patrologie latine de Migne 76
pp. 1182/1183
Cf. L'Homélie de St Grégoire, en appendice, à
la dernière page.
58
12.2 Et
d'ailleurs, cette loi de la Révélation que Saint Grégoire exprime
avec tant de profondeur: "Il leur est
apparu au dehors comme Il était
au dedans d'eux-mêmes", cette loi
gouverne peut-être tout l'ordre de
la connaissance: chacun voit l'univers avec
son regard, chacun voit
les autres avec ses yeux, et l'univers où les
autres lui apparaissent
selon la qualité de son regard. Ils lui
apparaissent au dehors comme
ils sont au-dedans de lui.
Einstein a dit ce mot, si étonnant et si
magnifique: "Celui à qui
l'émotion religieuse est étrangère, qui n'a
plus la possibilité de
s'étonner et d'être frappé de respect, est
comme s'il était mort."
Il indique bien, lui aussi, que la connaissance
de l'univers correspond
au regard de l'homme. S'il a encore la faculté
de s'étonner et d'être
frappé de respect, il découvre un monde qui
l'émerveille et qui lui
révèle une Sagesse supérieure qui le
confond.
Ce serait donc là, finalement, une des
qualités, un des apanages
inévitables de la connaissance: la
connaissance correspond au regard
et, selon que le regard est pur, selon qu'il
est droit, selon qu'il est
désintéressé, selon qu'il est aimant ou au
contraire chargé de haine,
le monde prend un autre aspect et l'humanité
un autre visage.
C'est ce que le Seigneur sans doute veut nous
indiquer lorsqu'Il dit:
"La lampe de ton corps, c'est ton regard,
c'est ton oeil. Si ton oeil
est simple, tout ton corps sera dans la
lumière." (Mat. 6,22)
C'est bien ce que nous pouvons retirer de plus
admirable de ce cheminement
que nous allons poursuivre avec le Seigneur
sur la route d'Emmaüs,
c'est que nous Le connaîtrons à proportion que
nous L'aimerons, et Il
nous apparaîtra d'autant plus vivant que notre
regard sera plus pur et
plus aimant.
Cf.ci après, l'homélie de Saint Grégoire.
59
SAINT GREGOIRE LE
GRAND*
"Ils le reconnurent à la
fraction du pain" (Lc 24,35)
Saint Grégoire (540-604) fut successivement
préfet de la ville de Rome,
moine et fondateur de monastères, diacre et
légat à Constantinople, enfin
pape dans un contexte historique très sombre.
Ce grand mystique qui garda
toujours au coeur la nostalgie de sa vie
monastique sut être un admirable
pasteur. Ses écrits spirituels ont
profondément influencé la piété médiévale.
Deux disciples faisaient route ensemble. Ils
ne croyaient pas,
et cependant ils parlaient du Seigneur.
Soudain celui-ci apparut,
mais sous des traits qu'ils ne purent
reconnaître. A leurs yeux
de chair le Seigneur manifestait ainsi du
dehors ce qui se passait
au fond d'eux-mêmes, dans le regard du coeur.
Les disciples
étaient intérieurement partagés entre l'amour
et le doute. Le
Seigneur était bien présent à leurs côtés,
mais il ne se laissait
pas reconnaître. A ces hommes qui parlaient de
lui il offrit sa
présence, mais comme ils doutaient de lui, il
leur dissimula son
vrai visage. Il leur adressa la parole et leur
reprocha leur dureté
d'esprit. Il leur découvrit dans la Sainte
Ecriture les mystères
qui le concernaient, mais, il feignit de
poursuivre sa route...En
agissant ainsi, la Vérité qui est simple ne
jouait nullement double
jeu: elle se montrait aux yeux des disciples
telle qu'elle était
dans leur esprit. Et le Seigneur voulait voir
si ces disciples, qui
ne l'aimaient pas encore comme Dieu, lui
accorderaient du moins
leur amitié sous les traits d'un étranger.
Mais ceux avec qui
marchait la Vérité ne pouvaient être éloignés
de la charité; ils
l'invitèrent donc à partager leur gîte, comme
on le fait avec un
voyageur. Dirons-nous simplement qu'ils
l'invitèrent ? L'Ecriture
précise qu'ils le pressèrent (Lc 24,29). Elle
nous montre par cet
exemple que lorsque nous invitons des
étrangers sous notre toit,
notre invitation doit être pressante.
Ils apprêtent donc la table, ils présentent la
nourriture, et
Dieu, qu'ils n'avaient par reconnu dans
l'explication de l'Ecriture,
ils le découvrirent dans la fraction du pain.
Ce n'est pas
en écoutant les préceptes de Dieu qu'ils
furent illuminés, mais
en les accomplissant: Ce ne sont pas les
auditeurs de la loi qui
seront justes devant Dieu, mais les
observateurs de la loi qui
seront justifiés (Rom. 2,13). Quelqu'un
veut-il comprendre ce
qu'il a entendu, qu'il se hâte de mettre en
pratique ce qu'il en
a déjà pu saisir. Le Seigneur n'a pas été
reconnu pendant qu'il
parlait; il a daigné se manifester lorsqu'on
lui offrit à manger.
Aimons donc l'hospitalité, frères très chers,
aimons pratiquer
la charité. C'est d'elle que Paul nous parle :
Persévérez, dit-il,
dans la charité fraternelle. N'oubliez pas
l'hospitalité, car c'est
grâce à elle que quelques-uns, à leur insu,
hébergèrent des
anges (Hébr. 13,1-2). Pierre dit aussi : Pratiquez
l'hospitalité
les uns envers les autres, sans murmurer (1
Pierre 4,9). Et la
Vérité elle-même nous en parle : J'étais un
étranger, et vous
m'avez recueilli (Mt. 25,35)... Ce que vous
avez fait au plus
petit d'entre les miens, nous dira le Seigneur
au jour du jugement,
c'est à moi que vous l'avez fait (Mt.
25,40)... Et malgré
cela, nous sommes si paresseux devant la grâce
de l'hospitalité!
Mesurons, mes frères, la grandeur de cette
vertu. Recevons le
Christ à notre table , afin de pouvoir être
reçus à son éternel
festin. Donnons maintenant l'hospitalité au
Christ présent dans
l'étranger, afin qu'au jugement il ne nous
ignore pas comme
des étrangers, mais nous reçoive comme des
frères dans son
Royaume.
*Homélie 23: PL 76, 1182-1183.
version toilettée pour une édition pour 1995
Maurice Zundel
Méditations
pour la Semaine Sainte
Jeudi Saint*
Jésus nous donne rendez-vous
avec l'humanité.
A travers le lavement des
pieds, il nous montre que
la suprême grandeur de Dieu,
c'est son humilité,
un amour offert et jamais
imposé
LE LAVEMENT DES PIEDS,
REVELATION
DE L'AMOUR INFINI DE
DIEU
Cela semblerait tout naturel qu'un prophète -
et le plus grand des
prophètes - nous donne comme testament d'aimer
Dieu. Un prophète
est naturellement quelqu'un qui parle de Dieu,
qui parle au
nom de Dieu et Notre Seigneur n'est pas
seulement un prophète, le
plus grand des prophètes, Il est le Verbe, Il
est la Parole même,
la Parole Eternelle de Dieu et qui est
Dieu.
Et cependant, la dernière consigne de Notre
Seigneur, ce n'est pas
d'aimer Dieu, c'est d'aimer l'Homme. Ce qui
est tellement extraordinaire,
tellement surprenant que cela tient du
miracle: il ne
s'agit pas d'aimer Dieu dans l'abstrait un
Dieu qui a finalement
pris notre visage, un Dieu qui a toutes nos
limites, un Dieu qui est
l'expression
de nos options passionnelles. Il s'agit d'aimer l'Homme,
tout homme, chose difficile où il est
impossible de tricher justement
parce que l'homme est plein de limites et
qu'il n'est pas naturellement
aimable.
Sans doute quelques hommes suscitent
spontanément notre sympathie.
Mais combien d'autres nous repoussent! Et
cependant, ce sont eux
qu'il faut aimer, qu'il faut aimer comme Jésus
les a aimés, les aime
et les aimera éternellement.
Comment cela est-il possible? Nous ne pouvons
entendre cette parole
qu'en y voyant une révélation du Christ
Lui-même. Car où est-il, ce
Christ? Comment L'atteindre? Où est-Il, ce Dieu Vivant, ce Dieu
Incarné, ce Dieu qui est un événement
continuel de l'Histoire humaine?
Où est-Il sinon justement dans l'homme?
L'Incarnation, qui est la communication faite
à l'Humanité de Notre
Seigneur de la subsistance du Verbe,
c'est-à-dire de la Personnalité
même du Fils Eternel de Dieu et de Son Infini
Dépouillement, l'Incarnation
n'est pas réservée à cette Humanité de Jésus.
Elle est faite
pour être communiquée, elle doit atteindre
tous les hommes. Ce sont
tous les hommes qui doivent en Jésus accéder à
la Vie Divine et, en
parvenant à la Vie Divine, ce sont tous les
hommes qui ont à devenir
un, à devenir un seul corps, une seule vie,
une seule personne car,
comme dit Saint Paul aux Galates: "Désormais, il n'y a plus ni juif,
ni grec, ni homme, ni
femme, ni esclave, ni libre citoyen: vous
êtes tous un, une
seule personne en Jésus Christ"(Gal.3/28 et Col3/11)
Les hommes ne peuvent être hommes qu'à ce
prix, car être homme
authentiquement, c'est justement n'avoir plus
de frontière, c'est
être
ouvert d'une manière illimitée, c'est être capable d'accueillir
toute l'humanité, toute la Création, tout
l'univers dans un coeur qui
ne connaît pas de frontières.
Les hommes ne peuvent se joindre, les hommes
ne peuvent se trouver,
même les plus proches, les hommes ne peuvent
s'atteindre - un époux,
sa femme; une femme, son mari; les enfants,
leurs parents; les
parents, leurs enfants; les amis, leurs amis -
personne ne peut
atteindre l'autre à fond, le joindre dans sa
racine, dans ce qu'il a de
plus secret et de plus personnel qu'à travers
Dieu. Car c'est Dieu
notre racine commune. C'est en Dieu que notre
vie a son origine et
son berceau. C'est dans le Coeur de Dieu
qu'elle jaillit à chaque
instant. C'est en Dieu que nous atteignons à
notre véritable identité
et c'est par là que nous pouvons réellement
nous rencontrer les uns
les autres, nous aimer en échangeant Dieu,
nous aimer en respirant
Sa Présence, nous aimer en nous communiquant
les uns aux autres
ce Bien Infini qui est le Dieu Vivant.
Et c'est pourquoi la dernière consigne de Notre
Seigneur, c'est justement
de "nous
aimer les uns les autres comme Il nous aime" (J 13/34,
15/12). C'est pourquoi Il peut conclure de la
façon la plus décisive :
"Et
c'est à cela qu'il reconnaîtra que vous êtes mes disciples: si
vous vous aimez les
uns les autres." (J 13/35)
Etre disciples de Jésus, c'est donc cela:
c'est admettre, c'est expérimenter
que le Règne de Dieu est au-dedans de nous,
que Dieu est
justement la suprême intériorité parce que ce
qui nous distingue de
Dieu, c'est justement que nous sommes d'abord
dehors. Comme dit
Saint
Augustin: "Tu étais dedans".
Il le dit à Dieu: "Tu étais dedans.
C'est moi qui étais dehors." C'est
moi qui étais étranger à moi-même,
c'est moi qui n'arrivais jamais à joindre mon
âme, c'est moi
qui étais extérieur à ma propre intimité; et
c'est en Toi qui étais dedans,
que je suis devenu moi-même.
La dernière consigne de Notre Seigneur en nous
révélant à nous mêmes,
en nous donnant la possibilité de nous joindre
les uns les autres, nous
révèle tout d'un coup qui est Jésus, qui est
Dieu, comme la respiration
de notre coeur, comme l'espace infini où notre
liberté s'accomplit,
comme le trésor infini qui peut seul donner à
la vie humaine un sens,
qui peut seul donner à l'aventure humaine une
dimension digne de nous.
Jésus donc nous donne
rendez-vous dans l'humanité. Jésus nous attend
au coeur de l'Histoire humaine et cette
consigne qu'Il nous donne, Il va
nous l'illustrer de deux manières infiniment
émouvantes et la première,
c'est cette leçon de choses qu'Il donne à ses
disciples au Lavement des pieds.
Comment mieux prouver que le Royaume de Dieu
est à l'intérieur de
nous-mêmes, que le Royaume de Dieu, c'est nous
quand nous l'accueillons,
c'est nous quand nous vivons de nous-mêmes
pour Le recevoir,
c'est nous quand nous devenons transparents à
Sa Présence et à Sa
Lumière? Comment le prouver mieux qu'en
s'agenouillant Lui-même
devant Ses disciples et en leur lavant les
pieds, en faisant à leur
égard le geste de l'esclave, ce geste
scandaleux en apparence, ce
geste qui opère la transmutation de toutes les
valeurs, ce geste que
Pierre d'abord décline: "Mais comment,
mais ce n'est pas
possible, Seigneur, ce n'est pas possible que
tu me laves les pieds!"
En
effet, pour admettre ce geste, il faut renoncer à voir Dieu comme
une grandeur extérieure. Pour admettre ce
geste, il faut comprendre
que la suprême grandeur de Dieu, c'est Son
Humilité et Sa Charité,
c'est son dépouillement dans le mystère de la
Trinité Divine, c'est
Son Amour illimité. Celui qui aime le plus,
c'est celui-là le plus
grand. Celui qui peut se donner à l'infini,
c'est Celui-là qui est Dieu.
Jésus à genoux renverse toutes nos grandeurs
pyramidales, toutes nos
grandeurs de chair et d'orgueil et il nous
conduit doucement, tendrement,
Il nous conduit par cette leçon de choses à
l'apprentissage de la
vraie grandeur. Il donne au plus petit la
possibilité de devenir quelqu'un.
Il introduit chacun dans cette aventure
infinie qui a Dieu pour
centre, pour origine et pour terme. Il
supprime entre les hommes
ces compétitions mortelles qui aboutissent à
la haine et à la guerre
parce qu'Il offre une grandeur qui est
possible à tous, une grandeur
qui peut être réalisée par chacun au plus
intime de son coeur. Davantage,
elle ne peut pas l'être autrement. C'est une
grandeur qui nous
transforme jusqu'à la racine. C'est une
grandeur que l'on devient.
C'est une grandeur qui coïncide avec la vie.
C'est une grandeur qui
rayonne à travers notre présence et, en tant
qu'il y ait compétition,
qu'il y ait concurrence, plus chacun devient
grand, plus les autres
grandissent en même temps car, comme le disait
Elisabeth Leseur
si magnifiquement: "Toute âme qui s'élève élève le monde."
Ce geste du lavement des pieds qui était
commémoré dans la liturgie
d'aujourd'hui, ce geste du Lavement des pieds
nous introduit de la
manière la plus profonde au Mystère de la
Croix. Il nous donne à
comprendre ou à deviner tout au moins la carrière de Jésus qui
se
terminait par un échec et que cet échec soit aussi la plus haute
révélation de Dieu parce que ce qui importe à
Dieu, c'est justement
qu'Il apparaisse toujours comme l'Amour
Infini, c'est qu'Il persévère
dans Son Amour même si nous Le trahissons,
même si nous Le renions.
même si nous L'abandonnons, même si nous ne
Lui opposons que notre
indifférence à Ses avances.
Son triomphe, c'est d'aimer toujours, d'aimer
jusqu'à la mort de la
Croix et nous qui avons tant besoin de
grandeur, nous qui, dans ce
siècle doté d'une telle puissance sur la
matière, nous qui nous
demandons comment nous pouvons inscrire notre
nom dans l'Histoire,
ce que signifie notre vie qui paraît si vaine
et si mesquine, nous
apprenons ce soir justement que chacun de nous
est appelé à une
grandeur proprement divine, que la Grandeur de
Dieu n'est pas
autre que celle-ci qui s'exprime dans
l'agenouillement du Lavement
des pieds.
On imagine un Nietzsche, s'il avait compris
cela, au lieu de s'épuiser à
poursuivre une grandeur où il s'est tendu, ou
vers laquelle il s'est
tendu, jusqu'à la folie, s'il avait pu
comprendre que justement la
grandeur, c'est cela: devenir un espace
illimité pour accueillir
un amour infini qui se répand sur toute
l'humanité et sur tout
l'univers.
Après cette consigne, Jésus perpétueradans
l'Eucharistie le suprême
commandement. Après cette leçon de choses
qu'est le Lavement
des pieds, il y aura cet appel éternel à
l'accomplissement de l'amour
dans le sacrement de l'autel.
Nous allons essayer de pénétrer ce mystère
adorable. Mais nous
voulons d'abord nous reposer un instant en
faisant une pose, nous
reposer un instant dans la contemplation du
Lavement des pieds en
demandant au Seigneur de nous donner soif de
cette grandeur authentique,
de nous unir tous à nos frères humains par
cette ultime racine
qui est Lui-même, afin que notre charité ne
soit pas simplement une
consigne sur le papier mais qu'elle devienne
l'expression authentique
et spontanée de notre vie dans cette
reconnaissance du Royaume de
Dieu intérieur à chacun.
Car là, justement, est le geste qui permet à
l'homme de reconnaître
l'homme: cette lumière adorable qui nous fait
percevoir en toute
conscience humaine le sanctuaire de Jésus
Christ qui nous attend et
qui nous rassemble ce soir dans Son Amour.
*
Beyrouth 30 mars 1972
Jeudi Saint*
Par son Eucharistie, Jésus
veut demeurer avec nous ensemble réunis:
il nous faut ouvrir notre
coeur pour accueillir tous les hommes,
et nous faire universels,
comme Lui, afin que nul n'échappe au ralliement de l'amour
JESUS, SECOND ADAM, RASSEMBLE L'HUMANITE
ET L'UNIVERS DANS
L'EUCHARISTIE
En parlant à des enfants du mystère de
l'Eucharistie, il m'est arrivé
de commencer par cette parabole: il y avait à
Paris à la fin du XIXe
siècle ou au commencement de ce siècle un
ingénieur très qualifié
qui avait une dizaine d'enfants. Il voulait
les élever le mieux possible
et il accepta, à son corps défendant, d'aller
en Amérique du Sud pour
y construire un barrage. Il se sépara avec le
plus grand chagrin de
sa femme et de ses enfants, mais c'était pour
eux qu'il entreprenait
ce grand voyage qui devait le séparer d'eux,
étant donné qu'on ne
disposait pas d'avions, que les voyages
étaient longs et coûteux, ce qui
devait le séparer de sa famille plus de dix
ans.
Dans l'intervalle, il eut le chagrin
d'apprendre la mort de sa femme
et, quand il revint à Paris, il eut un autre
chagrin encore plus cuisant,
celui de voir ses enfants depuis la mort de
leur mère complètement
désunis et ennemis les uns des autres.
Il tenta de les réconcilier, mais, comme il y
avait longtemps qu'il avait
perdu le contact avec eux, il ne put réussir
et, finalement, il mourut
avec son chagrin.
Les enfants, naturellement, se précipitèrent
pour l'ouverture du testament
et ils lurent que la fortune du père qui leur
revenait indivisiblement
était déposée dans un coffre dont ils auraient
à ouvrir la serrure
en faisant jouer un mot sur la clé. La clé
comportait ce secret: elle
ne pouvait jouer que sur un mot qu'il
s'agissait de découvrir.
Les enfants s'épuisèrent à épeler tous les
noms de la famille depuis
les frères et soeurs jusqu'aux oncles, aux
grands-oncles, jusqu'aux
grands-pères et aux grand-mères et la clé ne
joua pas. Finalement,
ils relurent le testament et ils virent que le
mot "ensemble" était
souligné. Alors ils firent jouer la clé sur le
mot "ensemble" et ils
se réconcilièrent sur ce mot, dans
l'émerveillement de se retrouver
enfin à travers l'amour de leur père
défunt.
Eh bien, c'est cela, en un mot, le mystère de
l'Eucharistie: c'est
d'abord ensemble
que Jésus demeure avec nous. Jésus sera avec
l'humanité jusqu'à la fin des siècles. Encore
faut-il que l'humanité
soit avec Lui. Jésus demeure, car le
christianisme, c'est Jésus
Lui-même. Le Christianisme n'est pas une
doctrine, n'est pas un
système du monde: c'est la Parole Eternelle
faite chair. Le Christianisme,
c'est Jésus en personne et c'est pourquoi il
fallait que
Jésus demeure mais, pour que cette Révélation
unique, infinie,
inépuisable qu'Il est, porte ses fruits, il
faut que nous ouvrions
notre coeur à l'immensité du Sien.
Et c'est pourquoi il va perpétuer pour
l'accomplir la dernière consigne
dans le mystère de l'Eucharistie: Il va nous
réunir autour de sa table,
tous les hommes, toute l'humanité, toute
l'Histoire, toute la Création,
tout l'univers. Il va la rassembler cette
Création autour de Sa table.
C'est là qu'Il nous donne rendez-vous. C'est
là que nous nous rencontrerons,
à condition que nous venions ensemble.
Et pourquoi ensemble? Parce que Jésus est le
second Adam, parce
que Jésus, infiniment ouvert du côté de Dieu
par la filiation éternelle
du Verbe est aussi infiniment ouvert du côté
des hommes et de toute
la Création. Infiniment ouvert: ne pouvant
exclure personne, donnant
Sa Vie pour chacun, jetant dans la balance Son
Corps et Son Sang pour
apprécier la valeur de chacun et c'est
pourquoi chacun ne peut Le rencontrer
qu'en dilatant son coeur, chacun ne peut Le
rencontrer qu'en
se faisant universel, comme Jésus.
Car celui qui restreint Jésus à sa propre
frontière, qui mesure Jésus
à sa propre mesure, fait de Jésus une idole,
un faux dieu. Ce n'est
plus Lui qu'il rencontre mais une idole
fabriquée de sa propre main.
C'est justement pour que nous Le trouvions
authentiquement, pour que
nous Le rencontrions au plus intime de
nous-mêmes que Jésus nous
appelle, nous convoque, nous invite à venir
ensemble en prenant
chacun en charge toute l'humanité.
Car l'Eucharistie est par essence un acte
universel. Jamais la communion,
pas plus que la liturgie, pas plus que la
messe elle-même ne peut
être un geste privé. C'est toujours un acte
universel. C'est toujours
un acte des autres et pour eux que l'on
s'approche de l'Eucharistie et
que l'on est en contact authentique avec
elle.
Ce fait universel, ce fait d'Eglise, c'est là
la condition même de la
réalisation effective de la Présence de Jésus
dans le Très Saint Sacrement.
Il faut d'abord que le Corps Mystique, que
toute l'Eglise en
laquelle toute l'humanité et toute la Création
sont comprises, il faut
que le Corps Mystique se constitue car lui seul
est en prise sur son
Chef, lui seul est en prise sur Sa Tête qui
est Jésus Christ.
C'est donc seulement à cela, à partir du
moment où au moins dans
une âme toute l'humanité est rassemblée par
l'amour, que l'Eglise
est habilitée, est capable d'interpeller son
Chef et de provoquer
l'accomplissement de Sa Promesse. C'est sur ce
Corps Mystique
tout entier que Jésus va prononcer à travers
le prêtre qui représente
ce Corps Mystique tout entier, va prononcer ces
paroles qui accomplissent
ce qu'elles disent, ces paroles qui
transforment, ces paroles
qui, sous le voile du pain et du vin, vont
perpétuer la Présence Réelle
du Seigneur.
Cela ne se produit que si l'Eglise est là, que
si l'amour interpelle
le Seigneur, que si toute la Création est
rassemblée autour de Sa
Table. C'est pourquoi, s'il n'y avait pas tant
de monde, s'il n'y
avait pas au moins une âme qui totalise dans
son amour l'appel de
toute la Création, toute consécration serait
invalide. Mais alors, il
n'y aurait plus d'Eglise s'il n'y avait plus
d'âme en état d'aimer.
C'est pourquoi toute consécration qui
s'accomplit en dehors de
l'Eglise est invalide.
L'hypothèse d'un défroqué, comme dans le film
qui porte ce nom(1),
d'un défroqué qui consacre un seau de
champagne dans un bar par
dérision, cette hypothèse est absurde: une
telle consécration est
évidemment invalide parce que la consécration
n'est pas un geste
magique. C'est la réponse du Seigneur à
l'appel de l'Eglise, à
l'appel de son Corps Mystique qui dit sur Lui:
"Ceci est mon Corps.
Ceci est mon Sang", comme lui-même le
dit sur elle, sur l'Eglise.
(1)Film de
1954 avec Pierre Fresnay
On voit alors toute l'Histoire se récapituler
et tous les siècles se
grouper autour de l'autel. Tous ces
personnages qui semblent
définitivement morts, les voilà qui
surgissent: les plus grands
hommes, les plus grands philosophes, Platon et
Socrate et Aristote
et Sénèque et Plotin et Saint Augustin et
Saint François et tous les
autres, les voilà tous groupés autour de
l'autel. Personne n'échappe,
tous les hommes redeviennent contemporains.
L'Histoire recommence,
la Création connaît une nouvelle origine et il
y a sans doute en ce
moment incomparable où ces paroles
retentissent et s'accomplissent,
il y a sans doute des âmes qui obtiennent
enfin ce qu'elles ont attendu,
qui obtiennent enfin cette vision de Dieu qui
va les combler à fond, en
les rassasiant définitivement et
inépuisablement.
Comme c'est merveilleux de vivre la messe dans
cette ampleur, de
la vivre en face de toute l'Histoire, de
percevoir que tous les hommes
de toutes les générations deviennent
contemporains, de savoir que
personne n'est exclu, que les êtres les plus
hostiles à Dieu, les plus
pervertis, les plus corrompus en apparence,
nos adversaires, ceux-là
même qui en veulent à notre vie, que tous ces
inconnus ou tous ces
êtres connus, tous ces êtres qui habitent des
solitudes inaccessibles,
qui connaissent des civilisations
qui nous sont totalement étrangères,
quelle merveille de penser qu'ils sont là, que
la grâce du Christ les
assume, qu'à travers la liturgie divine, le
monde entier reçoit la
beauté du Ciel.
Si
nous avons de l'Eucharistie cette vision, comme nous serons
pressés de la recevoir, comme nous viendrons
communier non pas
pour nous mais pour eux tous, comme nous
aurons ce sentiment
merveilleux que nous possédons le viatique de
tous les hommes qui
mourront aujourd'hui! Ainsi, personne
n'échappera au ralliement
de l'Amour. Ainsi, tous auront part à la table
du Seigneur. Ainsi,
tous deviendront avec nous un seul Pain
Vivant, un seul Corps, une
seule Personne en Jésus.
Mais ce n'est pas tout. L'Eucharistie n'est
pas seulement l'accomplissement
de l'humanité, c'est aussi l'accomplissement
de l'univers.
Car l'univers doit, lui aussi, entrer dans la
Vie Divine. L'univers,
lui aussi, doit être transfiguré par le Regard
de Jésus. La vocation
de l'univers, c'est d'être l'ostensoir de
Dieu. Et nous le voyons bien:
tous les savants dignes de ce nom, tous ceux
qui ont marqué dans
l'Histoire comme de grands découvreurs, comme
de grands inventeurs,
ceux qui ont fait faire à la science des
progrès décisifs, ils ont tous
compris, deviné, expérimenté que ce monde
matériel, que ce monde
physique dont l'étude était leur métier, leur
passion, ils ont tous
compris qu'à travers cet univers, ils
pouvaient atteindre la Vérité,
ils pouvaient atteindre une Lumière, qui est
la lumière de leur esprit,
une Lumière qui est le jour de leur
intelligence, qui est la joie de
leur coeur et donc ils savaient qu'au-delà des
apparences matérielles,
au-delà des phénomènes, il y a le Verbe, il y
a l'Intelligence Divine,
il y a l'Amour Eternel qui veut se faire jour
à travers tout l'univers,
qui veut le rassembler dans l'esprit et qui
veut, à travers nous,
l'accomplir comme une offrande d'amour.
Quand Jésus transforme ou transsubstantie le
pain et le vin, quand
il introduit la liberté divine au coeur de la
matière, comme Il le fait
dans tous ses miracles, justement Il révèle
que la vocation de l'univers
est
d'être divinisé, qu'il n'a qu'un seul mouvement continu qui
va de l'atome à l'homme et de l'homme à Dieu,
que le sens même de
l'univers, c'est de refléter le Visage de
Dieu, c'est de participer à
Son Amour, c'est d'entrer dans la jubilation
de la Trinité Divine.
Et voilà que, justement, à travers les espèces
consacrées, la matière
est libérée, l'univers physique se
personnalise et l'unité de la Création,
pour un moment tout au moins,
s'accomplit.
On
n'en finirait pas: Jésus est l'origine, Jésus est le second Adam,
Jésus est le commencement d'une création
nouvelle dont l'émerveillement
saisit le coeur de tous les contemplatifs qui
ont entendu à travers
le silence de l'Eucharistie, qui ont entendu
les battement du Coeur de Dieu.
Un juif que j'ai connu, que j'ai rencontré à Paris,
René Schwob, étant
juif encore, ayant entendu parler de
l'Eucharistie, s'est dit: "Eh
bien
si c'est vrai, ça
doit se voir. Si c'est vrai, ça doit s'expérimenter"
et il est allé communier pour expérimenter la
réalité de la Présence
de Jésus et c'est cette communion antérieure à
son baptême qui l'a
converti. Et, quand je l'ai quitté, il était
sur le chemin du sacerdoce:
il aspirait à devenir l'instrument de cette
Eucharistie, le ministre de
cette Eucharistie qui l'avait miraculeusement
converti.
Et vous savez, vous connaissez ce livre
d'André Frossard: "Dieu
existe, je L'ai
rencontré"(1968).
Vous savez que cet homme totalement
agnostique, tranquillement incroyant,
simplement pour avoir passé
trois minutes dans la chapelle de religieuses dans
laquelle un de ses
amis priait, pour avoir passé trois minutes
dans le rayonnement de
la présence eucharistique, n'a plus pu s'en
déprendre et que Dieu est
entré dans son coeur comme la lumière qu'il
n'avais jamais osé espérer.
L'Eucharistie, c'est notre suprême trésor car,
si l'Eglise perpétue
la Présence de Jésus jusqu'à la fin des temps,
le coeur du mystère
de l'Eglise, c'est l'Eucharistie qui nous
rassemble ce soir.
Avec quelle gratitude, avec quel
émerveillement sommes-nous appelés
à accueillir ce don de l'Eternel Amour! Comme
le commandement
d'aimer devient vivant tant il s'exprime dans
cette Présence discrète,
silencieuse, où Dieu a parlé dans son vêtement
de pauvreté! Quoi de
plus fragile, de plus insignifiant que cette
hostie qui est le véhicule
de la Présence Unique... Et pourtant, c'est
cela dont l'Eglise a vécu:
elle vivra toujours de ce mystère et, quand on
le néglige, quand on
s'en détourne, quand on perd contact avec lui,
quand on ne sait plus
entrer dans son silence, le Christianisme se
défait. Il devient un
bruit discordant, il devient une action
décentrée, il devient une
agitation stérile parce qu'il n'est plus porté
par la Grandeur Divine
qui peut seule réaliser la grandeur
humaine.
Nous avons donc ce soir, avant toute chose, à
adorer le silence du
Seigneur dans le mystère eucharistique. Nous
avons à devenir
disciples du silence, car c'est à travers ce silence
que nous atteindrons
à nos racines et à celles d'autrui. C'est à
travers tout ce silence que
nous connaîtrons le prix de la Parole, qui est
le Verbe, le Verbe qui crée,
le Verbe qui suscite la Vie, le Verbe qui
communique toutes les richesses de l'Amour.
C'est
la grâce que nous allons demander les uns pour les autres.
Seigneur, c'est vous qui avez tout sauvé, qui
avez tout sauvé au
cours des siècles, par votre silence. Car, en
effet, si l'Eglise
n'avait vécu que de la parole humaine des
discussions, des oppositions,
des anathèmes, des excommunications
réciproques, il y
a longtemps qu'elle serait tombé en ruine. Ce
qui a tout sauvé,
c'est le silence de Dieu. Ce qui a tout sauvé,
c'est cet attrait,
cette attraction, cette polarité que le Christ
au Très Saint Sacrement
a exercé sur les âmes comme pour leur faire
entendre le mystère du
silence.
Et ce sont ces âmes souvent les plus humbles,
les plus inconnues
qui sont les colonnes de l'Eglise, ces âmes
qui respirent le silence
de Dieu et qui en communiquent la vertu et la
joie.
Et voilà maintenant le seul hommage que nous
puissions rendre,
c'est d'entrer nous-mêmes dans ce profond
recueillement. C'est
d'entrer dans cette vocation universelle.
C'est de respirer cette
Présence qui embrase tout l'univers. C'est de
faire ce soir une
offrande de notre être tout entier, en prenant
en charge toute
l'humanité et tout l'univers, en même temps
que ce soir le monde
entier se rassemble comme un seul Corps, comme
un seul Pain,
comme une seule Hostie.
Alors nous apprendrons qui nous sommes en
prenant conscience de
la dimension infinie du Christ et de
nous-mêmes, dont Il est la Vie,
et nous pourrons recevoir cette pierre blanche
dont parle l'Apocalypse,
cette pierre mystérieuse qui est Jésus
Lui-même, cette
pierre
où nous lirons notre vie car, comme le dit le prophète sacré:
"A
celui qui vaincra" - c'est-à-dire à celui dont la Foi ira
jusqu'au
bout d'elle-même -" A celui qui vaincra, on donnera une pierre
blanche. Et sur cette
pierre, un nom écrit, un nom que personne
ne connaît, sinon
celui qui la reçoit."(Ap. 2/17)
*
Beyrouth, le 30 mars 1972
Vendredi Saint*
JESUS S'EST FAIT PECHE
POUR NOUS
La seule parole qui soit au niveau de
l'événement qui nous rassemble,
de l'événement qui domine toute l'Histoire,
c'est le mot de Saint Paul
aux Corinthiens: "Celui qui était sans péché, Celui qui ne connaissait
pas le péché, Dieu
l'a fait péché pour nous, afin que nous devenions
en Lui justice de
Dieu."
(2 Co. 5.21)
Au-delà de toute espèce de sentimentalité,
allons droit au coeur du
mystère. Saint Paul nous introduit dans les
abîmes de la douleur du
Christ: c'est qu'Il a été fait péché, c'est
qu'Il a totalisé dans sa sensibilité,
toute la culpabilité de toute l'Histoire, du
commencement jusqu'à
la fin, c'est qu'Il s'est senti le grand
coupable, c'est qu'Il s'est senti
infiniment plus coupable que ses bourreaux
eux-mêmes pour lesquels
Il a imploré le pardon, parce que, justement,
sa sensibilité était dans
la nuit, dans l'abandon et dans la solitude
totale.
Sans doute au sommet de Son Etre, Il savait que
cette heure était
l'heure de la Rédemption, l'heure de la
victoire sur la mort, l'heure
du triomphe de l'Innocence Infinie de Dieu,
mais, dans sa sensibilité,
Il était dans la nuit la plus obscure et dans
l'abandon le plus total au
point qu'Il avait ce sentiment intolérable
d'être péché vivant.
Et c'est cette coexistence en Lui entre le
sentiment de la culpabilité
infinie et la certitude de l'innocence absolue
qui a fait craquer son âme,
qui a été la raison de Sa Mort. Car Jésus
n'est pas mort de Ses blessures
physiques comme les larrons crucifiés avec
Lui. Il est mort
du dedans, d'une mort intérieure. Il est mort
de notre mort, car Il ne
devait pas mourir étant donnés les principes
constitutifs de Son Etre.
Il ne devait pas mourir puisqu'il était, comme
dira Saint Pierre, "le
Prince de la Vie" (Ac. 3/14). S'Il
est mort, c'est par un miracle d'
identification au point que l'on peut dire que
ce n'est pas la Résurrection
qui doit nous étonner, mais la mort en Celui
qui était la Source de toute vie.
Il est mort parce qu'Il s'est identifié à
notre mort, qui trempe dans le
mal, qui a sa source première dans la péché et
c'est parce qu'Il est
entré dans cette nuit effroyable, dans cet
enfer horrible, que son âme
s'est rompue et qu'Il a rendu le dernier
souffle.
Il faut nous en souvenir: la mort de Jésus est
une mort intérieure.
C'est une mort qui commence par l'esprit, par
le coeur et qui s'achève
seulement dans la chair. Et c'est pourquoi il
y a en Lui une exigence
de retour à la vie parce que, pour Lui, la
mort est un état contre
nature. Mais justement, c'est cela qui nous
émeut dans cette mort,
c'est cela qui nous purifie, qui éveille notre
amour et notre compassion.
Cette mort, c'est notre mort. Cette mort qu'Il
endure, c'est
pour vaincre la nôtre, pour la transfigurer,
pour que nous puissions
faire de notre mort un acte de vie, une acte
d'amour.
Il nous reste donc à nous cacher dans ces
plaies de Jésus Christ, à
les assumer dans notre coeur, à entrer dans
cette compassion qui a
fait de Saint François d'Assise une croix
vivante portant les plaies
de Jésus Christ. Il nous reste à entrer dans
cette compassion
d'amour et, pour l'exercer d'une manière
authentique, à aimer, à
aimer toujours davantage, à aimer Celui qui
est l'Amour et qui est
le Dieu Vivant, Car le Bien, c'est Dieu vivant
en nous, et nous
vivant en Dieu. C'est par là que nous
arracherons le Christ à la
Croix. C'est par là que nous témoignerons de
notre intelligence,
puisque le péché est un refus d'amour; puisque
nous avons tous
crucifié Jésus, nous avons tous le pouvoir
aussi de L'arracher à
la Croix et de Lui préparer dans notre coeur ,
un trône
où
Il pourra proclamer Sa Royauté, c'est-à-dire exprimer
à travers nous dans notre fidélité la présence
éternelle de Son Amitié
Infinie pour tous les hommes.
Nous voulons donc maintenant entrer dans cet
immense silence où la
Vierge est ensevelie lorsqu'elle accompagne
son Fils au tombeau,
lorsqu'elle Le reçoit de la Croix où Il a été
labouré, défiguré, déshonoré,
bafoué. Nous voulons entrer dans ce silence en
demandant à
Marie d'inscrire en nous les blessures de
Jésus, afin que nous
entrions à fond dans l'appel de Son Amour, en
nous rappelant ces
larmes d'un grand fils de Saint François qui
parcourait les routes
d'Italie en disant: "Piango perche l'amore non è amato": "Je
pleure parce que
l'Amour n'est pas aimé." (1)
(1) Jacopone de Todi
* Beyrouth le 31 mars 1972
Pâques*
LE MYSTERE PASCAL : L'AMOUR EST PLUS
FORT QUE LA MORT
Le Docteur Paul Nagai, médecin japonais, qui a
été victime à petit
feu, en raison de la leucémie qu'il a
contractée lors de la mort des
victimes de la bombe atomique qui a détruit
Nagasaki, le Docteur
Nagai raconte comment il a entrevu
l'immortalité dans le dernier
regard de sa mère mourante. Il faisait alors
ses études de médecine.
Il était matérialiste, comme la plupart de ses
camarades.
Et voilà que, devant ce mystère, devant ce
regard si chargé de
lumière et d'amour, il fut ébranlé jusqu'au
fond de son être en se
disant: "Il est impossible qu'un tel regard soit condamné à mourir."
Alors, il prit contact avec les prêtres de la
cathédrale, dans le
voisinage de laquelle il habitait. Il embrassa
la Foi chrétienne avec
une immense ferveur et Dieu devint pour lui,
comme pour sa femme
et ses enfants, la respiration de sa vie. Il avait
compris l'essentiel: c'est que l'amour, comme
dit le Cantique,
l'amour est plus fort que la mort."
(Cant. 8/6)
Et c'est cela justement qui éclate au coeur du
Mystère de la Résurrection,
c'est que l'amour est plus fort que la mort
car enfin, Notre Seigneur
est entré dans la mort uniquement par Amour
pour nous. Notre
Seigneur est entré dans cette épouvantable
solitude à laquelle fait
allusion l'article du symbole: "Il descendit aux Enfers". Cela
veut
dire qu'Il connut, seul, la plus épouvantable,
la plus désespérante
solitude pour nous en délivrer, afin que,
désormais, nous ne
mourrions pas seuls, parce qu'Il ne cessera
jamais de traverser la
mort avec nous. Et, quand on n'est pas seul
dans la mort, quand
dans la mort on est porté par la Vie, quand
dans la mort on est
assisté par l'Amour, la mort dans ce qu'elle a
de plus inacceptable
est vaincue et définitivement surmontée.
Quelle est cette puissance de l'Amour? C'est
une puissance de dépouillement,
c'est une puissance de libération. Celui qui
aime ne se regarde
pas. Celui qui aime se dépossède de lui-même.
Celui qui aime devient
un espace pour accueillir l'autre. Celui qui
aime n'offre plus de prise
aux voleurs, il n'offre plus de prise aux
phénomènes, il n'offre plus de
prise à la mort, comme Saint François l'a si
magnifiquement révélé
dans sa propre mort qu'il a accueillie dans la
jubilation et dans
l'émerveillement parce qu'il savait qu'il
allait à la rencontre de cet
Amour qui l'habitait et qui était caché comme
un immense secret au
fond de son coeur.
Et ce secret, nous le portons nous-mêmes en
nous, car Jésus ne nous
attend pas seulement au moment de la mort,
Jésus nous attend maintenant,
à chaque battement de notre coeur. Jésus veut
donner à notre
vie les dimensions mêmes de la Sienne. Jésus
nous donne Son Coeur
pour aimer, Il nous donne ce pouvoir d'aimer
infiniment car, comme
dit l'Apôtre Saint Paul: "La grâce de Dieu a été répandue dans
nos
coeurs par l'Esprit
Saint qui nous a été donné" (Rm. 5.5) Or
qu'est-ce que l'Esprit Saint sinon la flamme d'Amour
qui joint
éternellement le Père et le Fils dans le
Mystère adorable de la
Trinité Divine.
Eh bien, ce mystère est devenu nôtre: cette
capacité d'aimer nous a
été communiquée et nous pouvons dès ici-bas,
nous pouvons dès
aujourd'hui - parce que le Christ est vivant,
parce qu'Il est ressuscité,
parce qu'Il est la Vie de notre vie - nous
pouvons dès aujourd'hui aimer
d'un amour infini.
Qui ne voudrait être aimé d'un amour infini? Qui, lorsqu'il
aime,
n'espère rencontrer un amour sans frontière,
sans égoïsme et
sans retour sur soi? Eh bien, c'est cela,
notre capacité d'aimer en
Jésus Christ. Et, si nous sommes fidèles à cet
appel du Seigneur,
si nous respirons Sa Lumière, si nous Lui
rendons visite dans l'intimité
de notre coeur, si nous devenons transparents
à Sa Présence,
notre amour sera capable, chez tous les frères
humains que la vie
mettra sur notre route, de les délivrer de
leurs limites
et de les apprivoiser à cet Amour Eternel et
de leur communiquer
cette capacité de don qui est celle même de
l'Esprit Saint répandue dans nos coeurs.
C'est l'Amour qui triomphe de la mort, C'est
l'Amour qui est plus
fort que la mort et c'est cela, justement,
notre acte de foi: c'est
l'affirmation que l'Amour est plus fort que la
mort à condition que
l'Amour soit totalement lui-même, à condition
que l'amour ne soit
pas un prétexte et un faux-semblant, à
condition que l'amour aille
jusqu'au bout de sa vocation et qu'il
communique à l'autre et aux
autres l'infini qui est sa Source
Eternelle.
Paul Nagai, qui portait ces pensées dans son
coeur, lorsqu'il se vit
tout à coup enseveli à l'Université sous un
amas de poutres et de gravats,
lorsqu'il
entendit les gémissements des blessés, lorsqu'il vit à
douze kilomètres alentour un immense champ de
ruines, lorsqu'il
découvrit dans sa maison effondrée le squelette de sa femme, lorsqu'il
se vit lui-même contaminé par la leucémie, ne
perdit pas un
instant l'espérance. Il savait que l'amour est
le dernier mot de tout
et il contribua un certain jour de Noël,
immédiatement après la catastrophe,
à redresser sur un palan les cloches de la
cathédrale qui
étaient tout ce qui restait de cet édifice
soufflé par la bombe atomique.
Ils les redressèrent et les firent chanter
dans la nuit en s'agenouillant
sur ce champ de ruines. Et, comme sa maladie
progressait, il écrivit
ce livre si diaphane, si transparent, si émouvant:
"Les cloches
de Nagasaki" pour dire au monde
entier: "arrêtez, finissez-en avec
la guerre. Nous en avons fait l'expérience
pour vous, elles est horrible
mais nous n'en voulons à personne, parce que
nous voulons que
l'amour ait le dernier mot. "
C'est cela que nous devons garder dans nos
coeurs aujourd'hui, mais
pour le vivre, mais pour lui donner une
résonance, à chaque battement
de notre coeur, dans toutes nos relations
humaines. Pour que la paix règne
dans le monde, il est urgent qu'aujourd'hui
nous entendions ce message, qui est le
message essentiel de la Résurrection. C'est
l'Amour qui aura le
dernier mot, car l'Amour est plus fort que la mort.
* Beyrouth, le 2 avril 1972
Pâques*
VIVRE ENSEMBLE ET SEUL
DANS L'INTIMITE DU CHRIST
RESSUSCITE
Cher Amis,
Jésus Ressuscité entre dans la Gloire de Son
Père. Il remonte vers
le Père, comme Il le dit à la Madeleine. Il
remonte vers le Père pour
nous communiquer cette Gloire qu'Il avait
avant que le monde fut.
Jésus veut nous communiquer Sa Gloire. Et quelle
est cette Gloire qui va transfigurer notre
vie, lui donner une valeur
incomparable? Cette Gloire, c'est l'Esprit
Saint qu'Il va répandre
dans nos coeurs. Cette Gloire, c'est la
Présence de Dieu, c'est Son
habitation au plus intime de nous.
Le Ciel, dit le Pape saint Grégoire, le Ciel c'est l'âme du juste.
Voilà que le Ciel vient en nous. Voilà que
Dieu nous habite, que notre
vie est identifiée avec la Sienne! Chacun de
nous s'interroge: Quelle
est la valeur de ma vie? Chacun de nous veut
être unique. Il veut
que sa vie ait un sens. Il veut qu'elle ne
soit pas vécue en vain.
Comment notre vie peut-elle être unique sans
faire tort aux autres?
Sans
nous retrancher de la communion humaine? Mais voilà justement
le miracle et le mystère: c'est qu'en Dieu le
secret de chacun, l'unicité
de chacun et son universalité se confondent
parce que toute grâce est
une mission, parce que celui qui reçoit Dieu,
son coeur s'ouvre à l'infini
et devient capable d'être une présence à tous
les hommes. Et c'est là
justement le mystère merveilleux de l'Eglise,
que l'Eglise réalise d'une
manière unique, cette possibilité de relier
les deux pôles de la vie
commune, de la vie sociale "ensemble et
seul". On ne peut pas former
une communauté sans vivre ensemble, mais on ne
peut pas former une
communauté véritablement humaine sans que sa
propre solitude soit
reconnue et respectée. Car finalement la
communauté vaut ce que
vaut la solitude de chacun.
Voyez le
communisme qui envahit le monde et qui ne cesse d'offrir
ses pièges en promettant un paradis à brève
échéance. Le Communisme
se trompe, non pas parce qu'il préconise la
communauté des
biens - qui peut être acceptable, qui peut
être admirable, qui est le
régime de la vie monastique - mais il se
trompe parce qu'il ignore,
parce qu'il méconnaît la solitude, parce qu'il
perd de vue que le bien
suprême, c'est le bien qui s'accomplit au plus
intime de chacun et
que, si chacun est vraiment présent à la
Lumière, et que si chacun
est offert totalement à la Présence Divine,
chacun devient alors un
bien commun, un bien universel. Et c'est cela
le véritable universel:
on confond toujours général et universel! Mais
l'universel, c'est cela:
c'est ce trésor confié à chaque conscience.
L'universel, c'est ce bien
divin qui est le seul bien véritablement
commun.
Voyez: si
vous assistez à un concert, si les artistes sont dignes de
la musique qu'ils présentent, si toute la
salle est unanime à écouter,
si elle est une seule respiration, une seule
aspiration vers la beauté,
chacun éprouve cette beauté d'autant plus
profondément que le silence
est plus total. Mais cette beauté, il
l'éprouve comme le secret le
plus intime de son coeur.
C'est là l'image d'une société parfaite, d'une
société véritablement
humaine: ensemble et seul. On communie
ensemble à un bien suprême,
mais qui est intérieur à chacun et qui est le
secret le plus intime de sa
personne. Et c'est cette Gloire, justement,
que Jésus veut nous communiquer
quand Il répand son Esprit dans nos coeurs. Et
c'est cette Gloire
en laquelle nous nous enracinons dans la
mesure où nous vivons le
mystère de l'Eglise. Car l'Eglise a ses
assises dans la conscience
de chacun. Chacun de nous doit devenir toute
l'Eglise. Sans doute
chacun dans l'Eglise n'a pas la même fonction,
mais tous les chrétiens
ont la même mission d'être les porteurs de
Dieu, d'être les porteurs
du Christ et, par leur vie même, de témoigner
de Sa Présence en Le communiquant.
C'est cela qui nous remplit de joie en voyant
le Christ Ressuscité et
remonté vers Son Père, et devenir, à la droite
du Père, le dispensateur
de la Gloire Divine qui est répandue dans nos
coeurs par l'Esprit
qui nous est donné. C'est cela qui nous
remplit de joie parce que
chacun d'entre nous peut entrer dans une
grandeur infinie, parce que
chacun de nous est vraiment chargé d'une
mission universelle, parce
que la vie la plus humble, la plus cachée -
une femme qui se livre aux
travaux obscurs du ménage - cette vie peut
rayonner sur le monde
entier
et lui apporter la Vie Eternelle.
Il faut retenir ce message. Il faut garder
avec le plus grand amour
ce trésor confié à chacun de nous. Il faut que
chacun de nous prenne
conscience que l'Eglise, c'est son affaire,
que le salut du monde, il
en a la charge, que le sens même de sa vie,
c'est de porter tout
l'univers pour en faire à Dieu une offrande de
lumière et d'amour.
Quel honneur si, au soir de ce jour, chacun de
nous peut découvrir
dans le silence de son coeur cette Présence du
Seigneur Ressuscité.
Et, si chacun de nous se sent promu, élevé,
magnifié par ce don de
Dieu, si chacun de nous acquiert par là un
plus grand respect de sa
vie et prend cette admirable résolution d'être
digne de cette mission
et d'apporter partout où il va - sans le dire
mais dans l'amour même
du Dieu qu'il porte en lui-même - si chacun
s'efforce de communiquer
aux autres ce merveilleux secret en traitant
l'autre avec un respect
tel qu'il puisse découvrir au fond de son âme
ce Christ qui est le
Christ de tous, ce Christ qui est aussi le
Christ de chacun, ce Christ
qui nous appelle chacun par notre nom, ce
Christ qui nous fait à la
fois unis et universels.
Oui, le bien commun, chers Amis, c'est vous.
Le bien commun de
toute l'humanité, c'est chacune de vos âmes
dans la mesure où vous
laissez Dieu vivre en vous et susciter en vous
cet espace illimité
où toute la Création puisse se sentir
accueillie.
Avec quel bonheur nous allons rendre grâce au
Seigneur qui nous
appelle à une telle dignité et qui nous envoie
dans le monde pour être
un Evangile vivant, qui nous envoie dans le
monde pour porter la
paix et la joie, qui nous envoie dans le monde
pour que chacun se
sente infiniment aimé par ce Christ qui est
notre frère et notre Dieu!
* Beyrouth, le 2 avril 1972
Pâques*
LE MYSTERE PASCAL REVELE A
L'HOMME
LA GRANDEUR DE SA
VOCATION
Supposons avec la physique contemporaine que
le rayon de l'univers
soit de dix milliards d'années-lumière.
Supposons que la galaxie la
plus lointaine nous envoie aujourd'hui un
rayon qui chemine depuis
dix milliards d'années-lumière. Cela peut nous
donner une idée de
l'immensité du monde dans lequel nous sommes
un atome, un rien,
un zéro, du moins en apparence. En apparence,
mais, en réalité, cette immensité
du monde, c'est nous qui la calculons, c'est
nous qui la reconnaissons
et, par là, nous sommes plus grands que le
monde.
Le ver de terre ne connaît que l'espace vital
de son petit jardin. L'homme,
lui, bien que matériellement il soit un rien
dans l'immensité
physique de l'univers, c'est pourtant lui qui
connaît et qui
calcule
cette immensité.
C'est pourquoi Pascal a pu dire si
profondément et si magnifiquement:
"Par l'espace, l'univers me contient et
m'engloutit comme un point.
Par la pensée, je le contiens"(Br. 348).
Cet univers qui devient un
point dans ma pensée, car dix milliards
d'années-lumière je peux les
multiplier par mille: ce n'est rien pour mon
intelligence que cette
opération. Et, plus j'imagine le monde
immense, plus ma pensée le
domine, plus elle apparaît plus grande que
lui, et c'est cela, justement,
qui nous passionne, c'est cela qui provoque
notre émerveillement, c'est
qu'en nous il y a une grandeur telle que rien
en puisse la satisfaire, une
telle grandeur que tout objet dans le monde
est trop petit auprès de
l'espace illimité de notre intelligence. C'est
de là que jaillit en nous
ce désir, ce besoin impérieux d'infini qui
nous rassemble aujourd'hui.
Car pourquoi sommes-nous ici? Non pas pour
ressasser de vieilles
superstitions, non pas pour obéir à une
tradition de tribu. Nous sommes
ici pour apprendre notre vocation d'infini et
pour l'accomplir. Car Jésus
est venu précisément pour répondre à cette
soif d'infini qui nous dévore,
Jésus, c'est-à-dire Dieu parmi nous, Jésus,
c'est-à-dire Dieu au coeur
de notre Histoire, c'est-à-dire Jésus au
centre de notre vie.
Que vient-Il faire, sinon nous apprendre, nous
révéler que, en effet,
pour Dieu, le poids de notre vie, c'est Dieu
lui-même?
Or
toute la Création que nous venons de vivre, tout
ce mystère adorable exprimé dans des mots
ineffables, toute cette
Passion, qu'est-ce qu'elle veut dire? Elle
veut dire que l'homme aux
yeux de Dieu égale Dieu parce que, justement,
Dieu nous aime au
point de vouloir nous communiquer Sa Vie, au
point de vouloir satisfaire
en nous ce besoin d'infini en nous
communiquant Sa Présence et Sa Vie.
C'est cela dont nous avons besoin de prendre
conscience. Vous chantez
le Seigneur, vous Le chantez avec allégresse,
vous le chantez magnifiquement
le dimanche soir. Mais votre vie est-elle une
découverte et
une création? Votre vie a-t-elle pris
conscience de son immensité?
Avez-vous retenu que vous êtes unique, chacun
d'entre vous ? Et
que chacun de vous est indispensable à
l'équilibre du monde? Car
chacun de nous est irremplaçable.
Quand vous rentrez dans une chambre, votre
présence n'est pas neutre,
votre présence détermine un courant, un
courant de vie ou un courant
de mort, un courant de lumière ou un courant
de ténèbres, mais votre
présence change quelque chose à l'atmosphère,
change quelque chose à
l'univers et c'est parce que vous avez en vous
cette capacité, c'est
parce que vous avez en vous cette vocation de
grandeur que le Christ
est venu, qu'Il vient toujours, qu'Il vous
aime d'un amour infini, qu'Il
a jeté dans la balance Sa propre vie pour
faire contrepoids à notre vie.
Il n'y a là aucun doute que l'aventure
humaine, celle à laquelle vous
croyez, celle dans laquelle vous espérez,
celle à laquelle vous voulez
vous consacrer avec toute la passion de votre
jeunesse, il n'y a aucun
doute que cette aventure, elle s'accomplit
d'abord en vous. C'est dans
le secret de votre vie, c'est dans l'intimité
de vos choix, de vos décisions,
de vos affections que vous réalisez votre
vocation d'homme,
c'est-à-dire votre vocation de créateur et de
fils de Dieu.
Rappelez-vous le grand mot de Saint Paul, si
émouvant, si admirable
de l'Epître aux Romains: "La Création toute entière gémit, elle
est
dans les douleurs de
l'enfantement parce qu'elle a été soumise, malgré
elle, par l'homme à
la vanité et la Création toute entière attend la
révélation de la
gloire des fils de Dieu" (Rom. 8.19-22) Cela veut dire
que la Création toute entière vous attend, car
c'est en vous que doit se
manifester la gloire des fils de Dieu.
N'est-ce pas une aventure digne de solliciter
votre enthousiasme,
digne de mettre en mouvement tout votre esprit
d'aventure, toute
votre puissance d'aimer? Le monde entier est
remis entre vos mains,
le monde entier vous attend, non pour une
action extérieure, qui est
sans doute nécessaire mais toujours limitée,
mais pour une action sans
limite et proprement infinie qui jaillit de
notre pensée et qui est le don
de notre coeur.
Nous ne serions là ni vous ni moi si nous ne
croyions à cette immensité:
comme notre foi en Dieu, c'est aussi au même
degré une foi en l'homme,
car où trouver Dieu dans une expérience
humaine sinon dans un homme
transformé, dans un homme délivré de ses
limites, dans un homme qui
est devenu un espace illimité de lumière et
d'amour.
Le Mystère Pascal, justement parce qu'il
inspire nos vies, le temps
du Christ parce qu'il résulte de cette
équation sanglante inscrite dans
l'Histoire par Jésus: aux yeux de Dieu,
l'homme égale Dieu, le Mystère
Pascal nous appelle à réaliser notre grandeur,
Il nous appelle à
être vrai, à ne pas tricher, car c'est cela qui
est l'opposé même de la
grandeur: tricher avec soi-même, tricher dans
sa solitude, tricher
dans sa pensée, tricher dans ses amours. Mais
celui qui dit la vérité
dans son coeur, celui-là gravit la Montagne de
Dieu ou plutôt il devient
lui-même la Montagne de Dieu, il devient le
phare qui éclaire toute
l'humanité.
Einstein, ce grand génie, qui a révolutionné
la physique dans tant de
domaines et qui avait un sentiment d'humilité
si profond, a écrit:
"Devant
l'univers, celui à qui le sentiment religieux est inconnu
et qui n'est pas
frappé de respect, est comme s'il était mort." Einstein
disait cela devant l'univers, devant cet
univers à travers lequel il atteignait
cette Vérité Infinie qui nourrissait son
génie. Que dire devant ce
qui est infiniment plus grand que l'univers,
c'est-à-dire devant notre
vie elle-même?
Oui, le grand sanctuaire de Dieu, c'est
nous-mêmes parce que c'est
de nous-mêmes que doit partir ce rayonnement
qui va transfigurer tout
l'univers. Il s'agit donc pour nous de prendre
conscience de cette vocation,
d'enter dans notre grandeur et de donner comme
un aimant et à
notre vie, et à toute notre vie, et à toute la
Création, cet infini qui est
le Dieu Vivant caché au plus profond de notre
coeur et qui nous attend
et qui nous envoie pour rendre la vie plus
belle et l'humanité plus heureuse.
Hâtons-nous dans l'allégresse à la rencontre
du Seigneur Ressuscité en
Lui rendant grâce de ce qu'Il nous ait révélé notre
grandeur en nous
communiquant la Sienne, en nous rappelant ce
grand mot de Saint Jean
de la Croix: "Une seule pensée de l'homme
est plus grande que tout
l'univers. Il n'y a que Dieu qui soit digne de
la remplir."
*Beyrouth
le 2 avril 1972
Pâques*
RESURRECTION DES
CORPS
ET TRANSFIGURATION DE
L'UNIVERS
En Jésus Christ, c'est la liberté de Sa
Personne, la liberté de Son Etre
qui lui permet d'adapter la manifestation de
Lui-même à l'état d'esprit et
aux dispositions du coeur de ceux auxquels Il
apparaît. L'identification
se fait par degré. Nous le voyons ici: les
disciples, les apôtres
croient voir un esprit. Ce n'est que peu à peu
qu'ils se convainquent
de la présence corporelle du Seigneur, cette
présence corporelle qui
d'ailleurs témoigne, comme je viens de le dire,
d'une si grande liberté,
tellement que, finalement, le Christ
disparaîtra à leur yeux au-delà de
toutes les lois de l'espace et du temps.
Cette liberté du Corps du Seigneur, cette
liberté du Christ Ressuscité,
elle est appelée à devenir la nôtre, puisque
nous avons tous cette vocation
de ressusciter et que la vie glorieuse du
Seigneur s'imprime déjà
dans nos vie. Comment cela peut-il se
réaliser? Par quel recueillement,
par quelle intériorisation de nous-mêmes?
C'est là évidemment
toute la question que nous pouvons d'une
certaine manière mettre en
route par des expériences vérifiables.
Les cosmonautes nous ont appris que l'homme ne
peut subsister lorsqu'il
quitte notre atmosphère qu'en emportant les
conditions terrestres.
S'ils n'avaient pas été ravitaillés par
l'oxygène, s'ils n'avaient pu manger
des nourritures terrestres, les cosmonautes
n'auraient pas survécu sur
la lune. Ils sont donc restés terrestres sur
la lune parce que, justement,
notre organisme est ordonné à notre habitation
terrestre: nos organes
sont ainsi faits qu'ils sont étroitement
limités à cette zone terrestre qui
est notre habitat.
S'il y avait un transfert de l'humanité dans
d'autres planètes dont les
conditions sont totalement différentes, il faudrait
que les organes se
modifient en proportion, ce qui nous conduit à
nous demander ce qui
constitue finalement notre corps dans son
essence. Si nous faisons
abstraction des dispositifs qui nous adaptent
à notre habitat terrestre,
qu'est-ce qui reste de nous?
Si d'ailleurs nous tenons compte des
conditions de l'après-vie, de
l'après-vie terrestre où il n'y aura plus de
génération, où il n'y aura
plus de mariage, où il n'y aura plus la lutte
pour le pain quotidien, où
donc tous les organes qui sont adaptés à ces
fonctions auront disparu,
qu'est-ce qui restera du corps? Quelle est
l'essence de notre corps?
Qu'est-ce qui maintient notre identité depuis
le sein maternel jusqu'à
notre mort, depuis l'embryon jusqu'au
vieillard?
Qu'est-ce qui assure notre présence dans le
monde
visible et nous permet de nous y manifester si
on fait la soustraction
de tout ce que j'ai dit, de tout ce qui est
rigoureusement adapté à notre
habitat terrestre et aux fonctions qui ont à
s'y exercer pendant le temps
où nous y demeurons?
Il y a une donnée qui est extrêmement
émouvante, c'est celle de notre
voix. Votre voix que l'on reconnaît quand on
vous connaît, votre voix
qui s'annonce au téléphone: on sait que c'est
vous si l'on vous connaît,
elle révèle sa musique car la musique de votre
voix est unique, elle
correspond à un chiffre, à une certaine
longueur d'onde. Ce chiffre de
votre voix est sans doute le chiffre qui
correspond au chiffre de votre
corps que l'on peut résumer, lui aussi, dans
une longueur d'onde: une
certaine musique, une certaine note si vous
voulez.
Ce serait cela finalement qui constituerait
l'essence de notre présence
visible et qui nous permettrait de nous
manifester dans le monde visible.
Aussi bien voyons-nous justement dans les
apparitions de Notre Seigneur
qu'elles manifestent une entière liberté.
Tantôt Il apparaît sous une
forme, tantôt Il apparaît sous une autre, avec
toutes les graduations que
je
signalais tout à l'heure, dans la manière où Il est reconnu et identifié.
Si bien que, finalement, il y aurait pour nous
une certaine musique fondamentale
qui correspondrait à notre essence singulière;
aussi bien lorsque
nous sommes en présence de quelqu'un, ce qui
nous intéresse, ce n'est
pas sa digestion, ce n'est pas sa respiration,
à moins qu'il ne soit malade
et qu'il ait besoin d'un secours immédiat, ce
qui nous intéresse, c'est
précisément le mystère de sa présence. Mais
qu'est-ce que c'est que
cette présence? Cela dépend naturellement de
sa qualité et de la nôtre.
Cela dépend de son équilibre. Cela dépend de
la lumière qu'il porte en lui.
Cela dépend de sa pureté et de la nôtre. Ce
qui fait une présence dans
l'état le plus favorable, c'est justement
qu'elle est un présent, un cadeau,
c'est qu'elle ouvre un espace, c'est qu'elle
apporte une lumière, c'est
qu'elle est une source de joie.
Ce serait dans cette direction que nous
aurions à vivre le Christ Ressuscité
en ressuscitant déjà nous-mêmes, en nous
transformant, en anticipant
notre résurrection, en intériorisant toutes
nos puissances organiques,
de manière
que nous soyons contenus tout entiers dans un certain point
de lumière qui annoncerait le mystère de notre
être sous la forme, justement,
d'une présence, d'un présent et d'un
cadeau.
C'est, je pense, de cette manière que nous
entrons en contact avec
nous-même et avec les autres, de cette manière
virginale où le
contact justement s'établit à partir de la
racine de l'être, de son enracinement
en Dieu, à partir de ce qu'il y a de plus
diaphane en nous,
enfin à partir de cette musique fondamentale
qui ferait de nous une
note de choix du cantique du Soleil.
C'est dans cette direction que nous allons
nous établir au cours de
cette liturgie tandis que nous allons,
précisément, à la rencontre du
Seigneur Ressuscité, à la rencontre de Son
Corps Glorieux qui devient
la sanctification du monde. Nous allons Lui
demander cette grâce
d'être une présence, une présence diaphane,
une présence de lumière,
une présence de joie, enfin une musique, une
musique silencieuse dans
le Coeur du Seigneur et dans le coeur de nos
frères qui Le reconnaîtront
justement à travers nous dans la mesure où
nous aurons en eux un espace
de lumière et d'amour.
Dans ce résumé des récits de la Résurrection,
qui probablement n'est
pas de Saint Marc bien qu'il soit l'appendice
de son Evangile, il y a une
parole qui est assez unique: "Allez dans le monde entier proclamer le
Bonne Nouvelle à
toute la Création." C'est le seul évangéliste, sauf
erreur, qui formule la consigne de Jésus sous
cette forme (Mc 16.14):
"Evangéliser non seulement les hommes,
mais évangéliser toute la
Création!", ce qui implique les animaux,
les végétaux, les minéraux,
ce qui implique les astres, ce qui implique
toute l'Histoire et finalement
tout l'univers.
Ce tout petit mot correspond à celui de Saint
Paul aux Romains (Rom 8.
21-22): "Toute la Création gémit dans les douleurs de l'enfantement",
toute la Création attend "soumise à la vanité", malgré elle,
comme
elle l'est en effet, et "attend la révélation de la gloire du Fils de
Dieu."
Il y a certainement une correspondance entre
la vision de Saint Paul et
la consigne que rapporte ici la finale de Saint
Marc: toute la Création
qui a été enténébrée par nos refus d'amour,
toute la Création doit être
purifiée, libérée et va recevoir l'Evangile et
elle est appelée aussi à
vivre en Dieu.
Cette vue synthétique, cette vue qui rassemble
dans une seule vocation
l'homme et l'univers est infiniment précieuse
parce qu'elle nous donne
précisément une vue d'ensemble du plan de
Dieu. La Liberté Divine
qui éclate au coeur de la Trinité, qui est le
sens même de Jésus créateur,
veut se répandre à travers les créatures
intelligentes sur toute la Création.
Nous en avons une sorte d'anticipation dans
cette expérience admirable
de la science qui n'a pas cessé de chercher la
vérité à travers tous les
phénomènes. Que des savants puissent
s'enthousiasmer pour les phénomènes
au point d'y consacrer leur vie, qu'ils soient comblés par cette
étude de la nature, c'est évidemment le signe
qu'il y a une correspondance
entre leur esprit et la nature et qu'à travers
les phénomènes,
ils atteignent cette présence de la vérité,
qui est Quelqu'un, car il est
impossible que l'esprit se consacre à la
vérité, qu'il en soit illuminé,
qu'il en soit comblé si la Vérité n'était pas
Quelqu'un.
A travers ce cheminement sur la circonférence
qui symbolise le progrès
de la science, qui durera autant que
durera
l'Histoire, à travers ce cheminement sur la
circonférence, il y a une
relation avec le Centre Eternel qui embrasse
tous les temps, il y a une
relation qui justement éclate, de temps en
temps, à travers les phénomènes
où le savant se sent relié à ce Centre
Eternel, et c'est par là que,
à travers les phénomènes, il atteint la
vérité, la vérité qui est Quelqu'un,
la
vérité qui est le jour de notre esprit et de notre intelligence comme
elle est aussi la joie la plus profonde de nos
coeurs.
Il y a donc une vocation spirituelle de
l'univers, que la science, à sa
manière, accomplit, que l'âme aussi, bien sûr,
avant la science,
pourrait-on dire, que l'âme s'applique aussi à
réaliser.
Mais enfin si, à travers le spectacle de la
nature, les artistes, en cherchant
à l'exprimer, n'ont pas cessé d'enrichir le
musée de nos émerveillements,
c'est qu'à travers la nature, eux aussi, à
leur manière, sous
l'aspect de la beauté, ont rencontré dans
l'univers une Présence qu'ils
n'ont jamais cessé de nous rendre sensible
puisque l'oeuvre d'art, finalement,
c'est précisément comme le sacrement de la
beauté, qui contient
la suggestion et la communication d'une
Présence.
Et, plus profondément encore, l'amour humain,
à travers la communion
des êtres, l'amour humain qui n'a pas cessé de
porter la vie, l'amour
humain, bien sûr, plus que tout autre
manifestation de notre existence,
l'amour humain plonge dans le Coeur de Dieu, a
ses racines en Lui et
nous ramène à Lui, puisqu'il est impossible
d'aimer sans échanger
avec Lui si l'on veut que l'amour soit
éternel.
Il y a donc déjà dans l'expérience humaine, il
y a une anticipation de
cette consigne rapportée par Saint Marc:
"Allez, évangélisez toute la
Création." Cela nous ouvre un jour sur le
contact avec l'univers. Cela
nous engage précisément à un respect infini de
toute créature puisqu'à
travers toute la Création circule la pensée et
l'Amour de Dieu et qu'il
n'y a pas une structure dans l'univers qui ne
reflète la pensée et l'Amour de Dieu.
L'univers sacramentel, d'ailleurs, constitue
déjà à sa manière, et
comme un chef d'oeuvre incomparable, la
personnalisation de tout
l'univers, puisque Jésus a emprunté les signes
sensibles pour nous
communiquer Sa Présence et Sa Grâce.
Il y a dans le Christ une sacralisation de
l'univers qui correspond à
la plus profonde expérience humaine et qui
nous appelle nous-mêmes
à entrer dans cette transfiguration, à y
collaborer en faisant chanter
toutes les fleurs, comme dit la messe du
Rosaire: "Fleurs, fleurissez
et donnez votre parfum, offrez la grâce de votre
feuillage et la
louange de votre cantique et, dans toutes ses
oeuvres, bénissez le
Seigneur" (Sir. 39.19).
La joie pascale, c'est donc une joie qui veut
se répandre dans tout
l'univers et ce n'est pas seulement l'homme
qui doit devenir alléluia
des pieds à la tête: c'est tout
l'univers.
*Pâques, Beyrouth le 2 avril 1972
Lundi de Pâques *
Dieu apparait aux hommes dans la mesure où
il est pour eux au-dedans
d'eux-mêmes
LES PELERINS
D'EMMAUS
Aux disciples d'Emmaüs, "Il leur est apparu extérieurement et
corporellement, comme
Il était intérieurement, comme Il était au
dedans d'eux-mêmes: "ils parlaient de
Lui, ils L'aimaient et ils doutaient.
Alors Il se présente à eux extérieurement,
mais ils ne Le
reconnaissent pas, précisément parce qu'ils
doutent.
Cette remarque de Saint Grégoire, qui est
d'une admirable profondeur,
pourrait expliquer ou nous rendre sensible
tout le Mystère de la Révélation
dans toute la Bible et dans toute l'Histoire:
Dieu apparaît aux
hommes comme Il est au-dedans des hommes,
comme Il est au-dedans
d'eux-mêmes.
Les apparitions du Christ Ressuscité sont un
appel à la foi. Jésus ne
se présente pas dans une vie nouvelle. Il ne
se présente pas comme un
spectacle, comme un objet qu'on peut percevoir
sans s'engager. Ces
apparitions sont un appel à la foi. Et c'est
pourquoi elles reflètent
l'état d'âme de ceux qui en sont les témoins.
Rien n'est étonnant comme
ces récits qui ne s'accordent pas, précisément
parce qu'ils traduisent
les sentiments, les hésitations, les craintes,
les frayeurs et les joies
de chacun, selon la progression de la
reconnaissance du Christ en eux.
Les disciples d'Emmaüs Le voient comme un
étranger. La Magdeleine
Le verra comme un jardinier. Les disciples
rassemblés au Cénacle
croiront voir un esprit. Et pour la dernière
vision, racontée par Jean,
sur les bords du lac de Galilée, ils
hésiteront, jusqu'à la pêche miraculeuse,
à reconnaître le Seigneur, dans Celui qui les
appelle du rivage.
Il nous apparaît donc d'une manière
universelle comme il est au-dedans
de nous. Et c'est pourquoi Il peut prendre le
visage d'un étranger, et
c'est pourquoi ses traits peuvent se déformer
comme ils l'ont été si
souvent dans l'Ancien Testament, selon le
regard de l'homme qui
n'était pas suffisamment éveillé ou purifié
pour Le percevoir dans sa
Vérité.
(1) Saint Grégoire le Grand - Homélie 23 -
Patrologie latine de Migne 76
pp. 1182/1183
Cf. L'Homélie de St Grégoire, en appendice, à
la dernière page.
Et d'ailleurs, cette loi de la Révélation que
Saint Grégoire exprime
avec tant de profondeur: "Il leur est apparu au dehors comme Il
était
au dedans d'eux-mêmes", cette loi gouverne
peut-être tout l'ordre de
la connaissance: chacun voit l'univers avec
son regard, chacun voit
les autres avec ses yeux, et l'univers où les
autres lui apparaissent
selon la qualité de son regard. Ils lui
apparaissent au dehors comme
ils sont au-dedans de lui.
Einstein a dit ce mot, si étonnant et si
magnifique: "Celui à qui
l'émotion religieuse
est étrangère, qui n'a plus la possibilité de
s'étonner et d'être
frappé de respect, est comme s'il était mort."
Il indique bien, lui aussi, que la
connaissance de l'univers correspond
au regard de l'homme. S'il a encore la faculté
de s'étonner et d'être
frappé de respect, il découvre un monde qui
l'émerveille et qui lui
révèle une Sagesse supérieure qui le
confond.
Ce serait donc là, finalement, une des
qualités, un des apanages
inévitables de la connaissance: la
connaissance correspond au regard
et, selon que le regard est pur, selon qu'il
est droit, selon qu'il est
désintéressé, selon qu'il est aimant ou au
contraire chargé de haine,
le monde prend un autre aspect et l'humanité
un autre visage.
C'est ce que le Seigneur sans doute veut nous
indiquer lorsqu'Il dit:
"La
lampe de ton corps, c'est ton regard, c'est ton oeil. Si ton oeil
est simple, tout ton
corps sera dans la lumière." (Mt. 6,22)
C'est bien ce que nous pouvons retirer de plus
admirable de ce cheminement
que nous allons poursuivre avec le Seigneur
sur la route d'Emmaüs,
c'est que nous Le connaîtrons dans la mesure
où nous L'aimerons, et Il
nous apparaîtra d'autant plus vivant que notre
regard sera plus pur et
plus aimant.
Cf.ci après, l'homélie de Saint Grégoire.
*
Beyrouth, 3 avril 1972
SAINT GREGOIRE LE GRAND*
"Ils le reconnurent à la fraction du pain"
(Lc 24,35)
Saint Grégoire (540-604) fut successivement
préfet de la ville de Rome, moine et fondateur de monastères, diacre et légat à
Constantinople, enfin pape dans un
contexte historique très sombre. Ce grand mystique qui garda toujours au coeur la nostalgie de sa vie
monastique sut être un admirable
pasteur. Ses écrits spirituels ont profondément influencé la piété
médiévale. Deux disciples faisaient
route ensemble. Ils ne croyaient pas,
et cependant ils parlaient du Seigneur. Soudain celui-ci apparut, mais sous des traits qu'ils ne purent
reconnaître. A leurs yeu de chair le Seigneur manifestait ainsi du dehors ce
qui se passait au fond d'eux-mêmes, dans le regard du coeur. Les disciples étaient intérieurement partagés entre
l'amour et le doute. Le Seigneur était
bien présent à leurs côtés, mais il ne se laissait pas reconnaître. A ces
hommes qui parlaient de lui il offrit sa
présence, mais comme ils doutaient de lui, il leur dissimula son vrai visage. Il leur adressa la parole et
leur reprocha leur dureté d'esprit. Il
leur découvrit dans la Sainte Ecriture les mystères qui le concernaient, mais, il feignit de
poursuivre sa route...En agissant ainsi,
la Vérité qui est simple ne jouait nullement double jeu: elle se montrait aux yeux des disciples
telle qu'elle était dans leur esprit. Et le Seigneur voulait voir si ces
disciples, qui ne l'aimaient pas encore
comme Dieu, lui accorderaient du moins leur amitié sous les traits d'un étranger.
Mais ceux avec qui marchait la Vérité ne pouvaient être éloignés de la charité;
ils l'invitèrent donc à partager leur
gîte, comme on le fait avec un voyageur. irons-nous simplement qu'ils
l'invitèrent ? L'Ecriture précise
qu'ils le pressèrent (Lc 24,29). Elle nous montre par cet exemple que lorsque
nous invitons des étrangers sous notre toit,
une invitation doit être pressante.
Ils
apprêtent donc la table, ils présentent la nourriture, et Dieu, qu'ils n'avaient par reconnu dans
l'explication de l'Ecriture, ils le découvrirent dans la fraction du pain. Ce
n'est pas en écoutant les préceptes de
Dieu qu'ils furent illuminés, mais en
les accomplissant: Ce ne sont pas les auditeurs de la loi qui seront justes devant Dieu, mais les
observateurs de la loi qui seront
justifiés (Rom. 2,13). Quelqu'un veut-il comprendre ce qu'il a entendu, qu'il se hâte de mettre en
pratique ce qu'il en a déjà pu saisir.
Le Seigneur n'a pas été reconnu pendant qu'il parlait; il a daigné se
manifester lorsqu'on lui offrit à manger.
Aimons donc l'hospitalité, frères très chers,
aimons pratiquer la charité. C'est
d'elle que Paul nous parle : Persévérez, dit-il, dans la charité fraternelle. N'oubliez pas
l'hospitalité, car c'est grâce à elle que quelques-uns, à leur insu,
hébergèrent des anges (Hébr. 13,1-2).
Pierre dit aussi : Pratiquez l'hospitalité
les uns envers les autres, sans murmurer (1 Pierre 4,9). Et la Vérité elle-même nous en parle : J'étais un
étranger, et vous m'avez recueilli (Mt.
25,35)... Ce que vous avez fait au plus petit d'entre les miens, nous dira le
Seigneur au jour du jugement, c'est à moi que vous l'avez fait (Mt. 25,40)...
Et malgré cela, nous sommes si paresseux devant la grâce de l'hospitalité!
Mesurons, mes frères, la grandeur de cette
vertu. Recevons le Christ à notre table , afin de pouvoir être reçus à son
éternel festin. Donnons maintenant l'hospitalité au Christ présent dans l'étranger, afin qu'au jugement il ne nous
ignore pas comme des étrangers, mais nous reçoive comme des frères dans son
Royaume.
*Homélie
23: PL 76, 1182-1183.