mai 2005
Pages 14 et 15 |
Et les lendemains n’ont pas chanté... | ||
Par Frédéric Lordon
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« “Modèle social européen”... je ne comprends pas bien le sens de cette expression »
Frits Bolkestein, France Inter, 6 avril 2005.
Le gouvernement français, en proie à quelques légères angoisses électorales, a obtenu de ses partenaires européens que l’épouvantail du projet de directive européenne dite Bolkestein (1) soit remisé le temps qu’il faudra. Evidemment, il faut avoir le sens du merveilleux pour imaginer la directive « services » totalement terrassée, ou une certaine tendance à l’affabulation pour nier qu’elle réapparaîtra propre comme un sou neuf sitôt dissipée la « chienlit » populaire. Comme la propension au serment dans les dernières extrémités est la chose du monde la mieux partagée, voilà que les socialistes, à leur tour, tentent d’apporter leur obole et promettent un « grand traité social »... pour « après ». Ce ne sera jamais que le troisième ou le quatrième puisqu’ils ont maintenant pris l’habitude de jurer à peu près à chaque élection – passé Maastricht, l’Europe serait sociale, c’était certain ; Amsterdam n’irait pas plus loin sans les quatre conditions posées par M. Lionel Jospin, etc., et tant d’autres. C’est la bruyante irrationalité du peuple qui fait regretter la douce quiétude des sommets européens entre amis : Barcelone en mars 2002 et la déréglementation de l’énergie sans cri, Lisbonne en mars 2000 et la perspective d’un marché du travail libéralisé dans l’huile, pour ne rien dire des bonheurs simples de la Commission, directives à l’étouffé et décisions sans tapage inutile. Bolkestein rangé, la pédagogie un peu exaspérée du « oui » va pouvoir s’épargner de faire remarquer aux électeurs que la directive Services n’est pas dans le traité – ils s’en étaient aperçus tout seuls, merci. A vrai dire, il fallait une dose dangereusement croissante de mauvaise foi – ou alors d’aveuglement bienheureux – pour soutenir que les deux textes sont étrangers l’un à l’autre. Par un argument passablement maladroit, les partisans du « oui » s’imaginent en effet dissiper les craintes en rappelant que la problématique partie III ne fait pas autre chose que compiler les traités antérieurs. Mais comment mieux dire l’identité libérale-concurrentielle d’une construction européenne dont le projet déréglementateur remonte aux origines mêmes ? Aussi la référence au traité de Rome de 1957, visiblement faite pour apaiser les inquiétudes par la réminiscence heureuse des années 1960, est-elle à la fois factuellement fondée et politiquement inepte. Il est vrai qu’il est plus facile d’anesthésier le corps électoral en le reconduisant à un passé simple et cotonneux qu’en tentant de mettre au clair pour lui une histoire pleine de paradoxes et de menaces. Paradoxal en effet, un traité de Rome très libéral rédigé au cœur d’une époque très keynésienne. Paradoxale encore, une norme juridique européenne réputée supérieure et pourtant restée lettre morte pendant près de trente ans. C’est une histoire non linéaire qu’il faudrait prendre le temps de raconter, histoire d’un long sommeil du principe concurrentiel européen, puis d’un progressif réveil, et maintenant d’un imperium sans merci (2). On peut donc convoquer le traité de Rome à des fins anxiolytiques, mais à la seule condition de faire oublier que le texte débonnaire n’a révélé que tardivement sa véritable identité, et a muté de façon endogène en une machine à déréglementer devenue à demi folle. Comme, il y a peu, celle destinée à faciliter les OPA hostiles, la directive Bolkestein ne fait pas autre chose que déployer l’essence même de cette construction européenne, avec l’imperturbable logique d’un caractère physique exprimant un code génétique. De l’innocent traité de Rome à l’agressive déréglementation des services, il y a l’intime solidarité de l’accomplissement du premier par la seconde, et la coparticipation d’une même idée : l’idée concurrentielle, dont la consécration constitutionnelle renforce, si besoin en était vraiment, le dynamisme invasif. Mme Elisabeth Guigou, ancienne ministre socialiste, clame que le « non » n’a rien compris et que la prodigieuse avancée démocratique constitutionnelle permettra de faire barrage aux futures directives Bolkestein. On ne voit d’abord pas bien par quelle soudaine révolution mentale les gouvernants français, leurs commissaires et leurs parlementaires, indifféremment socialistes et libéraux, s’opposeraient subitement aux déréglementations qu’ils n’ont cessé de valider. Temps de travail, énergie, OPA, courrier, services, la liste n’est-elle pas suffisamment longue pour rendre plus probable l’hypothèse de son prolongement que celle de son renversement ? On ne voit pas bien non plus comment nier que le principe concurrentiel soit devenu la ligne de force des politiques publiques européennes, la toile de fond sur laquelle les exemptions fragiles de l’éducation, de la santé, de la culture et des services publics sont vouées à faire figure de verrues dérogatoires du droit commun. Le destin d’une exemption, sans cesse menacée d’être submergée par la vague principale, est d’être réduite – et l’entreprise de mise en concurrence généralisée ne s’arrêtera qu’une fois sa matière définitivement épuisée. Entre dénégation pure et simple et prophétie d’apocalypse, la réponse sociale-démocrate à cette perspective laisse rêveur. Très maître de lui, M. Julien Dray, porte-parole du Parti socialiste, assure que les mauvais sondages du « oui » ne doivent pas « faire paniquer », mais dérape l’instant d’après en avertissant que la victoire du « non » équivaudrait à « un nouveau 21 avril ». De cette calamiteuse mise en garde, il faudrait en vérité prendre l’exact contrepied : la victoire du « non » est le plus sûr moyen d’éloigner la perspective d’un nouveau 21 avril. Car, contrairement à ce que se figure M. Dray, la pathologie spécifique de cette date ne réside pas tant dans l’élimination du candidat socialiste, péripétie presque indifférente, que dans l’accession au second tour du candidat d’extrême droite. Or les succès du Front national ne sont pas autre chose que la défiguration d’une question sociale qui, faute de trouver les forces politiques capables de l’exprimer selon ses véritables significations, fait malgré tout résurgence, mais sous des formes monstrueuses et méconnaissables : les luttes identitaires se substituent aux luttes salariales, la figure de l’immigré est promue pour faire oublier celle du chômeur, les enjeux sécuritaires recouvrent ceux des inégalités. Le déni radical de ce que les colères d’une société doivent à la dégradation de ses conditions matérielles d’existence se paie tôt ou tard, et, si elle n’y prend pas garde, la très moderne social-démocratie, qui pensait en avoir fini avec les luttes de classes, déclarées hors d’âge, pourrait bien avoir à passer de nouveau à la caisse. Il faut donc que le Parti socialiste se trouve dans la désorientation idéologique la plus profonde pour ne pas même apercevoir la vertu propre de ce référendum européen, qui est de remettre le débat sur des rails qu’il n’aurait jamais dû quitter. Cette fois-ci, pas question de s’en tirer avec des histoires de « sauvageons » ou de casseroles comme dans une élection présidentielle de base qui ne sert à rien et ne fait qu’interchanger sociaux-libéraux et libéraux-libéraux. Pour une fois, un scrutin pose sans échappatoire possible la question soigneusement éludée lors de toutes les consultations précédentes : celle du capitalisme libéral-concurrentiel. Les électeurs le sentent bien, ils ne vont pas louper l’occasion. Non seulement il leur est offert de se prononcer sur le projet d’une politique européenne qui a explicitement mis en son cœur le principe de la concurrence généralisée, mais il leur est possible de le faire avec le recul de vingt ans d’expérimentation dont ils sont à coup sûr bien placés pour apprécier les effets... et pour anticiper l’avenir probable. Vingt ans de promesses de prospérité, de certitudes d’économistes et d’experts catégoriques. Qui se souvient des monts et merveilles annoncés à la veille du « grand marché » de 1993 ? La directive Bolkestein nous les promet à nouveau, avec en elle la même foi granitique en l’universelle efficacité de la concurrence. Mais, coinçant les entreprises entre des prix industriels qui baissent et des exigences de rentabilité financière qui montent, la concurrence généralisée n’a rien généralisé de plus que l’ajustement salarial et la précarité. Par un extraordinaire privilège idéologique, le modèle du marché jouit donc de la possibilité de prolonger indéfiniment ses expériences en vraie grandeur en dépit de ses échecs répétés : des décennies de libéralisation sans le moindre effet, sinon sur le pouvoir de négociation des entreprises ; autant de baisse du coût du travail sans le moindre tremblement spécifique sur le chiffre du chômage. En attendant, réservant l’éventuel surplus de richesse créée à quelques-uns au prix de l’inquiétude de tous les autres, la concurrence généralisée dévaste la société. Or voilà que pour la première fois depuis qu’elle a été lancée malgré elle dans l’aventure néolibérale, la société se trouve confrontée, non plus aux seuls symptômes, mais aux vraies causes de sa dévastation. Selon les partisans du « oui » les plus tempérés, il serait irrationnel de refuser un traité qui n’est certes pas au-dessus de tout reproche mais dont l’avancée marginale demeure malgré tout positive. Il faut avoir un curieux sens du « positif » pour trouver – parmi tant d’autres – que « l’économie sociale de marché hautement compétitive » se substitue avantageusement à la « République indivisible, laïque, démocratique et sociale (3) » comme nouvelle forme de notre destin collectif... Mais les sociaux-démocrates d’aujourd’hui savent-ils seulement que l’« économie sociale de marché » est une trouvaille d’économistes libéraux allemands récupérée par la démocratie chrétienne de l’immédiat après-guerre ? On la doit en particulier à M. Alfred Müller-Armack, nommé par Ludwig Erhard (4), directeur du « département des questions fondamentales » (ça ne s’invente pas) du ministère de l’économie. Or pour Müller-Armack, l’économie sociale de marché se définit « comme un ordre économique dont l’objectif est de combiner, dans une économie ouverte à la concurrence, la libre initiative et le progrès social garanti précisément par les performances de l’économie de marché (5) » – précisément... c’est donc le marché lui-même, et lui seul, qui est l’opérateur du progrès social, sous la bienfaisante gouverne du « consommateur » unique pilote légitime de l’économie, puisque « cette orientation sur la consommation équivaut en fait à une prestation sociale(6) ». Le progrès social, c’est simple comme le bonheur du consommateur... Quand bien même on aurait la bonté d’apprécier ce genre d’« avancée », en réalité doublement régressive – historiquement et politiquement –, la « rationalité » du « oui » demeurerait sujette à caution. Car seule une lecture décontextualisée et dépolitisée de la constitution peut se convaincre qu’il ne faut accorder d’attention qu’à l’apport du « nouveau » et que la compilation de l’ancien, par définition acquise, est par conséquent sans intérêt. C’est sans doute ce genre d’aberration qui conduit les défenseurs du traité à se figurer que quelques déclarations de principe sociales et environnementales sans le moindre commencement de force politique vont escamoter le reste et emporter le morceau. Grave erreur : ce n’est pas parce que les populations ont serré les dents depuis tant d’années qu’il faut considérer que la pilule a été avalée, digérée et oubliée. Si le corps social n’a rien dit jusqu’à présent, c’est surtout parce qu’on ne lui avait rien demandé, et on aurait tort de croire que ce silence valait consentement ! Aujourd’hui, opportunité exceptionnelle et probablement sans lendemain proche, il a la parole. Frédéric Lordon.
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(1) Du nom de l’ancien commissaire européen au
marché intérieur.
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