DANIEL GIRAUD

 

 

LE RIEN DU TOUT

 

 

 

 

 

 

ABRUPT PARADOXE

 

 

 

La dissidence sociale ou la voie du blâme

 

 

N’est-il pas déjà “paradoxal” d’écrire un livre en disant qu’il n’y a rien à faire, qu’il n’y a rien à écrire et rien à lire ? La logique linéaire supporte mal l’ambiguïté qu’elle reçoit comme un dilemme ou une boutade dans les fourrés de mots, de lianes et de ronces qui ne peuvent saisir ce qui n’est pas formulable. Que retenir dans les sillons de l’écriture qui se détruit sitôt exprimé ?

 

Chaque jour est le premier dans un quotidien où l’être éclôt à la situation. Chaque jour est le dernier dans un quotidien vécu sans anticipation. L’étape se confond avec l’arrivée : la conscience saisit que personne en réalité n’est parti. Par-delà les masques et “persona” empruntés par mimétisme, l’Être de chaque instant est celui de tous.

 

Ce qui paraît inconciliable : l’univers est et n’est pas... Entre la vision originelle et la vision réfractée s’intercalent tous les conditionnements qui ont dessoudé la conscience chez les ignorants que nous sommes. Ces écartèlements déchirent le monde psychique par fragments et démembrements. Si l’attention médiatrice interceptait ces espaces vides qui oppressent les pensées et désarticulent les élans, le point originel et le rayon réfracté ne feraient qu’Un. Ainsi, toutes les opérations plus ou moins nécessaires pour spiritualiser la matière et matérialiser l’esprit n’auraient plus de raison d’être.

 

Les exceptions ne confirment pas toujours les règles mais peuvent les détruire. Les paradoxes ne divertissent pas mais remettent en question, surtout dans le domaine dit “spirituel” où il est rare d’échapper au poncif, là même où la moindre tarte-à-la-crème religieuse est vénérée en ex-voto... Aussi je tenterai d’éviter le didactisme des affirmations et le bien ou le mal des interprétations.

 

Il est des attitudes paradoxales qui rapprochent pourtant de ce qui n’est pas définissable. En désapprenant sans renoncer à quoi que ce soit le renoncement nous quitte avec les objets auxquels nous voulions renoncer... Par contre, tout effort renforce la production d’actes engendrant des réactions dans la cavalcade des allées et venues des images mentales. Comme si l’effort était une entrave qui luttait contre les entraves alors qu’il n’y a rien “à entraver”. Car le plus grand des paradoxes est bien le fait que nous sommes Cela, le Soi, et que nous ne le réalisons pas ! À partir de là comprenons le paradoxe comme un outil de déconstruction des apparences et des personnes, ces camouflages de l’ Être.

 

Le paradoxe (grec : paradoxon) indique ce qui est “à côté” du “dogme”, des croyances habituelles. C’est pourquoi il est sans doute paradoxal d’observer que les véritables hallucinations sont celles de la vision courante, habituelle, qui nous fait prendre le monde pour ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire tel qu’on le voit en le considérant comme on nous a appris à le faire. Un regard neuf devrait trancher sur le vif et dessiller la vue bornée par les sociétés et leurs hypnoses collectives. Hélas, une telle simplicité de contemplation semble ne pas arriver à percer le sens de la vue déformée, de ce qui nous prive de la Lumière sans lumières...

 

Volontairement ou pas tout est mis en œuvre d’ailleurs par le monde social et principalement moderne pour faire obstacle à ce qui nous crève les yeux comme si une telle perception devait bouleverser les citoyens qui démissionneraient du rôle auquel on leur a fait croire, je veux dire de la fièvre d’agir pour s’agiter, de l’importance accordée à une “bonne situation”, à des projets, des projections et finalement à tout ce qui roule vers la mort. Les valeurs accordées aux cadavres des morts sont équivalentes aux considérations prodiguées à ces mêmes “cadavres” lorsqu’ils étaient “existants”. Au fond les peuples qui pleurent à chaque naissance et se réjouissent à chaque mort sont plus sur le chemin du Retour que les autres. C’est à la vraie naissance (la “seconde naissance”) qu’il faudrait se réjouir... Sommes-nous jamais nés ? Sommes-nous jamais morts ? Ce que l’on voit, ce que l’on croit naître et mourir ne provient-il pas du mental ? Quand celui-ci est à bout de souffle, que reste-t-il ?

 

Comment ce qui a été ou ce qui sera pourrait être ? Ce qui a toujours été, sans devenir aucun, ne demeure t-il pas en-deçà ? À pressentir sans ressentir... Cette sorte de nostalgie d’avant naître entame le bouclier de la personne et révèle des déficiences sociales qui pourraient ouvrir aux aptitudes de l’être, par exemple celle de devenir ce qu’il est... Rien de plus anormal que la “normalité” issue de normalisations où l’on se conforme aux normes en vigueur. Alors qu’il y a de quoi perdre la raison en songeant que l’on a une raison — et tutti quanti.

 

L’identification de chacun, de chaque individu, pourtant “indivisible”, à la masse et aux usages proclamés font que le solitaire a de moins en moins sa place dans la progression régressive du monde. Ce qui correspond intérieurement à la distance qui s’étend entre le seul et le Seul...

 

Ceux qui changent le cours des fleuves et scalpent les cheveux de la terre sous la voûte céleste, savent-ils que les arbres poussent dans leurs entrailles et que les rivières coulent dans leurs veines ?

 

Le soleil et la lune se lèvent dans nos yeux pour que notre cerveau entende l’inaudible. Mais les ouragans tourbillonnent dans les corps criant dans le désert. Étreinte, la terre tremble à moins que cela soit la chair qui danse...

 

Plus se déroule l’errance au dehors, plus perce le sens au dedans. Le vagabond “pneumatique” vague le long des chemins, de l’inébranlable montagne à l’océan houleux. Peut-être sera t-il emporté par une lame de fond ou tombera t-il dans un précipice — sans se faire d’illusions. Ne vaudrait-il pas mieux se coucher pour ne pas tomber de haut ?

 

À l’écoute du chant du cygne, dans les méandres de l’existence, l’écumeur de poème est comme le dilettante par l’odeur “alléché” qui se délecte d’indélicatesse : les transits astraux et intestinaux sont les mêmes ! Inutile de chercher à attraper les étoiles et demander la lune pour découvrir ce qui se trouve derrière les phénomènes. Ne pas prendre le doigt pour la lune qu’il désigne est une anecdote zenconnue. Les pythagoriciens eux, défendaient de montrer une étoile du doigt : on pourrait tuer un ange...

 

Au printemps il bruine une pluie fine comme pour renforcer la jungle et la petite herbe qui s’incline sous l’ondée annonce les grandes ronces estivales. En hiver interpelle le cri silencieux de l’arbre décharné, sculpté par le vent. Rien ne dit s’il est sec ou vert, mort ou vivant. Seul le bruit de la branche que l’on casse témoignera de son état.

 

Coulée des formes dans le moule du monde... goutte à goutte, le va-et-vient passe-passe et glisse sur la paroi de la face. Les nuages assaillent les montagnes pour tout dire. L’étrave fend les passes difficiles, naviguant entre les étoiles, perdant pied entre les récifs de l’être et les séismes des coups de cœur qui apostrophent le ciel. De même l’astrosophie. Le passé est dépassé, ce qui est fait est fait et de nouvelles actions découleront de nouvelles situations. L’humain aimerait parfois suspendre le temps car il pressent que sa parodie du divin ne saurait entamer l’immuable. Même sous les escarres de la prospective se perçoit l’imperceptible présence...

 

Que tout ce à quoi on a tendance à trouver de l’importance soit en réalité négligeable, ébranle quelque peu les certitudes imposées sur lesquelles chacun superpose les siennes : qui pose en impose mais ne se rend pas compte qu’en s’imposant il y a surimposition dans les formes. N’échappe pas à la pesanteur qui veut... Dans un monde inachevé où chacun accroît les tensions en balançant sur l’autre non seulement ses propres problèmes psychologiques mais en les lui voulant faire endosser, habile stratagème pour faire semblant d’y renoncer, s’en débarrasser au comble de la mauvaise foi, dans un tel monde donc, nous sommes les “nègres-à-tout-faire” d’une société vermoulue avec le surmenage pour récompense.

 

L’incompétence est meilleur signe, sans vaines gesticulations. Par la désorganisation des formes imposées par les apparences dont les apparitions se révèlent irréelles. Le souffle offre ses bouffées de sens dans un champ des possibles toujours vierge où s’aspirent les limites bloquant l’illimité comme si en tombant dans le vide nous montions au ciel...

 

La partie est perdue si l’on respecte les règles des jeux du cirque, de l’existence apparente. Mais les “Comment ?” et les “Pourquoi ?” sont des questions en tire-bouchon qui n’arrachent pas les racines des concepts. Le paraître est comme un parc d’attraction attirant ceux qui veulent changer leur ennui en amusement dans l’effroi d’un monde sans paix, d’un traquenard éventé par les désenchantés. L’heure du crime est sans heure : c’est à chaque instant qu’il y aurait à commettre le crime des crimes — tuer ce qui n’est pas la Vie.

 

L’instant qui suit le désir assouvi met un terme au désir (bien sûr avant qu’un autre désir ne survienne). Être attentif, déceler l’ampleur d’un tel instant serait sans doute plus décisif que de s’acharner à supprimer tout désir et tenter de dépasser le manque par l’idéologie ou la théologie... Ne pas s’identifier au désir, acceptation sans résignation, détachement sans renoncement, détachement spontané sans que personne renonce, qui se fait tout seul, selon l’ordre naturel des choses... Car plus on veut se débarrasser de quelque chose, plus on est asservi non seulement par la chose en question (qui possède est possédé) mais par la volonté de celui qui la refuse.

 

Tchouang Tseu prend l’exemple de l’ivrogne tombant de voiture sans se faire trop de mal alors que s’il avait été à jeun il serait sans doute mort. L’ivresse a fait qu’il n’était plus conscient de son corps et que celui-ci, instinctivement, a retrouvé sa souplesse naturelle en étant débarrassé de la peur. Comme si la conscience n’était pas “consciencieuse” : c’est une fois que l’on n’a plus conscience de quelque chose que se déploie la pure conscience.

 

Chercher est la meilleure façon de ne pas trouver. D’ailleurs est-ce un hasard si lorsque nous cherchons quelque chose nous trouvons tout autre chose et que ce que nous cherchions se découvrira par coïncidence, plus tard, sans le chercher particulièrement ? S’il n’y a rien à atteindre, il n’y a rien à chercher. Les murs des monastères et couvents de tous pays dégoulinent de mérites accumulés auxquels on se cramponne, au bord de l’indigestion par les fruits des œuvres. Qu’y aurait-il à obtenir ?

 

Nietzsche écrivait dans son “Zarathoustra” qu’il faudrait que les chrétiens soient “sauvés de leur Sauveur”. Ce qui fait écho à la parole du (pas très) “catholique” Maître Eckhart quand il disait : « Je prie Dieu de me libérer de Dieu lui-même, car mon être essentiel est au-dessus de Dieu... ». Quel rapport entre l’Infini et un Dieu personnel et antropomorphique ? Comment le limité pourrait-il mesurer l’illimité ? Face à la prestidigitation suprême le naïf se fait croyant tandis que tournent les tables et se multiplient les petits pains. Au comble de “la mauvaise foi” il en est même certains qui vont jusqu’à justifier les exotériques divagations religieuses au nom de l’ésotérisme — abordé sur un plan spéculatif. René Guénon entendait « marquer l’abîme qui sépare la Métaphysique des religions... ».

 

Tout objet se réfère au passé mais aucune connaissance à la Connaissance. “L’avoir” surgit comme obstacle de “l’être”. Pour qui entend se réveiller à ce qui n’est pas lui-même et qui lui permettra de tout comprendre à la fois. Il est évident que l’emprise du mental et du social, les deux mamelles de l’ignorance, nous pousse à l’avoir et non à l’être. L’effet pervers consistant à mettre les pouvoirs de conditionnements et d’auto-suggestions du mental/social dans la quête de l’Être ou ce qui en tient lieu. Comment l’avoir pourrait-il trouver l’être ? Comment le moins pourrait-il réaliser le plus ? Comment pourrait-on prendre des expériences de l’être pour ce qui n’est qu’expérimentations du faire et de l’avoir : la recherche de l’objet ?

 

Ce qui diffère tranche sur le social et le mental cadenassés. “L’homme différencié”, pour reprendre l’expression d’Evola, l’“asocial” c’est-à-dire l’homme sain, n’a rien à voir avec “le monde bourgeois” et dispose de lui-même “jusqu’à l’extrême limite de la vie”, redécouvrant “le langage de l’inanimé...”.

 

La route n’est pas longue, elle n’est pas sinueuse et il n’y a pas d’assurance à prendre sur la spiritualité. Il n’y a pas de visa pour la Libération ni de passeport à renouveler... L’effort est réconfort pour celui qui croit atteindre quoi que ce soit par les voies graduelles et duelles en répétant certaines formules qui remuent les foules et provoquent de grands attroupements dévotionnels (mais “qui” donc prie ?). Des chapelets et rosaires de la “Bonne Mère” marseillaise aux pujas exotiques de la “Mère divine” indienne si les bigots savaient qu’ils chevauchent en fait des balais, ne pourraient-ils faire le ménage chez eux ? Plus la banalité des sermons ou satsang est affligeante, plus nombreux sont les dindons de la farce car à cheval sur les principes on ne fait pas cavalier seul... Comme si chez les croyants (et les athées !) l’abêtissement sous-tendait le déroulement de leur programme récitatif (“adorer” et “pérorer” vient d’oral). Toukârâm disait qu’un âne plongé dans l’eau bénite n’en sort pas splendide pur-sang.

 

Malgré le puritanisme réductif n’oublions pas que, selon le Véda, le désir (Kâma) est la première manifestation de l’absolu. “Né le premier” l’amour se meut librement dans “l’union des souffles” en hommage aux “fleurs, les astres de la Terre” comme l’écrivait Pierre de Marbœuf, “homme sauvage et rustique” qui savait jouir et se réjouir, en honorant “le sein d’Amaranthe” (fleur-femme ne flétrissant jamais) là même où fleurit une fraise...

 

Issue peut-être des Saturnales romaines, la “Fête des Fous” médiévale était une vaste parodie des hiérarchies et disciplines ecclésiastiques où se déroulaient des processions barbares, des orgies sur les autels des églises et tout ce qui pouvait perturber un ordre artificiel établi par la force. S’élisaient alors un “pape des fous”, une “mère folle” et, au comble de la pertinence de l’impertinence, un prince de “Tout-y-manque” et un roi de “Peu-de-sens...”. Puissions-nous nous assouvir du “peu” sans éprouver aucun “manque” et en ces temps de détresse ne plus être sourd au bruit du silence... Au pied levé, à point nommé, so what ?

 

Les “Gens du Blâme” (el Malâmatiyah) étaient ces Sages qui jouaient aux fous, aux vauriens et aux débauchés pour scandaliser les moralistes sectaristes et dualistes. Le fou-de-dieu comme le fou du roi pèche contre les rites. Il n’est pas obligé de se cacher pour “fuir” le monde, “notre” pays étant nulle part... Où vont les reflets d’un miroir cassé ? En-dehors de l’affirmation et de la négation qu’y a t-il ? Ambiguïté, équivoque, incongruité... rien à dire, rien à ne pas dire, la raison est coincée dans ses derniers retranchements. Ce qui déconcerte c’est de s’apercevoir que comprendre est ne pas comprendre — inutile de ramasser les miettes. Dans les intempéries de l’aventure intérieure, l’éperdu qui se sent perdu peut se rendre sans condition... à l’évidence, à la vacuité.

 

Dans son Parâtrisikâtantra”, Abhinavagupta disait que par la disparition de l’opposition entre gouvernant et gouverné il y a vraie souveraineté et il écrivait dans son Tantrâloka” : « sans adorateur, pas d’adoré, et sans adoré, pas d’adorateur... ». Ce qui est une atteinte à la sécurité de la vie future telle qu’elle est espérée ou prévue. Mais ce qui coupe court à toute dualité !

 

Il était une fois un ermite qui voyageait à pied avec sa compagne. Le long du chemin vient un moment où la dame a une brusque envie de se soulager mais son mari l’arrête : « Non ! pas ici, ce lieu est consacré aux dieux (kami) ». Un peu plus loin, au bord d’une rivière, elle lui redemande la permission et il répond : « Pas question, cet endroit est consacré au dieu (kami) de l’eau. » La femme sanglote, son soulier se défait mais comme elle comprime sa vessie elle ne peut se pencher et prie son compagnon de relacer son soulier. Tandis qu’il est accroupi la dame ne se tient plus et pisse sur le crâne rasé de son époux indigné ! « Partout se trouvent des dieux selon toi, mais enfin j’ai trouvé un endroit où il n’y a pas de cheveux (kami), n’es-tu pas content ?... ». L’histoire ne dit pas si le dévot éprouva le satori”, l’Éveil (sûrement pas, vu son indignation).

 

L’éducation est à l’image de la “leçon de chose”, elle loupe carrément la leçon de non-chose. Il est vrai que vider plutôt que remplir ne gratifie guère. À vouloir convaincre on est vaincu et à être asservi on est desservi... Trop tard alors pour se demander quel est le plus esclave du domestique ou du patron. Qu’est-ce qui est “bien”, qu’est-ce qui est “mal ?” Où se trouve la différence foncière entre commettre de “bonnes” et de “mauvaises” actions ? “Pour” ou “contre” la loi, policiers et bandits se ressemblent. Ces contraires attachés à leurs systèmes de références et d’arbitraire, ils le sont d’autant plus aux formes et leur apparente opposition les arrange dans la mesure où si les uns n’étaient plus, les autres non plus. Il en est des médecins et des malades comme des gendarmes et des voleurs. Tous évoluent dans des normes au fond convenables puisqu’issues du connu et ce n’est pas un hasard si de tels extrêmes s’échangent leur place respective ou même les cumulent. Ceux qui s’affrontent ou s’attirent souvent se complètent et si celui qui se prétend non seulement “citoyen du monde” mais manifestation du non-monde leur apparaît ridicule et dangereux, mieux vaut être “sans affaire” comme disait ce vieux gaillard de Lin Tsi !

 

Quand il ne braconnait pas, Tchouang Tseu pêchait... Une fois, au bord de la rivière P’ou, deux émissaires du roi de Tch’ou vinrent lui offrir la situation de ministre. Sans relever sa ligne et sans détourner les yeux Tchouang Tseu leur répondit : « Il paraît que dans le temple de ses ancêtres le roi de Tch’ou conserve la carapace d’une tortue sacrée qui sert à la divination depuis trois mille ans. N’aurait-elle pas préféré vivre en traînant sa queue dans la boue des marais... ? ». « Oui » répondirent les deux officiers. « Alors allez-vous en », lança Tchouang Tseu, « moi aussi je préfère traîner ma queue dans la boue ! »

 

Cet épisode (chapitre 17) n’est pas unique chez notre Sage et flâneur libertaire : au chapitre 32 un prince propose à nouveau à Tchouang Tseu de devenir ministre et celui-ci répond : « Voyez le bœuf du sacrifice revêtu d’une housse brodée et qui reçoit une bonne provision. Mais un jour on l’amène au grand temple pour l’abattre. À ce moment-là, il préférerait être un vulgaire bœuf dans le dernier des pâturages... ».

 

Ce détachement, cet éloignement de l’ordre imposé par les humains, finalement ne nous surprend guère, ce qui est peut-être plus étonnant : dans les temps anciens, ministres et souverains tentaient d’entraîner poètes et Sages auprès desquels ils venaient demander conseil... Alors que dans les temps modernes c’est la Force publique qui vient les surveiller à défaut de les arrêter.

 

Faut-il s’assigner à l’abêtissement et au nivellement des valeurs dans une société où l’ordre moral règne comme raison d’état, dans la grisaille d’une société sans âme qui pollue tout ce qu’elle touche, dans la technocratie et la haute finance internationale du “nouvel ordre mondial ?...”. Tandis que les stéréotypes grégaires imposent leurs discours édifiants et leurs clichés lénifiants par le refus de la différence et la peur de l’inconnu. Un des attributs de Mammon, dieu de l’argent est la prostitution du travail et de la peine (tripalium : instrument de torture) mais il y a toutes sortes d’usures et le “travail” d’exister ne conserve pas. Exister est un emploi précaire, non seulement sans avenir mais surtout sans présent. Quand les “consciences” ont besoin de “directeurs” et les “initiatives” de “syndicats”, vivre à loisir sans contraintes est dangereux pour l’ordre artificiel des choses, la remise en question de l’ordre habituel des réalités immédiates étant un véritable acte de désobéissance civile qui fissure le mur des apparences, au-delà des clivages politiques.

 

Éduqués dans la paranoïa, les gens font des provisions, installent des pièges à loup derrière leur porte, et cette obsession de la sécurité dans le confort social moderne correspond à cette même sécurisation de la personne par rapport au refus du lâcher-prise métaphysique, bouclier de la peur... Mais ceux qui cherchent à mordre (les chiens sont méchants parce qu’ils ont peur) sont les mêmes qui mordent aux hameçons... Laissons-donc les aveugles conduirent d’autres aveugles et “les morts enterrer les morts” !

 

L’ordre naturel des choses est la somme de tous les désordres, de tous les déséquilibres; non seulement aucune intervention humaine ne peut y remédier mais au contraire elle accentue confusions et collisions... La crise des sociétés découle de la crise des individus et de leur incapacité à distinguer la réalité du mirage. Les illusions de tous, entretiennent la grande illusion du monde. Et souffler sur les cendres du passé pour ranimer des deux futurs n’engendrent que des incendies... En s’astreignant aux contraintes, la servitude de l’obéissance assujettit le sujet à... l’objet. Comment peut-on résoudre un conflit par un autre conflit ? Le lâcher-prise n’est pas le résultat d’une discipline, d’une obligation et d’un combat mais la prise de conscience que tout “objet” est Sujet. Tandis que la personne fixée sur un but à atteindre s’efforcera de se persuader qu’en s’imposant ou en se soumettant à des règles et règlements, sinon aux mortifications, elle arrivera à obtenir ce qu’elle convoite...

 

Mais au fond le roseau l’emportera toujours sur le chêne tant il est vrai que le plus faible est plus près du plus juste même si “bon droit a besoin d’aide”, même si le chef indien Cerf boiteux (Tahca Ushte) disait : « Avant que nos frères Blancs viennent nous civiliser, chez nous, pas de prisons. Nous n’avions pas de criminels. Vous ne pouvez pas avoir de criminels sans une prison... ». Ce renversement de la logique bête et obéissante correspond à ces paroles d’un autre “sauvage” : « Renverser les saints et libérez les bandits, le monde entier retrouvera l’ordre » (Tchouang Tseu).

 

À travers les changements de scène et les caprices du sort, de l’ici-bas au là-bas, le paraître piège l’observateur par la linéarité et la causalité. L’Histoire semble se dérouler par actions et réactions tandis que les matérialistes croient à “l’observation scientifique” et que les spiritualistes croient à “la vie future...”. Tout est donc pour le mieux dans le plus mauvais des mondes possibles. Ainsi chez les humains, les plus grands prédateurs que la terre ait connu, les tartuffes sont jugés d’utilité publique et rassurent ceux qui se dépêchent vers le “bonheur”... pour leur malheur. Dans les fantasmagories des mondes, les gens d’affaire s’activent comme des détrousseurs de cadavres sans se douter qu’ils sont à eux-mêmes leur propre cadavre : « Qui porte pour toi ce corps dénué de vie ? » disait un maître Zen.

 

Si l’absolu dissout le relatif toute entre-vue avec lui nie le monde des formes psycho-sociales. Si en Occident seul ce qui a un nom existe, en Orient seul ce qui n’a pas de nom Est. Bien qu’il s’agisse d’un changement décisif de perspective, les deux points de vue ne sont pas vraiment contradictoires. L’œil du relatif n’est pas la négation de l’Œil de l’absolu, ni du pur réel. Le musicien est dans la musique comme le peintre dans le tableau et ce n’est pas un cadre qui peut limiter l’inaliénable... De la même manière il y a deux mouvements à la fois contraires et unis qui peuvent apparemment fusionner ou s’opposer : “agir sans agir” sur le plan du monde et “non agir” en tant qu’Être, ou encore à la fois se libérer du monde dans le monde et du monde dans l’Être que nous sommes sans l’avoir réalisé. Bien sûr dans la trame des choses, obstacles et aiguillages abondent et le chemin de la liberté est semé d’embûches... Le double mouvement de la Liberté qui à la fois se prend et s’abandonne, est pourtant cet élément de complétude qui échappe à tout jugement.

 

Celui qui se croit l’auteur de l’acte, pousse sa responsabilité à récolter les fruits de son acte. Or, il n’y a pas de bons fruits des œuvres puisque celles-ci sont limitées dans le temps et l’espace, “l’auteur” n’étant que l’instrument d’une destinée insaisissable, sans lendemains qui chantent ou déchantent... Être conscient de l’esclavage du corps asservi à la personne, à la distraction mentale, aux tempêtes sous un crâne, permet d’observer que le pouvoir se base sur l’effort et l’effort sur l’ego.

 

Chaque personaest isolée dans sa “Chambre d’Exil”, exilée du Soi, exilée de ce qu’elle est réellement, de cet inconcevable qui n’a pas à être conçu... Le monde entier est contenu dans un microbe, s’il meurt où va t-il ? Comme si le monde était un faux-semblant à moins que par chaque étoile, chaque embouchure de ciel, l’on ne souffle et ne joue une musique illimitée. Comme si le monde était un tour de prestidigitation dont la magie nous fait marcher de l’un au multiple et du multiple à l’un, à moins que le voile ne se déchire comme un éclair d’orage, un rayon de soleil, un frisson d’échine... Alors l’infection du monde de l’objet serait éradiquée et le corps deviendrait le tombeau du moi.

 

Mais que l’on ne se trompe pas, dans le quasi somnambulisme de l’existence, il n’y a pas moins de métaphysique dans le plus petit des bistrots que dans le plus grand des ashrams ! De même, en imaginant le monde il n’est pas moins irréel que la réalité que l’on croit tangible. Dans ce grand rêve qu’est la vie, le rêve “prémonitoire” suggère une autre dimension : des pré-images s’infiltrant d’une veille future à un rêve qui lui est passé, traversent la ligne de démarcation de nos lois sociales et psychologiques — comme si une étincelle de futur pouvait retourner à son passé. Et si le rêve se réalisera dans la veille, pourquoi le sommeil profond n’en ferait-il pas autant ? Ces inter-signes nous interpellent : comment la veille aurait-elle plus de réalité que le rêve si ce dernier peut intervenir dans la veille ? Mais ce qui s’annonce par le rêve et se réalise dans la veille a aussi peu d’importance que la veille influençant les images du rêve suivant les modalités de l’existence.

 

L’infini de l’espace contredit les limites mêmes de l’espace/temps. Comment tatillonner dans la mesure alors que l’on est immergé dans une globalité sans frontières ? Le temps manipule les ignorants jusqu’au jour où ils se demandent qu’est ce qui est à la racine du temps. Ainsi perdre les limites revient à “passer le temps” sans laisser passer l’instant ! Il y avait deux jours dont Omar Khayyam ne s’est jamais soucié : le jour qui n’est pas venu et celui qui est passé. Le présent se pénètre quand tout le passé “passe” instantanément dans l’illusion future. Plus le monde se déploie dans l’expansion de l’univers, plus la conscience se rétracte. Plus la conscience s’étend, plus le monde l’absorbe et se dissout en elle dans l’indifférencié. Le différencié fait partie de l’indifférencié dans sa fulguration même. À l’instant où l’observation fait abstraction des limites, où se trouvent-elles encore ?

 

Le temps ou pensée en devenir... de la naissance à la mort, tout en relation d’incertitude. Aise et malaise... pas de résolution ni de solution pour l’insoluble. Le subconscient fait partie du connu tout comme la pensée est issue de la mémoire alors qu’accéder au présent réclame de mourir au passé, au discontinu. L’inconnaisance peut être perçue instantanément par celui qui connaît son ignorance sans se projeter dans une connaissance à “obtenir”. Mais la tyrannie insidieuse du mental est telle que la brèche ne peut se faire, l’effort engendre l’effort et, dans le temps, le présent est perdu. Pourtant si le temps “suspend son vol”..., “un ange passe” et dans ce silence l’être est saisi par lui-même s’il réalise que ce qui a été et ce qui sera co-existent en quelque sorte en se désentravant, se destituant et se supprimant lorsque la vie nous exempte de l’ignorance...

 

L’ultime douleur de la personne explose lors de sa déchirure une fois que la persona se détache du corps. Mais avant d’en arriver là, même si “l’arrivée” se réalise dans l’instantané, les souffrances viendront du mental produisant le social. “Offrir” c’est porter en face tandis que “souffrir” c’est porter en dessous... Le combat engendre la souffrance et l’abandon l’apaisement. Saisir simultanément l’ensemble des choses en co-ïncidence soudaine comme si en jouant de la musique ici-même d’autres danseront à l’autre bout du monde... Le vol d’un papillon fait tressaillir le monde. Un poète soufi disait : quand tu bois je suis saoul. De même Nasreddin signalait que si l’imâm lâche un pet à la mosquée les fidèles devaient aller au cabinet. Et il n’y a pas moins de résonances d’amour dans un cas que dans l’autre. Quant à la morale qui sursaute, ne s’agit-il pas d’une séquelle d’habitude conditionnée par l’éducation, les mœurs et tout ce qui fait l’attachement aux apparences ? Le trivial n’est pas moins efficient que le sévère, il est même souvent plus révélateur de ce que l’on cache dans la mesure où tout est relatif entre la loi et sa transgression dans les actions et réactions du paraître. Une fois que Mulla Nasreddine est en train de saillir son âne dans un cimetière, un visiteur le surprend et crache de mépris... « Fils de chien ! lui crie Nasreddine, tu as de la veine que je sois occupé, je t’aurais appris à souiller ainsi un lieu saint ! ».

 

Ne sommes-nous pas le rêve de la Non-manifestation, autrement-dit du Non-Être ? Inutile d’avoir peur du mouvement tourbillonnaire de la manifestation et de ses récupérations humaines trop humaines. De même, inutile d’ergoter à propos d’un “Brahman suprême” et d’un “Brahman manifesté” bien que le Réel puisse se percevoir à différents niveaux, ces derniers étant tributaires de nos points de vue... C’est bien souvent à l’occasion d’un signe, d’un inter-signe dans le monde manifesté que la conscience pressent son origine, son unité globale. À cet instant, l’étincelle jaillissant à notre insu devrait être observée à sa racine même, comme tout ce qui se réalise sans qu’interviennent les volontés de la personne. La difficulté est sans doute de distinguer l’intuition qui s’est révélée en échappant à notre volonté, de la projection du mental, récupérant ensuite, c’est-à-dire quasi immédiatement, tout ce qui passe à sa portée. Mais s’enfoncer dans le centre tourbillonnaire des apparences, incite paradoxalement à s’en dégager... Là même où le pire rejoint le meilleur et où ce qui est apparu peut disparaître à l’occasion d’un va-et-vient.

 

Le retournement du monde retourne la situation dans le monde ou ce que l’on croit tel. Le sujet remet en question l’accoutumance et même la dépendance au monde qui récuse l’abolition des apparences, l’abolition de la peine de vie... Sous les pores de la peau du paraître plus de démonstrations ni de manigances, mais un grand vide. L’absolue négation peut évacuer nos projections, nos objectivations, elle est le ferment de la Libération hors des formes. En niant le monde et sa “propre” personne nauséabonde, malgré tous les douteux parfums dont on s’imprègne, ce sont tous les ornements projetés qui sautent face à l’indéterminé demeurant après que l’on a tout retiré. C’est ainsi que la négation du relatif, s’avère paradoxalement voie d’acquiescement à l’absolu...

 

La transformation de l’un en toute chose, retire la chose et le reflet retourne d’où il vient, comme la flamme d’une bougie soufflée. Alors il tombe sous le sens que la beauté d’ici-bas était la beauté de là-haut et qu’il n’y a ni “haut” ni “bas” inscrit sur la caisse de l’Être. Les paradoxes nous font percevoir que la manifestation est issue du Non-manifesté, tout comme le principe de la matière est immatériel ou que le son provient du silence. Ce qui laisse pantois la raison raisonnante et trébuchante.

 

Dans le monde équivoque de ce qui se produit, le sens de la contradiction fait partie du paradoxe et du doute. La remise en question (tabula rasa) des préjugés et des habitudes, nous pousse au bord du vide métaphysique. Le vertige face au vide, comme la syncope dans la danse et la transe, troublent la personne et stimulent notre rapport au non-connu. Cette disponibilité imprévue nous permettrait de descendre en marche du train de vie imposé et prémédité...

 

 

 

 

Les techniques du mal-être ou l’alternative au désespoir

 

 

Les pensées, les actes, les mots touchent à la façade des choses et non à leur fondation. Ainsi vouloir en parler conduit à l’échec. Pourtant le paradoxe tente d’exprimer l’inexprimable par la tangente, en une volte-face ou clin d’ œil aspirant à l’éclair, quand la foudre déchire la raison et que le regard devient étoile filante... Mais tout ceci n’est qu’enfilage de paroles sur le collier du monde. N’en soufflons mot. Combien d’arbres ondulent sous la brise ? On dit que les lumières de dix lampes ne forment qu’une seule lumière...

 

Le non éveil à l’œil de l’absolu jette un voile sombre qui obscurcit l’Esprit... Quelle est la réalité du mirage ? De ce mirage qui n’existe que par l’œil du relatif. Dans le désert, passant d’une dune à l’autre, nous cherchons, torrides comme un torrent sans eau, le nez devant et les fesses derrière, songeant à l’exil du tout quand la question se pose... Mais si pour le centre toutes les directions se valent, y a-t-il encore question et donc exil ?

 

Il n’y a pas pire horreur que celle de se sentir jeté dans le monde et d’y rester. Je veux dire rester au même point malgré tout. Malgré ce que l’on croit une quête, demeurer vissé dans les mêmes pensées, les mêmes réactions plus ou moins semblables même si elles changent apparemment alors que la racine des pensées et des actes demeure “inarrachable”. Alors survient le doute tempéré par la lassitude...

 

Mais à notre époque de “gagnants” quel délice de savourer sa perte ! Sans tensions ni intentions, il se pourrait que disparaisse ce voile de stupeur et de torpeur qui recouvre la personne. C’est un jeu à “qui perd gagne”... Les “réussites” tendent à conforter et réconforter le “moi”, il y a donc chez le “raté” de la société qui d’instinct ne pactise pas avec le monde et ses girouettes une disponibilité libératoire, une impropriété fondamentale, certes souvent non-consciente, mais toujours lieu d’émergence du possible. Encore faudrait-il qu’il y ait Libération, se dit le perdant magnifique.

 

Laissons à d’autres la responsabilité des victoires et gardons le dépouillement de la défaite, de ce qui s’est défait. La “faiblesse” est l’art de “pratiquer” le Tao. Au-delà de l’affrontement violence/non violence, ce qui découle spontanément d’une situation y adhère intégralement et cette non-pratique, sans doute de caractère aquatique, passe, de perte en perte aux yeux du monde. Le poisson est donc plus à même de saisir l’insaisissable en approchant de l’inapprochable que le mouton ou la fourmi comme le révèle Tchouang Tseu... Sans prendre le vivier au pied de la lettre.

 

Douter de tout évite toute identification à l’objet qu’il soit but ou idéal. Les balles perdues entrent alors sous terre... À force de pensées et de dogmes s’édifient de véritables “châteaux de cartes” mais fatalement une fois pleine, la coupe déborde et il suffit d’une carte de plus pour que tout ce qui a été empilé s’effondre.

 

Dans un monde détraqué, sous un régime ou sous un autre, privilégiant l’aspect économique, personne n’est à sa place. Au ras des pâquerettes, la prise de conscience de ce malaise n’est pas aussi néfaste qu’on pourrait le croire. Un certain nombre de questions, d’abord anodines, se posent : pourquoi habiter ici plutôt que là ? Pourquoi faire ceci plutôt que cela ? Et pourquoi être là-bas serait mieux qu’ici et faire cela mieux que ceci ? Ainsi nous ne sommes plus très loin du “d’où vient-on ?” et “où va t-on ?” généralement récupérés par les concepts et les théories.

 

Bien sûr il peut se dégager alors une certaine lassitude sans pour cela être blasé : pourquoi parler si cela ne sert à rien ? Pourquoi rencontrer ou ne pas rencontrer les uns ou les autres ? Pourquoi tristesse ou gaieté ? etc... Mais le mental, le psychisme se fatigue et survient une sorte d’accablement (“écraser sous des projectiles”) qui harasse, exténue la psychologie et ses leurres. Bien sûr, se sentir brisé peut durer longtemps chez celui où rien ne se passe mais rien ne presse puisque le fruit tombera lorsqu’il sera mûr. Que le mental soit abattu n’est pas une mauvaise chose s’il n’achève pas le corps en un putsch suicidaire. Mais que le mental soit mis, hélas relativement, à bas de temps à autre et l’intolérable sera concédé : la déréalisation consistant à déplacer la prétendue réalité dans une autre perspective, par-delà ce que l’on croit réel. Ce qui est un bon coup porté au moral et donc au mental... Et à force de douter n’arrive-t-on pas à douter du doute ? Ce sentiment du non-assentiment fait un croc-en-jambe à l’entêtement de l’existant embrumé dans sa somnolence. Évidemment il y a des risques comme le suicide, encore faudrait-il être certain que celui qui tue est le même que celui qui est tué. Or, s’il y a doute, il n’y a pas certitude dans la fausse idée où l’on se croit identifié au corps.

 

Il ne s’agit pas de se vouer au malheur mais angoisse et désespoir proviennent d’une inquiétude et d’une insécurité qui, par certains côtés, sont ou devraient être favorables à une vue juste. En effet cette peur sans objet qu’est l’angoisse pourrait renverser l’homme jeté dans le monde, sans objet de crainte, dans un état de déréliction, d’abandon au non-objet. Le doute est l’arme qui permet de trancher toute croyance y compris celle qui revient à croire que l’on en a pas et il y a tout lieu de douter de l’angoisse comme du reste jusqu’à la dissolution totale du doute et de tout ce dont on a douté...

 

Ce qui est limité par la durée n’est pas, constate l’intelligence futée comme un singe et affûtée comme la lame d’un rasoir. Aussi plutôt que de se poser la question du quid” du monde c’est-à-dire de l’objet, pourquoi ne pas faire retour au sujet qui s’interroge : « Qui suis-je ? », « N’est-ce pas ? » etc... Néanmoins si le « Je Suis » ou « Je Suis celui qui Suis » ne suffit pas, pourquoi ne pas réaliser le « Je ne suis pas » ?... Par exemple, n’étant pas le corps comme pourrais-je naître ou mourir ? N’étant pas le mental comment souffrance ou démence pourraient m’atteindre ? N’étant pas le monde comment son involution pourrait me faire régresser ? Et ceci jusqu’à des questions triviales du style pourquoi faudrait-il choisir entre les viandes qui, paraît-il, rendent agressifs et les légumes, amorphes, si nous ne devenons pas ce que nous mangeons puisqu’il n’y a pas d’identification au corps ? Dans le gland il y a le chêne mais dans le non-gland il y a le gland...

 

Tout chercheur en Esprit est un convalescent encore impliqué (même s’il pérore et parade) dans les tourments du mensonge de l’ignorance. Combien de temps, à son insu, fera-t-il reculer l’instant de l’enjouement ? Le trouble a au moins l’avantage sur ce qui à l’air pur de ne pas prétendre l’être. Rien de plus lugubre qu’un bonheur balisé et banalisé. Mais ce qui est descendu remontera... On ne tombe que pour se relever. Généralement, sauf en cas extrêmes, à la dépression succède l’élévation comme une vague naît de son creux et devient crête.

 

L’alchimiste se sert de contraires pour les contrarier en les confrontant et les annihiler en les dépassant. D’ailleurs ne dit-on pas que marcher dans l’excrément porte bonheur ? Pour savoir où finit le malheur ne faudrait-il pas connaître, reconnaître où il est né ? De même où est donc la souffrance durant le sommeil profond ?

 

Dans la fuite des pensées qui se suivent et s’enchaînent le ravissement infernal se perd dans la déchirure. De la ferveur à l’abject les possibles n’ont pas de limites contrairement à l’impossible. Une fois persuadé que tout peut arriver y compris le contraire exact de ce qui se produit, alors n’est-on pas mûr pour tout accepter, y compris de perdre l’espoir ? Comme si les noces du Ciel et de l’Enfer se réalisaient uniquement dans l’acceptation de l’un et de l’autre, dans l’enfer de l’angoisse et la béatitude céleste. Démystifiant la quête mystique toute “étape” se révèle comme une imposture tandis que tuant le Bouddha et se sauvant de “Dieu”, l’être libre est Un-sans-second.

 

Saâdi disait que l’on est le maître de toute parole pas encore prononcée mais qu’une fois sortie de la bouche on en est l’esclave. Ainsi bateleurs et camelots de la Connaissance, avec ou sans bonnets ou évêchés, sont à l’image des objets des sens qui produisent les malheurs. Aussi mieux vaudrait peut-être se mettre spontanément au niveau du pire plutôt que de s’emberlificoter le mental en voulant “sauver les apparences”... Le désespoir est un danger pour la société lorsque les fantômes des pensées sont désamorcés dans le traquenard des paroles et des actions. Mais le laisser-faire évite bien des peines sans parler des chocs en retour. Au fond, la simple survie du corps est une gifle suffisante à la société pour ne pas en rajouter contre son fantôme.

 

Il s’agit de faire en sorte que le plus ne puisse affecter le moins et que les heurts et malheurs de l’existence ne puissent bloquer l’ouverture à l’absolu. Même si la douleur du monde passe par la douleur du corps cela n’a rien à voir avec la souffrance du “moi” où ce que l’on tient pour tel. Mais la peur de souffrir se révèle en fin de compte comme la plus grande souffrance et comme disait Cioran dans “l’inconvénient d’être né” : « Il faut souffrir jusqu’au bout, jusqu’au moment où l’on cesse de croire à la souffrance ».

 

Le désespoir est proche de la désillusion, or ne plus croire non seulement en l’espoir illusoire (but à atteindre) mais surtout en l’illusion du monde ouvre traditionnellement à la Délivrance. Le désespoir cède alors la place à l’inespoir, un sans-espoir neutre qui n’est pas subi et qui donc ne peut faire barrage psychologique, coupant tout accès au Sans-accès. La désespérance absolue est sans doute le fait de savoir que l’on Sait sans pourtant réaliser cette Connaissance. La démesure répond alors au désespoir ce qui s’avère désespérant... Mais tant qu’il y a de la vie il y a de l’inespoir — dont le désarroi est la “pratique”. L’Éveil n’est-il pas inespéré ?

 

L’accablement supprime parfois désirs et envies et vous laisse les bras ballants, la pensée battant de l’aile, dans un vide d’espace pareil au ciel. Alors on peut se douter que la pureté peut être “l’effet pervers” de l’effondrement psychologique : l’à-quoi-bon- sans amertume dégonfle ce qui ne s’arrête pas de rouler, cette tête qui tourne avec ses vallées de larmes, ses torrents de mensonges et ses abîmes de chutes.

 

Si l’écriture ne sert qu’à remonter les pans de ruines, elle ne produira à nouveau que des productions. Si elle écrit de tout son corps qui est le nôtre en étant attentive à l’inconnaissance qui se glisse entre les mots et le rythme du phrasé, à l’innomé qui l’inspire, alors nous serons au devant du versant caché, au péril de ce que l’on prend pour la vie, attentif à ce que recèle de réel chaque événement d’un quotidien interrogeant le penseur qui ne cherche pas à penser.

 

Ce n’est pas la cérémonie qui octroie la réalisation spirituelle, ni l’adoration de quiconque ou la recherche du passé qui fait entrevoir le Sans-image, le Non-objet... toute vénération d’une personne qu’elle soit physique, morale ou divine est un obstacle-objet, généralement irrémédiable, vers la Libération. Sinon il faudrait délivrer des diplômes es-spiritualité et décorer celui ou celle qui aura médité le plus longtemps ou qui aura le mieux parlé de ce que l’on ne comprend pas afin de se sentir “bien dans sa peau”, dans ce délicieux sac d’immondices.

 

Qui confond l’esprit et la lettre confond la posture de l’esprit avec celle du corps. Mais l’Esprit n’est pas un esprit et l’absence de pratique n’est pas une moins bonne pratique que la pratique elle-même. La gymnastique respiratoire n’est pas obligatoire pour entrevoir qu’il n’y a ni intérieur ni extérieur. De même ce n’est pas sans bouger (ou en bougeant) que l’on découvre le vide en croyant le capturer alors qu’il ne se laisse pas attraper. Dès qu’il est évoqué il s’abolit en une pirouette imprévisible et invisible, en un état indéfinissable, une sorte d’absence sur quoi tout se plaque, instant insaisissable qui précède la parole ou l’acte.

 

À notre époque de consensus cool et de sourire de commande pas seulement new age, la mode est aux recettes corporelles et diététiques sponsorisées rançonnant les crédules. À contrepied j’aimerai proposer les techniques du... mal-être. C’est le mal-être et non le bien-être qui donne des leçons et fait expérience : le mal-être peut briser le “moi” de manière plus radicale que le bien-être tant recherché par la somnolence des tièdes.

 

À force d’être écartelé et divisé par le monde qui se transforme en nous, vient un moment où la déchirure est telle qu’elle n’est plus qu’ouverture béante où le spontané peut s’engouffrer tandis que la personne défaille. Qu’est-ce à dire ? Le désespoir comme voie possible de libération ? Possible dans la mesure où la Toute-Possibilité se joue sur un coup de dé, à l’insu de la personne. Oui, le désespoir qui vous laisse pantois, pantelant, sans rien pour se raccrocher, sans objet visé. Le sans-espoir global qui nous coupe de tout et nous abandonne à l’abandon...

 

Techniques du mal-être... Sous un tel énoncé la boutade semble poindre avec un zeste de provocation, et pourtant... Les “techniques” du mal-être proposent un certain nombre de conseils pour se perdre, à l’inverse de ceux qui s’engagent dans une ascèse pour “gagner”. Il est vrai que face aux “battants” j’ai toujours été du côté des plus faibles et des laissés-pour-compte. Bien entendu, dans une perspective métaphysique les propositions des uns ou des autres, du mal-être et du bien-être, se valent puisqu’il n’y a pas de recettes. Qu’importe le bourdonnement incessant de tous les flagellants en mal de connaissance ? Ceux qui arrivent s’en iront mais ce qui Est demeurera. Le véritable “Bien-être” ne nous a jamais quitté en réalité mais plus on veut retrouver cet état originel, plus on s’en éloigne. Au contact de la Lumière sans lumières ou de la Lumière de la lumière se produit le dégel des attributs, si ce dégel est complet, all to nothing, la personne fond — reste alors l’eau de la personne sans personne.

 

Tout support est une aide mais tout support est un obstacle. C’est à chacun, selon ses moyens, de se rendre compte à quel moment le support devient obstacle. Car même l’expérience mystique (momentanée et parcellaire) peut faire barrage et obstruer la Voie qui ne définit pas. L’orgueil de se croire arrivé plus haut que les autres ou de rivaliser avec ceux prétendument “avancés” et l’illusion d’être certain d’avoir réalisé quelque chose. Là même où devrait plutôt s’éprouver la grande nostalgie envers ce qui a passé... Mais cette nostalgie profonde sera encore un obstacle parce qu’il faudrait tout oublier, y compris le meilleur, afin que l’Absolu revienne non plus en visiteur, j’allais dire en touriste, mais en occupant définitif, le factice s’évanouissant de lui-même — puisqu’il n’a jamais été.

 

Mais en “pratiquant” ces techniques du mal-être comment faire souffrir son mental sans faire pâtir son corps alors même qu’il n’est pas possible de “tuer le mental par le mental” avec la volonté ? Ça devrait être à la situation de s’en charger, quand la personne est lacérée, s’entrevoit le meilleur dans les failles de la situation du pire... Le seul véritable malheur est d’exister sans être Éveillé. Accepter le malheur de l’ici-bas c’est aussi percevoir que le meilleur de l’ailleurs est ici-même. La mort nourrit la vie comme les morts nourrissent la terre mais si la vie nourrit la mort à son tour celle-ci peut survenir maintes et maintes fois en un même être. Alors la mort peut mourir...

 

Pour “réussir” à ne rien devenir faites donc le contraire de ce que l’on vous dit. Plongeant dans le mal-être, côtoyez l’ignoble et reconnaissez-le, voyez l’infâme et pressentez l’ineffable... Par exemple, ne vous retirez pas dans un endroit calme pour pratiquer avec pseudo-sérénité au sein de l’enfer vert de la nature qui cache un paradis. Être dérangé est utile à l’inutile... La salutation recommandée, bénédiction initiale en prélude à ces exercices, est le bras d’honneur très efficace pour remettre en question valeurs conditionnées et mérites accumulés. Le vrai honneur est sans considération... Ainsi ne vous immobilisez pas et acceptez avec joie la venue de tous vos “mauvais penchants”. Si au moment de l’inspiration vous pensez à l’expiration cela vous perturbera suffisamment et ce qui se dévoilera ne se cachera plus comme dirait Monsieur Lapalisse. Donc, accroupissez-vous dans la posture du non-lotus sans spécialement croiser les jambes : écroulé dans des coussins moelleux, que votre dos ne soit surtout pas droit puisque plié sous la douleur du monde — une colonne vertébrale voûtée ou tordue de naissance est d’ailleurs conseillée. Ne contrôlez surtout pas votre souffle et laissez-le aller sans idée fixe sur rien afin de vous déconcentrer et d’éviter de vous changer en “concentré” de boîte de conserve. Ne coupez pas les pensées, elles se reproduiraient en se multipliant. Les yeux mi-clos, ne serrez pas les dents et ne recueillez pas votre salive. Rêvassez si le cœur vous en dit ou songez à toutes les horreurs et les injustices du monde auquel vous croyez. Ne soyez pas comme un général à cheval devant son armée mais comme un déserteur s’échappant derrière elle. Ne soyez pas comme un tigre endormi mais comme un porc pataugeant dans l’immondice humain, tout ceci étant des “ossements puants” comme disait Houei Neng. Le Soi ne dépend pas de la pureté apparente et si vous ne répugnez pas au répugnant, quelle impression inoubliable ! Au bout d’un moment le stress tout content de n’être pas combattu vous envahira peu à peu. Observez-le dans votre avachissement naturel sans loucher sur le bout de votre nez. Ne nettoyez surtout pas votre intérieur, ce serait comme astiquer une brique pour en faire un miroir. Laissez poussières et scories, la crasse étant aussi réelle que le corps qui l’attire : moins vous serez présentable, plus vous serez spontané... À la place de récitations, répétitions de mantras ou autres litanies, vous pouvez, si cela vient tout seul, bâiller, roter, péter (la grossièreté n’étant pas vulgaire, seul l’est parfois la foule : vulgus). Un mantra détourné peut-être efficace comme tout ce qui est détourné des conventions, pour ne pas prendre au sérieux les affaires du monde. Par exemple au lieu de ressasser les fameuses syllabes salvatrices : « om mani padme hum » vous pouvez chanter « O.M. ! Allez l’O.M. ! » même si vous n’aimez pas le football ni l’Olympique de Marseille dont la devise est “droit au but” puisque vous n’êtes pas “droit” et qu’il n’y a pas de “but”. Durant les exercices j’ai oublié de signaler qu’il est conseillé d’être plusieurs, le fou-rire libérateur pouvant surgir aisément en observant les autres pratiquants de ce non-yoga et en songeant à vos anciennes et sérieuses positions connues et reconnues même si elles ne vous avaient pas ouvert à la Connaissance. Si, malgré tout, votre sérieux demeure inébranlable à force d’être identifié à votre corps répétez par exemple comme mantra : « Dieu n’est que concept, Dieu n’est que contamination » jusqu’à ce que vous ayez évacué ce concept dominateur et réducteur comme tous les autres. Plutôt que de visualiser un mandala”, contemplez une pancarte blanche, ultime revendication quand il n’y a plus rien à réclamer. Ne disciplinez ni votre corps ni votre mental, que votre volonté ne se fasse pas... Plus vous serez relâché ou perturbé, plus vous observerez cette lassitude ou cette agitation et plus votre mental aura tendance à s’apaiser de lui-même sans que vous ayez à faire d’efforts. Le moindre de l’objet s’estompera peut-être. Le sans-effort (anabhoga) n’écarte rien, il ne choisit donc pas le mieux ou le moins bon qui ne sont que projections mentales. Ne fixez pas votre attention mais soyez attentif sans chercher à l’être. Acceptez ce qui est considéré comme des “mauvaises pensées” (le mental est à l’origine des “bonnes” comme des “mauvaises” pensées) si elles pouvaient neutraliser les bonnes et réciproquement, que resterait-il ? Enfin inutile de vous réfréner d’éjaculer si cela venait même le yogi ithyphallique Brug-pa Kun-legs qui illuminait vierges et nonnes par pénétration, laissa échapper maintes fois sa “goutte de gnose”...

 

Après de tels exercices vous êtes vraiment certain de n’avoir acquis aucun pouvoir dans votre cheminement spirituel où le “moi” n’a pas été renforcé puisque la force n’a pas été employée. Si vous vous sentez “pire” qu’avant la pratique de ces techniques, tant mieux, c’est en touchant rapidement le fond que l’on peut s’en sortir. Tout obstacle est un bienfait, toute faute est révélatrice : plus vous serez insatisfait et mieux ce sera. Moins vous deviendrez des techniciens contentés et plus vous serez pénétré d’inconnaissance. Bien entendu, si vous ne faites pas ces exercices ce ne sera pas plus mal, ne vous avais-je pas dit de faire le contraire de ce que l’on vous dit ? Ne cherchez donc rien : c’est la recherche la plus efficiente. Plus vous serez persévérant plus vous serez attachés à cette persévérance. Le découragement est même avantageux : il n’y a pas de “techniques d’Éveil” et la quête dite spirituelle renforce bien souvent l’ego monstrueux mais rusé. Sans planches de salut, plus de poules-aux-œufs-d’or : la Voie passe aussi par la “mauvaise passe”... Il ne vous reste qu’à rouler dans “les ravins et les fossés” et mourir sans sépulture. Peut-être qu’alors votre vraie nature se révélera un peu comme la paire de lunettes sur les yeux de celui ou celle qui la cherche partout sans la voir...

 

À notre époque de pollutions auditives, visuelles, mentales etc. lorsque la propagande du matraquage publicitaire fonctionne sans que l’on s’en doute, l’antiphrase peut, au niveau de l’écriture, être parfois aussi bouleversante qu’un paradoxe. Quand un mot est détourné de son sens habituel signifiant même le contraire de ce qui semble être dit cette contre-logique, ce contre-langage sont séditieux dans la mesure où ils égarent la logique de la raison de notre “condition humaine”. L’antiphrase dit le contraire de ce qu’elle pense et prend la pensée à contre-pied comme un dribble de Kopa ou Waddle.

 

La peur des poisons est encore celle de la personne qui veut se sécuriser mais le poison doit être assumé pour être dépassé. Rimbaud proposait que le poète se fasse voyant par un long “dérèglement de tous les sens” en épuisant en lui tous les poisons de notre époque. Pour aborder à l’inconnu, le voleur de Feu n’a pas peur de la folie pendant que les Dix-mille-êtres oscillent entre aise et malaise dans l’instabilité de l’existence. Peut-on dépasser les formes tout en s’enfonçant dans l’image ? Les images ne se déroulent-elles pas à leur rythme si on les laisse choir ? Même le septuagénaire maître Zen Ikkyû aimait “comme une bête” et se fichait du qu’en-dira-t-on, préférant le coup de rein féminin à la névrose religieuse...

 

Le Tantrisme, enseignement secret de la délivrance (moksha) pour la jouissance (bhoga) correspond aussi, paradoxalement à notre époque de faillite des religions et de tous les rites vidés de leur efficacité magique dans le flux et reflux de l’énergie et des cycles. La remise en question des limites dérange législateurs et condamnateurs c’est-à-dire les producteurs, les produits d’un monde aseptisé et enfermé dans des règlements bornés. C’est pourquoi l’ivresse (licite ou illicite) insistant au changement d’état sinon à la désidentification, peut être une façon, dangereuse certes mais pour “qui” et pour “quoi”, de faire exploser cadre et code. Ce qu’expriment de nombreux tantras dissolvants : « Buvant, puis buvant encore, tombant à terre et se relevant pour boire, c’est ainsi qu’on atteint à la libération ». D’ailleurs dès l’époque védique le jus de la plante somaétait utilisé non seulement au cours de sacrifices mais comme une sorte de transsubstantiation de l’objet.

 

Cette voie “sèche” ou “ultra-sèche” dirait-on en Alchimie permet de ne pas résister au “mal” ou ce qui est considéré comme tel mais de tout accepter en demeurant attentif aux dislocations des formes. Il n’y a pas de raison foncièrement métaphysique à la suprématie d’un saint Paul sur le Marquis de Sade par exemple. Le renversement des valeurs assure leur transfiguration. La “mauvaise conduite” devient bonne et toute jouissance est réjouissance. « Le plaisir que donnent l’alcool, la viande, les femmes, c’est délivrance pour ceux qui savent, péché mortel pour les non-initiés (...). Il n’est injonction ni prohibition, sainteté ni péché mortel, ciel ni enfer pour les adeptes du Kula ». (Kulânavatantra IX). D’ailleurs Abhinavagupta ne dit-il pas : « Au moment de pénétrer dans la Réalité suprême, on considère comme un moyen tout ce qui se trouve à portée, fût-ce licite ou illicite ; parce que, d’après le système Trika, on ne doit alors se soumettre à aucune restriction ». (Tantraloka IV).

 

En tout cas ne faudrait-il pas profiter de moments opportuns sinon privilégiés ou prédestinés pour être saisi par la grâce, la chance absolue car indéterminée, lorsque les images se retirent paradoxalement suivant notre approche, notre saisie du monde ? Alors percevrons-nous ce que révèle la désignifiance du monde, en un retournement de sens où tout le visible puise dans l’invisible...

 

Par exemple le moment où l’on éprouve plusieurs élans contraires ou quand le psychisme se fatigue, s’essouffle et défaille, ou bien encore lorsqu’une poussée d’effusion de sens découvre les fragiles limites de la raison raisonnante et raisonnée véritablement arraisonnée par une percée à travers la superposition des choses... Même si la nature du sujet demeure voilée. Il n’y a pas de mauvaise décrispation et chaque moment vacant nous retire de l’abrutissement. Même la lassitude en entamant la personne freine le galop du cheval fou, de la dépravation de l’affairisme qui a peur de vivre au jour le jour et qui jamais ne parasitera le monde. Une épave désillusionnée, au moins, vogue au fil de l’eau et il suffirait de peu que cet abandon soit libérateur...

 

Il n’y a rien à cultiver, rien à apporter, rien à enlever. Par la méditation spontanée, sans objet ni concentration, s’évacue le processus des pensées, des images et donc des limites. Le vide n’est pas à remplir et la contemplation naturelle ne supporte ni horaires ni postures, définitions et prescriptions. Mais tout comme le jouisseur doit assumer sa jouissance (et vice-versa) de même celui qui aime bien pratiquer doit assumer son exercice and so on... Il est préférable que la “méditation” (sans rien à méditer) sollicite et saisisse le méditant à son insu plutôt que celui-ci entreprenne de s’embarquer sur un tel bateau... mais à chacun son rafiot, pardon, son approche. Bien sûr, il y a de quoi regretter que de tels instants impromptus soient si rares mais ne vaut-il pas mieux laisser de tels regrets à ceux qui font pénitence ou qui portent le deuil ?

 

Puiser dans l’inférieur les motivations du supérieur ne sert à rien tout comme chercher le vrai sans remarquer le faux. Toute forme se détruit, s’auto-détruit, de par son irréalité même. Aussi l’image enferme son imagerie, son illusion à pressentir sur le champ... En quoi pourrait-elle faire peur ? Sinon pour la survie du corps, du corps de douleur tant que l’on est empêtré dans les formes. Quand on souffle dans un bambou pour attiser le feu on ne touche pas les flammes avec pour que le bambou ne brûle pas mais si la maison est en feu on ne songe plus au bambou...

 

Pratiquer toutes les pratiques revient à ne pas pratiquer car s’activer, s’approprier, ne fait pas transcender la pratique. Pour Manjusrî l’abstention de toute pratique est la “pratique correcte” — ce qui évite la différenciation abusive entre ce qui est “correct” et ce qui ne l’est pas. Vivre selon la Voie est une non-pratique : la Voie unique c’est qu’il n’y a pas de voie, le reste étant attrape-nigauds, attrape-bigots... La véritable pratique ne se sait pas pratique. Sans sonnerie ni service d’ordre tout se déroule naturellement dans un ordinaire qui n’a rien d’extraordinaire puisque c’est l’extraordinaire qui est devenu ordinaire... Sans macérer dans les macérations, vivre constamment avec la question de l’Éveil est déjà beaucoup. Sans quiétude ni inquiétude, il y a des mots de trépas, celui de Rabelais prononcé avant de mourir mérite d’être cité : « Tirez-les rideaux, la farce est jouée ! ». Ainsi s’est-il tiré du vaste dortoir mondain où d’autres ont sombré...

 

N’est-il pas dit que “gâteau” est la parole qui transcende Bouddha et patriarche ? Bien sûr il ne s’agit pas de se goinfrer de gâteaux, encore est-il qu’il ne faudrait pas en avoir peur, plutôt entrevoir qu’aucun mot n’a en lui-même plus de valeur qu’un autre et surtout qu’il vaut mieux voir sa nature propre par un “gâteau” que d’adorer sempiternellement Bouddha et patriarches... Ne vaut-il pas mieux retourner à l’Un grâce à un étron que d’éprouver une séparation dans sa vénération au Bouddha ? Ce qui est soumis et content de l’être ne stagnera-t-il pas dans sa sécurité ? Combien d’ânes à la poursuite de carottes ? La “volonté” de Libération n’est-elle pas le pire des attachements ? Reste l’approche jubilatoire d’une société où l’on ne sait pas prononcer “le mot pour rire” susceptible de faire éclater les formes...

 

L’humour n’est pas une “pratique” moins conséquente et salutaire qu’une autre. Humour assez noir lorsque Houei Neng lance aux assidus de la posture assise :

« Depuis la naissance assis, pas couché

À partir de la mort couché, pas assis

Ce sont en fait des ossements puants »

 

Peut-être que le comble de l’humour noir fut que la position assise zazenperdura même en dehors de la branche Soto influencée par la graduelle École du Nord... Mais ne serait-il pas décisif de voir son cadavre flotter au fil de l’eau tout en admettant qu’avec tous les os qu’ils recèlent, les cimetières pourraient faire de bons chenils ?

 

L’humour par l’absurde ne peut que répondre à l’absurdité de ce que l’on prend pour la réalité. Nous ne pensons pas être ici-bas pour rire alors qu’il faudrait justement commencer par rire de soi-même sans rien prendre au sérieux et surtout pas notre petit “moi” pétant parce que le fait d’être Soi fait rire de soi... Sérieux et sévère ont même étymologie, ils représentent la norme même de notre imposition dans le monde. Quelqu’un qui saisit simultanément et instantanément le “pour” et le “contre” de chaque problème comprend les tenants et les aboutissants avant d’éclater de rire face au dérisoire de ces données. Et le rire peut redoubler pour celui ou celle qui rit du rire... à en mourir comme l’on dit. Humour de la magie illusoire des choses, humour de la naissance et de la mort, humour de l’hypocrisie et de l’orgueil du moi... Rire et sourire sont une heureuse pratique. Le rire rompt les amarres et désoriente, ce qui devrait permettre l’émergence d’une véritable orientation où nulle volonté n’intervient. À gorge déployée, panse éclatée...

 

Face à la logique rationnelle, le non-sens est le sens du non... Quand Harpo Marx fait pivoter le miroir à double face dans lequel il se regarde, c’est sa nuque qu’il voit au verso du miroir... En une torsion de la pensée qui se décrispe, ce renversement des valeurs de la raison péremptoire ne se réfère pas à un simple gag (l’insolite pouvant être immédiatement récupéré sous l’étiquette “comique” ou “burlesque”) mais retourne la logique usuelle et machinale qui a trop pris les plis des convictions et des bienséances de la routine psycho-sociale.

 

C’est pour cela que nous avons perdu le sens de l’étonnement, de la candeur et que nous sommes sans le savoir vraiment fermé à l’inattendu et bien entendu à l’inconcevable. Éluder le plausible c’est se préserver de l’habitude conditionnée, c’est vivre l’ordinaire d’un point de vue singulier. Par les boniments des bateleurs de foire politicienne, religieuse, professionnelle ou autre, se conservent, se consolident et se défendent les termes réalisés du paraître dans un monde où l’idéal, le but, garantissent une mortalité artificielle cuirassant chaque individu sans sourire intérieur. Le familier et le familial conditionnent nos réactions sans démonter les rouages des fonctions dans une société qui a si bien intoxiqué ses “citoyens”. Nous sommes loin de “la Révélation du Rire” selon René Daumal et pourtant il y a de quoi rire...

 

Le non-sens est l’art de retourner le sens et de voir toute chose à l’envers, à l’image de celui ou de celle qui regarde la tête en bas, entre ses jambes, en une perspective renversée. Le non-sens subvertit le sens commun et ce déséquilibre débride ce qui est lié, déplace, déclasse et décale le sens des réalités. Le “paresseux” des savanes vit tout le temps la tête en bas... Le non-sens ou sens du non est donc une façon de déshonorer ce qui n’avait pas à être honoré : la logique classique qui consolide le mental. Du “couteau sans lame auquel manque le manche” selon Lichtemberg, à la sandale que se pose sur la tête le moine Zen se dissolvent tous les points de repères et se déboîte l’ordre artificiel des choses. Bien sûr la “pataphysique” de Jarry n’a éveillé personne mais l’on peut en dire autant de bien de Maîtres spirituels...

 

Pour les pitres de l’absolu, inadéquats à la société, le “bon sens” n’est pas bon. En éprouvant le haut du bas ils perçoivent la hauteur de la profondeur et la méta-physique dans leur physique même. “Fous de Dieu” ou “Fous du Soi” ils sautent du train de vie aux nombreux wagons et atterrissent en souplesse, flottant au ciel, les pieds sur terre... Quand s’éteignent alors les différences et les accidents, au moyeu vide et immobile de la roue qui tourne animée par ce principe central, au cœur de tous les cœurs... dans la saveur d’une bouffée de pureté où tous les fragments désarticulés s’unifieraient en une paix retrouvée : le “Je Suis” du “je ne suis pas cela”.

 

À contre-jour s’étend la nuit blafarde, à contre-nuit surgit le jour diffus. En songeant à Leylâ, Majnûn écrit dans un poème que « le mal d’aimer est sans recours »... Si les mots blessaient son corps, ne pourrait-on pas lire sur sa chair ces mots qui lui ont fait mal tandis que son âme « fond goutte à goutte » ?

 

Sans emploi du temps, sans prévoir ni programmer ni spéculer sur un avenir qui n’existe pas, le poète fait peur à la cité de Platon, aux normes et aux contraintes des boulimiques organisations bureaucratiques. S’esquivant, il se livre à ce qui le délivre, sans pour cela être certain de rien. Exilé d’un séjour sans sursis, proscrit du mental-social, irrécupérable car inaliénable, n’est-il pas un de ceux qui pourraient allumer la mèche de la catastrophe du monde, démantelant la raison et retournant la situation ?

 

Entre les poissons du ciel et les oiseaux du lac, le poète ou l’artiste, ce qui revient au même, prend son essor dans la tourmente, sur le point d’être et sans toujours y parvenir. Éloigné de la crainte du lendemain et des comptes à rendre, il connaît pourtant le mal-aise qui couve sous le bien-aise, dans l’expérience des extrêmes où le sol se dérobe, mais dans la faille il perçoit la lassitude du moi qui renonce vite à l’essentiel. Il tente alors de se glisser à travers cette désespérance pour découvrir un non-monde qui serait à l’origine de celui-ci. En attendant il éprouve la danse des astres comme un rituel réactualisant dans son corps certaines sensations qui participent à l’art de la disparition. Même s’il n’est pas “Réalisé” et s’il échappe à l’idée fixe de l’Éveil, il se sait la doublure de ce qu’il n’est pas malgré ceux qui n’admettent pas que le masque n’est pas l’Être. Il crée comme un sculpteur qui, pour libérer l’image révélée dans un arbre ou une pierre, taille simplement ce qu’il y a autour...

 

Ainsi le poète, l’artiste, “l’homme différencié”, tentent de découvrir leur nature propre sans s’y atteler afin qu’elle puisse sortir toute seule de la gangue illusoire dans laquelle elle est cloîtrée. Mais on ne muselle pas le silence et parfois le peintre s’arrache l’oreille, le philosophe se jette au cou d’un cheval, le poète se retrouve enfermé dans des bâtisses spécialisées en décharges électriques...

 

Roberto Juarroz dit que « la poésie est la véritable resacralisation laïque du monde. Et cela bien que le poète sache que son royaume n’est pas de ce monde ». Afin qu’au-delà des dogmes soit restitué « à la vie sa transcendance originelle ». Ultime liberté dans les fantasmagories et les pièges à travers lesquels nous évoluons, prêts à crever l’abcès de l’emphase, boursouflure de l’ignorance. Pour Ezra Pound « la musique s’atrophie quand elle s’éloigne trop de la danse, la poésie s’atrophie quand elle s’éloigne trop de la musique »... La saveur du rythme est d’ordre biologique, elle ne provient pas du psychisme comme la mélodie. Le musicien devient musique s’il ne pense pas lorsqu’il joue, sinon il peut perdre le rythme et ce n’est pas la technique qui sauvera sa retombée dans le moule des formes.

 

Le poète, l’artiste, le Philo-Sophe, tentent de percevoir directement l’intemporel en s’ouvrant au spontané même s’ils échouent, c’est pour cela qu’une œuvre apparemment profane et qui ne (se) “consacre aux dieux” est pourtant “sacrée” dans son essence, dans le temple de la nature, l’art s’articulant autour d’instants “inspirés” par l’Esprit Universel. Serait-ce une “pratique” moins “spirituelle” que les exercices appris par différents enseignants religieux même si cette attitude, cette expression poétique, est plus mal vue surtout lorsqu’elle ne s’embarrasse pas de morales et de coutumes ?... L’acte d’amour de l’artiste trace une brèche dans la trame des apparences en un raccourci foudroyant qui peut d’ailleurs le foudroyer quand il découvre la totalité dans la partie et court-circuite les énergies à travers divers états d’être, selon les régimes du Feu secret... L’artiste transpose l’existence dans la vie. En quête d’une métamorphose en sursis ils pressent que la vraie naissance est toujours à venir.

 

Parfois, un soir d’été, éclatent des orages sur les montagnes et le ciel du crépuscule se déchire par de nombreux éclairs. La pluie qui s’abat sur les cimes n’approche pas et le bourdonnement intensif des grillons susurre en écho au grondement du tonnerre. Cela ne pourrait être qu’une description romantique, la mesure battue par l’eau du lavoir, mais alors même que le soleil bascule, s’étendent des teintes étranges percées par les rayons du couchant. Des ombres bleues et vertes, couleurs lumineuses en cet instant, jouent en transparences, cristallisant les miroitements et abolissant les distances. Ce qu’un croyant pourrait prendre sans doute pour un frémissement divin. Par cette fraîcheur originelle, l’orage fulgure en plein cœur, de ce cœur qui semble sillonner le ciel... et tout porte à sentir que le murmure des grillons foudroie les montagnes comme l’éclair du sourire qui brille au coin des lèvres. Mais la vision s’efface comme si la vérité se rétractait sous les coups du mental — et le poète prend sa guitare pour chanter le blues de ce qui lui échappe. Il n’y a plus qu’à tirer la couverture du ciel sur sa dérisoire petite personne, accessoire d’un jeu dont on ne connaît pas toutes les données. Il n’y a pas de réponse pour l’homme isolé du Tout.

 

 

 

 

La rupture mentale ou le retour au Soi

 

 

Le monde tel qu’il nous apparaît se présente pour nous de la même manière que se rappelle le passé. Ce que nous regardons autour de nous, ce que nous croyons voir n’a, au fond, pas plus d’importance que les images du passé qui nous reviennent en mémoire et que nous imaginons. Ainsi le monde des apparences est-il le même que celui des souvenirs, autant illusoire l’un que l’autre... Notre observation périphérique des choses passées (dépassées) comme à venir (prévisionnelles) s’apparentent d’ailleurs à l’état de rêve... Quelle en est la consistance ?

 

Comment échapper à l’évidence dans le sens le plus pur du terme, c’est-à-dire au vide qui nous ouvre au fait que le monde n’existe qu’en nous-mêmes bien qu’un occidental, conditionné à son insu par le principe “la nature a horreur du vide” aura sans doute plus de mal à saisir l’insaisissable : le vide de la surnature. Le paradoxe sera qu’il faudra passer par les formes pour, au-delà des formes, se fondre dans le Sans-forme c’est-à-dire passer par les images dont l’origine est Sans-image. Ainsi la parole peut conduire au silence si l’on sait être à l’écoute de l’espace entre deux sons...

 

Nous sommes le jouet du monde et de la mémoire alors que le monde se déploie dans l’imaginaire et que son apparition se réfère à un jeu magique dont on ne connaît pas toutes les règles. Nous pressentons qu’il faudrait se jouer du jeu, en un retournement ludique, se jouer de cette existence qui semble se faire dans l’orgasme et se défaire dans la déception. L’hallucination collective est telle que, par le moyen d’autres hallucinations, d’autres ustensiles ou attirail, les chercheurs de connaissance ont toujours été en quête de moyens, de techniques et de prothèses, de refuges ou de tremplins, confondant l’apaisement du mental avec sa disparition. C’est pourquoi la voie progressive est une approche beaucoup plus séduisante car réconfortante que la voie directe. Bien sûr elle est longue et il s’agit d’être patient et persévérant mais chaque étape est célébrée, honorée par un mérite, un titre sinon une auréole, un “grade”, une confirmation en tout cas. Inversement chaque recul est sanctionné par un remords ou même par une pénalisation : une pénitence. Rien de tel avec la voie directe où le chercheur demeure toujours aussi stupide et sans-connaissance qu’à ses “débuts”, ceci aussi longtemps qu’il n’a pas réalisé l’ Éveil.

 

Ainsi nous marchons à côté de notre vie sans nous en rendre compte et plutôt que de se poser la question : « Qu’est-ce ceci ou cela ? » ne vaudrait-il pas mieux se dire : « Qu’est-ce qui n’est pas ceci ou cela ? ». C’est une manière de débusquer le faux sans essayer d’approcher le vrai, le vrai se révélant quand le faux est retiré... Comment rencontrer ce qui n’est pas là ? Qui parle sans remuer la langue ? De quel son le monde est-il l’écho ? Lorsque Fou Ta Che s’exclame : « Quand je passe sur le pont, voyez ! L’eau ne coule pas, mais c’est le pont qui coule ! »... Nous pouvons dire de même : « Quand j’attends dans un train à l’arrêt, voyez ! Le train qui nous croise n’avance pas, c’est nous qui roulons ! »... Quel dommage qu’en de telles occasions notre raison, notre logique, ne volent pas en éclats.

 

La réalité n’existe que par le regard que l’on en a. Ainsi ce qui n’est pas réellement “vu” n’est pas réel. Pas plus que Dieu, l’Ego et tous les concepts dur-à-cuir. Nous ne sommes que des objets désirant d’autres objets. En dégonflant les images mentales les réalités truquées s’effondrent. Les formes matérielles ne sont pas séparées de nous mais procèdent d’impressions sensorielles qui prolongent notre être intérieur. C’est ainsi que non seulement le monde est notre miroir mais que nous contenons le monde dont le reflet extérieur est notre propre représentation.

 

L’occupation harassante consistant à poser des bornes au terminus de la pensée permet aux croyants comme aux incroyants de délimiter les séparations supposées entre le sujet et l’objet, le plus fort étant que dans cette tâche ces géographes de l’âme voudraient nous convaincre de la nécessité d’une telle ligne de démarcation, d’un tel cordon sanitaire secourant la conscience en danger... Pourtant il s’avère que la croyance est la crédulité du mental par le mental, l’incroyance étant exactement l’inverse...

 

En arrivant au monde, nous rencontrons un cadavre. Mais la dépouille du vieil homme tarde à se défaire. De même pour la mise en congé du mental... Retrousser le reconnaissable c’est mettre à nu l’apparition sans reprendre haleine et, avec ou sans effraction, surprendre l’objet... d’un bond d’un seul. Étant entendu que le mental ne peut tuer le mental, le tout serait de savoir si néanmoins ce mental peut indiquer, sinon tuer, ce qu’il a fait naître... La question n’est pas de répondre à l’interrogation : qui est né le premier : l’œuf ou la poule ? Mais qu’est-ce qui permet de chercher une telle réponse, de rechercher donc quelque chose d’“objectif”... N’est-ce pas l’objet qui cherche l’objet ? La poule et l’œuf sont en nous, notre corps aussi.

 

D’ailleurs le terme “objectif” est un symptôme révélateur d’incompréhension. Pour la plupart de nos contemporains et non seulement pour les chercheurs se basant sur la pseudo “observation scientifique”, être objectif signifie être impartial et détaché des jugements personnels dans l’espace/temps. Pourtant tout ce qui est “objectif” vient de l’objet et y retourne. Parce que c’est l’objet qui est cherché et non pas “l’ultime sujet” comme le disait très bien Jean Klein. Ainsi loin d’être impartiaux de tels chercheurs sont donc conditionnés et “objectivés” puisqu’imprégnés du monde des objets... Méfions-nous des mots dont le sens est détourné par la société, jouons donc plutôt avec eux pour mieux les découvrir en les déshabillant dans un lent corps à corps évitant toute fascination et bien sûr toute définition. Même leur nudité d’ordre étymologique doit être dépassé par le jeu qui fait sourire le mot...

 

Tout ce qui se présente au sens (êtres ou choses) est objet. Aussi tout sujet se penchant sur un objet tombe sur lui et... le devient. D’autres croient que l’admiration envers un Éveillé suffit... Mais on ne peut objectiver l’instructeur comme on ne peut objectiver la beauté. Le mental a rompu le charme de l’enchantement naturel c’est pourquoi nous vivons quotidiennement en “territoire occupé” : le corps occupé par le mental. Que de subordonnés ! Quand donc jetterons-nous le froc aux orties et la personne avec l’eau du bain ?

 

Dieu est un concept aussi vain que les autres. Au comble du trompe-l’œil “Dieu” est objet à trouver comme l’on ramasse un mouchoir de poche par terre. S’asseoir sur son nom ou cracher sur lui n’apporte rien à l’incroyant, à l’anticlérical, par contre une telle action pourrait être déterminante chez un religieux, un croyant, en rompant avec l’objet de sa conviction. D’ailleurs si rien n’a été créé, le crachat retrouvera la salive qu’il n’a jamais quitté... Créateur et création, bien et mal, sujet et objet, chacun subsiste par rapport à l’autre dans la dualité catastrophique du mental. Il faudrait que celui-ci se re-tourne (“cata-strophe”) pour renverser la situation. Car s’il n’y a plus quelqu’un qui perçoit, où sont donc les objets perçus ?

 

Le seul “péché contre l’Esprit” pour reprendre cette expression si mal comprise me semble être l’oubli du Soi, de l’Esprit Universel, ce qui correspond d’ailleurs souvent à la révolte contre le Ciel et le Terre dans leur symbole métaphysique. Suivre le vent convient mieux que de s’y affronter, en connaissant le mental par lui-même, en connaissant le connu, une telle compréhension ne peut être néfaste bien qu’elle ne résolve rien : faudrait encore connaître le connaisseur. C’est pourquoi préméditer une méditation peut renforcer le “moi”, l’ego de l’apprenti-méditant comme du “spécialiste” avec pignon sur rue. Il ne suffit pas de vouloir s’abstraire des tourbillons du moi pour s’absorber dans une méditation sans méditant. Pour voir le soleil, inutile d’allumer des ampoules !

 

Bien sûr, à priori il y a des lieux favorables, relativement privilégiés, loin de toute agitation, où le mental peut se calmer si on ne l’alimente pas trop. Mais généralement cela ne suffit pas : même en retournant le mental vers l’intérieur, en préparant le terrain en quelque sorte, les objets demeurent dans le monde que l’on transporte en nous, même hors du monde — apparemment. Ainsi tout comme la plante est en puissance dans la graine, le monde entier est contenu dans le mental. Les “fausses notions” plaquées par le mental sur l’Esprit bloquent le retournement de la vision vers sa source. Nos yeux sont comme des étoiles, canaux de lumière, si l’on renverse leur regard alors s’intériorise la vision où tout-un-chacun est uni au cours des astres. La meilleure réflexion, c’est de ne pas réfléchir. Que le mental soit comme un miroir reflétant ou ne reflétant pas, qu’importe du moment qu’il ne déborde pas en conditionnant le sujet. Si ce que l’on est pas tombe de lui-même devrait rester ce que l’on est... Quoique l’on voit, c’est nous-même que l’on voit... Le “Déjà-Là” n’a t-il pas toujours été là ?

 

Du possible au plausible, du plausible au probable, les situations se succèdent mais tout comme le ciel n’est jamais le même, aucune situation n’est identique, relativement, à une autre. Le sentiment du déjà-vu (que les psychologues assurent être une maladie de la mémoire, appelée “paramnésie”) ne serait-il pas un symptôme d’une discontinuité laissant filtrer quelque impression dérangeant les surimpressions du monde ? D’une réalité surgissant inconsidérément dans la pseudo-réalité des apparences ? Et pourtant dans tous les cas nous sommes toujours dans le temps, même si les aiguillages de ce dernier se dérèglent tout seul...

 

En cernant le mental ne pouvons-nous pas le pousser (et avec lui tous les idéologues !) dans ses derniers retranchements, dans des impasses où il faudrait le coincer sans qu’il ne s’échappe, étant entendu que le comble de la ruse du mental est de fournir les instruments et la façon de le chasser (par exemple l’autosuggestion) ? Mais il nous dira jamais quel est “le son d’une seule main” car la barakan’est pas prévisible et aucune cérémonie ou bazar de catéchisme ne pourra la piéger.

 

Les rivières de la terre rejoignent le Fleuve céleste... Le bruit de l’eau “pense” pour nous. Cette pensée immédiate est dans la pensée à son origine. Cette sorte de manifestation de l’absence en un seul coup échappe aux parasites du mental. L’imaginaire est pas moins réel que l’apparence quand la puissance de la pensée concrétise les formes pensées en produisant du visible si l’on peut dire. Mais il est évident que tout ce qui se rapporte au mental ne peut prétendre aller au-delà des formes. Or, c’est par l’instrument “mental” que l’on pense ce qui vient d’être énoncé et si ce n’est pas, bien entendu, par la pensée que l’on peut se libérer de la pensée, cette libération ne peut donc s’envisager et ne peut être qu’inattendue !

 

Dans un conte indien, il est dit qu’il y avait un arbre au pied duquel se réalisaient toutes les pensées. Un homme vint à s’asseoir dessous... Ayant faim, il songea à de bons plats et la nourriture apparut. Puis, pensant à une jolie fille, celle-ci arriva... Mais au comble du contentement, il se dit : pourvu qu’un tigre ne vienne pas me dévorer ! Immédiatement, le tigre surgit et dévora sa proie... On pourrait ajouter aussi que l’arbre, l’homme, le tigre et le reste étaient illusoires, que l’illusion même était illusoire et que tout ceci n’était qu’un rêve évanoui dès que le rêveur s’Éveille...

 

Le contemplatif qui ne contemple pas laisse glisser les pensées afin qu’elles ne puissent se tenir nulle part, s’exemptant de définir, d’entretenir le mouvement d’enchaînement des pensées, d’obtenir... Car nous “possédons” ce que possède tout Éveillé, le Soi étant identique, partout et nulle part. Vouloir éliminer le mental est un peu comme allumer une lampe en plein jour, le moins ne remplaçant pas le plus, le pis-aller n’étant que ce qu’il est. Dans le tourbillon incessant des pensées il est bon de se rendre compte que la pensée de se libérer de la pensée fait partie, encore, de la pensée, c’est-à-dire du cheval fou du mental. L’impensable ne se pense pas. C’est pourquoi la Réalisation est immédiate ou n’est pas. Ce n’est pas “pensée par pensée” que l’on peut se dégager du pensé. Ce n’est pas non plus en s’efforçant de ne plus penser puisque ne pas vouloir penser est encore une pensée. Reste l’intuition de l’absence de la pensée à l’intérieur même de la pensée et son processus. Ce n’est pas par la pensée que l’on change la pensée mais c’est par le silence intérieur qu’elle peut s’éteindre.

 

Les mots font défaut pour approcher ce détachement de la pensée qui alors pense toute seule sans nous faire penser. Un peu comme dans certains cas de sommeil ou d’ivresse quand la personne est dégagée de toute mesure. Il s’agit de tordre les mots... poussant le langage à rendre l’âme. Attentif au sens qui s’échappe des mots. Des mots pourraient alors s’échapper du Sens. Car, face au Non-manifesté les pensées perdent pied et l’être avance en marchant à reculons... Étrange retour de l’étranger.

 

Plonger dans la source et disparaître... L’autre rive naît-elle de l’eau ou de notre regard ? Quand donc tout ceci se dissipera t-il ? Comment prendre le chemin du Retour par où l’on n’est jamais passé ? La discrimination opère un changement de niveau même si elle dérange (comme dans l’aspect “quadrature” en Astrologie). Elle incite au détournement et à la remise en question de nos définitions qui ne sont pas aptes à “retourner” le faux endroit pour découvrir l’envers du décor. Le Retour (d’Exil...) s’opère des branches à la racine, inversant le sens habituel des choses relatives qui vont de l’unité à la multiplicité, l’Être étant issu du Non-Être. Le “Retour” n’est pas “se retourner pour regarder son ombre” mais découvrir une liberté inconditionnelle. Se rendre, c’est donner en retour, c’est se donner au Retour. Le surrenderse rend à personne et ne se rend nulle part : il s’abandonne au Retour. Mais l’on n’entre ni ne sort d’une telle mouvance de désaisissement où l’on renonce à renoncer...

 

En tombant les feuilles retournent à la racine de l’arbre disent les chinois tout comme l’être réintègre le Non-Être dont il est issu. Dans le livre “immuable des changements”, la nature est le “sentiment du Ciel”, la destinée étant la “véritable raison d’être des choses” : s’y accorder constitue le Retour. Cette révolution circulaire rend visible l’essence du Ciel et de la Terre si l’être s’écoule dans le courant, dans le silence de l’aube, avant que commence le chant des oiseaux sur les franges de l’existence, avant que commence l’identification au corps qui se réveille d’un sommeil où personne n’était identifié à rien... Puis la personne se met en place, si elle ne va pas d’un côté, elle va de l’autre mais si elle ne va ni vers l’un ni vers l’autre tout en ne restant pas en place, où donc va t-elle ? Retournant à la racine : surprise ! Il n’y a pas de racines...

 

Daumal rappelle la formule d’un clown sur la piste de Médrano : « Qu’est-ce qu’un trou ? » lance t-il à son partenaire. Et d’ajouter : « un trou, c’est une absence entourée de présence ». Ainsi, tout comme les “trous noirs” en astronomie capturent toutes les matières, les “trous de mémoire” engloutissent-ils les pensées et si la personne pouvait se transmuter en un tel “trou” tout le contenu y disparaîtrait... Dans le trou de mémoire se précipitent d’un même élan tous les souvenirs en rangs serrés à tel point qu’on ne peut les discerner ni les trier, cette profusion s’annihilant d’elle même. Alors peut-on se demander : qui reconnaîtra quoi ?

 

Il s’avère que la seule mort essentielle est la mort à quelque “chose”, ce qui permettrait de renaître si je puis dire à la non-chose, à la no-thing. Mourir ainsi c’est en quelque sorte retourner à l’immuable qui meut toutes les formes. Mourir c’est la fin d’un monde... À chaque instant un monde s’éteint tandis qu’un autre apparaît à la surface, passage d’une façade à l’autre, d’un état à l’autre, chimère succédant à chimère.

 

Vomissant l’ego, l’issue serait de faire retour de la périphérie au centre pour se rendre compte qu’en réalité le centre était “avant” le commencement et que malgré ou par la circularité du temps et de l’espace, le centre est partout et la perception continue. Connaissant les six directions il serait fondamental d’approcher la septième où nulle orientation ne prévaut, ce point central d’où les six directions sont issues et qui rejette toute position vers un côté ou l’autre “séparé” du centre, ce qui fait prendre conscience que ce qui est déjà arrivé ne l’a jamais été...

 

Plus le temps est rempli, plus il nous emporte par le biais de la croyance en l’acte accompli, de l’action avec acteur, de l’acteur zélé qui collabore à la production de pensées et d’actes au crédit du monde. Les sécuritaires “professions de foi” recèlent la pire des grivèleries : le moi usurpant le Soi (l’Atman, l’Esprit Universel, l’Absolu, appelez “cela” comme vous voulez...). Cette tricherie consternante refuse le sabotage de la personne, l’attentat au moi, et l’agonie perdure...

 

La descente en soi-même peut-elle préluder à la montée au Soi ? Réceptif au continu, au permanent, à ce qui esquive les sévices du temps et de l’espace, nous avons rendez-vous avec le Soi, sans un instant à perdre bien que, seuls, nous attendons “Ce” qui échappe à notre entendement et qui, levant le camp, prend la clé des champs... Car il est terrible de se dire : le Soi ce n’est pas pour moi alors que l’on est le Soi, la nature propre, vibrant de lui-même par lui-même.

 

Quand le moi fait eau de toutes parts, même si les rats courent en tout sens et que le capitaine s’accroche à son navire, il est temps de faire naufrage... Tenter de s’évader de la geôle du moi fait chavirer la personne (et ses masques) qui n’a plus le temps de jeter une chaloupe à la mer démontée ou de s’agripper à une “planche de salut”. Ce ne sont plus les amarres qui sont larguées mais la galère qui est sabordée pour ne plus être “mené en bateau”. Léo Shaya disait avec pertinence que « le “moi” est au “Soi” ce qu’est — symboliquement — la vague à la mer ; que les vagues se forment ou non, l’eau est ce qu’elle est, mais si l’on prive les vagues de l’eau, qu’en reste-t-il ? ». La mer n’est pas toujours calme, pourquoi le sédatif devrait-il obséder le chercheur en mal de sérénité ? Entreprise et prospective ont partie liée : à celui qui n’entreprend pas, nul choc en retour (c’est au Retour à faire “choc !”) le retour sur soi-même ouvrant au présent.

 

À force de fatiguer le moi, comment pourrait-il persister à travers tous les escamotages du Réel sans trop de lassitude ? Désabusé, n’offrirait-il pas son talon d’Achille à l’Absolu ? Persisterait-il à collaborer avec le monde ? Asservi au roi ou asservi au moi, quelle différence si le Soi n’est pas reconnu et réalisé ? La discrimination entre Soi et non-Soi, entre l’inconditionné et le conditionné, est nécessaire pour fondre dans l’indifférencié.

 

Ce qui va de soi ne vient pas toujours du Soi. Pourtant il est des étincelles relatives jaillissant de l’absolu, des clins d’œil au Regard... Les saisir au vol serait adéquat, sans pour cela se lancer dans des entreprises qui mettent la vie entre parenthèse. Bien sûr il y a toutes sortes d’adjuvants techniques qui peuvent même, dans le meilleur des cas, être utilisés comme un art apaisant le mental, mais une fois passés ces moments éphémères, mental et pensées réinvestissent les lieux sans que la personne soit vraiment consciente des pouvoirs qui la manipulent. L’essentiel (et non l’accidentel) est simple : discriminer radicalement entre “je” et “Je”, entre le personnel et l’universel, permettant l’introversion du “je” dans le “Je”. Trouvant le “je” fabricant d’illusions comme d’autres fabriquent des canons, le saisissant sans “vouloir” prétendre ou s’acharner à le saisir, sa liquidation en finirait avec cette idée de projection d’un moi nécessaire à l’existence alors même que durant le sommeil (sans rêve) nous existons sans (conscience du) corps.

 

L’un unit le multiple : le Soi est le vrai, le monde ne l’est pas, or l’univers est le Soi ! Tout est paradoxe au regard neuf. Que les apparences soient une partie (comme les corps par exemple) ou plutôt une expression du Soi, cela revient au même. Les choses n’existent pas en soi... Or, l’attribut « a besoin, pour exister, d’un sujet dans lequel il existe ». Donc toute chose est l’attribut de l’ultime sujet, de l’Être réel.

 

“L’en soi” d’Aristote, “les choses en soi” de Kant, “le pour soi” de Hegel ou Sartre, ont engendré les philosophies universitaires pervertissant l’intelligence en perdant la Philo-Sophie, l’amour de la Sagesse. Il n’en est pas question ici où, dans l’oubli de soi se révèle le Soi... Ce rappel au Soi étant une sorte d’anamnèse où l’on se souvient au mieux de son “visage d’avant-naître”, la nature propre, tseu jan chinois, gnug ma tibétain, sahaja indien etc., les termes étant sans importance comme le doigt qui montre la lune...

 

Le moi n’existe pas en dehors du Soi alors que le Soi “Est” sans le moi. Car si le Soi embrasse tout, il contient aussi le moi qui apparaît comme un reflet ou une expression du Soi, à l’origine. Pour voir le miroir il n’est pas obligatoire de cesser de voir le reflet, autrement dit, vivre dans les images du monde n’est pas un obstacle irrémédiable au Sans-affaire. Pour se tirer d’affaire : Savoir vraiment que l’on ne sait pas c’est déjà devenir moins borné, moins futile malgré l’ignorance savante qui nous agite. L’inespéré est une grâce, un cadeau fait au désespoir. Alors il n y a plus ni espoir ni désespoir, la question ne se pose plus : qui plus Est.

 

Le “praxinoscope” était une sorte de lanterne magique qui donnait l’apparence du mouvement par la persistance des impressions lumineuses sur la rétine. De même l’immuable s’offre à nous sous l’apparence du mouvement des existences. Sur l’écran de sa conscience rien n’est obligé d’être projeté. La manifestation se réalise à l’intérieur de ce qui la manifeste. Comme ce n’est pas par le connu que l’on peut connaître le non-connu, il n’y a donc pas de solution ni de réponse à l’interrogation suprême. Mais qui peut répondre à l’évidence foncière ? Le Soi se sait lui-même tout comme le Réel ne dépend que de lui-même ou que le Tao se règle sur lui-même...

 

Il est dit dans une Upanisad que l’air contenu dans une cruche se fond dans l’air sans limite si la cruche se brise. L’espace à l’intérieur du corps est le même que l’espace à l’extérieur. Ainsi le Soi dans l’apparente dualité qui n’est qu’un Sans-Fond. La “Lumière au-delà du ciel” est aussi en nous, même si nos surimpressions plaquent l’irréel sur le Réel. De même il est dit que le reflet du soleil qui miroite dans l’eau d’une jarre se brise. Ainsi le moi ne peut plus s’identifier à la Conscience. N’est-ce pas le reflet du soleil qui semble s’agiter alors qu’en réalité c’est l’eau qui ondule ?

 

L’habituel rapport trinitaire en l’homme est “hylique-psychique-pneumatique” (Corps-Âme-Esprit ou Terre-Homme-Ciel). Si les limites s’estompent et que ce qui est apparu disparaisse, la relation ne devrait-elle pas se réduire à organique-spirituel, du corps à l’Esprit et inversement sans en passer par la Psyché ? Sans cet aspect “psychologique” fabriqué par le mental ? Quand le profane se reconnaît divin, le sacré n’a plus de raison d’être. Quand il n’y a plus personne il n’y a plus de psyché ; le corps, forme du vide, n’a pas d’état d’âme ; l’esprit, vide de la forme, non plus et le mouvement apparent est en réalité le déroulement d’une action dans la situation. Dans nos états d’être, sans doute obscurs, apparaît un sentiment quasi biologique qui proviendrait du physique sans être créé et consolidé par le psychisme et qui serait une sensation dont la saveur est sentiment au-delà de toute sensiblerie psychologique. Par exemple le sexe est d’ordre organique, paradoxalement même la jalousie est souvent d’ordre biologique, mais l’humain éprouve de la pudeur c’est-à-dire de la honte et la psychologie (à travers l’éducation) s’est emparée de la sexualité. Les animaux sont beaucoup plus ajustés aux situations et au fond une sexualité “bestiale” nous libérerait de bien de concepts et d’obstacles.

 

Le soleil tente de percer quelques nuages blancs... Au fond de la vallée des cloches résonnent... Au-dessous le cri d’une corneille... C’est comme si chaque élément pénétrait l’autre et que la corneille tente de s’échapper de ma cage thoracique. Mais sitôt objectivées ces pensées font galoper le mental et désunissent les parties de la totalité. Assis dans ce fauteuil, en ce nid de verdure où grincent les grillons émerge une contemplation sans objet ni raison, sans dénomination ni intention. Dans la légèreté de ton, la légèreté de son, écoutant l’invariant dans les intervalles, dans le vide qui entrecoupe le plein... Comme si ces brèves ouvertures trop étroites étaient des brèches dans l’épaisseur déployée où l’impermanence recouvre la permanence. Il suffit de le remarquer sans même l’expliquer en de discursives paroles pour que tout redevienne comme avant, la psyché s’étant imposée sans que l’on s’en rende vraiment compte. La séparation demeurait donc encore entre sujet et objet même si elle était estompée. D’ailleurs le support du corps n’avait pas été profondément ébranlé par un tel choc qui devrait avoir une répercussion biologique. Que le déclic se fasse par des claques ou pas, ce qui survient à l’improviste n’est pas prévisible. Que le toit de la maison vole en éclat ! Que le fond du seau se perce ! Alors le moi sera de trop...

 

Mais comment aller plus loin, au-delà de “l’expérience” sans parler de ce que l’on ne connaît pas ? “L’éveil” fut pour moi, et durant une demie heure seulement, une fulgurance hors limite impossible à décrire et où ce qui ne se représente pas se présente à vous-mêmes. Comment “dire” un espace ou rien n’est séparé ? Un espace dans lequel un geste ou un son vous traverse sans être arrêté par qui que ce soit. Sans obstacle ni corps indépendant c’est la globalité qui vous submerge et les oiseaux chantent dans votre cage thoracique. La vue se noie dans la claire vision et tout se dissout, même le cadavre de l’œil...

 

Après cet éclairement absolu et ahurissant où, en quelque sorte, on vit les pulsations de l’univers, le retour à la triste habitude de l’existence séparée de son essence est tout à fait terrifiant. Votre corps bouleversé et glacé retombe dans ce qu’il était et vous redevenez aussi con qu’avant, avec un dehors et un dedans, noyé à présent dans le monde des endormis tombant dans le panneau des apparences tandis que le sol ne se dérobe plus sous vos pieds...

 

Lao Tseu, parti vers l’Ouest, rencontre Gautama le Bouddha qui part à l’Est... « Ne nous sommes nous pas déjà rencontrés dans l’Himalaya ? » dit l’un... « Je n’y suis jamais allé » dit l’autre... « Moi non plus, c’était donc deux autres »...

 

 

 

 

 

 

 

RIEN À FAIRE

 

 

Qui emploiera les mots n’aura que la peau de Boddhidharma. Qui croira que l’Éveil est éphémère n’aura que la chair. Qui saisira la vacuité du monde n’aura que les os. Qui demeurera silencieux aura la moelle...

 

L’éloquence du silence est sans grandiloquence, c’est le summum de la voie directe qui ne s’explique ni ne se définit mais fait “tilt”. Le silence est sans doute le moyen le plus juste pour ouvrir à... personne, c’est-à-dire qu’il n’y a personne d’enchaîné et personne de délivré. La mort, c’est la personne : la mort en personne de l’inexistant qui existe.

 

Bien dormir, c’est bien mourir. Cet exercice “naturel”, nécessité à laquelle on ne peut échapper, se termine au réveil, quand le mental se rapplique pour appliquer ses vieux schémas. Pourtant le “moi” était mort durant le sommeil profond et silencieux, sans que personne n’ait été conscient de quoi que ce soit. Auparavant, entre veille et sommeil, des soubresauts représentaient les brusques sursauts dans les relations entre l’âme et le corps. Au fond, si l’on se sent rêvé comment aurait-on encore peur des dangers à affronter ? Si l’on se sent vivre dans ce grand rêve qu’est la vie, pourquoi aurait-on peur ?

 

Il n’y a pas à fabriquer “un autre espace mental” mais à décrocher du mental pour accueillir la présence de l’impossible, l’inespéré déconcertant, le Qui-sait ? prélude à l’éblouissement qui n’est pas de l’ordre du divertissement. Ce qui préfigure la non-figure s’apparente à une réminiscence où la durée et l’étendue se fractionnent et se désagrègent relativement. Notre temps n’est pas de ce monde car il ne lui appartient pas. Mais nous rêvons d’un sommeil sans rêves malgré les ronflements du sommeil du corps. Est-ce ce “sommeil de l’esprit” dont parlait Daumal ?

 

Dans les montagnes, par les nuits sans lune, les lumières des habitations se confondent avec les lumières des étoiles... Où donc se trouve l’horizon ? Jusqu’où reculent les bornes de la raison ? Là où l’on ne se déguise pas, où l’on ne se presse pas, quand la nuit se déchire par l’éclair du Voir... Voir sans regarder ce qu’il n’y a rien à voir : ce qui brille par soi-même.

 

Notre regard courant, commun, viole la réalité absolue par la négation et le mépris parce qu’il ne la voit pas. N’est-ce pas la pire gifle à recevoir ? Seulement c’est celui qui gifle qui reçoit la gifle puisque personne n’a “en réalité” été giflé, violé, méprisé... Alors que nous imaginons ce que l’on voit il serait bon de s’apercevoir ce qui fait que le regard regarde : ce n’est pas celui ou celle qui regarde, c’est la Vue qui ne sépare pas. Ainsi les astres, la terre et le reste n’existent pas par eux-mêmes, c’est nous qui les mettons en branle...

 

Les cinq sens sont issus des cinq Éléments (l’Enfer, la cinquième “quintessence” de l’insuffisance, s’apparente au mental) mais n’existent que grâce à ce qui n’existe pas et hors de quoi rien n’existe. Ce qui peut se pressentir, par inférence aussi bien, même par ceux ou celles qui ne l’ont pas réalisé à travers tout leur être (“Être” qui est le même pour tous, que la tradition nomme “Homme Universel”) sinon personne ne s’entrouvrirait à une perspective non-duelle. Parfois un oiseau des nuées peut faire signe et déchirer le voile de l’illusion, c’est alors la sortie hors du rêve. Ne pas s’identifier à notre support de surimpositions, de surimpressions, ne pas s’identifier aux objets des sens même si l’on en jouit... nous le savons, et pourtant.

 

Ouvrons l’œil (et le bon...). Sans la lumière l’œil ne voit pas, telle est sa vision des ténèbres. Sans la Réalisation, l’humain ne sait pas, tel est son savoir. La connaissance est non-connaissance quand on voit sans se rendre compte que l’on voit. Loin de s’opposer ou même de se compléter, les contraires s’annulent avec le rien comme reste. Depuis toujours notre “regard” est parfait mais les croyances nous font loucher... Si le regard du soleil nous atteint instantanément au point même de nous brûler, pourquoi n’en serait-il pas de même avec notre propre regard ?

 

Il était une fois un moine demandant à un maître Tch’an : « Lorsqu’il n’y a ni “moi” ni “vous”, le Tao est-il vu ? ». Ce à quoi le maître répondit : « Quand il n’y a ni “moi” ni “vous” qui donc est là pour voir ? »... Lorsque Diogène cherchait “un homme” dans la foule, en plein midi, avec une lanterne à la main, il provoquait l’ignorance du vulgaire tout comme Nasreddin prétendant voir dans l’obscurité alors qu’on le voyait dans la rue avec une lampe à la main ; ce à quoi il répondait que c’était seulement pour empêcher les autres de le heurter...

 

La lune se réfléchit dans l’eau. Le poète s’en empare. Où est-elle ? On ne peut que prononcer un non-lieu face au non-où... Les nuages flottent et s’accrochent aux cimes. Ces nuées d’orages sont-elles les ailes des montagnes qu’Indra avait coupé ? « La foudre pilote l’univers » disait Héraclite... Le soleil sort des nuages comme la lumière de l’obscur et le sang du soleil bat dans le cœur.

 

La véritable discrimination s’opère entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas, or pour la plupart des gens ce qui est “réel”, c’est justement ce qui ne l’est pas ! Tout comme il ne faut pas croire que c’est la lune qui éclaire plus ou moins la nuit alors qu’elle transmet en fait la lumière du soleil. D’ailleurs la lune est au mental (émotivité, rêverie, sociabilité, instabilité etc.) ce qu’est le soleil au cœur. Ramana Maharshi disait que le monde est dans le corps et le corps dans le cœur, au centre, au tréfonds de l’être. Pour Plotin le centre est en lui-même et chaque point du cercle le contient, « mieux vaut se tenir au centre » disait Lao Tseu, le Vieux Maître.

 

Qui a donc vu le monde sans le corps ? L’investigation du réel par celui qui n’investit rien, fait retourner le mental à sa source, celle qui n’existe pas... Ainsi le mental pourrait disparaître. Le corps c’est la croix et le mental c’est la bannière, aussi peut-on comprendre pourquoi une telle existence « c’est la croix et la bannière »... Pourtant la paix s’étend dans l’Unique “sans” sa propriété, sans ses possessions.

 

Les possibilités du Soi se révèlent dans ses modalités à travers la multiplicité des dix-mille-choses. Si l’existence de celles-ci semblent être déterminée par cet Esprit Universel, il est évident que pour l’être vivant totalement le Soi inconditionné, les contingences deviennent illusoires ou tout au moins ne se présentent plus comme des contraintes. Ce qui est universel par soi-même : la nature propre sans nom propre... La manifestation ne contredit pas l’immuable Soi mais l’exprime. Or, la nature propre n’a rien en propre, elle apparaît quand le moi est évacué dans les lieux d’aisance et les convenances du convenu. Ce qui devrait faire disparaître les questions au lieu même d’où elle ont surgi. Car la réponse se situe là où se trouve la question. Il serait adéquat de vivre avec la question sans chercher à toute force une réponse, laissant faire la semence de la question afin qu’elle germe d’elle-même. Détaché du fruit de la question, peu importe le temps : “Ça” peut venir comme ça peut ne pas venir...

 

Il est un conte soufi présentant un novice qui cherche à se faire admettre auprès d’un Maître. Un des disciples du Sheikh apprend au novice que s’il parvient à trouver la bonne réponse à une certaine question le Maître l’acceptera dans mille et un jours... Le novice chercha longtemps, réussit à trouver une bonne réponse et un messager du Maître avertit le postulant qu’il pourra recevoir l’enseignement soufi dans mille et un jours. Le chercheur demanda alors au messager ce qu’il serait arrivé s’il n’avait pas pu fournir la bonne réponse. « Dans ce cas, tu aurais été admis immédiatement ! ».

 

La mécanique mentale a plus d’un tour dans son sac à malice ou boîte de Pandore, et toutes les anticipations sont aussi cruelles que les messianismes. C’est comme par inadvertance que le Réel se tourne soudainement vers nous mais dès qu’il est repéré, le charme est rompu — sauf pour les Éveillés. Le temps se passe quand on ne pense pas à lui : la Connaissance devrait se révéler si on ne la cherche pas. Recherchons-nous désespérément notre lieu-instant de naissance et notre parenté alors même que nous sommes au courant de notre naissance uniquement parce qu’on nous l’a dit ? Faut-il croire tout ce qui se dit ? Où commence et où finit l’imaginaire ? Il ne suffit pas de se libérer d’une matrice en naissant mais de se libérer de toutes les matrices et donc de toutes les naissances (pour qu’il y ait “réincarnation” — actuellement à la mode — encore faudrait-il qu’il ait eu incarnation...). Il est dit que le soleil est la matrice du temps et de l’année mais ne s’agirait-il pas de réaliser le “temps” comme absolu pour que ce temps se dissolve ? Bien sûr cette éternité, hors du temps, demeure à l’état de mot tant qu’elle n’est pas réellement vécue. L’omniprésence abolit passé et futur. Pourquoi vouloir connaître l’avenir si l’on ne connaît pas vraiment le présent ? Et le présent ressenti ne dissoudrait-il pas le passé à venir ?

 

Mieux vaut “précéder le Ciel” que le suivre, je veux dire partir de l’absolu et non du relatif... Seulement voilà, comment les ignares que nous sommes peuvent-ils partir de l’absolu alors qu’ils se sentent évoluer dans le relatif ? diront les logiciens ou autres stéréotypés de la pensée. N’est-il pas possible de pressentir que ce qui s’est déroulé est le germe de ce qui se déroula et que depuis longtemps ce qui se déroulera s’est déjà déroulé ? Tandis que ce qui, présentement, se déroule est plus important que ce qui s’est déroulé ou se déroulera...

 

Le rythme du voyage rompt avec les habitudes et déphase la personne bien qu’elle demeure encore séparée. Mais la rupture de ton linéaire peut provoquer des décalages favorables à la prise de conscience. Ainsi le voyageur de retour d’un long voyage se sent souvent tiraillé entre deux élans : le sentiment d’être parti plus longtemps que le temps chronologique (puisqu’il a vécu un maximum de choses en un minimum de temps) et le pressentiment qu’en réalité il n’est jamais parti...

 

Rien à expliquer : la Connaissance ne peut venir que du dedans... Il n’y a pas d’objet de Connaissance. Ni extérieur ni intérieur quand le dehors est dedans. La découverte de sa fausse identité fait du voyageur le voyage même. Cette liberté d’être sym-bolise, va avec, lorsque “l’extérieur” est vécu comme une extension de “l’intérieur” à tel point qu’il n’y a plus séparation dia-bolique “Pan” signifie “tout” et c’est pour cela que Pan est le dieu des troupeaux et donc de la nature où “tout” se retrouve, la “panique” serait alors la peur de la mort de Pan, de la fin du “Tout”, de l’Unité. Dans l’interdépendance des causes, il n’y a plus de causes. Tout est relié et tout se neutralise dans l’unité au regard de l’absolu qui néanmoins nous échappe. Tandis que rien ne nous est extérieur, cet extérieur qui nous induit en erreur.

 

Là où des contraires co-existent, à l’image de l’existence et de la non-existence, il n’y a plus de naissance dans la co-naissance. Et si rien n’est jamais né, rien ne peut mourir : sans commencement ni fin, chaque être est à lui-même sa propre lumière. La Connaissance ne peut venir que de la Connaissance elle-même. Non seulement plus on fait d’efforts plus on s’en éloigne mais pour beaucoup d’acharnés leurs “expériences mystiques” se révèlent des pièges d’orgueil où l’ego se prélasse. Séduisante est la voie graduelle qu’affectionnent les assoiffés “d’expériences” où l’on peut se croire “arrivé” plus loin ou plus haut qu’un autre. Certains vont même jusqu’à croire à un Éveil interrompu, un Éveil discontinu satisfaisant les espérances de leurs personnes. Mais ce qui est transitoire est “l’extérieur”, projections du mental, de l’idéal, et les “absorptions” provisoires n’y échappent pas. On comprend mieux les rivalités parfois meurtrières de certains disciples à travers l’histoire des religions...

 

Rechercher le Soi avec acharnement revient à objectiver le cherché à tel point qu’il devient l’objet d’une idée fixe alors qu’il n’est ni-ceci, ni-cela... À la limite, et ironiquement, mieux vaudrait rechercher... le mental ! En effet, on s’apercevrait vite que le mental de l’ego n’a pas de réalité. Arrivé “à la dernière extrémité” il s’agirait de repartir du bon pied, celui qui nous libère de ce que l’on n’est pas pour devenir ce que l’on est... Avec l’aide de l’ignorance, et la reconnaître c’est déjà beaucoup, comprenons que désirer quelque chose ou envier quelqu’un ne mène à rien sinon au manque d’une vie en suspend, entre parenthèses. Par contre pourquoi ne pas employer cet élan, ce “désir” en le retournant à sa source ? En désirant non pas ce que l’on ne possède pas mais ce que l’on a, jusqu’à ce que l’on découvre ce que l’on est ?

 

Nous ne sommes pas ce qui nous a fait naître. Le film de l’existence s’enregistre tant que nous participons à l’enregistrement, les croyances jouant leur rôle d’identification... au rôle. Où étions-nous avant d’exister ? En nos temps de détresse et d’intolérance, la calvitie de l’âme soumise ressemble à un aérodrome bloqué par la loi martiale. La contamination des savoirs infecte tous les domaines et prolifère dans tous les milieux. Pourtant il ne s’agit pas de dire ce qui n’a pas été dit, mais de favoriser son dire pour que surgisse ce qui ne peut être dit, ce qui demeure en-deçà de la parole et au-delà du temps, ce qui fait que l’existence ne se sait pas Vie, hors de toute occupation et préoccupation, aberrations qui s’écartent de l’essentiel. En exorcisant les apparitions et sans rien en déduire, s’allègent les événements jusqu’à ce que le Soleil ne soit plus vu en fractions et qu’une parole s’exprime sans que personne ne parle.

 

Malgré le dérisoire des situations, l’angoisse assaille : D’où venons-nous ? Nous n’y sommes plus. Où allons-nous ? Nous n’y sommes pas encore. Où sommes-nous ? Nous sommes là sans y être au creux de ce qui n’existe pas... Alors l’angoisse se tapit, guettant de nouvelles occasions mais faisant ainsi place nette.

 

Le ciel descend sur terre, c’est l’instant propice. Le poète devient voyant et le voyant voit ce à quoi il ne s’attendait pas... L’indomptée surnature cligne de l’œil et s’échappe, nous délaissant au moment même où l’on pensait la cerner, laissant la nature dans l’état où nous l’avions trouvée en entrant...

 

Le penseur est pensée mais, hors du temps, l’intuition, pensée sans mots, jaillit de l’inconnu et ne mène nulle part sinon dans les sous-bois de l’être. Quand s’ouvre le cœur des choses, la pensée n’a plus de prise mais elle peut s’accrocher aux éclats de ciel et l’ouverture se referme : quand on se croit sur la “bonne voie” et que l’on s’y tient, elle débouche sur un cul-de-sac. Dans l’impasse de la raison il n’y a pas de route à suivre. Il n’y a rien à pourchasser dans un monde sans mur où l’on accepte, sans rendre compte, la déportation de l’être vers les territoires non connus de la conscience.

 

La mort a pris naissance là où la vie s’est retirée. Mais la Vie est continue sous les phénomènes de ce qui passe et trépasse... Du visible à l’invisible ne se distingue plus le jour et la nuit, la vision unitive remplace alors l’escamotage de l’ultime réalité en acceptation de la démesure de la Vie et de son épanouissement. Tout ce qui se réalise dans la nature se fait spontanément. Même les “accidents”, résultant d’une situation donnée, sont spontanés. Le Réel se présente quand personne ne se le représente... Sans soi-même rien n’existe et vivre sans raison est la “raison” de la vie.

 

Par la terre la graine remonte sur la branche. Par le ciel le fruit redescend sur terre. Revenir au repos... À la topologie de sa nature propre. Bon, nous sommes au courant. Mais dans l’insaisissable courant, quel est ce frisson qui nous transporte comme s’il s’agissait du pressentiment d’un invisible infini ? J’ai entendu le chant des oiseaux, j’ai respiré le parfum des fleurs et je me suis douté qu’il se passait ce qui ne passe pas.

 

C’est toujours l’oiseau le plus proche qui répond, s’ensuit toute une conversation sifflée où le son l’emporte sur le sens mais où le sens suggère que l’inattendu devient inévitable lorsque les bruits de la nature semblent providentiels. Il pleut du soleil. À chaque rayon perlent les gouttes d’une douce bruine tandis que l’on guette l’arc-en-ciel : l’écharpe d’Iris. Chaque matin en se réveillant nous passons d’un rêve à l’autre, du blanc de l’hiver au vert de l’été, mais les fleurs de l’espace, elles, ne se fanent jamais.

 

L’aurore unit la nuit au jour et le crépuscule le jour à la nuit en une alchimie naturelle banalisée par les habitudes. Quand l’ombre de chacun se confond dans l’obscur plus que l’obscur, la poésie est à l’aurore ce qu’est la mystique au crépuscule puisque la première passe de l’invisible au visible tandis que la seconde passe de l’invisible à l’invisible — dixit Jean Carteret qui remarquait la parole poétique passant du silence au verbe alors que la mystique passe du verbe au silence. Il faudrait en tout cas « découvrir le jardin par l’intérieur des fleurs »...

 

En prenant les choses comme elles viennent il ne s’agit pas de se laisser aller avec opportunisme mais de rester attentif dans la mouvance du monde. C’est une certaine façon de percevoir en mettant sa personne entre parenthèses. Percevoir chaque élément du puzzle sans se dire que c’est telle chose et pas telle autre, prendre d’où cela vient sans chercher le pourquoi ni le comment... Rien de plus fragile qu’une personne sans emploi : « rien à faire » se dit-elle, assaillie par l’inquiétude quand se profile l’insidieux ennui ou le perplexe désappointement...

 

Le loisir est à l’oisif ce qu’est l’ennui au paresseux. Mais l’ennui est odieux alors que le loisir se permet d’être. Le loisir part du licenciement et arrive à la licence. Le rapport qu’il a avec la liberté correspond à celui que le paresseux entretient avec l’apathie qui, elle, part de l’insensibilité aux émotions du “pathos” pour arriver à l’insensibilité des passions, donc l’impuissance. L’oisif et le paresseux vivent le délassement mais l’oisif aime mieux l’enlassement que le paresseux, souvent fatigué, tandis que l’oisif est parfois las. Car le paresseux est désœuvré pendant que l’oisif œuvre à sa manière, musardant et flânant comme un vagabond (ce qui correspond au titre du premier chapitre de Tchouang Tseu, littéralement “flâner/au/loin/voyage”). Le paresseux, lui, stationne avec mollesse en une sorte d’inertie qui n’a rien à voir avec la détente de l’oisif. Tous deux se relâchent mais l’oisif est plutôt alangui alors que le paresseux se démoralise. Ainsi l’oisif est toujours dégourdi malgré son indolence, au contraire, nous pouvons observer le paresseux tout à tour engourdi, avachi ou endormi... Le paresseux vit le farniente du fainéant (ne rien faire, à part faire le néant, ce qui n’est d’ailleurs pas évident) à l’image de l’empoté comme la plante sans aisance dans un pot. À l’inverse se trouve l’oisif qui se ballade comme dépoté, échappé du pot de chambre de la société. Bienheureuse oisiveté ! Je risque un apophtegme : oisif comme un ancien poète chinois...

 

Dans un monde si pollué que même respirer s’avère risqué, mieux vaut être propre à rien que sale à tout. Comment le “rien” de la nature propre pourrait-il être pollué par le “faire” ? Le monde et ses phénomènes paraissent un habile stratagème qui pervertit insidieusement. La personne est un masque. Qui démasquera le coupable ? Qui “se” démasquera ? De la personne à la sans-personne par le biais de la “personne” qui dit « non » (plus de persona, de masques et de rôles) et qui découvre la négation même de la personne. C’est pourquoi le bon-à-rien a plus de chance, sinon de grâce, que le bon-à-tout faire... Le “vaurien” ne vaut rien, telle est sa qualité d’en-dehors par rapport à la société et à son imagerie : plus il tendra vers l’en-dehors social, plus il se retrouvera en-dedans de son être.

 

Ne rien faire correspond à ne rien être. Négation du connu, rien-être c’est ne rien vouloir, ne rien ambitionner, ne rien accaparer, en désamorçant l’avidité, les stratégies et l’accumulation. Que reste-t-il sinon une “attention sans intention” ? Et ceci sans rien chasser ni convoiter car la chasse au “moi”, la chasse à l’homme, serait esquive par le mental, que le terrain soit préparé ou pas. Comment la voie pourrait-elle avoir des chemins ?

 

Cambronne l’auteur de la célèbre injure, reconnut juste avant de mourir : « l’homme n’est rien ». Et la lente décomposition des corps devrait inciter à se dépouiller de sa dépouille sans faire appel à la toilette des morts... Dans le cimetière nous ne lisons pas souvent comme épitaphe : « Ci-gît personne et peut-être rien » (le doute étant sans doute ici de trop).

 

Qui meurt souvent meurt vraiment et “complètement”... All to nothing”.Tout vers rien (vacuité) ou tout pour rien (gratuité) étant entendu que ce rien est sans-chose : no thing. Et sans personne : no one. Mais aussi “rien”, étymologiquement, vient de “chose” (rem) ainsi que “réel”, “réalité” ou... le rien à réaliser ! Rien et réel sont donc une tautologie dans les termes.

 

Quelqu’un veut toujours avoir quelque chose alors que toute chose n’est rien, rien de rien. C’est l’homme de Sophocle : « ayant tous les chemins, sans chemin il marche vers rien ». À court d’objet surgit l’allégresse hors des choses... Ce n’est pas la réalité qui est illusoire mais l’interprétation que l’on en fait. « Y’a rien à faire » disait Jean Klein au cours d’un séminaire. Ce qui déconcerte et décontenance... Le tout est sans chose, c’est « ce rien qui est tout dans un tout qui n’est rien » selon la belle expression de René Guénon. All to nothing because all is no thing... dirait l’autre — qui est toujours le même.

 

Le Rien est à l’image de la jarre trouée : plus on met, moins il en reste. Tout ce qui rencontre le Rien devient “moins que rien”... “Mine de rien” le Rien s’étend et les personnes le prennent pour le mal car elles ont peur du Rien même si elles se disent n’avoir peur de rien... D’autant plus que le Rien ne s’oppose à rien ! Aussi repoussent-elles le Rien avec mépris tout en s’agrippant à leurs habitudes quotidiennes, à leurs opinions étriquées, à leurs préjugés et à leurs énergies dévoyées. Pourtant le Rien serait un réservoir inépuisable de disparition si nous le laissions aller son cours...

 

Ce n’est pas un hasard si “rien” est en rapport direct avec “réel”, ce Réel qui semble être la pire des choses puisqu’il n’existe pas... Cependant il est, il est par le Rien qui est son expression si je puis dire, sa permanence même. Réaliser le Rien reviendrait à vivre ce que l’on prenait pour l’irréel et ceci sans réaliser de “rébus” ou de découverte“par les choses”. Le monde impermanent paraîtrait ainsi un tour de passe-passe, l’escamotage d’une rature, d’un monde qui fait défaut puisqu’il n’était que le défaut entre une porte close et un visage de bois... jusqu’à ce que le mirage s’éclipse. Mais quel spectacle !

 

L’illusion du monde à travers la magie des objets semble directement inspirée du soleil dont la marche engendre le jour et la nuit. Face au miracle de la nature mais aussi à ses manques, par le sacrifice qui “rend sacré”, les êtres qui se posent des questions ont tenté de se libérer de leur petite personne et de surmonter l’année, la mort, bien que l’acte produise l’acte surtout s’il est intentionnel (et peu importe qu’il s’agisse d’une “bonne” intention ou pas). Jour et nuit résident dans la lumière qui est au-delà du ciel, dans une origine où rien ne se distinguait de rien. Aussi inutile de “faire”. Quant à “être” cela se passe d’utile ou d’inutile, de facile ou de difficile, de bon et d’à-quoi-bon...

 

S’il n’y a pas de recettes ni de dogmes, il n’y a donc “rien à faire”. Ce qui suppose littéralement ne rien faire mais aussi l’impossibilité et l’inutilité que suppose ce non-faire. La seule identification pouvant nous désidentifier : ne s’identifier à Rien. N’être Rien : prouesse du “peu” car il est rare d’appauvrir la personne à ce point, en cette mise en pièce par la négative mais sans affaissement. Le désir ne vient pas du sujet qui désire mais de l’objet qui est désiré... Le rien total, le non-désir absolu, le doute comme salut et même l’instinct de mort comme support de vie, s’approchent comme “non-chose” de la chose, comme Rien de Tout, ce Rien d’une totalité trop totalisante et totalitaire, une Non-chose qu’aucune chose ne saisira.

 

Le Rien n’est aucune chose (antérieur à tout) et néanmoins il est toutes les choses (accueillant tout). La forme est mode de non-forme, informel enveloppant tout sans être enveloppé par rien. Le tout serait de percevoir si le “rien” en tant que “chose” peut se renverser en no thingou sans-chose... Il n’y a pas de système de défense pour le Sans-fond. Encore faudrait-il avoir le flair et pousser des incursions en terra incognita, au gré de ce qui ne fait pas de vent. Le réduit-à-rien est prêt à tout car son absolu non résolu le rend plus stupide et stupéfait c’est-à-dire disponible pour accueillir chaque chose sans délimitation et percevoir le monde sans limite comme si le fragment n’avait pas de contours, comme s’il était prêt au vide.

 

Le maître Tch’an s’exclame, le poète chinois soupire... Il y a des in-clamations qui rendent sourd. Ne suffirait-il pas de jouer un peu plus fort d’un luth sans corde pour l’entendre ? Mais que l’on ne se méprenne pas, tout comme il ne suffit pas d’entendre un cri de corbeau ou de recevoir un coup de pied au derrière pour être Éveillé, de même il ne suffit pas de ne rien faire pour tout Réaliser...

 

La paix intérieure n’est pas une tranquillité de retraité. Elle ne découle pas du sentiment sécurisant issu de la peur mais d’une ouverture à tous les possibles. Ce signe “intérieur” de richesse suggère que le non-dit est sans lieu-dit... Vivre son absence pour mieux éprouver la Présence... En vieux français l’on disait “s’étranger” pour “s’absenter”, “s’écarter”. L’étranger ou l’absent en soi... Étranger à la psychologie à faire sauter par tous les moyens, la psycho de la personne, erreur existante mais non vivante... À l’origine il n’y avait pas d’origine et nous ne sommes jamais nés. Nulle appellation n’est adéquate tant la décoration fait partie du décor. Pourquoi faudrait-il attendre de mourir pour s’en apercevoir ? Bien que l’inconcevable ne puisse être conçu...

 

Tout comme chaque vague n’a pas de limite, chaque vague étant contenue dans la mer, ainsi l’individu, indivisible comme son nom l’indique, contient tout sans être séparé de rien. Nous sommes dans le vide et le vide est en nous. L’aperception pure ou perception intérieure nous suggère que nous sommes la statue de la pierre... Le vide ne contient-il pas toute situation ? La marge est-elle un rebord de vertige en appel de l’autre rive ? Si le milieu est entre les bords et le bord entre le milieu et le vide, où se trouve le vide sinon entre les bords ? Or, le bord est à la lisière de ce qui échappe à la pensée et faire le vide épuise toute pensée comme si le vide incitait à vider le vide... Mais si, en cette liberté de vacance, au fond de l’être, si donc tout est vain, le vide aussi.

 

Tout comme les formes qui apparaissent dans un miroir ne sont pas séparées les unes des autres, l’absolu unit toutes choses sur le support de la conscience. Les images qui se reflètent ne tachent pas la pureté du miroir tout comme le vécu du Sage n’altère pas sa conscience pure. Percevoir à la fois miroir et reflet sans distinction et dans la simultanéité ne fait pas intervenir volonté et effort. La conscience absolue, ultime, n’étant pas conscience personnelle, n’est pas conscience de quoi que ce soit. Mais la conscience apparemment personnelle reflète cette conscience absolue dans les Éléments. Seulement la personne s’obstine à utiliser la conscience individuelle relative et masque une réalité qui la dépasse mais aussi la menace. Le sens du“péché”, chez les “religieux” ou ceux qui se disent tels, a sa correspondance chez les rationalistes, tous vertueux. Ce qui est impertinent à la déesse “Raison” l’est autant à ce que l’on nomme “Dieu”. Et c’est cette impertinence qui est pertinente. C’est un croc-en-jambe au désir égotique qui prétend transcender la conscience pour mieux posséder les fruits d’une hypothétique supra-conscience ou “supra-mental”... Niez ! Niez ! Niez-vous vous mêmes, moins il en restera, mieux ce sera... Laissons le sans-réponse glisser dans le tout-est-en-soi-même. Alors le percipient ne qualifie plus, le sans but ne devient pas, le sans-affaire ne s’affaire plus, plus personne ne pour-suit ni ne précède qui ou quoi que ce soit de caractérisé.

 

Cioran rappelle la réponse de Plotin à Amélius : « c’est aux dieux de venir à moi, non à moi d’aller à eux »... Selon Maître Eckhart “la déité” transcende “Dieu” comme le non-manifesté par rapport au manifesté. La déité n’a pas de nom et n’est pas un “Créateur” séparé de sa création (comme dans le monolithique monothéisme) puisqu’elle “n’opère pas” en un non-agir d’essence absolue. N’est-ce pas le même rapport qu’entre l’homme intérieur et l’homme extérieur ? De même Jean Carteret disait que « la Déité absolue n’est pas Dieu »... Ce vide absolu, cet Unique silencieux « débouche sur tout ».

 

Il vient un moment, où, après avoir longtemps voyagé à travers les êtres, les livres et les idées, il est nécessaire de laisser tomber, de drop out”, de se rendre intimement compte que l’on sait que l’on ne sait pas en une désertion totale oubliant toutes références... Déposer son fardeau (un negro-spiritual” y incite) dans un état d’abandon total... La déréliction absolue d’abandon au monde ne se préoccupe pas de transcendance quand le regard doit mourir à nous-mêmes. Dans l’ombre d’une feuille qui tremble et qui tombe sans se retenir...

 

En ne s’accrochant pas à elle, en la laissant couler, faire de chaque pensée obsessive une pensée fugitive, c’est bien peu mais c’est déjà beaucoup. C’est une façon de détecter le leurre et de le laisser aller sans qu’il vous contraigne. Il n’est plus temps de différer le meurtre de “sa” personne — par l’émancipation de l’Esprit. Qui n’a pas Réalisé l’Éveil est comme ce lecteur qui continue à lire alors que ses pensées dévient et suivent un autre chemin, une autre histoire.

 

L’action qui surgit de la non-action, donc l’action sans intention, l’acte spontané en accord avec la situation, émerge sans intervention de la volonté et de sa préméditation. Laissant “agir” le principe (non-agissant) de l’action, l’action se déroule sans acteurs sur la scène du monde... C’est un peu comme si le Non-Être, à l’origine de l’Erre, dégageait de multiples possibles sans contradiction aucune avec l’immuable, l’ineffable. Quand la présence reflète l’absence il n’y a qu’action dans l’indissoluble globalité, à l’image de l’activité du Ciel. Ce qui nous ramène d’où l’on vient, comme si “l’action de présence” actualisait le non-manifesté. Inutile de se demander si le vrai est devenu faux pour que le faux devienne vrai. Véritable “Réel” est ce qui n’est pas manifesté, la manifestation étant son reflet, à l’instar de la lune se réfléchissant dans l’eau. De la contemplation à l’action et de l’action à la contemplation, comme un grand oiseau qui replie ou déploie ses ailes, selon la belle image de Philippe Lavastine.

 

Uni au Tao, l’être en-soleillé, lumineux, ne projette plus d’ombre quand il a pénétré la “nature propre” fondamentale à tous les êtres, en étant entré dans la Spontanéité pure. Il ne cherche pas à tout diriger sous le ciel mais est en accord naturel avec lui. Par cette résonance quasi musicale en adéquation avec le vide céleste, l’être en “oublie les mots”, ne s’attachant plus ni à la lettre ni à l’acte, il agit-sans-agir, autrement dit “ça” agit sans que personne n’agisse... Mais attention, il y a une grande distance entre le fait de vivre sans savoir pourquoi et de pressentir que “la rose est sans pourquoi”.

 

À chaque instant suffit sa joie quand on attend sans attendre, attentif en une sorte d’absence de soucis, de “nonchaloir” comme l’on disait autrefois. Être attentif à tout en général et à rien en particulier car ce que l’on cherche nous le sommes déjà dans le savoir. Reste à être prêt pour si jamais... être prêt à tout, être prêt au tout.

 

C’est la réponse qui pose la question... La raison d’être du “qui suis-je” est le “Je suis”. L’inconnu du “qui suis-je” interpelle le connu du “je ne sais pas”. Aussi dans quelle situation le connu peut-il reconnaître l’inconnu ? Le moins ne pouvant saisir le plus... mais dans une compréhension où il n’y a rien à comprendre, à l’être sans intention qui s’absente en restant présent, l’informulable n’émerge-t-il pas sur le champ ?

 

Si le silence s’étend, le silence d’entre les mots, le silence d’entre les sons, le silence d’entre les choses, le silence de la moelle de Bodhidharma, alors ce que l’on prenait pour une “conspiration du silence” d’ordre métaphysique devient l’inspiration de la racine même du son et du sens.

 

 

Évidemment, s’il n’y a rien à dire, pourquoi l’avoir dit ? Sinon parce qu’il n’y a pas à ne rien dire...

 

 

 

 

 

Retour à Bibliothèque Poésie Blockhaus

Retour à la page d'accueil