Le Monde diplomatique
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> décembre 2004     > Page 12

 

Les réponses précèdent parfois les questions...

Survivre aux murs




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Une mesure de larmes, deux doses de compassion, trois petits tours de caméra... chaque année, les journaux se penchent sur les pauvres, avant de retourner à leurs affaires. Disparaît alors cette désolation, avec ces espoirs brisés, et parfois ces désirs brillant encore. Comment résister à la multitude des murs ainsi dressés ?

 

Par John Berger
Ecrivain et peintre britannique, auteur notamment de King, Editions de l’Olivier, Paris, 2002. A obtenu le Booker Prize en 1972.




1. Le vent se leva dans la nuit et emporta tous nos projets.

(Proverbe chinois)

2. Les pauvres n’ont pas de domicile. Ils ont un foyer, parce qu’ils se souviennent de leur mère, de leur grand-mère ou d’une tante qui les a élevés. Un domicile est une forteresse, pas une histoire ; il tient la sauvagerie à distance. A un domicile, il faut des murs. Presque tous les pauvres rêvent d’un modeste domicile, comme d’un rêve de repos. Quel que soit leur entassement, les pauvres vivent à l’air libre où ils improvisent, non pas des domiciles, mais des endroits bien à eux. Autant que leurs occupants, ces lieux sont des protagonistes qui ont leur propre histoire à vivre et, contrairement aux domiciles, ne comptent pas sur autrui pour cela. Les pauvres vivent avec le vent, avec l’humidité, les tourbillons de poussière, le silence, le bruit insupportable (parfois les deux – ce n’est pas contradictoire), avec des fourmis, de gros animaux, des odeurs venant de la terre, les rats, la fumée, la pluie, des vibrations venues d’ailleurs, des rumeurs, la nuit qui tombe, sans oublier qu’ils vivent les uns avec les autres. Entre les habitants et ces présences, les frontières sont imprécises. Inextricablement confondus, ils forment ensemble la vie du lieu.

« Le crépuscule tombait ; le ciel couvert de brume froide et grise commençait à disparaître dans les ténèbres ; et le vent, après avoir passé la journée à éparpiller chaume et buissons dénudés, morts pour préparer l’hiver, se coucha maintenant tranquillement dans les creux de la terre... »

On ne peut pas saisir les pauvres collectivement. Ils ne constituent pas seulement la majorité des habitants de la planète, ils sont partout et l’événement le plus futile parle d’eux. C’est pourquoi les riches passent aujourd’hui l’essentiel de leur temps à construire des murs, des murs de béton armé, des murs de surveillance électronique, des barrages de missiles, des champs de mines, des contrôles frontaliers et des écrans médiatiques opaques.

3. La vie des pauvres est, pour l’essentiel, une vie de tristesse ponctuée de moments d’illumination. Chaque vie a sa propre capacité d’illumination et il n’y en a pas deux qui se ressemblent. (Le conformisme est une habitude que cultivent les gens aisés.) Les moments d’illumination sont dus à la tendresse et à l’amour – la consolation d’être reconnu, d’être nécessaire, d’être embrassé pour ce que soudain l’on est ! D’autres moments sont illuminés par l’intuition que, malgré toutes les apparences du contraire, l’espèce humaine sert à quelque chose.

« Nazar, dis-moi quelque chose, n’importe quoi, mais quelque chose de plus important que rien. »

Aidym baissa la mèche de la lampe pour économiser l’huile. Elle comprenait que, puisqu’il y avait une chose ou une autre dans la vie qui était plus importante que rien, il était capital de prendre soin de tout le bien qui s’y trouvait.

« Je ne sais pas quelle est la chose qui a vraiment de l’importance, Aidym, dit Chagataev. Je n’y ai pas pensé, je n’en ai jamais eu le temps. Mais puisque nous sommes nés l’un et l’autre, il doit y avoir en nous quelque chose qui est vraiment important. »

Aidym acquiesça : « Un petit quelque chose qui est important et une foule de choses sans importance. »

Aidym préparait le repas du soir. Elle sortit d’un sac un pain plat, le tartina de graisse de mouton et le rompit en deux. Elle donna à Chagataev la moitié la plus grosse et se réserva la plus petite. Ils mâchaient en silence leur nourriture à la faible lueur de la lampe. Dans la yourte et le désert, tout était calme, incertain et sombre. »

4. De temps en temps, le désespoir pénètre dans ces vies qui sont pour l’essentiel tristesse. Le désespoir est l’émotion qu’entraîne le sentiment d’avoir été trahi. On espère en dépit de tout (ce qui est loin d’être une promesse), cet espoir s’anéantit ou est détruit ; le désespoir remplit l’espace de l’âme qu’occupait cet espoir. Le désespoir n’a rien à voir avec le nihilisme.

Dans le sens actuel, le nihilisme est le refus de croire en une échelle de valeurs au-delà de la recherche du profit considéré comme le but suprême de l’activité sociale, si bien qu’à précisément parler, toute chose a son prix. Le nihilisme est le fait de se résigner devant l’argument que le prix est tout. C’est la forme la plus courante de la lâcheté humaine. Mais les pauvres n’y succombent pas souvent.

« Il commença à avoir pitié de son corps et de ses os : sa mère les avait jadis assemblés pour lui de la pauvreté de sa chair – pas par passion ou par amour, pas pour le plaisir, mais par une nécessité quotidienne absolue. Il lui semblait appartenir aux autres comme s’il était la dernière possession de ceux qui ne possèdent rien et qu’ils vont gaspiller sans but, et une fureur gigantesque, plus vitale que sa vie, s’empara de lui. »

5. Raconter des histoires parmi les pauvres a un secret : les histoires sont racontées pour qu’on puisse les écouter ailleurs, où quelqu’un, ou peut-être une foule de gens, sait mieux que le conteur ou que les protagonistes de l’histoire ce que la vie veut dire. Les puissants ne peuvent pas raconter d’histoires : les forfanteries sont le contraire des histoires, et toute histoire, même si elle est timide, doit être sans peur : or les puissants vivent aujourd’hui les nerfs tendus.

Une histoire renvoie la vie au jugement d’un autre juge dont la sentence est plus définitive et qui se trouve très loin du lieu où se raconte l’histoire. Ce juge peut se situer dans l’avenir, ou encore dans un passé qui est encore attentif, ou encore par-delà les montagnes où la chance du jour a changé (les pauvres doivent souvent parler de bonne ou de mauvaise chance), si bien que les derniers sont devenus les premiers (1).

Le temps de l’histoire (le temps à l’intérieur de l’histoire) n’est pas un temps linéaire. Les vivants et les morts se rencontrent, s’écoutent et se jugent à l’intérieur de ce temps, et plus on a l’impression d’un grand nombre d’auditeurs, plus l’histoire devient intime pour chacun d’entre eux. Les histoires sont une manière de croire que la justice est imminente, et cette croyance peut à tout moment mettre aux prises avec une extraordinaire férocité enfants, femmes et hommes. C’est pourquoi les tyrans redoutent les histoires : toutes, d’une certaine manière, renvoient à celle de leur chute.

6. La pire cruauté de la vie, c’est l’injustice qui tue. Presque aucune promesse n’est tenue. La manière dont les pauvres acceptent l’adversité n’est ni passive ni résignée. C’est une acceptation qui regarde derrière l’adversité et y aperçoit quelque chose sans nom. Pas une promesse, car (presque) aucune promesse n’est tenue ; mais quelque chose qui se trouve comme entre crochets, entre parenthèses, dans l’Histoire qui s’écoule par ailleurs sans le moindre remords. Et le total de ces parenthèses, c’est l’éternité.

On peut le dire en sens inverse : ici-bas, il n’y a pas de bonheur sans nostalgie de justice.

Le bonheur n’est pas l’objet d’une recherche, c’est ce sur quoi l’on tombe, une rencontre. La plupart des rencontres ont, toutefois, une suite : c’est leur promesse. Mais la rencontre avec le bonheur est sans suite. Tout est là dans l’instant : le bonheur est ce qui perce la tristesse.

« Nous pensions qu’il n’y avait plus rien au monde, que tout avait disparu depuis bien longtemps. Et si nous étions les seuls survivants, pourquoi vivre ?

Nous sommes allés vérifier, dit Allah. Y avait-il d’autres peuples quelque part ? Nous voulions savoir. »

Chagataev les comprit et leur demanda si cela voulait dire qu’ils étaient convaincus de l’importance de la vie et n’allaient plus mourir.

« Mourir ne sert à rien, dit Cherkzov. Mourir une fois – on pourrait penser que c’est quelque chose de nécessaire et d’utile. Mais mourir une fois ne vous permet pas de comprendre votre propre bonheur – et personne n’a la chance de mourir deux fois. Si bien que mourir ne vous fait rien comprendre. »

7. La différence entre les saisons, comme celle entre nuit et jour, ensoleillement et pluie, est une différence vitale. Le temps s’écoule en turbulences qui rendent la vie plus courte – en fait et subjectivement. La durée est brève. Rien ne dure. Voir en ceci autant une prière qu’une lamentation.

«  [La mère] s’affligeait de ce qu’elle était morte et avait forcé ses enfants à pleurer sa mort ; si elle l’avait pu, elle aurait continué à vivre tout le temps pour que personne ne souffre à cause d’elle ou gaspille, pour elle, le cœur ou le corps auxquels elle avait donné naissance... mais la mère n’avait pas réussi à vivre très longtemps. »La mort arrive quand la vie n’a plus le moindre rogaton à défendre.

8. Ils sont habitués à vivre en étroite proximité les uns avec les autres, ce qui crée un sens spatial bien particulier ; l’espace n’est pas tant un vide qu’un lieu d’échange. Quand les gens vivent les uns sur les autres, toute action entreprise par l’un d’eux a des répercussions sur les autres, des répercussions physiques immédiates. C’est ce qu’apprend tout enfant.

Il se produit sans arrêt une négociation spatiale entre les gens : elle peut être prévenante ou cruelle, conciliante ou dominatrice, inconsciente ou calculée ; mais à chaque fois elle reconnaît qu’un échange n’est pas quelque chose d’abstrait, mais un accommodement physique. Leur langage élaboré de signes et de gestes des mains est l’expression de ce partage physique. Hors les murs, la collaboration est aussi naturelle que la lutte ; les filouteries sont monnaie courante et l’intrigue, qui dépend de la distance qu’on prend, est chose rare. Le mot « privé » sonne de façon totalement différente des deux côtés du mur. D’un côté, il évoque la propriété ; de l’autre, la reconnaissance de la nécessité temporaire de laisser quelqu’un tranquille, comme s’il était seul, pendant un certain temps. Chaque site à l’intérieur du mur peut être loué, chaque mètre carré compté ; hors les murs, tout site risque de devenir une ruine, chaque coin offrant un abri étant compté.

L’espace des choix est aussi limité. Ils choisissent autant que les riches, peut-être plus, car chaque choix est plus difficile. Il n’y a pas de modèles de couleurs offrant un choix de cent soixante-dix nuances différentes. Le choix doit être fait ici même entre ceci et cela. Souvent il s’opère avec véhémence, car il implique le refus de ce qu’on n’a pas choisi. Tout choix est proche d’un sacrifice. Et le total de ces choix est la destinée de la personne.

9. Pas de développement (le mot ne prend une capitale comme un article de foi que de l’autre côté des murs), pas d’assurance. Ni avenir ouvert ni avenir assuré n’existe. L’avenir est ce qu’on n’attend pas. Pourtant, il y a une continuité ; les générations sont liées aux générations suivantes. D’où un certain respect pour le grand âge, car les vieux sont la preuve de cette continuité ou même la preuve qu’une fois, il y a bien longtemps, l’avenir existait. Les enfants sont l’avenir. L’avenir est le combat incessant pour s’assurer qu’ils ont assez à manger et une chance sur mille que l’éducation leur permette parfois d’apprendre ce que leurs parents n’ont jamais su.

« Quand ils eurent fini de parler, ils se serrèrent dans les bras les uns des autres. Ils voulaient être heureux à l’instant même, maintenant, plus tôt que les résultats que leur promettaient leur avenir et leurs travaux zélés en matière de bonheur général et personnel. Le cœur ne supporte pas d’atermoiement, il tombe malade comme s’il ne croyait plus à rien. »

Ici l’unique don de l’avenir est le désir. L’avenir induit le jaillissement du désir envers lui-même. Les jeunes sont jeunes de manière plus flagrante que de l’autre côté du mur. Le don apparaît comme un don de nature dans toute son urgence et sa suprême assurance. Les lois religieuses et communautaires s’appliquent encore. A vrai dire, dans le chaos qui est plus apparent que réel, ces lois deviennent réelles. Pourtant, le silencieux désir de procréation est incontestable et irrésistible. C’est le même désir qui se met à la recherche de nourriture pour les enfants puis qui cherche, plus ou moins tard (le plus tôt possible est le mieux), la consolation de copuler à nouveau. C’est ça, le don de l’avenir.

10. Les multitudes ont des réponses à des questions qui n’ont pas encore été posées et la capacité de survivre aux murs. Ce soir, avec deux doigts, suis le tracé de ses cheveux avant de t’endormir.

(Traduit de l’anglais par Michel Fuchs).

John Berger.
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(1) Evangile selon Matthieu, XX, 16.



 


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