Une histoire de
quasi-cristaux
Penrose,
Esclandon, Schechtman, Haüy, Bravais et les autres...
Bernard
Maitte
Voici un peu plus d'une dizaine d'années,
le monde des cristallographes était ébranlé par une
découverte expérimentale inattendue : celle des quasi-cristaux.
Revues spécialisées, magazines scientifiques, périodiques
de vulgarisation, mais aussi presse quotidienne, tous médias confondus,
faisaient une part belle à cette information, hissée au
rang de découverte scientifique majeure.
Aujourd'hui encore, le retour du sujet est, si j'ose dire, périodique
: alors que j'écris ces lignes, on annonce que les grands magasins
nous offrent des récipients idéaux pour la cuisine. Leurs
revêtements intérieurs n'attachent pas, ne se raient pas,
ne sont pas incorporés - même à l'état de traces
- dans nos mets. Ils sont faits de quasi-cristaux.
J'ai voulu me lancer dans l'étude des démarches suivies
depuis deux siècles par les cristallographes. Pourquoi ont-ils
constamment démontré l'impossibilité de ces composés,
aujourd'hui fabriqués en grande série ? Quels présupposés
étaient les leurs ? N'y a-t-il pas eu des pistes, des voies, des
chemins porteurs de fécondité qui avaient été
empruntés, puis oubliés ou délaissés ? Les
réponses à ces questions me semblaient pouvoir être
importantes et porteuses d'enseignements quant à notre conception
et à notre pratique de la recherche scientifique actuelle...
Je ne m'attendais pas à obtenir les résultats que je vais
vous exposer. Aujourd'hui encore, ce n'est pas sans une certaine jubilation
que j'y repense.
Les quasis cristaux
Le 12 novembre 1984, les Physical Review Letters
publient un article qui va faire grand bruit. D. Schechtman et ses collaborateurs,
en étudiant les cristaux d'un alliage métallique aluminum
et manganèse, trempé de manière ultra rapide, ont
obtenu un diagramme de diffraction icosaédrique présentant
une symétrie d'ordre cinq. Qu'y a-t-il de si surprenant ? Tout
simplement, on sait depuis le XVIIIe siècle que la symétrie
pentagonale - tout comme les symétries d'ordre égal ou supérieur
à 7 - est interdite dans la structure tripériodique des
cristaux.
Les auteurs avouent leur embarras, leur incrédulité initiale.
Ils disent avoir osé publier en considérant deux séries
d'arguments. L'un est physique : on peut à peu près obtenir
le diagramme initial à partir d'un modèle constitué
d'icosaèdres empilés de manière non jointive. Le
second est d'ordre mathématique : ils ont retrouvé des articles
de 1925 et 1932 dans lesquels H. Bohr, pour le premier, A. S. Besicovitch,
pour le second, démontrent que la stricte périodicité
n'est pas exigée pour obtenir une diffraction, mais la " presque
périodicité ", car l'objet peut être " presque
exactement " superposé à lui-même par un nombre
infini d'opérations de translation (toutes les personnes ayant
observé des lampes de réverbère au travers de rideaux
peuvent le confirmer). La " presque périodicité "
n'est pas incompatible avec des rotations quelconques - et non plus celles
bien déterminées de 180°, 120°, 60°, 45°,
30°.
Il n'est pas fréquent dans une publication de dire que l'on ose
publier parce que l'on a été rassuré de deux côtés
à la fois. L'argument physique avancé nécessite d'ailleurs
d'effectuer des expériences en fonction d'un résultat préalable
obtenu. C'est ce qu'avaient fait, en 1984, Dov Levine et Paul J. Steinhardt,
grâce à une simulation à l'ordinateur de structures
amorphes à empilement icosaédrique incluant un ordre à
grande distance. Démontrant qu'elles peuvent donner la diffraction,
ils avaient appelé " quasi-cristal " leur modèle
informatique. La diffraction elle-même avait été obtenue
de manière indépendante. L'argument mathématique
exigeait que Schechtman se lance, démarche elle aussi inhabituelle
de nos jours, à la recherche de publications antérieures,
qu'il avait fini par trouver. Elles dataient, nous l'avons vu, de 1922
et 1932.
On sent la force de l'incrédulité initiale, du blocage psychologique
ressenti tout d'abord... et gageons - sans en avoir la preuve - qu'expériences
et calculs avaient dû être refaits plus d'une fois avant d'oser
publier. Pourtant, en 1972, le fil de l'histoire a été reconstruit
a posteriori, Penrose s'était amusé à couvrir le
plan avec deux types de losanges, d'angles égaux à 36°
et 72° - possédant donc une symétrie pentagonale -,
qu'il avait disposés de manière a-périodique. Il
n'avait pas publié, car ses figures, il les avait trouvées
en voulant construire un nouveau jeu, aussi avait-il préféré
déposer un brevet visant à réaliser des puzzles.
La publication ne suivra que sept ans plus tard. En 1981, elle conduira
Macka à essayer d'appliquer les pavages de Penrose à la
cristallographie par diffraction laser à grande distance ; sans
développement mathématique, sa publication n'attirera pas
l'attention. En 1985, après donc la publication "osée"
de Schechtman, Duneau et Katz vont proposer, dans un article " Paver
l'espace ", la manière de décrire les figures de Penrose...
L'intérêt était lancé, physiciens et mathématiciens
pouvaient emprunter avec gourmandise la nouvelle voie ouverte...
Pourquoi si tard ?
C'est sur une autre piste que je voudrais me lancer
ici : pourquoi fallut-il attendre 1984 pour paver ce plan, l'espace, de
manière quasi périodique ? pourquoi l'incrédulité
initiale des auteurs ? pourquoi un tel barrage psychologique ? pourquoi
cette fécondité potentielle si longtemps ignorée
? partons à la recherche des sentiers oubliés...
Le premier indice, vite retrouvé par ceux-là mêmes
qui ouvrirent la voie, date du début du siècle. En 1902,
le mathématicien Claude Esclandon introduit la notion de "
quasi-périodicité ". Travail classé sans suite.
Deuxième messager, incontournable, René-Just Haüy (1802).
Tout le monde sait qu'il a démontré l'impossibilité
de paver l'espace avec des prismes penta, hepta, octo... gonaux. Son raisonnement
est le suivant : la calcite se clive en des rhomboèdres de plus
en plus petits et toujours semblables, jusqu'à la limite de vision
de l'il, de la loupe, du microscope. La division ne pouvant être
menée à l'infini, il existe forcément un plus petit
rhomboèdre, " la molécule intégrante ",
qui possède toutes les propriétés du cristal, reste
inaccessible aux plus puissants microscopes et qui, cassé, ne donnerait
plus un rhomboèdre, mais permettrait d'analyser le cristal, d'obtenir
ses " molécules principes " : carbonate et calcium. Dès
lors, Haüy est en mesure de montrer géométriquement
que le cristal peut être reconstruit avec des rhomboèdres
empilés dans les trois dimensions de l'espace. Cet empilement lui
permet d'expliquer l'existence de faces (formées par de minuscules
gradins, invisibles à l'il nu, fig. 1), les différentes
formes naturelles observées, la constance des angles dièdres
dans une même espèce (les rhomboèdres sont identiques,
leur assemblage cause des angles égaux), les clivages, la biréfringence
(propriétés physiques variant comme l'orientation des rhomboèdres
de l'assemblage).
Ces succès conduisent Haüy à effectuer un travail purement
mathématique : il considère tous les cristaux connus, observe
leurs formes idéalisées, en déduit géométriquement
les formes de tous les parallélépipèdes de base possibles
qui, empilés, emplissent l'espace. Il en trouve sept types -cube,
prismes hexagonal, tétragonal, rhomboédrique, droit à
base losange, incliné, quelconque -, démontre l'impossibilité
d'emplir l'espace avec des prismes penta-hepta-octogonaux... Il montre
mathématiquement que l'on peut déduire beaucoup des formes
idéalisées, observées dans la nature, en partant
de chaque type des sept parallélépipèdes possibles,
les primitifs, et en procédant à des décroissements
égaux sur tous les sommets (on passe alors, par exemple, du cube
à l'octaèdre, fig. 2), ou sur toutes les arêtes (du
cube au rhombododécaèdre).
La beauté du raisonnement géométrique de Haüy
s'intègre parfaitement dans les mathématiques mixtes de
ce début du XIXe siècle. " C'est une victoire de l'esprit
géométrique ", proclame Monge. Il est donc établi
que la symétrie pentagonale est incompatible avec les cristaux.
Pourtant deux des arguments d'Haüy prêtent à discussion.
D'une part son raisonnement permet de retrouver beaucoup de formes - pas
toutes ; d'autre part, Haüy est newtonien ; pour lui, la matière
est formée de petites masses, " les molécules principes
" ; celles-ci s'attirent par gravité, mais ne peuvent que
se repousser à partir d'une certaine distance : en effet, la lumière,
pour Newton et Haüy, est formée de petits corpuscules qui
se propagent en lignes droites, y compris dans la calcite, qu'ils traversent
assez librement. Il y a donc dans les cristaux beaucoup plus de vide que
de plein. Les " molécule principes " ne remplissent pas
l'espace. Dès lors, que penser de la belle démonstration
de l'impossibilité de paver avec des prismes pentagonaux, au prétexte
qu'ils ne sauraient paver l'espace ?
Haüy glisse sur le sujet, ne s'y attarde pas. D'autres seront plus
explicites, voire violents. Romé de l'Isle, qui, après Bergman,
avait découvert la " loi de constance des angles " (1772),
avait introduit la notion de réseau périodique pour expliquer
la calcite, mais qui, trop physicien, s'était interdit de l'étendre
à tous les cristaux - même ceux qui ne se clivent pas ; Romé
de l'Isle, que Haüy n'avait même pas cité, Romé,
donc, ne se lasse pas de dénigrer le " cristalloclaste ".
Pourtant, il considère lui aussi, tout comme Bergman, que seuls
les sept parallélépipèdes cités peuvent former
la brique de l'assemblage tripériodique... Accord donc sur l'impossibilité
du pentagone. Je dois chercher ailleurs les pistes qui auraient pu mener
aux quasi-cristaux. Delafosse, un élève de Haüy, me
donne espoir. Après la mort de son maître, il publie un article
(1840) où il revient sur les " remarquables exceptions "
qu'avait trouvées Haüy à sa " loi de décroissement
" : un grand nombre de formes cristallines peuvent se retrouver à
partir du primitif, non pas par décroissement sur tous les sommets
ou sur toutes les arêtes à la fois, mais par décroissement
sur la moitié ou le quart seulement de ceux-ci (du cube au tétraèdre,
par exemple) : ce sont les mériédries. Pourquoi ces exceptions
? Delafosse les explique en disant que la matière ne remplit pas
l'espace mais se concentre en molécules polyédriques n'ayant
pas forcément la symétrie de l'empilement. Une piste ? Je
suis déçu. Delafosse reste profondément physicien.
Il n'étudie que " celles des exceptions que la Nature fait
connaître ", et l'explique de manière à ne pas
mettre en cause l'assemblage général, le réseau,
formé de mailles jointives qui remplissent l'espace. Il a remplacé
un objet théorique, " la molécule intégrante
", par un autre, " les mailles ", qui ont mêmes symétries
pour rendre compte des mériédries. Je dois chercher ailleurs.
Pas très loin ! Bravais publie peu après (1848) un mémoire
purement mathématique. Il y réduit les molécules
polyédriques ne remplissant pas l'espace à de simples points,
et se livre à un travail géométrique. Il étudie
les réseaux de translations à une, deux ou trois dimensions,
démontre que sur des rangées réticulaires parallèles,
on trouve des translations égales entre les " nuds "
du réseau. Il s'appuie sur cette propriété pour démontrer
que des symétries pentagonales, octogonales... sont impossibles
dans un réseau : elles conduiraient à ce que l'espace soit
totalement rempli de nuds au contact, ce qui est impossible et contraire
à l'hypothèse réticulaire. À trente années
de distance, deux fondateurs de la cristallographie viennent de démontrer
l'impossibilité de symétries pentagonales : l'un en disant
que l'espace ne serait pas rempli, alors qu'il doit l'être, l'autre
en prouvant qu'il le serait alors qu'il ne le peut... Paradoxe étonnant,
mais je ne suis pas plus avancé dans ma quête.
Nouvel espoir cependant ; Bravais termine sa publication par une phrase
énigmatique : il veut limiter, dit-il, son travail à la
" pure spéculation géométrique ", le préserver
ainsi contre les risques que peut entraîner pour son uvre
le fait de la lier à la spéculation mécanique, voire
atomiste. Il conclut en concédant quand même : " l'observation
des corps cristallisés (...) prouve a posteriori (...) ce que révèle
mon étude théorique ". Allons, il me reste un espoir
: au milieu du XIXe siècle, les conceptions atomistes et la physique
de Newton-Laplace sont ébranlées ; Fresnel a imposé
l'idée que la lumière est composée d'ondes se propageant
dans un éther qui emplit l'espace ; l'électricité
et le magnétisme ont recours à des fluides continus non
pondéraux ; la chaleur est justifiée par le calorique, autre
substance sans poids. Cette grande remise en cause, cette prudence de
Bravais, ce " risque " qu'il ne veut pas imposer à son
uvre, en la faisant dépendre de la " spéculation
atomiste ", remet à la mode la conception continuiste de la
matière. Je vais donc aller chercher chez les partisans les plus
convaincus de celle-ci, les Allemands, - dont la Naturphilosophie postule
une matière continue et divisible à l'infini, et dont la
cristallographie est célèbre -, les pistes peut-être
oubliées menant aux quasi-cristaux.
Pour Leibnitz et ses monades, Boscovitch, Kant,
la matière est continue. Elle peut être décrite par
des forces attractives ou répulsives exercées en des points
purement mathématiques. La cohésion est le résultat
de l'équilibre dynamique des forces. Celles-ci ne sont pas, pour
Boscovitch, isotropes lors de la cristallisation, puisque des faces apparaissent.
Weiss reprend ces idées (1809) : dans un fluide, les forces attractives
et répulsives sont en équilibre. La cristallisation se produit
lorsque les forces répulsives deviennent dominantes ; les faces
apparaissent perpendiculairement à ces forces. Ce sont des directions
qui sont les caractéristiques du cristal. Ce sont des répartitions
de directions identiques et concourantes qu'il faut étudier. Pour
cela, Weiss introduit le concept " d'axe de symétrie ",
donne de la cristallisation une description vectorielle, l'applique à
la calcite, montre que sa considération n'est pas seulement géométrique
mais possède une signification physique puisque faces, clivages,
biréfringence... se répètent identiquement par rotations
autour de ces axes. Mais Weiss classe les cristaux selon les axes que
révèle la nature. Il s'appuie sur l'observation des formes
extérieures pour conclure que les axes d'ordre cinq ou supérieurs
à six ne peuvent exister... Il n'utilise donc pas ceux-ci, pas
plus que Hessel, qui recherche tous les axes de symétries concourants
compatible avec les polyèdre cristallins, les combine, parvient
ainsi à dénombrer les trente-deux classes de symétrie
(1830).
La piste empruntée me mène encore une fois à une
impasse, de même celle des continuateurs de Bravais ou de Hessel
: ils soulèvent des considérations uniquement mathématiques.
En Grande-Bretagne, Miller introduit la notation cristallographique des
plans d'un réseau, utilise leur projection stéréographique
comme outil de démonstration des effets de la combinaison d'éléments
de symétrie. En Allemagne, Sohncke (1890) introduit les axes hélicoïdaux,
qui répètent avec translation et rotation des groupements
de points à l'intérieur des mailles... mais permettent finalement
de retrouver celles-ci : les sept types de parallélépipèdes
ne sont pas contestés. Fedorov se pose le problème général
de la partition régulière de l'espace et de systèmes
emplis de points disposés périodiquement ; Schoenflies a
les mêmes préoccupations ; tous deux travaillent sans figure,
de manière numérique. Une piste ? Non : après six
ans d'efforts menés indépendamment l'un de l'autre, ils
parviennent au même résultat, en 1891 : dénombrer
deux cent trente groupes spatiaux et dix-sept groupes plans... sans remettre
en cause les sept mailles. Schubnikov et Belov ajoutent à ce dénombrement
les signes plus et moins, obtiennent ainsi mille six cent cinquante et
une subdivisions, qui s'intègrent dans les deux cent trente groupes
et les sept systèmes. Le stéréotype de l'impossibilité
des axes d'ordre cinq fonctionne parfaitement. Nous sommes en 1920, après
les travaux d'Esclandon. J'ai échoué dans ma recherche.
La seule possibilité qui me reste est de retourner aux prédécesseurs
de Romé de l'Isle et de Haüy. La notion de symétrie,
d'assemblage, était alors vague et imprécise. Peut-être
y eut-il des essais restés ans filiation ?
Et avant ?
Dans cette étude, je ne pus évidemment
faire que quelques sondages auprès d'auteurs dont je savais qu'ils
se sont préoccupés de paver l'espace. Képler fait
des formes cristallines le reflet de l'âme de la Terre, leur géométrie
étant l'archétype de la beauté, la signature de Dieu.
Il suppose (1609) que la neige, le quartz, le mica sont formés
de petites parties sphériques entassées de manière
compacte. Je n'insiste pas. Hooke explique (1665) cristaux et gemmes cristallins
par l'assemblage de sphères disposées de manière
compacte. Une impasse.
Restent Descartes et Huygens. Ils développent un certain atomisme,
le premier (1637) suppose les cristaux " composés de petites
parties de diverses figures et grosseurs, qui ne sont si bien arrangées,
ni si justement joints, qu'il ne reste plusieurs intervalles autour d'elles
" que " ces intervalles ne sont pas vides, mais emplis de cette
matière fort subtile " (l'éther). Petites parties qui
ne sont ni si justement jointes ? il reste plusieurs intervalles ? une
piste ? Je continue ma lecture. Bientôt, Descartes nous fait concevoir
" ce que peuvent être la grêle, la neige... produites
par l'action conjuguée de la chaleur et du vent sur des parcelles
irrégulières de glace, formant initialement des grelots
avant de se grouper de manière plus compacte... ". La piste
existe. Elle reste vague et confuse. Je ne puis m'y engager. Reste Huygens.
Continuateur de Descartes, il est plus précis. Le premier (1690),
il fait dépendre toutes les propriétés physiques
observées de la calcite (formes, clivages, biréfringence)
d'une même cause : la structure du cristal. Il déduit une
structure qui lui permet de calculer les propriétés. Il
en prévoit qui n'avaient jamais été observées
avant lui. Les met en évidence. C'est sérieux. Que dit-il
? Que des fleurs ont " leurs feuilles disposées en polygones
ordonnés, au nombre de trois, quatre, cinq, ou six côtés
; mais non pas davantage ", qu'" il y a une espèce de
petites pierres plates entassées directement les unes sur les autres,
qui sont toutes de figure pentagone. ", que bien d'autres cristallisations
se font avec des angles de 60° et 90°, que, pour la calcite "
je dis [que si elle était formée] de petits corpuscules
ronds, non pas sphériques, mais sphéroïdes plats [disposés
de telle façon], je dis que... ", et Huygens rend compte des
formes, clivages, biréfringence, irisations de la calcite par sa
structure. Il termine ainsi sa démonstration : " Je n'entreprendrai
pas de rien dire touchant la manière dont s'engendrent tant de
petits corpuscules, tous égaux et semblables, ni comment ils sont
mis dans un si bel ordre (...), s'ils se rangent ainsi en naissant, à
mesure qu'ils sont produits. Il faudrait pour développer des vérités
si cachées une connaissance de la nature bien plus grande que celle
que nous avons. "
Les sphéroïdes ne sont pas sphériques, ils ne se touchent
pas forcément, ils expliquent les propriétés de la
calcite, mais ils sont tous semblables et dans un bel ordre. Il y a des
" pierres (...) qui sont (...) de figures de pentagone ". Une
porte est-elle ouverte ? Huygens à son époque ne "
peut aller plus loin ". Si une voie était tracée, elle
est bien vite bouchée. Par Newton, qui réfute avec force
(1704) et, à tort, les mesures effectuées par Huygens sur
la calcite, afin de décrédibiliser la théorie ondulatoire
de la lumière. Par les cristallographes du XVIIIe siècle
surtout, qui démontrent que les " pierres (...) qui sont toutes
de figures de pentagone " sont des micas hexagonaux, dont l'une des
faces est très peu développée, presque invisible,
alors que tous les angles sont de 120° ou 60°.
J'ai échoué. Puis-je publier ces résultats ? Leur
intérêt serait de montrer l'histoire de l'impossibilité
des symétries pentagonales. Peut-être reste-t-il une dernière
piste ? Les Arabes avaient usé de décorations géométriques.
À l'Alhambra de Grenade, sont représentés les dix-sept
groupes plans découverts en 1891 par Fedorov. Peut-être une
étude de l'histoire de l'art islamique m'apporterait-elle du nouveau
? Peut-être les relevés effectués des uvres
du XIVe siècle sont-ils empreints du stéréotype des
symétries possibles ? Il faudrait que j'aille vérifier,
essayer de trouver des symétries pentagonales, voyager. À
qui m'adresser ? Alliage, qui veut tisser des ponts entre science et culture,
pourrait peut-être m'obtenir une mission ? Je renonce à adresser
ma demande après le numéro spécial " Autour
de la Méditerranée ". Trop tard. Michele Emmer attire
notre attention sur " symétrie et fantaisie : de l'Alhambra
à Escher ", mais ne répond pas à ma question.
J'en reste là.
L'autre jour, en voulant préparer une intervention sur " Renaissance
: sciences et arts dans un même mouvement ", j'ai ouvert pour
la nième fois le livre de Dürer, Underweysung der Messung.
Je voulais en extraire la gravure représentant le célèbre
portillon, maintes fois utilisée par moi, reproduite en 1984 dans
ma valise-exploration " Symétrie ", m'ayant servi en
1989 pour faire construire un modèle placé dans la valise-exploration
" Images et représentations ". Pour la première
fois, je disposais du document chez moi grâce à une traduction
publiée récemment. Je tombai alors sur les figures suivantes
(fig. 3), que je connaissais par cur, mais que je n'avais jamais
remarquées sous cet aspect : elles pavent parfaitement le plan
et font appel à des figures interdites (pentagones, heptagones,
octogones). Elles montrent l'utilisation d'un ordre à grande distance,
introduisent dans le plan une répétition analogue à
celle des quasi-cristaux. Je fis voir, sans indiquer l'origine, une figure
à une amie mathématicienne. " C'est Penrose ",
identifia-t-elle. Bien sûr.
Dans son texte, Dürer nous dit qu'il veut s'amuser à construire
et à faire construire. Qu'il veut paver le plan de multiples façons.
Il donne des recettes pour obtenir de " belles figures ". Il
dit " pour continuer, je vais juxtaposer des pentagones, des hexagones
et des octogones indépendants. Mais chaque juxtaposition sera différente
(...) Tu peux également réaliser cinq roses à partir
des pentagones tous adjacents, et, ensuite, accrocher les roses par un
côté, autant de fois que tu veux, et remplir comme tu l'entends
les champs restés vides. Je l'ai dessiné ci-après
". (fig. 4)
C'est justement une figure de Penrose. Voilà comment, en 1525,
un artiste qui s'amusait à dessiner des roses avec des pentagones,
à les accrocher par un côté, avait décrit -
sinon inventé - des pavages du plan qui seront introduits, à
la surprise générale et dans l'incrédulité
totale, en 1984 dans les sciences contemporaines.
" Sciences et arts dans un même mouvement ", disions-nous,
c'était à la Renaissance...
*
Un bon conteur ne tire jamais lui-même la
morale de l'histoire. Je ne me range pas dans cette catégorie,
aussi vais-je me permettre de souligner quelques pistes de réflexions.
La première, l'exemple de Penrose nous la trace : il y a toujours
contradiction entre le dépôt d'un brevet et la communication
des connaissances. À qu(o)i sert la science ? À l'évidence,
nous ne sommes plus à l'époque où un Arago et un
Gay-Lussac gravissaient à la même heure les marches de la
tribune de la chambre des députés et de celle du Sénat,
afin de lire à la foule assemblée le brevet d'invention
du daguerréotype, que venait d'acquérir la République,
afin d'en faire don à l'humanité, provoquant par-là
même l'explosion des recherches...
La seconde, la diffraction obtenue grâce à un objet presque
périodique nous la révèle : on ne devrait jamais
faire taire la question naÏve : " Dis, pourquoi il y a des franges
autour des réverbères quand on regarde au travers des rideaux
? " Notre science tire sa force d'avoir su réduire des cas
complexes à des cas plus simples, de savoir modéliser, d'expliquer
et prévoir entre certaines limites de validité. Ainsi, avons-nous
pu apprendre à dire " oui, mais " et " non, si ".
C'est cette modestie qui permet aujourd'hui d'explorer les voies délaissées.
Après avoir vu la symétrie décrire dans une structure
unique des phénomènes variés qui semblaient étrangers
les uns aux autres, été séduite par la beauté
et la simplicité d'une démarche conduisant, croyait-on,
à la perfection, à l'universel, notre époque recherche
avec gourmandise les ruptures, les transgressions. L'exemple des quasi-cristaux
nous l'a montré. Étienne Guyon et Pierre Gilles de Gennes
pourraient l'évoquer aussi, l'un lorsqu'il s'intéresse à
" la physique d'un sac de billes ", l'autre à la question
" pourquoi ça colle ? "
Mais l'essentiel n'est pas là. Nous avons, dans l'histoire que
j'ai contée, vu des hommes uvrer pour obtenir une connaissance
belle, idéale, certaine - celle de la symétrie -, délaisser
d'autres pistes, démontrer qu'elles conduisaient à une impasse.
Leurs démarches ne furent jamais désincarnées : ils
purent avancer dans leur quête parce qu'ils s'appuyaient sur les
travaux de leurs devanciers, se situaient dans des contextes, des philosophies,
qui fécondaient leurs recherches et où celles-ci prenaient
sens. Au XIXe siècle, les cadres nourriciers étaient les
mathématiques mixtes en France, l'empirisme en Grande-Bretagne,
la Naturphilosophie en Allemagne. À l'inverse, toute tentative
refusant filiation ou rejetant l'étrange(r) porta sa propre limitation
: Haüy et ses successeurs, réfutant les travaux s'appuyant
sur la " philosophie idéaliste allemande ", en sont l'exemple
caricatural, exemple qui rappelle celui de Galilée, déclarant
à la réception du Mysterium cosmographicum de Képler
: " Comment une telle outre peut-elle contenir du bon vin ? "
Alors que notre science contemporaine a prouvé sa force, atteint
le niveau que nous lui connaissons grâce à la spécialisation,
comment ne pas voir que, dans le même temps, cette même spécialisation
la stérilise, la dessèche ? À n'être plus que
d'excellents techniciens, spécialistes de domaines très
étroits, nous perdons des capacités d'innovation, nous écartons
le sens, nous ignorons la saveur, nous faisons à partir des réductions
que nous opérons un modèle hégémonique de
savoir. Pour remonter, la sève exige des racines, pour vivre, la
plante doit échanger avec son milieu. Comment l'oublier, nous qui
voulons chercher, appliquer, enseigner, intéresser, motiver, débattre...
et il me plaît d'avoir trouvé dans un texte connu, d'un peintre
connu, qui vivait à l'aube du XVIe siècle, une manière
d'illustrer la richesse que nous pourrions tirer, même pour la recherche
la plus contemporaine, du rétablissement du lien avec tout ce qui
se formé et qui a fait la culture.
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