août 2005
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Vingt-sept mois d’occupation américaine | ||||
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Pas un jour, en Irak, sans que l’on annonce des morts : des militaires de la coalition, mais aussi des diplomates — comme le représentant de l’Egypte sauvagement assassiné — et surtout des civils innocents. Cette guerre voulue par le président des Etats-Unis apporte le chaos dans la région et sert à justifier l’injustifiable, tel l’attentat de Londres le 7 juillet dernier. Elle est aussi une guerre contre le peuple américcain.
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Par Howard Zinn
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L’Irak n’est pas un pays libéré, mais un pays occupé. Cela est une évidence. L’expression « pays occupé » nous est devenue familière lors de la seconde guerre mondiale. Nous parlions alors de « France occupée par les Allemands », d’« Europe sous occupation allemande ». Après guerre, nous avons parlé de Hongrie, de Tchécoslovaquie et d’Europe de l’Est occupées par les Soviétiques. Les nazis et les Soviétiques ont occupé beaucoup de pays. Nous les avons libérés de ces occupations. Désormais, les occupants, c’est nous. Certes nous avons libéré l’Irak de Saddam Hussein, mais pas de nous. De même que nous avions libéré Cuba, en 1898, du joug espagnol, mais pas du nôtre. La tyrannie espagnole fut vaincue, mais les Etats-Unis transformèrent l’île en base militaire, à l’image de ce que nous faisons en Irak. Les grandes firmes américaines s’implantèrent à Cuba, comme Bechtel, Halliburton et des entreprises pétrolières s’implantent en Irak. Les Etats-Unis rédigèrent et imposèrent, avec des complices locaux, la Constitution qui devait régir Cuba, tout comme notre gouvernement a élaboré, avec l’aide de groupes politiques locaux, une Constitution pour l’Irak. Non, cela n’a rien d’une libération. C’est bel et bien une occupation. Et c’est une sale occupation. Dès le 7 août 2003, le New York Times rapportait que le général américain Ricardo Sanchez, à Bagdad, « s’inquiétait » de la réaction irakienne face à l’occupation. Les dirigeants irakiens pro-américains lui ont fait part d’un message qu’il nous retransmit : « Quand vous arrêtez un père en présence de sa famille, lui recouvrez la tête d’un sac et le faites s’agenouiller, vous portez, aux yeux de sa famille, une lourde atteinte à sa dignité et à son respect. » Remarque particulièrement perspicace. La chaîne CBS News rapportait, dès le 19 juillet 2003, bien avant la découverte des cas avérés de torture dans la prison d’Abou Ghraib à Bagdad : « Amnesty International examine un certain nombre de cas de torture présumée commis en Irak par les autorités américaines. Dont l’un est l’affaire Khraisan Al-Aballi. La maison de M. Al-Aballi a été rasée par des soldats américains qui ont débarqué en tirant dans tous les coins ; ils l’ont arrêté, ainsi que son vieux père de quatre-vingts ans. Ils ont atteint et blessé son frère... Les trois hommes ont été emmenés... M. Al-Aballi dit que ses interrogateurs l’ont mis entièrement nu et l’ont maintenu éveillé pendant une semaine, soit debout, soit à genoux, pieds et poings liés, la tête recouverte d’un sac. M. Al-Aballi dit avoir déclaré à ses ravisseurs : “Je ne sais pas ce que vous voulez. Je n’ai rien.” “Je leur ai demandé de me tuer”, raconte M. Al-Aballi. Huit jours plus tard, ils l’ont laissé partir, accompagné de son père... Les officiels américains n’ont guère répondu aux multiples demandes qui leur ont été faites pour discuter de cette affaire... » Mission accomplie...On sait que la ville de Fallouja (360 000 habitants) a été aux trois quarts détruite et que ses habitants ont été tués par centaines lors de l’offensive américaine de novembre 2004, déclenchée sous le prétexte de nettoyer la ville des bandes terroristes qui auraient agi dans le cadre d’une « conspiration baasiste ». Mais on oublie de rappeler que, dès le 16 juin 2003, à peine un mois et demi après la « victoire » en Irak et la « mission accomplie » proclamée par le président Bush, deux reporters de la chaîne Knight-Rider avaient écrit à propos de la zone de Fallouja : « Au cours de ces cinq derniers jours, la plupart des habitants de cette région ont affirmé qu’il n’y avait guère de conspiration baasiste ou sunnite contre l’armée américaine, mais des hommes prêts à se battre parce que leurs parents avaient été blessés ou tués, voire parce qu’ils avaient eux-mêmes été l’objet d’humiliations lors de perquisitions ou de barrages routiers... Une femme a déclaré, après l’arrestation de son mari à cause de cageots en bois vides qu’ils avaient achetés pour se chauffer, que les Etats-Unis étaient coupables de terrorisme. » Ces mêmes reporters affirmaient : « Des résidents d’At Agilia – un village au nord de Bagdad – ont prétendu que deux de leurs fermiers et cinq autres d’un village voisin avaient été tués par des tirs américains alors qu’ils arrosaient tranquillement leurs champs de tournesols, de tomates et de concombres. » Les soldats expédiés dans ce pays – dont on leur avait prédit que ses habitants les accueilleraient en libérateurs, et qui se retrouvent entourés par une population hostile – sont devenus craintifs ; ils sont déprimés et ont la détente facile, comme on l’a vu lors de la libération à Bagdad de la journaliste italienne Giuliana Sgrena, le 4 mars 2005, lorsque l’officier italien des services de renseignements Nicola Calipari fut abattu à un barrage par des soldats américains nerveux et apeurés. Nous avons lu les rapports de GI furieux d’être maintenus en Irak. Un reporter de la chaîne ABC News en Irak a récemment déclaré qu’un sergent l’avait pris à part pour lui dire : « J’ai ma propre liste des hommes les plus recherchés (« Most Wanted List »). » Il faisait allusion au fameux jeu de cartes publié par le gouvernement américain, représentant Saddam Hussein, ses fils et d’autres membres de l’ancien régime baasiste irakien : « Les as de mon jeu – disait-il – sont George Bush, Dick Cheney, Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz. » De tels sentiments, ainsi que ceux des nombreux déserteurs qui refusent de retourner dans l’enfer de l’Irak après une permission passée à la maison, sont maintenant connus du public américain. En mai 2003, un sondage annonçait que seuls 13 % des Américains pensaient que la guerre prenait une mauvaise tournure. En deux ans, les choses ont radicalement changé. Selon un sondage publié vendredi 17 juin 2005 par le New York Times et la chaîne CBS News, 51 % des Américains estiment que les Etats-Unis n’auraient pas dû envahir l’Irak et n’auraient pas dû s’engager dans cette guerre. Désormais, 59 % désapprouvent la façon dont le président Bush gère la situation en Irak. Et il me paraît intéressant de noter que les sondages réalisés parmi la population afro-américaine ont constamment révélé une opposition de 60 % à la guerre en Irak. Mais il existe une occupation d’encore plus mauvais augure que celle d’Irak, c’est l’occupation des Etats-Unis. Je me suis réveillé ce matin ; j’ai lu le journal, et j’ai eu la sensation que nous étions nous-mêmes un pays occupé, qu’une puissance étrangère nous avait envahis. Ces travailleurs mexicains qui tentent de traverser la frontière – risquant leur vie pour échapper aux officiers de l’immigration (dans l’espoir de rejoindre une terre qui, comble de l’ironie, leur appartenait avant que les Etats-Unis ne s’en emparent en 1848) –, ces travailleurs ne sont pas des étrangers à mes yeux. Ces 20 millions de gens qui vivent aux Etats-Unis, qui n’ont pas le statut de citoyens et qui, en conséquence et en vertu du Patriot Act (la « Loi patriote »), sont susceptibles d’être jetés hors de leurs maisons et détenus indéfiniment par le FBI, sans aucun droit constitutionnel – ces gens, selon moi, ne sont pas des étrangers. En revanche, le groupuscule d’individus qui ont pris le pouvoir à Washington (George W. Bush, Richard Cheney, Donald Rumsfeld et le reste de la camarilla), alors oui, eux sont des étrangers. Je me suis réveillé en me disant que ce pays était entre les serres d’un président qui avait été une première fois élu, en novembre 2000, dans les circonstances qu’on connaît, grâce à toutes sortes de magouilles en Floride et sur une décision de la Cour suprême. Un président qui demeure, après sa seconde élection en novembre 2004, entouré de « faucons » en costume qui ne se préoccupent guère de la vie humaine, ici ou ailleurs ; dont le cadet des soucis est la liberté, ici comme ailleurs ; et qui se fichent éperdument de ce qu’il adviendra de la Terre, de l’eau, de l’air et du monde que nous laisserons à nos enfants ou petits-enfants. Nombre d’Américains se prennent à penser, à l’instar de nos soldats en Irak, que quelque chose ne tourne pas rond, que ce pays ne ressemble pas à l’image que nous nous en faisons. Chaque jour apporte son lot de mensonges sur la place publique. Le plus monstrueux de ces mensonges étant que tout acte commis par les Etats-Unis doit être pardonné parce que nous sommes engagés dans une « guerre contre le terrorisme ». Passant outre le fait que la guerre elle-même est du terrorisme ; que faire irruption chez des gens, emmener des membres d’une famille et les soumettre à la torture, c’est du terrorisme ; qu’envahir et bombarder d’autres pays ne nous apporte pas plus de sécurité, bien au contraire. On a une petite idée de ce que ce gouvernement entend par « guerre contre le terrorisme » quand on se souvient de la célèbre déclaration faite par le secrétaire américain à la défense, M. Donald Rumsfeld (un des « hommes les plus recherchés » figurant sur la liste du sergent), lorsqu’il s’était adressé aux ministres de l’OTAN, à Bruxelles, à la veille de l’invasion de l’Irak. Il expliquait alors les menaces qui pesaient sur l’Occident (imaginez, nous parlons encore d’« Occident » telle une entité sacrée, alors que les Etats-Unis, qui avaient échoué à enrôler dans leur projet d’invasion de l’Irak plusieurs pays de l’Ouest [dont la France et l’Allemagne], cherchaient à courtiser à tout prix les pays de l’Est en les persuadant que notre unique but était de libérer les Irakiens comme nous les avions libérés, eux, de l’emprise soviétique). M. Rumsfeld, donc, expliquant quelles étaient ces menaces et pourquoi elles étaient « invisibles et non identifiables », prononça son immortel sophisme : « Il y a des choses que nous connaissons. Et puis il y en a d’autres que nous savons ne pas connaître. C’est-à-dire qu’il y a des choses dont nous savons que, pour l’instant, nous ne les connaissons pas. Mais il y a aussi des choses inconnues que nous ne connaissons pas. Il y a des choses dont nous ne savons pas que nous ne les connaissons pas. En résumé, l’absence de preuve n’est pas la preuve d’une absence... Ne pas avoir la preuve que quelque chose existe ne veut pas dire qu’on a la preuve qu’elle n’existe pas. » Heureusement que M. Rumsfeld est là pour nous éclairer. Cela explique pourquoi l’administration Bush, incapable de capturer les auteurs des attentats du 11-Septembre, a continué sur sa lancée, envahi et bombardé l’Afghanistan dès décembre 2001, tuant des milliers de civils et provoquant la fuite de centaines de milliers d’autres, et ne sait toujours pas où se cachent les criminels. Cela explique aussi pourquoi le gouvernement, ne sachant pas réellement quelle sorte d’armes M. Saddam Hussein cachait, a décidé de bombarder et d’envahir l’Irak en mars 2003, au grand dam de l’ONU, tuant des milliers de civils et de soldats, et terrorisant la population. Cela explique pourquoi le gouvernement, ne sachant pas qui est ou n’est pas terroriste, a décidé d’incarcérer des centaines de personnes dans le bagne de Guantanamo dans des conditions telles que dix-huit d’entre elles ont tenté de se suicider. Dans son Rapport 2005 sur les violations des droits humains dans le monde, rendu public le 25 mai 2005, l’organisation Amnesty International n’a pas hésité à affirmer que « le centre de détention de Guantanamo est devenu le goulag de notre époque ». La secrétaire générale de cette organisation, Mme Irene Khan, a ajouté : « Lorsque le pays le plus puissant de la planète foule aux pieds la primauté de la loi et des droits humains, il autorise les autres à enfreindre les règles sans vergogne, convaincus de rester impunis. » Mme Khan a également dénoncé les tentatives des Etats-Unis de banaliser la torture. Les Américains, a-t-elle souligné, essaient de retirer son caractère absolu à l’interdiction de la torture en la « redéfinissant » et en l’« édulcorant ». Or, a-t-elle rappelé, « la torture gagne du terrain dès que sa condamnation officielle n’est plus absolue ». Malgré l’indignation suscitée par les tortures commises dans la prison d’Abou Ghraib, a déploré Amnesty, ni le gouvernement ni le Congrès des Etats-Unis n’ont demandé l’ouverture d’une enquête approfondie et indépendante. La prétendue « guerre contre le terrorisme » est non seulement une guerre contre un peuple innocent dans un pays étranger, mais aussi une guerre contre le peuple des Etats-Unis. Une guerre contre nos libertés, une guerre contre notre mode de vie. La richesse du pays est volée au peuple pour être redistribuée aux super-riches. On vole aussi la vie de nos jeunes gens. Terreur, violence et mensonge d’EtatIl ne fait aucun doute que cette guerre qui dure déjà depuis deux ans et trois mois fera encore beaucoup de victimes non seulement à l’étranger, mais sur le territoire même des Etats-Unis. L’administration dit à qui veut l’entendre qu’on s’en tirera à bon compte avec cette guerre parce que, contrairement au Vietnam, il y a relativement « peu » de victimes américaines (1). Mais lorsque la guerre s’achèvera, alors les victimes des conséquences de cette guerre – maladies, traumatismes – ne cesseront d’augmenter. Après la guerre du Vietnam, des vétérans ont signalé des malformations congénitales dans leurs familles, causées par l’« agent orange », un puissant herbicide très toxique, pulvérisé sur les populations vietnamiennes. Lors de la première guerre du Golfe, en 1991, on n’a dénombré que quelques centaines de pertes, mais l’Association des vétérans a récemment dénoncé la mort de huit mille de ces ex-militaires au cours des dix dernières années. Deux cent mille vétérans, sur les six cent mille qui ont participé à la première guerre du Golfe, se plaignent de malaises, de pathologies dues aux armes et munitions utilisées pendant cette guerre. Attendons de voir les effets de l’uranium appauvri sur nos jeunes filles et jeunes gens envoyés en Irak. Quel est notre devoir ? Dénoncer tout cela. Nous sommes convaincus que les soldats envoyés en Irak ne supportent la terreur et la violence que parce qu’on leur a menti. Et lorsqu’ils apprendront la vérité – comme cela s’est passé durant la guerre du Vietnam –, ils se retourneront contre leur gouvernement. Le reste du monde nous soutient. L’administration des Etats-Unis ne peut ignorer indéfiniment les dix millions de personnes qui ont protesté dans le monde entier le 15 février 2003 et toutes celles dont le nombre augmente chaque jour. La puissance d’un gouvernement – quelles que soient les armes qu’il possède, ou la monnaie dont il dispose – est fragile. Lorsqu’il perd sa légitimité aux yeux de son peuple, ses jours sont comptés. Nous devons nous engager dans toutes les actions pacifiques ayant pour but de stopper cette guerre. On n’en fera jamais assez. L’histoire des changements sociaux est faite de millions d’actions, petites ou grandes, qui se cumulent à un certain moment de l’histoire. Jusqu’à constituer une puissance que nul gouvernement ne peut réprimer. Howard Zinn.
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(1) Le 17 juillet 2005, le nombre de militaires américains tués en Irak s’élevait à 1 768, et le nombre total de blessés à 13 438 (source : www.antiwar.com/casualties/). | ||
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