LE RIEN DU TOUT
ABRUPT
PARADOXE
La dissidence sociale
ou la voie du blâme
N’est-il pas déjà “paradoxal” d’écrire
un livre en disant qu’il n’y a rien à faire, qu’il n’y a rien à écrire et
rien à lire ? La logique linéaire supporte mal l’ambiguïté qu’elle reçoit
comme un dilemme ou une boutade dans les fourrés de mots, de lianes et de
ronces qui ne peuvent saisir ce qui n’est pas formulable. Que retenir dans
les sillons de l’écriture qui se détruit sitôt exprimé ?
Chaque jour est le premier dans un quotidien
où l’être éclôt à la situation. Chaque jour est le dernier dans un quotidien
vécu sans anticipation. L’étape se confond avec l’arrivée : la conscience
saisit que personne en réalité n’est parti. Par-delà les masques et “persona”
empruntés par mimétisme, l’Être de chaque instant
est celui de tous.
Ce qui paraît inconciliable : l’univers
est et n’est pas... Entre la vision originelle et la vision réfractée s’intercalent
tous les conditionnements qui ont dessoudé la conscience chez les ignorants
que nous sommes. Ces écartèlements déchirent le monde psychique par fragments
et démembrements. Si l’attention médiatrice interceptait ces espaces vides
qui oppressent les pensées et désarticulent les élans, le point originel et
le rayon réfracté ne feraient qu’Un. Ainsi, toutes
les opérations plus ou moins nécessaires pour spiritualiser la matière et
matérialiser l’esprit n’auraient plus de raison d’être.
Les exceptions ne confirment pas toujours
les règles mais peuvent les détruire. Les paradoxes ne divertissent pas mais
remettent en question, surtout dans le domaine dit “spirituel” où il est rare
d’échapper au poncif, là même où la moindre tarte-à-la-crème
religieuse est vénérée en ex-voto... Aussi je tenterai d’éviter le didactisme des affirmations et le bien
ou le mal des interprétations.
Il est des attitudes paradoxales qui
rapprochent pourtant de ce qui n’est pas définissable. En désapprenant sans
renoncer à quoi que ce soit le renoncement nous quitte avec les objets auxquels
nous voulions renoncer... Par contre, tout effort renforce la production d’actes
engendrant des réactions dans la cavalcade des allées et venues des images
mentales. Comme si l’effort était une entrave qui luttait contre les entraves
alors qu’il n’y a rien “à entraver”. Car le plus grand des paradoxes est bien
le fait que nous sommes Cela, le Soi, et que nous ne le réalisons pas ! À
partir de là comprenons le paradoxe comme un outil de déconstruction des apparences
et des personnes, ces camouflages de l’ Être.
Le paradoxe (grec : paradoxon) indique ce qui est “à côté” du “dogme”,
des croyances habituelles. C’est pourquoi il est sans doute paradoxal d’observer
que les véritables hallucinations sont celles de la vision courante, habituelle,
qui nous fait prendre le monde pour ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire tel qu’on
le voit en le considérant comme on nous a appris à le faire. Un regard neuf
devrait trancher sur le vif et dessiller la vue bornée par les sociétés et
leurs hypnoses collectives. Hélas, une telle simplicité de contemplation semble
ne pas arriver à percer le sens de la vue déformée, de ce qui nous prive de
la Lumière sans lumières...
Volontairement ou pas tout est mis en
œuvre d’ailleurs par le monde social et principalement moderne pour faire
obstacle à ce qui nous crève les yeux comme si une telle perception devait
bouleverser les citoyens qui démissionneraient du rôle auquel on leur a fait
croire, je veux dire de la fièvre d’agir pour s’agiter, de l’importance accordée
à une “bonne situation”, à des projets, des projections et finalement à tout
ce qui roule vers la mort. Les valeurs accordées aux cadavres des morts sont
équivalentes aux considérations prodiguées à ces mêmes “cadavres” lorsqu’ils
étaient “existants”. Au fond les peuples qui pleurent à chaque naissance et
se réjouissent à chaque mort sont plus sur le chemin du Retour que les autres.
C’est à la vraie naissance (la “seconde naissance”) qu’il faudrait se réjouir...
Sommes-nous jamais nés ? Sommes-nous jamais morts ? Ce que l’on voit, ce que
l’on croit naître et mourir ne provient-il pas du mental ? Quand celui-ci
est à bout de souffle, que reste-t-il ?
Comment ce qui a été ou ce qui sera pourrait
être ? Ce qui a toujours été, sans devenir aucun, ne demeure t-il pas en-deçà ? À pressentir sans ressentir... Cette sorte de nostalgie
d’avant naître entame le bouclier de la personne et révèle des déficiences
sociales qui pourraient ouvrir aux aptitudes de l’être, par exemple celle
de devenir ce qu’il est... Rien de plus anormal que la “normalité” issue de
normalisations où l’on se conforme aux normes en vigueur. Alors qu’il y a
de quoi perdre la raison en songeant que l’on a une raison — et tutti quanti.
L’identification de chacun, de chaque
individu, pourtant “indivisible”, à la masse et aux usages proclamés font
que le solitaire a de moins en moins sa place dans la progression régressive
du monde. Ce qui correspond intérieurement à la distance qui s’étend entre
le seul et le Seul...
Ceux qui changent le cours des fleuves
et scalpent les cheveux de la terre sous la voûte céleste, savent-ils que
les arbres poussent dans leurs entrailles et que les rivières coulent dans
leurs veines ?
Le soleil et la lune se lèvent dans nos
yeux pour que notre cerveau entende l’inaudible. Mais les ouragans tourbillonnent
dans les corps criant dans le désert. Étreinte, la terre tremble à moins que
cela soit la chair qui danse...
Plus se déroule l’errance au dehors,
plus perce le sens au dedans. Le vagabond “pneumatique” vague le long des
chemins, de l’inébranlable montagne à l’océan houleux. Peut-être sera t-il
emporté par une lame de fond ou tombera t-il dans un précipice — sans se faire
d’illusions. Ne vaudrait-il pas mieux se coucher pour ne pas tomber de haut
?
À l’écoute du chant du cygne, dans les
méandres de l’existence, l’écumeur de poème est comme le dilettante par l’odeur
“alléché” qui se délecte d’indélicatesse : les transits astraux et intestinaux
sont les mêmes ! Inutile de chercher à attraper les étoiles et demander la
lune pour découvrir ce qui se trouve derrière les phénomènes. Ne pas prendre
le doigt pour la lune qu’il désigne est une anecdote “zen” connue. Les pythagoriciens eux, défendaient
de montrer une étoile du doigt : on pourrait tuer un ange...
Au printemps il bruine une pluie fine
comme pour renforcer la jungle et la petite herbe qui s’incline sous l’ondée
annonce les grandes ronces estivales. En hiver interpelle le cri silencieux
de l’arbre décharné, sculpté par le vent. Rien ne dit s’il est sec ou vert,
mort ou vivant. Seul le bruit de la branche que l’on casse témoignera de son
état.
Coulée des formes dans le moule du monde...
goutte à goutte, le va-et-vient passe-passe et glisse sur la paroi de la face.
Les nuages assaillent les montagnes pour tout dire. L’étrave fend les passes
difficiles, naviguant entre les étoiles, perdant pied entre les récifs de
l’être et les séismes des coups de cœur qui apostrophent le ciel. De
même l’astrosophie. Le passé est dépassé, ce qui
est fait est fait et de nouvelles actions découleront de nouvelles situations.
L’humain aimerait parfois suspendre le temps car il pressent que sa parodie
du divin ne saurait entamer l’immuable. Même sous les escarres de la prospective
se perçoit l’imperceptible présence...
Que tout ce
à quoi on a tendance à trouver de l’importance soit en réalité négligeable,
ébranle quelque peu les certitudes imposées sur lesquelles chacun superpose
les siennes : qui pose en impose mais ne se rend pas compte qu’en s’imposant
il y a surimposition dans les formes. N’échappe pas à la pesanteur qui veut...
Dans un monde inachevé où chacun accroît les tensions en balançant sur l’autre
non seulement ses propres problèmes psychologiques mais en les lui voulant
faire endosser, habile stratagème pour faire semblant d’y renoncer, s’en débarrasser
au comble de la mauvaise foi, dans un tel monde donc, nous sommes les “nègres-à-tout-faire” d’une société vermoulue avec le surmenage
pour récompense.
L’incompétence
est meilleur signe, sans vaines gesticulations. Par la désorganisation des
formes imposées par les apparences dont les apparitions se révèlent irréelles.
Le souffle offre ses bouffées de sens dans un champ des possibles toujours
vierge où s’aspirent les limites bloquant l’illimité comme si en tombant dans
le vide nous montions au ciel...
La partie est
perdue si l’on respecte les règles des jeux du cirque, de l’existence apparente.
Mais les “Comment ?” et les “Pourquoi ?” sont des questions en tire-bouchon
qui n’arrachent pas les racines des concepts. Le paraître est comme un parc
d’attraction attirant ceux qui veulent changer leur ennui en amusement dans
l’effroi d’un monde sans paix, d’un traquenard éventé par les désenchantés.
L’heure du crime est sans heure : c’est à chaque instant qu’il y aurait à
commettre le crime des crimes — tuer ce qui n’est pas la Vie.
L’instant qui
suit le désir assouvi met un terme au désir (bien sûr avant qu’un autre désir
ne survienne). Être attentif, déceler l’ampleur d’un tel instant serait sans
doute plus décisif que de s’acharner à supprimer tout désir et tenter de dépasser
le manque par l’idéologie ou la théologie... Ne pas s’identifier au désir,
acceptation sans résignation, détachement sans renoncement, détachement spontané
sans que personne renonce, qui se fait tout seul,
selon l’ordre naturel des choses... Car plus on veut se débarrasser de quelque
chose, plus on est asservi non seulement par la chose en question (qui possède
est possédé) mais par la volonté de celui qui la refuse.
Tchouang Tseu prend
l’exemple de l’ivrogne tombant de voiture sans se faire trop de mal alors
que s’il avait été à jeun il serait sans doute mort. L’ivresse a fait qu’il
n’était plus conscient de son corps et que celui-ci, instinctivement, a retrouvé
sa souplesse naturelle en étant débarrassé de la peur. Comme si la conscience
n’était pas “consciencieuse” : c’est une fois que l’on n’a plus conscience
de quelque chose que se déploie la pure conscience.
Chercher est
la meilleure façon de ne pas trouver. D’ailleurs est-ce un hasard si lorsque
nous cherchons quelque chose nous trouvons tout autre chose et que ce que
nous cherchions se découvrira par coïncidence, plus tard, sans le chercher
particulièrement ? S’il n’y a rien à atteindre, il n’y a rien à chercher.
Les murs des monastères et couvents de tous pays dégoulinent de mérites accumulés
auxquels on se cramponne, au bord de l’indigestion par les fruits des œuvres.
Qu’y aurait-il à obtenir ?
Nietzsche écrivait
dans son “Zarathoustra” qu’il faudrait que les chrétiens soient “sauvés de
leur Sauveur”. Ce qui fait écho à la parole du (pas très) “catholique” Maître
Eckhart quand il disait : « Je prie Dieu de me libérer de Dieu lui-même,
car mon être essentiel est au-dessus de Dieu... ». Quel rapport entre
l’Infini et un Dieu personnel et antropomorphique ? Comment le limité pourrait-il mesurer l’illimité
? Face à la prestidigitation suprême le naïf se fait croyant tandis que tournent
les tables et se multiplient les petits pains. Au comble de “la mauvaise foi”
il en est même certains qui vont jusqu’à justifier les exotériques divagations
religieuses au nom de l’ésotérisme — abordé sur un plan spéculatif. René Guénon
entendait « marquer l’abîme qui sépare la Métaphysique des religions... ».
Tout objet
se réfère au passé mais aucune connaissance à la Connaissance. “L’avoir” surgit
comme obstacle de “l’être”. Pour qui entend se réveiller à ce qui n’est pas
lui-même et qui lui permettra de tout comprendre à la fois. Il est évident
que l’emprise du mental et du social, les deux mamelles de l’ignorance, nous
pousse à l’avoir et non à l’être. L’effet pervers consistant à mettre les
pouvoirs de conditionnements et d’auto-suggestions
du mental/social dans la quête de l’Être ou ce qui
en tient lieu. Comment l’avoir pourrait-il trouver l’être ? Comment le moins pourrait-il réaliser
le plus ? Comment pourrait-on prendre des expériences de l’être pour ce qui
n’est qu’expérimentations du faire et de l’avoir : la recherche de l’objet
?
Ce qui diffère tranche sur le social
et le mental cadenassés. “L’homme différencié”, pour reprendre l’expression
d’Evola, l’“asocial” c’est-à-dire l’homme sain, n’a rien à voir
avec “le monde bourgeois” et dispose de lui-même “jusqu’à l’extrême limite
de la vie”, redécouvrant “le langage de l’inanimé...”.
La route n’est pas longue, elle n’est
pas sinueuse et il n’y a pas d’assurance à prendre sur la spiritualité. Il
n’y a pas de visa pour la Libération ni de passeport à renouveler... L’effort
est réconfort pour celui qui croit atteindre quoi que ce soit par les voies
graduelles et duelles en répétant certaines formules qui remuent les foules
et provoquent de grands attroupements dévotionnels (mais “qui” donc prie ?).
Des chapelets et rosaires de la “Bonne Mère” marseillaise aux pujas exotiques de la “Mère divine” indienne si les bigots savaient
qu’ils chevauchent en fait des balais, ne pourraient-ils faire le ménage chez
eux ? Plus la banalité des sermons ou satsang est
affligeante, plus nombreux sont les dindons de la farce car à cheval sur les
principes on ne fait pas cavalier seul... Comme si chez les croyants (et les
athées !) l’abêtissement sous-tendait le déroulement de leur programme récitatif
(“adorer” et “pérorer” vient d’oral). Toukârâm disait
qu’un âne plongé dans l’eau bénite n’en sort pas splendide pur-sang.
Malgré le puritanisme réductif n’oublions
pas que, selon le Véda, le désir (Kâma) est la première manifestation de l’absolu.
“Né le premier” l’amour se meut librement dans “l’union des souffles” en hommage
aux “fleurs, les astres de la Terre” comme l’écrivait Pierre de Marbœuf, “homme sauvage et rustique” qui savait jouir et se
réjouir, en honorant “le sein d’Amaranthe” (fleur-femme ne flétrissant jamais) là même où fleurit une
fraise...
Issue peut-être des Saturnales romaines,
la “Fête des Fous” médiévale était une vaste parodie des hiérarchies et disciplines
ecclésiastiques où se déroulaient des processions barbares, des orgies sur
les autels des églises et tout ce qui pouvait perturber un ordre artificiel
établi par la force. S’élisaient alors un “pape des fous”, une “mère folle”
et, au comble de la pertinence de l’impertinence, un prince de “Tout-y-manque” et un roi de “Peu-de-sens...”.
Puissions-nous nous assouvir du “peu” sans éprouver aucun “manque” et en ces
temps de détresse ne plus être sourd au bruit du silence... Au pied levé,
à point nommé, so what ?
Les “Gens du Blâme” (el
Malâmatiyah)
étaient ces Sages qui jouaient aux fous, aux vauriens et aux débauchés
pour scandaliser les moralistes sectaristes et dualistes.
Le fou-de-dieu comme le fou du roi pèche contre
les rites. Il n’est pas obligé de se cacher pour “fuir” le monde, “notre”
pays étant nulle part... Où vont les reflets d’un
miroir cassé ? En-dehors de l’affirmation et de la négation qu’y a t-il ?
Ambiguïté, équivoque, incongruité... rien à dire, rien à ne pas dire, la raison
est coincée dans ses derniers retranchements. Ce qui déconcerte c’est de s’apercevoir
que comprendre est ne pas comprendre — inutile de ramasser les miettes. Dans
les intempéries de l’aventure intérieure, l’éperdu qui se sent perdu peut
se rendre sans condition... à l’évidence, à la vacuité.
Dans son “Parâtrisikâtantra”, Abhinavagupta disait que par la disparition
de l’opposition entre gouvernant et gouverné il y a vraie souveraineté et
il écrivait dans son “Tantrâloka” : « sans adorateur, pas d’adoré,
et sans adoré, pas d’adorateur... ». Ce qui est une atteinte à la sécurité
de la vie future telle qu’elle est espérée ou prévue. Mais ce qui coupe court
à toute dualité !
Il était une fois un ermite qui voyageait
à pied avec sa compagne. Le long du chemin vient un moment où la dame a une
brusque envie de se soulager mais son mari l’arrête : « Non ! pas ici, ce lieu est consacré aux dieux (kami) ». Un peu plus loin, au bord
d’une rivière, elle lui redemande la permission et il répond : « Pas
question, cet endroit est consacré au dieu (kami) de l’eau. » La femme sanglote, son soulier se défait mais
comme elle comprime sa vessie elle ne peut se pencher et prie son compagnon
de relacer son soulier. Tandis qu’il est accroupi la dame ne se tient plus
et pisse sur le crâne rasé de son époux indigné ! « Partout se trouvent
des dieux selon toi, mais enfin j’ai trouvé un endroit où il n’y a pas de
cheveux (kami), n’es-tu pas content ?... ».
L’histoire ne dit pas si le dévot éprouva le “satori”, l’Éveil (sûrement pas, vu son indignation).
L’éducation est à l’image de la “leçon
de chose”, elle loupe carrément la leçon de non-chose.
Il est vrai que vider plutôt que remplir ne gratifie guère. À vouloir convaincre
on est vaincu et à être asservi on est desservi... Trop tard alors pour se
demander quel est le plus esclave du domestique ou du patron. Qu’est-ce qui
est “bien”, qu’est-ce qui est “mal ?” Où se trouve la différence foncière
entre commettre de “bonnes” et de “mauvaises” actions ? “Pour” ou “contre”
la loi, policiers et bandits se ressemblent. Ces contraires attachés à leurs
systèmes de références et d’arbitraire, ils le sont d’autant plus aux formes
et leur apparente opposition les arrange dans la mesure où si les uns n’étaient
plus, les autres non plus. Il en est des médecins et des malades comme des
gendarmes et des voleurs. Tous évoluent dans des normes au fond convenables
puisqu’issues du connu et ce n’est pas un hasard si de tels
extrêmes s’échangent leur place respective ou même les cumulent. Ceux qui
s’affrontent ou s’attirent souvent se complètent et si celui qui se prétend
non seulement “citoyen du monde” mais manifestation du non-monde
leur apparaît ridicule et dangereux, mieux vaut être “sans affaire” comme
disait ce vieux gaillard de Lin Tsi !
Quand il ne braconnait pas, Tchouang Tseu pêchait... Une fois,
au bord de la rivière P’ou, deux émissaires du roi de Tch’ou vinrent lui offrir la situation de
ministre. Sans relever sa ligne et sans détourner les yeux Tchouang
Tseu leur répondit : « Il paraît que dans le
temple de ses ancêtres le roi de Tch’ou conserve
la carapace d’une tortue sacrée qui sert à la divination depuis trois mille
ans. N’aurait-elle pas préféré vivre en traînant sa queue dans la boue des
marais... ? ». « Oui » répondirent les deux officiers. « Alors
allez-vous en », lança Tchouang Tseu, « moi aussi je préfère traîner ma queue dans la
boue ! »
Cet épisode (chapitre 17) n’est pas unique
chez notre Sage et flâneur libertaire : au chapitre 32 un prince propose à
nouveau à Tchouang Tseu
de devenir ministre et celui-ci répond : « Voyez le bœuf du sacrifice
revêtu d’une housse brodée et qui reçoit une bonne provision. Mais un jour
on l’amène au grand temple pour l’abattre. À ce moment-là, il préférerait
être un vulgaire bœuf dans le dernier des pâturages... ».
Ce détachement, cet éloignement de l’ordre
imposé par les humains, finalement ne nous surprend guère, ce qui est peut-être
plus étonnant : dans les temps anciens, ministres et souverains tentaient
d’entraîner poètes et Sages auprès desquels ils venaient demander conseil...
Alors que dans les temps modernes c’est la Force publique qui vient les surveiller
à défaut de les arrêter.
Faut-il s’assigner à l’abêtissement et
au nivellement des valeurs dans une société où l’ordre moral règne comme raison
d’état, dans la grisaille d’une société sans âme qui pollue tout ce qu’elle
touche, dans la technocratie et la haute finance internationale du “nouvel
ordre mondial ?...”. Tandis que les stéréotypes grégaires imposent leurs discours
édifiants et leurs clichés lénifiants par le refus de la différence et la
peur de l’inconnu. Un des attributs de Mammon, dieu de l’argent est la prostitution
du travail et de la peine (tripalium : instrument de torture) mais il y
a toutes sortes d’usures et le “travail” d’exister ne conserve pas. Exister
est un emploi précaire, non seulement sans avenir mais surtout sans présent.
Quand les “consciences” ont besoin de “directeurs” et les “initiatives” de
“syndicats”, vivre à loisir sans contraintes est dangereux pour l’ordre artificiel
des choses, la remise en question de l’ordre habituel des réalités immédiates
étant un véritable acte de désobéissance civile qui fissure le mur des apparences,
au-delà des clivages politiques.
Éduqués dans la paranoïa, les gens font
des provisions, installent des pièges à loup derrière leur porte, et cette
obsession de la sécurité dans le confort social moderne correspond à cette
même sécurisation de la personne par rapport au refus du lâcher-prise
métaphysique, bouclier de la peur... Mais ceux qui cherchent à mordre (les
chiens sont méchants parce qu’ils ont peur) sont les mêmes qui mordent aux
hameçons... Laissons-donc les aveugles conduirent
d’autres aveugles et “les morts enterrer les morts” !
L’ordre naturel des choses est la somme
de tous les désordres, de tous les déséquilibres; non seulement aucune intervention
humaine ne peut y remédier mais au contraire elle accentue confusions et collisions...
La crise des sociétés découle de la crise des individus et de leur incapacité
à distinguer la réalité du mirage. Les illusions de tous, entretiennent la
grande illusion du monde. Et souffler sur les cendres du passé pour ranimer
des deux futurs n’engendrent que des incendies... En s’astreignant aux contraintes,
la servitude de l’obéissance assujettit le sujet à... l’objet. Comment peut-on
résoudre un conflit par un autre conflit ? Le lâcher-prise
n’est pas le résultat d’une discipline, d’une obligation et d’un combat mais
la prise de conscience que tout “objet” est Sujet. Tandis que la personne
fixée sur un but à atteindre s’efforcera de se persuader qu’en s’imposant
ou en se soumettant à des règles et règlements, sinon aux mortifications,
elle arrivera à obtenir ce qu’elle convoite...
Mais au fond le roseau l’emportera toujours
sur le chêne tant il est vrai que le plus faible est plus près du plus juste
même si “bon droit a besoin d’aide”, même si le chef indien Cerf boiteux (Tahca
Ushte) disait : « Avant que nos frères Blancs
viennent nous civiliser, chez nous, pas de prisons. Nous n’avions pas de criminels.
Vous ne pouvez pas avoir de criminels sans une prison... ». Ce renversement
de la logique bête et obéissante correspond à ces paroles d’un autre “sauvage” :
« Renverser les saints et libérez les bandits, le monde entier retrouvera
l’ordre » (Tchouang Tseu).
À travers les changements de scène et
les caprices du sort, de l’ici-bas au là-bas, le paraître piège l’observateur
par la linéarité et la causalité. L’Histoire semble
se dérouler par actions et réactions tandis que les matérialistes croient
à “l’observation scientifique” et que les spiritualistes croient à “la vie
future...”. Tout est donc pour le mieux dans le plus mauvais des mondes possibles.
Ainsi chez les humains, les plus grands prédateurs que la terre ait connu,
les tartuffes sont jugés d’utilité publique et rassurent ceux qui se dépêchent
vers le “bonheur”... pour leur malheur. Dans les fantasmagories des mondes,
les gens d’affaire s’activent comme des détrousseurs de cadavres sans se douter
qu’ils sont à eux-mêmes leur propre cadavre : « Qui porte pour toi ce
corps dénué de vie ? » disait un maître Zen.
Si l’absolu dissout le relatif toute
entre-vue avec lui nie le monde des formes psycho-sociales. Si en Occident seul ce qui a un nom existe,
en Orient seul ce qui n’a pas de nom Est. Bien qu’il s’agisse d’un changement
décisif de perspective, les deux points de vue ne sont pas vraiment contradictoires.
L’œil du relatif n’est pas la négation de l’Œil
de l’absolu, ni du pur réel. Le musicien est dans la musique comme le peintre
dans le tableau et ce n’est pas un cadre qui peut limiter l’inaliénable...
De la même manière il y a deux mouvements à la fois contraires et unis qui
peuvent apparemment fusionner ou s’opposer : “agir sans agir” sur le plan
du monde et “non agir” en tant qu’Être, ou encore
à la fois se libérer du monde dans le monde et du monde dans l’Être
que nous sommes sans l’avoir réalisé. Bien sûr dans la trame des choses, obstacles
et aiguillages abondent et le chemin de la liberté est semé d’embûches...
Le double mouvement de la Liberté qui à la fois se prend et s’abandonne, est
pourtant cet élément de complétude qui échappe à tout jugement.
Celui qui se croit l’auteur de l’acte,
pousse sa responsabilité à récolter les fruits de son acte. Or, il n’y a pas
de bons fruits des œuvres puisque celles-ci sont limitées dans le temps et
l’espace, “l’auteur” n’étant que l’instrument d’une destinée insaisissable,
sans lendemains qui chantent ou déchantent... Être conscient de l’esclavage
du corps asservi à la personne, à la distraction mentale, aux tempêtes sous
un crâne, permet
d’observer que le pouvoir se base sur l’effort et l’effort sur l’ego.
Chaque “persona” est isolée dans sa “Chambre d’Exil”, exilée du Soi, exilée de ce qu’elle est réellement,
de cet inconcevable qui n’a pas à être conçu... Le monde entier est contenu
dans un microbe, s’il meurt où va t-il ? Comme si le monde était un faux-semblant
à moins que par chaque étoile, chaque embouchure de ciel, l’on ne souffle
et ne joue une musique illimitée. Comme si le monde était un tour de prestidigitation
dont la magie nous fait marcher de l’un au multiple et du multiple à l’un,
à moins que le voile ne se déchire comme un éclair d’orage, un rayon de soleil,
un frisson d’échine... Alors l’infection du monde de l’objet serait éradiquée
et le corps deviendrait le tombeau du moi.
Mais que l’on
ne se trompe pas, dans le quasi somnambulisme de l’existence, il n’y a pas
moins de métaphysique dans le plus petit des bistrots que dans le plus grand
des ashrams ! De même, en imaginant le monde il n’est pas moins irréel que
la réalité que l’on croit tangible. Dans ce grand rêve qu’est la vie, le rêve
“prémonitoire” suggère une autre dimension : des pré-images
s’infiltrant d’une veille future à un rêve qui lui est passé, traversent la
ligne de démarcation de nos lois sociales et psychologiques — comme si une
étincelle de futur pouvait retourner à son passé. Et si le rêve se réalisera
dans la veille, pourquoi le sommeil profond n’en ferait-il pas autant ? Ces
inter-signes nous interpellent : comment la veille aurait-elle
plus de réalité que le rêve si ce dernier peut intervenir dans la veille ?
Mais ce qui s’annonce par le rêve et se réalise dans la veille a aussi peu
d’importance que la veille influençant les images du rêve suivant les modalités
de l’existence.
L’infini de
l’espace contredit les limites mêmes de l’espace/temps. Comment tatillonner
dans la mesure alors que l’on est immergé dans une globalité sans frontières
? Le temps manipule les ignorants jusqu’au jour où ils se demandent qu’est
ce qui est à la racine du temps. Ainsi perdre les limites revient à “passer
le temps” sans laisser passer l’instant ! Il y avait deux jours dont Omar
Khayyam ne s’est jamais soucié : le jour qui n’est pas venu
et celui qui est passé. Le présent se pénètre quand tout le passé “passe”
instantanément dans l’illusion future. Plus le monde se déploie dans l’expansion
de l’univers, plus la conscience se rétracte. Plus la conscience s’étend,
plus le monde l’absorbe et se dissout en elle dans l’indifférencié. Le différencié
fait partie de l’indifférencié dans sa fulguration même. À l’instant où l’observation
fait abstraction des limites, où se trouvent-elles encore ?
Le temps ou pensée en devenir... de la
naissance à la mort, tout en relation d’incertitude. Aise et malaise... pas
de résolution ni de solution pour l’insoluble. Le subconscient fait partie
du connu tout comme la pensée est issue de la mémoire alors qu’accéder au
présent réclame de mourir au passé, au discontinu. L’inconnaisance
peut être perçue instantanément par celui qui connaît son ignorance sans se
projeter dans une connaissance à “obtenir”. Mais la tyrannie insidieuse du
mental est telle que la brèche ne peut se faire, l’effort engendre l’effort
et, dans le temps, le présent est perdu. Pourtant si le temps “suspend son
vol”..., “un ange passe” et dans ce silence l’être est saisi par lui-même
s’il réalise que ce qui a été et ce qui sera co-existent en quelque sorte
en se désentravant, se destituant et se supprimant lorsque la vie nous exempte
de l’ignorance...
L’ultime douleur de la personne explose
lors de sa déchirure une fois que la persona se détache
du corps. Mais avant d’en arriver là, même si “l’arrivée” se réalise dans
l’instantané, les souffrances viendront du mental produisant le social. “Offrir”
c’est porter en face tandis que “souffrir” c’est porter en dessous...
Le combat engendre la souffrance et l’abandon l’apaisement. Saisir simultanément
l’ensemble des choses en co-ïncidence soudaine comme
si en jouant de la musique ici-même d’autres danseront
à l’autre bout du monde... Le vol d’un papillon fait tressaillir le monde.
Un poète soufi disait : quand tu bois je suis saoul. De même Nasreddin signalait que si l’imâm lâche un pet à la mosquée
les fidèles devaient aller au cabinet. Et il n’y a pas moins de résonances
d’amour dans un cas que dans l’autre. Quant à la morale qui sursaute, ne s’agit-il
pas d’une séquelle d’habitude conditionnée par l’éducation, les mœurs et tout
ce qui fait l’attachement aux apparences ? Le trivial n’est pas moins efficient
que le sévère, il est même souvent plus révélateur de ce que l’on cache dans
la mesure où tout est relatif entre la loi et sa transgression dans les actions
et réactions du paraître. Une fois que Mulla Nasreddine
est en train de saillir son âne dans un cimetière, un visiteur le surprend
et crache de mépris... « Fils de chien ! lui
crie Nasreddine, tu as de la veine que je sois occupé, je t’aurais
appris à souiller ainsi un lieu saint ! ».
Ne sommes-nous pas le rêve de la Non-manifestation, autrement-dit
du Non-Être ? Inutile d’avoir peur du mouvement
tourbillonnaire de la manifestation et de ses récupérations humaines trop
humaines. De même, inutile d’ergoter à propos d’un “Brahman suprême” et d’un
“Brahman manifesté” bien que le Réel puisse se percevoir à différents niveaux,
ces derniers étant tributaires de nos points de vue... C’est bien souvent
à l’occasion d’un signe, d’un inter-signe dans le
monde manifesté que la conscience pressent son origine, son unité globale.
À cet instant, l’étincelle jaillissant à notre insu devrait être observée
à sa racine même, comme tout ce qui se réalise sans qu’interviennent les volontés
de la personne. La difficulté est sans doute de distinguer l’intuition qui
s’est révélée en échappant à notre volonté, de la projection du mental, récupérant
ensuite, c’est-à-dire quasi immédiatement, tout ce qui passe à sa portée.
Mais s’enfoncer dans le centre tourbillonnaire des apparences, incite paradoxalement
à s’en dégager... Là même où le pire rejoint le meilleur et où ce qui est
apparu peut disparaître à l’occasion d’un va-et-vient.
Le retournement du monde retourne la
situation dans le monde ou ce que l’on croit tel. Le sujet remet en question
l’accoutumance et même la dépendance au monde qui récuse l’abolition des apparences,
l’abolition de la peine de vie... Sous les pores de la peau du paraître plus
de démonstrations ni de manigances, mais un grand vide. L’absolue négation
peut évacuer nos projections, nos objectivations, elle est le ferment de la
Libération hors des formes. En niant le monde et sa “propre” personne nauséabonde,
malgré tous les douteux parfums dont on s’imprègne, ce sont tous les ornements
projetés qui sautent face à l’indéterminé demeurant après que l’on a tout
retiré. C’est ainsi que la négation du relatif, s’avère paradoxalement voie
d’acquiescement à l’absolu...
La transformation de l’un en toute chose,
retire la chose et le reflet retourne d’où il vient, comme la flamme d’une
bougie soufflée. Alors il tombe sous le sens que la beauté d’ici-bas était
la beauté de là-haut et qu’il n’y a ni “haut” ni “bas” inscrit sur la caisse
de l’Être. Les paradoxes nous font percevoir que la manifestation
est issue du Non-manifesté, tout comme le principe
de la matière est immatériel ou que le son provient du silence. Ce qui laisse
pantois la raison raisonnante et trébuchante.
Dans le monde équivoque de ce qui se
produit, le sens de la contradiction fait partie du paradoxe et du doute.
La remise en question (tabula rasa) des préjugés et des habitudes, nous pousse au bord du vide métaphysique.
Le vertige face au vide, comme la syncope dans la danse et la transe, troublent
la personne et stimulent notre rapport au non-connu.
Cette disponibilité imprévue nous permettrait de descendre en marche du train
de vie imposé et prémédité...
Les techniques
du mal-être ou l’alternative au désespoir
Les pensées,
les actes, les mots touchent à la façade des choses et non à leur fondation.
Ainsi vouloir en parler conduit à l’échec. Pourtant le paradoxe tente d’exprimer
l’inexprimable par la tangente, en une volte-face ou clin d’ œil aspirant à l’éclair, quand la foudre déchire la raison
et que le regard devient étoile filante... Mais tout ceci n’est qu’enfilage
de paroles sur le collier du monde. N’en soufflons mot. Combien d’arbres ondulent
sous la brise ? On dit que les lumières de dix lampes ne forment qu’une seule
lumière...
Le non éveil
à l’œil de l’absolu jette un voile sombre qui obscurcit l’Esprit...
Quelle est la réalité du mirage ? De ce mirage qui n’existe que par l’œil
du relatif. Dans le désert, passant d’une dune à l’autre, nous cherchons,
torrides comme un torrent sans eau, le nez devant et les fesses derrière,
songeant à l’exil du tout quand la question se pose... Mais si pour le centre
toutes les directions se valent, y a-t-il encore question et donc exil ?
Il n’y a pas
pire horreur que celle de se sentir jeté dans le monde et d’y rester. Je veux
dire rester au même point malgré tout. Malgré ce que l’on croit une quête,
demeurer vissé dans les mêmes pensées, les mêmes réactions plus ou moins semblables
même si elles changent apparemment alors que la racine des pensées et des
actes demeure “inarrachable”. Alors survient le doute tempéré par la lassitude...
Mais à notre
époque de “gagnants” quel délice de savourer sa perte ! Sans tensions ni intentions,
il se pourrait que disparaisse ce voile de stupeur et de torpeur qui recouvre
la personne. C’est un jeu à “qui perd gagne”... Les “réussites” tendent à
conforter et réconforter le “moi”, il y a donc chez le “raté” de la société
qui d’instinct ne pactise pas avec le monde et ses girouettes une disponibilité
libératoire, une impropriété fondamentale, certes souvent non-consciente, mais toujours lieu d’émergence du possible.
Encore faudrait-il qu’il y ait Libération, se dit le perdant magnifique.
Laissons à d’autres la responsabilité
des victoires et gardons le dépouillement de la défaite, de ce qui s’est défait.
La “faiblesse” est l’art de “pratiquer” le Tao. Au-delà de l’affrontement
violence/non violence, ce qui découle spontanément d’une situation y adhère
intégralement et cette non-pratique, sans doute
de caractère aquatique, passe, de perte en perte aux yeux du monde. Le poisson
est donc plus à même de saisir l’insaisissable en approchant de l’inapprochable
que le mouton ou la fourmi comme le révèle Tchouang
Tseu... Sans prendre le vivier au pied de la lettre.
Douter de tout évite toute identification
à l’objet qu’il soit but ou idéal. Les balles perdues entrent alors sous terre...
À force de pensées et de dogmes s’édifient de véritables “châteaux de cartes”
mais fatalement une fois pleine, la coupe déborde et il suffit d’une carte
de plus pour que tout ce qui a été empilé s’effondre.
Dans un monde détraqué, sous un régime
ou sous un autre, privilégiant l’aspect économique, personne n’est à sa place.
Au ras des pâquerettes, la prise de conscience de ce malaise n’est pas aussi
néfaste qu’on pourrait le croire. Un certain nombre de questions, d’abord
anodines, se posent : pourquoi habiter ici plutôt que là ? Pourquoi faire
ceci plutôt que cela ? Et pourquoi être là-bas serait mieux qu’ici et faire
cela mieux que ceci ? Ainsi nous ne sommes plus très loin du “d’où vient-on
?” et “où va t-on ?” généralement récupérés par les concepts et les théories.
Bien sûr il peut se dégager alors une
certaine lassitude sans pour cela être blasé : pourquoi parler si cela ne
sert à rien ? Pourquoi rencontrer ou ne pas rencontrer les uns ou les autres
? Pourquoi tristesse ou gaieté ? etc...
Mais le mental, le psychisme se fatigue et survient une sorte d’accablement
(“écraser sous des projectiles”) qui harasse, exténue la psychologie et ses
leurres. Bien sûr, se sentir brisé peut durer longtemps chez celui où rien
ne se passe mais rien ne presse puisque le fruit tombera lorsqu’il sera mûr.
Que le mental soit abattu n’est pas une mauvaise chose s’il n’achève pas le
corps en un putsch suicidaire. Mais que le mental soit mis, hélas relativement,
à bas de temps à autre et l’intolérable sera concédé : la déréalisation consistant
à déplacer la prétendue réalité dans une autre perspective, par-delà ce que
l’on croit réel. Ce qui est un bon coup porté au moral et donc au mental...
Et à force de douter n’arrive-t-on pas à douter du doute ? Ce sentiment du
non-assentiment fait un croc-en-jambe à l’entêtement
de l’existant embrumé dans sa somnolence. Évidemment il y a des risques comme
le suicide, encore faudrait-il être certain que celui qui tue est le même
que celui qui est tué. Or, s’il y a doute, il n’y a pas certitude dans la
fausse idée où l’on se croit identifié au corps.
Il ne s’agit pas de se vouer au malheur
mais angoisse et désespoir proviennent d’une inquiétude et d’une insécurité
qui, par certains côtés, sont ou devraient être favorables
à une vue juste. En effet cette peur sans objet qu’est l’angoisse pourrait
renverser l’homme jeté dans le monde, sans objet de crainte, dans un état
de déréliction, d’abandon au non-objet. Le doute
est l’arme qui permet de trancher toute croyance y compris celle qui revient
à croire que l’on en a pas et il y a tout lieu de douter de l’angoisse comme
du reste jusqu’à la dissolution totale du doute et de tout ce dont on a douté...
Ce qui est limité par la durée n’est
pas, constate l’intelligence futée comme un singe et affûtée comme la lame
d’un rasoir. Aussi plutôt que de se poser la question du “quid” du monde c’est-à-dire de l’objet,
pourquoi ne pas faire retour au sujet qui s’interroge : « Qui suis-je
? », « N’est-ce pas ? » etc... Néanmoins
si le « Je Suis » ou « Je Suis celui qui Suis » ne suffit
pas, pourquoi ne pas réaliser le « Je ne suis pas » ?... Par exemple,
n’étant pas le corps comme pourrais-je naître ou mourir ? N’étant pas le mental
comment souffrance ou démence pourraient m’atteindre ? N’étant pas le monde
comment son involution pourrait me faire régresser ? Et ceci jusqu’à des questions
triviales du style pourquoi faudrait-il choisir entre les viandes qui, paraît-il,
rendent agressifs et les légumes, amorphes, si nous ne devenons pas ce que
nous mangeons puisqu’il n’y a pas d’identification au corps ? Dans le gland
il y a le chêne mais dans le non-gland il y a le
gland...
Tout chercheur en Esprit est un convalescent
encore impliqué (même s’il pérore et parade) dans les tourments du mensonge
de l’ignorance. Combien de temps, à son insu, fera-t-il reculer l’instant
de l’enjouement ? Le trouble a au moins l’avantage sur ce qui à l’air pur
de ne pas prétendre l’être. Rien de plus lugubre qu’un bonheur balisé et banalisé.
Mais ce qui est descendu remontera... On ne tombe que pour se relever. Généralement,
sauf en cas extrêmes, à la dépression succède l’élévation comme une vague
naît de son creux et devient crête.
L’alchimiste se sert de contraires pour
les contrarier en les confrontant et les annihiler en les dépassant. D’ailleurs
ne dit-on pas que marcher dans l’excrément porte bonheur ? Pour savoir où
finit le malheur ne faudrait-il pas connaître, reconnaître où il est né ?
De même où est donc la souffrance durant le sommeil profond ?
Dans la fuite des pensées qui se suivent
et s’enchaînent le ravissement infernal se perd dans la déchirure. De la ferveur
à l’abject les possibles n’ont pas de limites contrairement à l’impossible.
Une fois persuadé que tout peut arriver y compris le contraire exact de ce
qui se produit, alors n’est-on pas mûr pour tout accepter, y compris de perdre
l’espoir ? Comme si les noces du Ciel et de l’Enfer
se réalisaient uniquement dans l’acceptation de l’un et de l’autre, dans l’enfer
de l’angoisse et la béatitude céleste. Démystifiant la quête mystique toute
“étape” se révèle comme une imposture tandis que tuant le Bouddha et se sauvant
de “Dieu”, l’être libre est Un-sans-second.
Saâdi disait que l’on est le maître de toute
parole pas encore prononcée mais qu’une fois sortie de la bouche on en est
l’esclave. Ainsi bateleurs et camelots de la Connaissance, avec ou sans bonnets
ou évêchés, sont à l’image des objets des sens qui produisent les malheurs.
Aussi mieux vaudrait peut-être se mettre spontanément au niveau du pire plutôt
que de s’emberlificoter le mental en voulant “sauver les apparences”... Le
désespoir est un danger pour la société lorsque les fantômes des pensées sont
désamorcés dans le traquenard des paroles et des actions. Mais le laisser-faire
évite bien des peines sans parler des chocs en retour. Au fond, la simple
survie du corps est une gifle suffisante à la société pour ne pas en rajouter
contre son fantôme.
Il s’agit de faire en sorte que le plus
ne puisse affecter le moins et que les heurts et malheurs de l’existence ne
puissent bloquer l’ouverture à l’absolu. Même si la douleur du monde passe
par la douleur du corps cela n’a rien à voir avec la souffrance du “moi” où
ce que l’on tient pour tel. Mais la peur de souffrir se révèle en fin de compte
comme la plus grande souffrance et comme disait Cioran dans “l’inconvénient
d’être né” : « Il faut souffrir jusqu’au bout, jusqu’au moment où l’on
cesse de croire à la souffrance ».
Le désespoir est proche de la désillusion,
or ne plus croire non seulement en l’espoir illusoire (but à atteindre) mais
surtout en l’illusion du monde ouvre traditionnellement à la Délivrance. Le
désespoir cède alors la place à l’inespoir, un sans-espoir
neutre qui n’est pas subi et qui donc ne peut faire barrage psychologique,
coupant tout accès au Sans-accès. La désespérance
absolue est sans doute le fait de savoir que l’on Sait sans pourtant réaliser
cette Connaissance. La démesure répond alors au désespoir ce qui s’avère désespérant...
Mais tant qu’il y a de la vie il y a de l’inespoir — dont le désarroi est la “pratique”. L’Éveil n’est-il pas inespéré ?
L’accablement supprime parfois désirs
et envies et vous laisse les bras ballants, la pensée battant de l’aile, dans
un vide d’espace pareil au ciel. Alors on peut se douter que la pureté peut
être “l’effet pervers” de l’effondrement psychologique : l’à-quoi-bon-
sans amertume dégonfle ce qui ne s’arrête pas de rouler, cette tête qui tourne
avec ses vallées de larmes, ses torrents de mensonges et ses abîmes de chutes.
Si l’écriture ne sert qu’à remonter les
pans de ruines, elle ne produira à nouveau que des productions. Si elle écrit
de tout son corps qui est le nôtre en étant attentive à l’inconnaissance qui
se glisse entre les mots et le rythme du phrasé, à l’innomé qui l’inspire,
alors nous serons au devant du versant caché, au péril de ce que l’on prend
pour la vie, attentif à ce que recèle de réel chaque événement d’un quotidien
interrogeant le penseur qui ne cherche pas à penser.
Ce n’est pas la cérémonie qui octroie
la réalisation spirituelle, ni l’adoration de quiconque ou la recherche du
passé qui fait entrevoir le Sans-image, le Non-objet... toute vénération d’une personne qu’elle soit
physique, morale ou divine est un obstacle-objet,
généralement irrémédiable, vers la Libération. Sinon il faudrait délivrer
des diplômes es-spiritualité et décorer celui ou
celle qui aura médité le plus longtemps ou qui aura le mieux parlé de ce que
l’on ne comprend pas afin de se sentir “bien dans sa peau”, dans ce délicieux
sac d’immondices.
Qui confond l’esprit et la lettre confond
la posture de l’esprit avec celle du corps. Mais l’Esprit
n’est pas un esprit et l’absence de pratique n’est pas une moins bonne pratique
que la pratique elle-même. La gymnastique respiratoire n’est pas obligatoire
pour entrevoir qu’il n’y a ni intérieur ni extérieur. De même ce n’est pas
sans bouger (ou en bougeant) que l’on découvre le vide en croyant le capturer
alors qu’il ne se laisse pas attraper. Dès qu’il est évoqué il s’abolit en
une pirouette imprévisible et invisible, en un état indéfinissable, une sorte
d’absence sur quoi tout se plaque, instant insaisissable qui précède la parole
ou l’acte.
À notre époque de consensus cool et de sourire de commande pas seulement new age, la mode est
aux recettes corporelles et diététiques sponsorisées rançonnant les crédules.
À contrepied j’aimerai proposer les techniques du...
mal-être. C’est le mal-être et non le bien-être qui donne des leçons et fait
expérience : le mal-être peut briser le “moi” de manière plus radicale que
le bien-être tant recherché par la somnolence des tièdes.
À force d’être écartelé et divisé par
le monde qui se transforme en nous, vient un moment où la déchirure est telle
qu’elle n’est plus qu’ouverture béante où le spontané peut s’engouffrer tandis
que la personne défaille. Qu’est-ce à dire ? Le désespoir comme voie possible
de libération ? Possible dans la mesure où la Toute-Possibilité
se joue sur un coup de dé, à l’insu de la personne. Oui, le désespoir qui
vous laisse pantois, pantelant, sans rien pour se raccrocher, sans objet visé.
Le sans-espoir global qui nous coupe de tout et nous abandonne
à l’abandon...
Techniques du mal-être... Sous un tel
énoncé la boutade semble poindre avec un zeste de provocation, et pourtant...
Les “techniques” du mal-être proposent un certain nombre de conseils pour
se perdre, à l’inverse de ceux qui s’engagent dans une ascèse pour “gagner”.
Il est vrai que face aux “battants” j’ai toujours été du côté des plus faibles
et des laissés-pour-compte. Bien entendu, dans une perspective métaphysique
les propositions des uns ou des autres, du mal-être et du bien-être, se valent
puisqu’il n’y a pas de recettes. Qu’importe le bourdonnement incessant de
tous les flagellants en mal de connaissance ? Ceux qui arrivent s’en iront
mais ce qui Est demeurera. Le véritable “Bien-être” ne nous a jamais quitté
en réalité mais plus on veut retrouver cet état originel, plus on s’en éloigne.
Au contact de la Lumière sans lumières ou de la Lumière de la lumière se produit
le dégel des attributs, si ce dégel est complet, all
to nothing,
la personne fond — reste alors l’eau de la personne sans personne.
Tout support est une aide mais tout support
est un obstacle. C’est à chacun, selon ses moyens, de se rendre compte à quel
moment le support devient obstacle. Car même l’expérience mystique (momentanée
et parcellaire) peut faire barrage et obstruer la Voie qui ne définit pas.
L’orgueil de se croire arrivé plus haut que les autres ou de rivaliser avec
ceux prétendument “avancés” et l’illusion d’être certain d’avoir réalisé quelque
chose. Là même où devrait plutôt s’éprouver la grande nostalgie envers ce
qui a passé... Mais cette nostalgie profonde sera encore un obstacle parce
qu’il faudrait tout oublier, y compris le meilleur, afin que l’Absolu revienne non plus en visiteur, j’allais dire en touriste,
mais en occupant définitif, le factice s’évanouissant de lui-même — puisqu’il
n’a jamais été.
Mais en “pratiquant” ces techniques du
mal-être comment faire souffrir son mental sans faire pâtir son corps alors
même qu’il n’est pas possible de “tuer le mental par le mental” avec la volonté
? Ça devrait être à la situation de s’en charger, quand la personne est lacérée,
s’entrevoit le meilleur dans les failles de la situation du pire... Le seul
véritable malheur est d’exister sans être Éveillé. Accepter le malheur de
l’ici-bas c’est aussi percevoir que le meilleur de l’ailleurs est ici-même. La mort nourrit la vie comme les morts nourrissent
la terre mais si la vie nourrit la mort à son tour celle-ci peut survenir
maintes et maintes fois en un même être. Alors la mort peut mourir...
Pour “réussir” à ne rien devenir faites
donc le contraire de ce que l’on vous dit. Plongeant dans le mal-être, côtoyez
l’ignoble et reconnaissez-le, voyez l’infâme et pressentez l’ineffable...
Par exemple, ne vous retirez pas dans un endroit calme pour pratiquer avec
pseudo-sérénité au sein de l’enfer vert de la nature qui cache
un paradis. Être dérangé est utile à l’inutile... La salutation recommandée,
bénédiction initiale en prélude à ces exercices, est le bras d’honneur très
efficace pour remettre en question valeurs conditionnées et mérites accumulés.
Le vrai honneur est sans considération... Ainsi ne vous immobilisez pas et
acceptez avec joie la venue de tous vos “mauvais penchants”. Si au moment
de l’inspiration vous pensez à l’expiration cela vous perturbera suffisamment
et ce qui se dévoilera ne se cachera plus comme dirait Monsieur Lapalisse.
Donc, accroupissez-vous dans la posture du non-lotus
sans spécialement croiser les jambes : écroulé dans des coussins moelleux,
que votre dos ne soit surtout pas droit puisque plié sous la douleur du monde
— une colonne vertébrale voûtée ou tordue de naissance est d’ailleurs conseillée.
Ne contrôlez surtout pas votre souffle et laissez-le aller sans idée fixe
sur rien afin de vous déconcentrer et d’éviter de vous changer en “concentré”
de boîte de conserve. Ne coupez pas les pensées, elles se reproduiraient en
se multipliant. Les yeux mi-clos, ne serrez pas les dents et ne recueillez
pas votre salive. Rêvassez si le cœur vous en dit ou songez à toutes les horreurs
et les injustices du monde auquel vous croyez. Ne soyez pas comme un général
à cheval devant son armée mais comme un déserteur s’échappant derrière elle.
Ne soyez pas comme un tigre endormi mais comme un porc pataugeant dans l’immondice
humain, tout ceci étant des “ossements puants” comme disait Houei
Neng. Le Soi ne dépend pas de la pureté apparente
et si vous ne répugnez pas au répugnant, quelle impression inoubliable ! Au
bout d’un moment le stress tout content de n’être pas combattu
vous envahira peu à peu. Observez-le dans votre avachissement naturel sans
loucher sur le bout de votre nez. Ne nettoyez surtout pas votre intérieur,
ce serait comme astiquer une brique pour en faire un miroir. Laissez poussières
et scories, la crasse étant aussi réelle que le corps qui l’attire : moins
vous serez présentable, plus vous serez spontané... À la place de récitations,
répétitions de mantras ou autres litanies, vous pouvez, si
cela vient tout seul, bâiller, roter, péter (la grossièreté n’étant pas vulgaire,
seul l’est parfois la foule : vulgus). Un mantra détourné peut-être efficace comme tout ce qui est
détourné des conventions, pour ne pas prendre au sérieux les affaires du monde.
Par exemple au lieu de ressasser les fameuses syllabes salvatrices : « om
mani padme hum » vous pouvez chanter « O.M.
! Allez l’O.M. ! » même si vous n’aimez pas
le football ni l’Olympique de Marseille dont la
devise est “droit au but” puisque vous n’êtes pas “droit” et qu’il n’y a pas
de “but”. Durant les exercices j’ai oublié de signaler qu’il est conseillé
d’être plusieurs, le fou-rire libérateur pouvant
surgir aisément en observant les autres pratiquants de ce non-yoga
et en songeant à vos anciennes et sérieuses positions connues et reconnues
même si elles ne vous avaient pas ouvert à la Connaissance. Si, malgré tout,
votre sérieux demeure inébranlable à force d’être identifié à votre corps
répétez par exemple comme mantra : « Dieu n’est que concept, Dieu
n’est que contamination » jusqu’à ce que vous ayez évacué ce concept
dominateur et réducteur comme tous les autres. Plutôt que de visualiser un
“mandala”, contemplez une pancarte blanche,
ultime revendication quand il n’y a plus rien à réclamer. Ne disciplinez ni
votre corps ni votre mental, que votre volonté ne se fasse pas... Plus vous
serez relâché ou perturbé, plus vous observerez cette lassitude ou cette agitation
et plus votre mental aura tendance à s’apaiser de lui-même sans que vous ayez
à faire d’efforts. Le moindre de l’objet s’estompera peut-être. Le sans-effort (anabhoga) n’écarte rien, il ne choisit donc
pas le mieux ou le moins bon qui ne sont que projections mentales. Ne fixez
pas votre attention mais soyez attentif sans chercher à l’être. Acceptez ce
qui est considéré comme des “mauvaises pensées” (le mental est à l’origine
des “bonnes” comme des “mauvaises” pensées) si elles pouvaient neutraliser
les bonnes et réciproquement, que resterait-il ? Enfin inutile de vous réfréner
d’éjaculer si cela venait même le yogi ithyphallique Brug-pa
Kun-legs qui illuminait vierges et nonnes par pénétration,
laissa échapper maintes fois sa “goutte de gnose”...
Après de tels exercices vous êtes vraiment
certain de n’avoir acquis aucun pouvoir dans votre cheminement spirituel où
le “moi” n’a pas été renforcé puisque la force n’a pas été employée. Si vous
vous sentez “pire” qu’avant la pratique de ces techniques, tant mieux, c’est
en touchant rapidement le fond que l’on peut s’en sortir. Tout obstacle est
un bienfait, toute faute est révélatrice : plus vous serez insatisfait et
mieux ce sera. Moins vous deviendrez des techniciens contentés et plus vous
serez pénétré d’inconnaissance. Bien entendu, si vous ne faites pas ces exercices
ce ne sera pas plus mal, ne vous avais-je pas dit de faire le contraire de
ce que l’on vous dit ? Ne cherchez donc rien : c’est la recherche la
plus efficiente. Plus vous serez persévérant plus vous serez attachés à cette
persévérance. Le découragement est même avantageux : il n’y a pas de “techniques
d’Éveil” et la quête dite spirituelle renforce bien
souvent l’ego monstrueux mais rusé. Sans planches de salut, plus de poules-aux-œufs-d’or : la Voie passe aussi par la “mauvaise
passe”... Il ne vous reste qu’à rouler dans “les ravins et les fossés” et
mourir sans sépulture. Peut-être qu’alors votre vraie nature se révélera un
peu comme la paire de lunettes sur les yeux de celui ou celle qui la cherche
partout sans la voir...
À notre époque de pollutions auditives,
visuelles, mentales etc.
lorsque la propagande du matraquage publicitaire fonctionne sans que l’on
s’en doute, l’antiphrase peut, au niveau de l’écriture, être parfois aussi
bouleversante qu’un paradoxe. Quand un mot est détourné de son sens habituel
signifiant même le contraire de ce qui semble être dit cette contre-logique, ce contre-langage
sont séditieux dans la mesure où ils égarent la logique de la raison de notre
“condition humaine”. L’antiphrase dit le contraire de ce qu’elle pense et
prend la pensée à contre-pied comme un dribble de Kopa ou Waddle.
La peur des poisons est encore celle
de la personne qui veut se sécuriser mais le poison doit être assumé pour
être dépassé. Rimbaud proposait que le poète se fasse voyant par un long “dérèglement
de tous les sens” en épuisant en lui tous les poisons de notre époque. Pour
aborder à l’inconnu, le voleur de Feu n’a pas peur de la folie pendant que
les Dix-mille-êtres oscillent entre aise et malaise dans l’instabilité
de l’existence. Peut-on dépasser les formes tout en s’enfonçant dans l’image
? Les images ne se déroulent-elles pas à leur rythme si on les laisse choir
? Même le septuagénaire maître Zen Ikkyû aimait
“comme une bête” et se fichait du qu’en-dira-t-on, préférant le coup de rein
féminin à la névrose religieuse...
Le Tantrisme, enseignement secret de
la délivrance (moksha) pour la jouissance (bhoga) correspond aussi, paradoxalement à notre époque de faillite des
religions et de tous les rites vidés de leur efficacité magique dans le flux
et reflux de l’énergie et des cycles. La remise en question des limites dérange
législateurs et condamnateurs c’est-à-dire les producteurs, les produits d’un
monde aseptisé et enfermé dans des règlements bornés. C’est pourquoi l’ivresse
(licite ou illicite) insistant au changement d’état sinon à la désidentification, peut être une façon, dangereuse certes
mais pour “qui” et pour “quoi”, de faire exploser cadre et code. Ce qu’expriment
de nombreux tantras dissolvants : « Buvant, puis buvant
encore, tombant à terre et se relevant pour boire, c’est ainsi qu’on atteint
à la libération ». D’ailleurs dès l’époque védique le jus de la plante
“soma” était utilisé
non seulement au cours de sacrifices mais comme une sorte de transsubstantiation
de l’objet.
Cette voie “sèche” ou “ultra-sèche” dirait-on en Alchimie permet de ne pas résister
au “mal” ou ce qui est considéré comme tel mais de tout accepter en demeurant
attentif aux dislocations des formes. Il n’y a pas de raison foncièrement
métaphysique à la suprématie d’un saint Paul sur le Marquis de Sade par exemple.
Le renversement des valeurs assure leur transfiguration. La “mauvaise conduite”
devient bonne et toute jouissance est réjouissance. « Le plaisir que
donnent l’alcool, la viande, les femmes, c’est délivrance pour ceux qui savent,
péché mortel pour les non-initiés (...). Il n’est injonction ni prohibition,
sainteté ni péché mortel, ciel ni enfer pour les adeptes du Kula ». (Kulânavatantra IX). D’ailleurs Abhinavagupta ne dit-il pas
: « Au moment de pénétrer dans la Réalité suprême, on considère comme
un moyen tout ce qui se trouve à portée, fût-ce licite ou illicite ; parce
que, d’après le système Trika, on ne doit alors
se soumettre à aucune restriction ». (Tantraloka IV).
En tout cas ne faudrait-il pas profiter
de moments opportuns sinon privilégiés ou prédestinés pour être saisi par
la grâce, la chance absolue car indéterminée, lorsque les images se retirent
paradoxalement suivant notre approche, notre saisie du monde ? Alors percevrons-nous
ce que révèle la désignifiance du monde, en un retournement
de sens où tout le visible puise dans l’invisible...
Par exemple le moment où l’on éprouve
plusieurs élans contraires ou quand le psychisme se fatigue, s’essouffle et
défaille, ou bien encore lorsqu’une poussée d’effusion de sens découvre les
fragiles limites de la raison raisonnante et raisonnée véritablement arraisonnée
par une percée à travers la superposition des choses... Même si la nature
du sujet demeure voilée. Il n’y a pas de mauvaise décrispation et chaque moment
vacant nous retire de l’abrutissement. Même la lassitude en entamant la personne
freine le galop du cheval fou, de la dépravation de l’affairisme qui a peur de vivre au jour le jour et qui jamais ne parasitera
le monde. Une épave désillusionnée, au moins, vogue au fil de l’eau et il
suffirait de peu que cet abandon soit libérateur...
Il n’y a rien à cultiver, rien à apporter,
rien à enlever. Par la méditation spontanée, sans objet ni concentration,
s’évacue le processus des pensées, des images et donc des limites. Le vide
n’est pas à remplir et la contemplation naturelle ne supporte ni horaires
ni postures, définitions et prescriptions. Mais tout comme le jouisseur doit
assumer sa jouissance (et vice-versa) de même celui qui aime bien pratiquer
doit assumer son exercice and so on... Il est préférable
que la “méditation” (sans rien à méditer) sollicite et saisisse le méditant
à son insu plutôt que celui-ci entreprenne de s’embarquer sur un tel bateau...
mais à chacun son rafiot, pardon, son approche. Bien sûr, il y a de quoi regretter
que de tels instants impromptus soient si rares mais ne vaut-il pas mieux
laisser de tels regrets à ceux qui font pénitence ou qui portent le deuil
?
Puiser dans l’inférieur les motivations
du supérieur ne sert à rien tout comme chercher le vrai sans remarquer le
faux. Toute forme se détruit, s’auto-détruit, de
par son irréalité même. Aussi l’image enferme son imagerie, son illusion à
pressentir sur le champ... En quoi pourrait-elle faire peur ? Sinon pour la
survie du corps, du corps de douleur tant que l’on est empêtré dans les formes.
Quand on souffle dans un bambou pour attiser le feu on ne touche pas les flammes
avec pour que le bambou ne brûle pas mais si la maison est en feu on ne songe
plus au bambou...
Pratiquer toutes les pratiques revient
à ne pas pratiquer car s’activer, s’approprier, ne fait pas transcender la
pratique. Pour Manjusrî l’abstention de toute pratique
est la “pratique correcte” — ce qui évite la différenciation abusive entre
ce qui est “correct” et ce qui ne l’est pas. Vivre selon la Voie est une non-pratique : la Voie unique c’est qu’il n’y a pas de voie,
le reste étant attrape-nigauds, attrape-bigots...
La véritable pratique ne se sait pas pratique. Sans sonnerie ni service d’ordre
tout se déroule naturellement dans un ordinaire qui n’a rien d’extraordinaire
puisque c’est l’extraordinaire qui est devenu ordinaire... Sans macérer dans
les macérations, vivre constamment avec la question de l’Éveil
est déjà beaucoup. Sans quiétude ni inquiétude, il y a des mots de trépas,
celui de Rabelais prononcé avant de mourir mérite d’être cité : « Tirez-les
rideaux, la farce est jouée ! ». Ainsi s’est-il tiré du vaste dortoir
mondain où d’autres ont sombré...
N’est-il pas dit que “gâteau” est la
parole qui transcende Bouddha et patriarche ? Bien sûr il ne s’agit pas de
se goinfrer de gâteaux, encore est-il qu’il ne faudrait pas en avoir peur,
plutôt entrevoir qu’aucun mot n’a en lui-même plus de valeur qu’un autre et
surtout qu’il vaut mieux voir sa nature propre par un “gâteau” que d’adorer
sempiternellement Bouddha et patriarches... Ne vaut-il pas mieux retourner
à l’Un grâce à un étron que d’éprouver une séparation dans
sa vénération au Bouddha ? Ce qui est soumis et content de l’être ne stagnera-t-il
pas dans sa sécurité ? Combien d’ânes à la poursuite de carottes ? La “volonté”
de Libération n’est-elle pas le pire des attachements ? Reste l’approche jubilatoire
d’une société où l’on ne sait pas prononcer “le mot pour rire” susceptible
de faire éclater les formes...
L’humour n’est pas une “pratique” moins
conséquente et salutaire qu’une autre. Humour assez noir lorsque Houei Neng lance aux assidus de
la posture assise :
« Depuis la naissance assis, pas
couché
À partir de la mort couché, pas assis
Ce sont en fait des ossements puants »
Peut-être que le comble de l’humour noir
fut que la position assise “zazen” perdura même en dehors de la branche
Soto influencée par la graduelle École du Nord... Mais ne serait-il
pas décisif de voir son cadavre flotter au fil de l’eau tout en admettant
qu’avec tous les os qu’ils recèlent, les cimetières pourraient faire de bons
chenils ?
L’humour par l’absurde ne peut que répondre
à l’absurdité de ce que l’on prend pour la réalité. Nous ne pensons pas être
ici-bas pour rire alors qu’il faudrait justement commencer par rire de soi-même
sans rien prendre au sérieux et surtout pas notre petit “moi” pétant parce
que le fait d’être Soi fait rire de soi... Sérieux et sévère ont même étymologie,
ils représentent la norme même de notre imposition dans le monde. Quelqu’un
qui saisit simultanément et instantanément le “pour” et le “contre” de chaque
problème comprend les tenants et les aboutissants avant d’éclater de rire
face au dérisoire de ces données. Et le rire peut redoubler pour celui ou
celle qui rit du rire... à en mourir comme l’on
dit. Humour de la magie illusoire des choses, humour de la naissance et de
la mort, humour de l’hypocrisie et de l’orgueil du moi... Rire et sourire
sont une heureuse pratique. Le rire rompt les amarres et désoriente, ce qui
devrait permettre l’émergence d’une véritable orientation où nulle volonté
n’intervient. À gorge déployée, panse éclatée...
Face à la logique rationnelle, le non-sens
est le sens du non... Quand Harpo Marx fait pivoter
le miroir à double face dans lequel il se regarde, c’est sa nuque qu’il voit
au verso du miroir... En une torsion de la pensée qui se décrispe, ce renversement
des valeurs de la raison péremptoire ne se réfère pas à un simple gag (l’insolite
pouvant être immédiatement récupéré sous l’étiquette “comique” ou “burlesque”)
mais retourne la logique usuelle et machinale qui a trop pris les plis des
convictions et des bienséances de la routine psycho-sociale.
C’est pour cela que nous avons perdu
le sens de l’étonnement, de la candeur et que nous sommes sans le savoir vraiment
fermé à l’inattendu et bien entendu à l’inconcevable.
Éluder le plausible c’est se préserver de l’habitude conditionnée, c’est vivre
l’ordinaire d’un point de vue singulier. Par les boniments des bateleurs de
foire politicienne, religieuse, professionnelle ou autre, se conservent, se
consolident et se défendent les termes réalisés du paraître dans un monde
où l’idéal, le but, garantissent une mortalité artificielle cuirassant chaque
individu sans sourire intérieur. Le familier et le familial conditionnent
nos réactions sans démonter les rouages des fonctions dans une société qui
a si bien intoxiqué ses “citoyens”. Nous sommes loin
de “la Révélation du Rire” selon René Daumal et pourtant il y a de quoi rire...
Le non-sens est l’art de retourner le
sens et de voir toute chose à l’envers, à l’image de celui ou de celle qui
regarde la tête en bas, entre ses jambes, en une perspective renversée. Le
non-sens subvertit le sens commun et ce déséquilibre débride ce qui est lié,
déplace, déclasse et décale le sens des réalités. Le “paresseux” des savanes
vit tout le temps la tête en bas... Le non-sens ou sens du non est donc une
façon de déshonorer ce qui n’avait pas à être honoré : la logique classique
qui consolide le mental. Du “couteau sans lame auquel manque le manche” selon
Lichtemberg, à la sandale que se pose sur la tête le moine
Zen se dissolvent tous les points de repères et se déboîte l’ordre
artificiel des choses. Bien sûr la “pataphysique” de Jarry n’a éveillé personne
mais l’on peut en dire autant de bien de Maîtres spirituels...
Pour les pitres de l’absolu, inadéquats
à la société, le “bon sens” n’est pas bon. En éprouvant le haut du bas ils
perçoivent la hauteur de la profondeur et la méta-physique
dans leur physique même. “Fous de Dieu” ou “Fous du Soi” ils sautent du train
de vie aux nombreux wagons et atterrissent en souplesse, flottant au ciel,
les pieds sur terre... Quand s’éteignent alors les différences et les accidents,
au moyeu vide et immobile de la roue qui tourne animée par ce principe central,
au cœur de tous les cœurs... dans la saveur d’une bouffée de pureté où tous
les fragments désarticulés s’unifieraient en une paix retrouvée : le “Je Suis”
du “je ne suis pas cela”.
À contre-jour s’étend la nuit blafarde,
à contre-nuit surgit le jour diffus. En songeant
à Leylâ, Majnûn écrit
dans un poème que « le mal d’aimer est sans recours »... Si les
mots blessaient son corps, ne pourrait-on pas lire sur sa chair ces mots qui
lui ont fait mal tandis que son âme « fond goutte à goutte » ?
Sans emploi du temps, sans prévoir ni
programmer ni spéculer sur un avenir qui n’existe pas, le poète fait peur
à la cité de Platon, aux normes et aux contraintes des boulimiques organisations
bureaucratiques. S’esquivant, il se livre à ce qui le délivre, sans pour cela
être certain de rien. Exilé d’un séjour sans sursis, proscrit du mental-social, irrécupérable car inaliénable, n’est-il pas
un de ceux qui pourraient allumer la mèche de la catastrophe du monde, démantelant
la raison et retournant la situation ?
Entre les poissons du ciel et les oiseaux
du lac, le poète ou l’artiste, ce qui revient au même, prend son essor dans
la tourmente, sur le point d’être et sans toujours y parvenir. Éloigné de
la crainte du lendemain et des comptes à rendre, il connaît pourtant le mal-aise qui couve sous le bien-aise,
dans l’expérience des extrêmes où le sol se dérobe, mais dans la faille il
perçoit la lassitude du moi qui renonce vite à l’essentiel. Il tente alors
de se glisser à travers cette désespérance pour découvrir un non-monde
qui serait à l’origine de celui-ci. En attendant il éprouve la danse des astres
comme un rituel réactualisant dans son corps certaines sensations qui participent
à l’art de la disparition. Même s’il n’est pas “Réalisé” et s’il échappe à
l’idée fixe de l’Éveil, il se sait la doublure de
ce qu’il n’est pas malgré ceux qui n’admettent pas que le masque n’est pas
l’Être. Il crée comme un sculpteur qui, pour libérer
l’image révélée dans un arbre ou une pierre, taille simplement ce qu’il y
a autour...
Ainsi le poète, l’artiste, “l’homme différencié”,
tentent de découvrir leur nature propre sans s’y atteler afin qu’elle puisse
sortir toute seule de la gangue illusoire dans laquelle elle est cloîtrée.
Mais on ne muselle pas le silence et parfois le peintre s’arrache l’oreille,
le philosophe se jette au cou d’un cheval, le poète se retrouve enfermé dans
des bâtisses spécialisées en décharges électriques...
Roberto Juarroz
dit que « la poésie est la véritable resacralisation
laïque du monde. Et cela bien que le poète sache que son royaume n’est pas
de ce monde ». Afin qu’au-delà des dogmes soit restitué « à la vie
sa transcendance originelle ». Ultime liberté dans les fantasmagories
et les pièges à travers lesquels nous évoluons, prêts à crever l’abcès de
l’emphase, boursouflure de l’ignorance. Pour Ezra Pound « la musique
s’atrophie quand elle s’éloigne trop de la danse, la poésie s’atrophie quand
elle s’éloigne trop de la musique »... La saveur du rythme est d’ordre
biologique, elle ne provient pas du psychisme comme la mélodie. Le musicien
devient musique s’il ne pense pas lorsqu’il joue, sinon il peut perdre le
rythme et ce n’est pas la technique qui sauvera sa retombée dans le moule
des formes.
Le poète, l’artiste, le Philo-Sophe, tentent de percevoir directement l’intemporel
en s’ouvrant au spontané même s’ils échouent, c’est pour cela qu’une œuvre
apparemment profane et qui ne (se) “consacre aux dieux” est pourtant “sacrée”
dans son essence, dans le temple de la nature, l’art s’articulant autour d’instants
“inspirés” par l’Esprit Universel. Serait-ce une
“pratique” moins “spirituelle” que les exercices appris par différents enseignants
religieux même si cette attitude, cette expression poétique, est plus mal
vue surtout lorsqu’elle ne s’embarrasse pas de morales et de coutumes ?...
L’acte d’amour de l’artiste trace une brèche dans la trame des apparences
en un raccourci foudroyant qui peut d’ailleurs le foudroyer quand il découvre
la totalité dans la partie et court-circuite les énergies à travers divers
états d’être, selon les régimes du Feu secret... L’artiste transpose l’existence
dans la vie. En quête d’une métamorphose en sursis ils pressent que la vraie
naissance est toujours à venir.
Parfois, un soir d’été, éclatent des orages sur les montagnes et le ciel du crépuscule
se déchire par de nombreux éclairs. La pluie qui s’abat sur les cimes n’approche
pas et le bourdonnement intensif des grillons susurre en écho au grondement
du tonnerre. Cela ne pourrait être qu’une description romantique, la mesure
battue par l’eau du lavoir, mais alors même que le soleil bascule, s’étendent
des teintes étranges percées par les rayons du couchant. Des ombres bleues
et vertes, couleurs lumineuses en cet instant, jouent en transparences, cristallisant
les miroitements et abolissant les distances. Ce qu’un croyant pourrait prendre
sans doute pour un frémissement divin. Par cette fraîcheur originelle, l’orage
fulgure en plein cœur, de ce cœur qui semble sillonner le ciel... et tout
porte à sentir que le murmure des grillons foudroie les montagnes comme l’éclair
du sourire qui brille au coin des lèvres. Mais la vision s’efface comme si
la vérité se rétractait sous les coups du mental — et le poète prend sa guitare
pour chanter le blues de ce qui lui échappe. Il n’y a plus qu’à tirer la couverture
du ciel sur sa dérisoire petite personne, accessoire d’un jeu dont on ne connaît
pas toutes les données. Il n’y a pas de réponse pour l’homme isolé du Tout.
La rupture
mentale ou le retour au Soi
Le monde tel
qu’il nous apparaît se présente pour nous de la même manière que se rappelle
le passé. Ce que nous regardons autour de nous, ce
que nous croyons voir n’a, au fond, pas plus d’importance que les images du
passé qui nous reviennent en mémoire et que nous imaginons. Ainsi le monde
des apparences est-il le même que celui des souvenirs, autant illusoire l’un
que l’autre... Notre observation périphérique des choses passées (dépassées)
comme à venir (prévisionnelles) s’apparentent d’ailleurs à l’état de rêve...
Quelle en est la consistance ?
Comment échapper
à l’évidence dans le sens le plus pur du terme, c’est-à-dire au vide qui nous
ouvre au fait que le monde n’existe qu’en nous-mêmes bien qu’un occidental,
conditionné à son insu par le principe “la nature a horreur du vide” aura
sans doute plus de mal à saisir l’insaisissable : le vide de la surnature.
Le paradoxe sera qu’il faudra passer par les formes pour, au-delà des formes,
se fondre dans le Sans-forme c’est-à-dire passer
par les images dont l’origine est Sans-image. Ainsi
la parole peut conduire au silence si l’on sait être à l’écoute de l’espace
entre deux sons...
Nous sommes
le jouet du monde et de la mémoire alors que le monde se déploie dans l’imaginaire
et que son apparition se réfère à un jeu magique dont on ne connaît pas toutes
les règles. Nous pressentons qu’il faudrait se jouer du jeu, en un retournement
ludique, se jouer de cette existence qui semble se faire dans l’orgasme et
se défaire dans la déception. L’hallucination collective est telle que, par
le moyen d’autres hallucinations, d’autres ustensiles ou attirail, les chercheurs
de connaissance ont toujours été en quête de moyens, de techniques et de prothèses,
de refuges ou de tremplins, confondant l’apaisement du mental avec sa disparition.
C’est pourquoi la voie progressive est une approche beaucoup plus séduisante
car réconfortante que la voie directe. Bien sûr elle est longue et il s’agit
d’être patient et persévérant mais chaque étape est célébrée, honorée par
un mérite, un titre sinon une auréole, un “grade”, une confirmation en tout cas. Inversement
chaque recul est sanctionné par un remords ou même par une pénalisation :
une pénitence. Rien de tel avec la voie directe où le chercheur demeure toujours
aussi stupide et sans-connaissance qu’à ses “débuts”,
ceci aussi longtemps qu’il n’a pas réalisé l’ Éveil.
Ainsi nous marchons à côté de notre vie
sans nous en rendre compte et plutôt que de se poser la question : « Qu’est-ce
ceci ou cela ? » ne vaudrait-il pas mieux se dire : « Qu’est-ce
qui n’est pas ceci ou cela ? ». C’est une manière de débusquer le faux
sans essayer d’approcher le vrai, le vrai se révélant quand le faux est retiré...
Comment rencontrer ce qui n’est pas là ? Qui parle sans remuer la langue ?
De quel son le monde est-il l’écho ? Lorsque Fou Ta Che
s’exclame : « Quand je passe sur le pont, voyez ! L’eau ne coule pas,
mais c’est le pont qui coule ! »... Nous pouvons dire de même : « Quand
j’attends dans un train à l’arrêt, voyez ! Le train qui nous croise n’avance
pas, c’est nous qui roulons ! »... Quel dommage qu’en de telles occasions
notre raison, notre logique, ne volent pas en éclats.
La réalité n’existe que par le regard
que l’on en a. Ainsi ce qui n’est pas réellement “vu” n’est pas réel. Pas
plus que Dieu, l’Ego et tous les concepts dur-à-cuir. Nous ne sommes que des objets désirant d’autres
objets. En dégonflant les images mentales les réalités truquées s’effondrent.
Les formes matérielles ne sont pas séparées de nous mais procèdent d’impressions
sensorielles qui prolongent notre être intérieur. C’est ainsi que non seulement
le monde est notre miroir mais que nous contenons le monde dont le reflet
extérieur est notre propre représentation.
L’occupation harassante consistant à
poser des bornes au terminus de la pensée permet aux croyants comme aux incroyants
de délimiter les séparations supposées entre le sujet et l’objet, le plus
fort étant que dans cette tâche ces géographes de l’âme voudraient nous convaincre
de la nécessité d’une telle ligne de démarcation, d’un tel cordon sanitaire
secourant la conscience en danger... Pourtant il s’avère que la croyance est
la crédulité du mental par le mental, l’incroyance étant exactement l’inverse...
En arrivant au monde, nous rencontrons
un cadavre. Mais la dépouille du vieil homme tarde à se défaire. De même pour
la mise en congé du mental... Retrousser le reconnaissable c’est mettre à
nu l’apparition sans reprendre haleine et, avec ou sans effraction, surprendre
l’objet... d’un bond d’un seul. Étant entendu que le mental ne peut tuer le
mental, le tout serait de savoir si néanmoins ce mental peut indiquer, sinon
tuer, ce qu’il a fait naître... La question n’est pas de répondre à l’interrogation
: qui est né le premier : l’œuf ou la poule ? Mais qu’est-ce qui permet de
chercher une telle réponse, de rechercher donc quelque chose d’“objectif”...
N’est-ce pas l’objet qui cherche l’objet ? La poule et l’œuf sont en nous,
notre corps aussi.
D’ailleurs le terme “objectif” est un
symptôme révélateur d’incompréhension. Pour la plupart de nos contemporains
et non seulement pour les chercheurs se basant sur la pseudo “observation
scientifique”, être objectif signifie être impartial et détaché des jugements
personnels dans l’espace/temps. Pourtant tout ce qui est “objectif” vient
de l’objet et y retourne. Parce que c’est l’objet qui est cherché et non pas
“l’ultime sujet” comme le disait très bien Jean Klein. Ainsi loin d’être impartiaux
de tels chercheurs sont donc conditionnés et “objectivés” puisqu’imprégnés
du monde des objets... Méfions-nous des mots dont le sens est détourné par
la société, jouons donc plutôt avec eux pour mieux les découvrir en les déshabillant
dans un lent corps à corps évitant toute fascination et bien sûr toute définition.
Même leur nudité d’ordre étymologique doit être dépassé par le jeu qui fait
sourire le mot...
Tout ce qui se présente au sens (êtres
ou choses) est objet. Aussi tout sujet se penchant sur un objet tombe sur
lui et... le devient. D’autres croient que l’admiration envers un Éveillé
suffit... Mais on ne peut objectiver l’instructeur comme on ne peut objectiver
la beauté. Le mental a rompu le charme de l’enchantement naturel c’est pourquoi
nous vivons quotidiennement en “territoire occupé” : le corps occupé par le
mental. Que de subordonnés ! Quand donc jetterons-nous le froc aux orties
et la personne avec l’eau du bain ?
Dieu est un concept aussi vain que les
autres. Au comble du trompe-l’œil “Dieu” est objet à trouver comme l’on ramasse
un mouchoir de poche par terre. S’asseoir sur son nom ou cracher sur lui n’apporte
rien à l’incroyant, à l’anticlérical, par contre une telle action pourrait
être déterminante chez un religieux, un croyant, en rompant avec l’objet de
sa conviction. D’ailleurs si rien n’a été créé, le crachat retrouvera la salive
qu’il n’a jamais quitté... Créateur et création,
bien et mal, sujet et objet, chacun subsiste par rapport à l’autre dans la
dualité catastrophique du mental. Il faudrait que celui-ci se re-tourne (“cata-strophe”) pour renverser la situation. Car s’il n’y a
plus quelqu’un qui perçoit, où sont donc les objets perçus ?
Le seul “péché contre l’Esprit” pour reprendre cette expression si mal comprise me
semble être l’oubli du Soi, de l’Esprit Universel,
ce qui correspond d’ailleurs souvent à la révolte contre le Ciel et le Terre
dans leur symbole métaphysique. Suivre le vent convient mieux que de s’y affronter,
en connaissant le mental par lui-même, en connaissant le connu, une telle
compréhension ne peut être néfaste bien qu’elle ne résolve rien : faudrait
encore connaître le connaisseur. C’est pourquoi préméditer une méditation
peut renforcer le “moi”, l’ego de l’apprenti-méditant comme du “spécialiste”
avec pignon sur rue. Il ne suffit pas de vouloir s’abstraire des tourbillons
du moi pour s’absorber dans une méditation sans méditant. Pour voir le soleil,
inutile d’allumer des ampoules !
Bien sûr, à
priori il y a des lieux favorables, relativement privilégiés, loin de toute
agitation, où le mental peut se calmer si on ne l’alimente pas trop. Mais
généralement cela ne suffit pas : même en retournant le mental vers l’intérieur,
en préparant le terrain en quelque sorte, les objets demeurent dans le monde
que l’on transporte en nous, même hors du monde — apparemment. Ainsi tout
comme la plante est en puissance dans la graine, le monde entier est contenu
dans le mental. Les “fausses notions” plaquées par le mental sur l’Esprit
bloquent le retournement de la vision vers sa source. Nos yeux sont comme
des étoiles, canaux de lumière, si l’on renverse leur regard alors s’intériorise
la vision où tout-un-chacun est uni au cours des
astres. La meilleure réflexion, c’est de ne pas réfléchir. Que le mental soit
comme un miroir reflétant ou ne reflétant pas, qu’importe du moment qu’il
ne déborde pas en conditionnant le sujet. Si ce que l’on
est pas tombe de lui-même devrait rester ce que l’on est... Quoique
l’on voit, c’est nous-même que l’on voit... Le “Déjà-Là” n’a t-il pas toujours été là ?
Du possible au plausible, du plausible
au probable, les situations se succèdent mais tout comme le ciel n’est jamais
le même, aucune situation n’est identique, relativement, à une autre. Le sentiment
du déjà-vu (que les psychologues assurent être une maladie de la mémoire,
appelée “paramnésie”) ne serait-il pas un symptôme d’une discontinuité laissant
filtrer quelque impression dérangeant les surimpressions du monde ? D’une
réalité surgissant inconsidérément dans la pseudo-réalité
des apparences ? Et pourtant dans tous les cas nous sommes toujours dans le
temps, même si les aiguillages de ce dernier se dérèglent tout seul...
En cernant le mental ne pouvons-nous
pas le pousser (et avec lui tous les idéologues !) dans ses derniers retranchements,
dans des impasses où il faudrait le coincer sans qu’il ne s’échappe, étant
entendu que le comble de la ruse du mental est de fournir les instruments
et la façon de le chasser (par exemple l’autosuggestion) ? Mais il nous dira
jamais quel est “le son d’une seule main” car la “baraka” n’est pas prévisible et aucune cérémonie
ou bazar de catéchisme ne pourra la piéger.
Les rivières de la terre rejoignent le
Fleuve céleste... Le bruit de l’eau “pense” pour nous. Cette pensée immédiate
est dans la pensée à son origine. Cette sorte de manifestation de l’absence
en un seul coup échappe aux parasites du mental. L’imaginaire
est pas moins réel que l’apparence quand la puissance de la pensée
concrétise les formes pensées en produisant du visible si l’on peut dire.
Mais il est évident que tout ce qui se rapporte au mental ne peut prétendre
aller au-delà des formes. Or, c’est par l’instrument “mental” que l’on pense
ce qui vient d’être énoncé et si ce n’est pas, bien entendu, par la pensée
que l’on peut se libérer de la pensée, cette libération ne peut donc s’envisager
et ne peut être qu’inattendue !
Dans un conte indien, il est dit qu’il
y avait un arbre au pied duquel se réalisaient toutes les pensées. Un homme
vint à s’asseoir dessous... Ayant faim, il songea à de bons plats et la nourriture
apparut. Puis, pensant à une jolie fille, celle-ci arriva... Mais au comble
du contentement, il se dit : pourvu qu’un tigre ne vienne pas me dévorer !
Immédiatement, le tigre surgit et dévora sa proie... On pourrait ajouter aussi
que l’arbre, l’homme, le tigre et le reste étaient illusoires, que l’illusion
même était illusoire et que tout ceci n’était qu’un rêve évanoui dès que le
rêveur s’Éveille...
Le contemplatif qui ne contemple pas
laisse glisser les pensées afin qu’elles ne puissent se tenir nulle part,
s’exemptant de définir, d’entretenir le mouvement d’enchaînement des pensées,
d’obtenir... Car nous “possédons” ce que possède tout Éveillé, le Soi étant
identique, partout et nulle part. Vouloir éliminer le mental est un peu comme
allumer une lampe en plein jour, le moins ne remplaçant pas le plus, le pis-aller
n’étant que ce qu’il est. Dans le tourbillon incessant des pensées il est
bon de se rendre compte que la pensée de se libérer de la pensée fait partie,
encore, de la pensée, c’est-à-dire du cheval fou du mental. L’impensable ne
se pense pas. C’est pourquoi la Réalisation est immédiate ou n’est pas. Ce
n’est pas “pensée par pensée” que l’on peut se dégager du pensé. Ce n’est
pas non plus en s’efforçant de ne plus penser puisque ne pas vouloir penser
est encore une pensée. Reste l’intuition de l’absence de la pensée à l’intérieur
même de la pensée et son processus. Ce n’est pas par la pensée que l’on change
la pensée mais c’est par le silence intérieur qu’elle peut s’éteindre.
Les mots font défaut pour approcher ce
détachement de la pensée qui alors pense toute seule sans nous faire penser.
Un peu comme dans certains cas de sommeil ou d’ivresse quand la personne est
dégagée de toute mesure. Il s’agit de tordre les mots... poussant le langage
à rendre l’âme. Attentif au sens qui s’échappe des mots. Des mots pourraient
alors s’échapper du Sens. Car, face au Non-manifesté
les pensées perdent pied et l’être avance en marchant à reculons... Étrange
retour de l’étranger.
Plonger dans la source et disparaître...
L’autre rive naît-elle de l’eau ou de notre regard ? Quand donc tout ceci
se dissipera t-il ? Comment prendre le chemin du Retour par où l’on n’est
jamais passé ? La discrimination opère un changement de niveau même si elle
dérange (comme dans l’aspect “quadrature” en Astrologie). Elle incite au détournement
et à la remise en question de nos définitions qui ne sont pas aptes à “retourner”
le faux endroit pour découvrir l’envers du décor. Le Retour (d’Exil...)
s’opère des branches à la racine, inversant le sens habituel des choses relatives
qui vont de l’unité à la multiplicité, l’Être étant
issu du Non-Être. Le “Retour” n’est pas “se retourner pour regarder
son ombre” mais découvrir une liberté inconditionnelle. Se rendre, c’est donner
en retour, c’est se donner au Retour. Le “surrender” se rend à personne et ne se rend nulle
part : il s’abandonne au Retour. Mais l’on n’entre ni ne sort d’une telle
mouvance de désaisissement où l’on renonce à renoncer...
En tombant les feuilles retournent à
la racine de l’arbre disent les chinois tout comme l’être réintègre le Non-Être dont il est issu. Dans le livre “immuable des changements”,
la nature est le “sentiment du Ciel”, la destinée étant la “véritable raison
d’être des choses” : s’y accorder constitue le Retour. Cette révolution circulaire
rend visible l’essence du Ciel et de la Terre si l’être s’écoule dans le courant,
dans le silence de l’aube, avant que commence le chant des oiseaux sur les
franges de l’existence, avant que commence l’identification au corps qui se
réveille d’un sommeil où personne n’était identifié à rien... Puis la personne
se met en place, si elle ne va pas d’un côté, elle va de l’autre mais si elle
ne va ni vers l’un ni vers l’autre tout en ne restant pas en place, où donc
va t-elle ? Retournant à la racine : surprise ! Il n’y a pas de racines...
Daumal rappelle la formule d’un clown
sur la piste de Médrano : « Qu’est-ce
qu’un trou ? » lance t-il à son partenaire. Et d’ajouter : « un
trou, c’est une absence entourée de présence ». Ainsi, tout comme les
“trous noirs” en astronomie capturent toutes les matières, les “trous de mémoire”
engloutissent-ils les pensées et si la personne pouvait se transmuter en un
tel “trou” tout le contenu y disparaîtrait... Dans le trou de mémoire se précipitent
d’un même élan tous les souvenirs en rangs serrés à tel point qu’on ne peut
les discerner ni les trier, cette profusion s’annihilant d’elle même. Alors
peut-on se demander : qui reconnaîtra quoi ?
Il s’avère que la seule mort essentielle
est la mort à quelque “chose”, ce qui permettrait de renaître si je puis dire
à la non-chose, à la no-thing. Mourir ainsi c’est en quelque sorte retourner à l’immuable qui
meut toutes les formes. Mourir c’est la fin d’un monde... À chaque instant
un monde s’éteint tandis qu’un autre apparaît à la surface, passage d’une
façade à l’autre, d’un état à l’autre, chimère succédant à chimère.
Vomissant l’ego, l’issue serait de faire retour de
la périphérie au centre pour se rendre compte qu’en réalité le centre était
“avant” le commencement et que malgré ou par la circularité du temps et de
l’espace, le centre est partout et la perception continue. Connaissant les
six directions il serait fondamental d’approcher la septième où nulle orientation
ne prévaut, ce point central d’où les six directions sont issues et qui rejette
toute position vers un côté ou l’autre “séparé” du centre, ce qui fait prendre
conscience que ce qui est déjà arrivé ne l’a jamais été...
Plus le temps est rempli, plus il nous
emporte par le biais de la croyance en l’acte accompli, de l’action avec acteur,
de l’acteur zélé qui collabore à la production de pensées et d’actes au crédit
du monde. Les sécuritaires “professions de foi” recèlent la pire des grivèleries
: le moi usurpant le Soi (l’Atman, l’Esprit Universel, l’Absolu, appelez
“cela” comme vous voulez...). Cette tricherie consternante refuse le sabotage
de la personne, l’attentat au moi, et l’agonie perdure...
La descente en soi-même peut-elle préluder
à la montée au Soi ? Réceptif au continu, au permanent, à ce qui esquive les
sévices du temps et de l’espace, nous avons rendez-vous avec le Soi, sans
un instant à perdre bien que, seuls, nous attendons “Ce” qui échappe à notre
entendement et qui, levant le camp, prend la clé des champs... Car il est
terrible de se dire : le Soi ce n’est pas pour moi alors que l’on est le Soi,
la nature propre, vibrant de lui-même par lui-même.
Quand le moi fait eau de toutes parts,
même si les rats courent en tout sens et que le capitaine s’accroche à son
navire, il est temps de faire naufrage... Tenter de s’évader de la geôle du
moi fait chavirer la personne (et ses masques) qui n’a
plus le temps de jeter une chaloupe à la mer démontée ou de s’agripper à une
“planche de salut”. Ce ne sont plus les amarres qui sont larguées mais la
galère qui est sabordée pour ne plus être “mené en bateau”. Léo Shaya disait avec pertinence que « le “moi” est au “Soi”
ce qu’est — symboliquement — la vague à la mer ; que les vagues se forment
ou non, l’eau est ce qu’elle est, mais si l’on prive les vagues de l’eau,
qu’en reste-t-il ? ». La mer n’est pas toujours calme, pourquoi le sédatif
devrait-il obséder le chercheur en mal de sérénité ? Entreprise et prospective
ont partie liée : à celui qui n’entreprend pas, nul choc en retour (c’est
au Retour à faire “choc !”) le retour sur soi-même ouvrant au présent.
À force de fatiguer le moi, comment pourrait-il
persister à travers tous les escamotages du Réel sans trop de lassitude ?
Désabusé, n’offrirait-il pas son talon d’Achille à l’Absolu
? Persisterait-il à collaborer avec le monde ? Asservi au roi ou asservi au
moi, quelle différence si le Soi n’est pas reconnu et réalisé ? La discrimination
entre Soi et non-Soi, entre l’inconditionné et le
conditionné, est nécessaire pour fondre dans l’indifférencié.
Ce qui va de soi ne vient pas toujours
du Soi. Pourtant il est des étincelles relatives jaillissant de l’absolu,
des clins d’œil au Regard... Les saisir au vol serait adéquat, sans pour cela
se lancer dans des entreprises qui mettent la vie entre parenthèse. Bien sûr
il y a toutes sortes d’adjuvants techniques qui peuvent même, dans le meilleur
des cas, être utilisés comme un art apaisant le mental, mais une fois passés
ces moments éphémères, mental et pensées réinvestissent les lieux sans que
la personne soit vraiment consciente des pouvoirs qui la manipulent. L’essentiel
(et non l’accidentel) est simple : discriminer radicalement entre “je” et
“Je”, entre le personnel et l’universel, permettant l’introversion du “je”
dans le “Je”. Trouvant le “je” fabricant d’illusions comme d’autres fabriquent
des canons, le saisissant sans “vouloir” prétendre ou s’acharner à le saisir,
sa liquidation en finirait avec cette idée de projection d’un moi nécessaire
à l’existence alors même que durant le sommeil (sans rêve) nous existons sans
(conscience du) corps.
L’un unit le multiple : le Soi est le
vrai, le monde ne l’est pas, or l’univers est le Soi ! Tout est paradoxe au
regard neuf. Que les apparences soient une partie (comme les corps par exemple)
ou plutôt une expression du Soi, cela revient au même. Les choses n’existent
pas en soi... Or, l’attribut « a besoin, pour exister, d’un sujet dans
lequel il existe ». Donc toute chose est l’attribut de l’ultime sujet,
de l’Être réel.
“L’en soi” d’Aristote, “les choses en
soi” de Kant, “le pour soi” de Hegel ou Sartre, ont engendré les philosophies
universitaires pervertissant l’intelligence en perdant la Philo-Sophie,
l’amour de la Sagesse. Il n’en est pas question ici où, dans l’oubli de soi
se révèle le Soi... Ce rappel au Soi étant une sorte d’anamnèse où l’on se
souvient au mieux de son “visage d’avant-naître”,
la nature propre, tseu jan chinois, gnug ma tibétain, sahaja indien
etc., les termes étant sans importance comme le
doigt qui montre la lune...
Le moi n’existe pas en dehors du Soi
alors que le Soi “Est” sans le moi. Car si le Soi embrasse tout, il contient
aussi le moi qui apparaît comme un reflet ou une
expression du Soi, à l’origine. Pour voir le miroir il n’est pas obligatoire
de cesser de voir le reflet, autrement dit, vivre dans les images du monde
n’est pas un obstacle irrémédiable au Sans-affaire.
Pour se tirer d’affaire : Savoir vraiment que l’on ne sait pas c’est déjà
devenir moins borné, moins futile malgré l’ignorance savante qui nous agite.
L’inespéré est une grâce, un cadeau fait au désespoir. Alors il n y a plus
ni espoir ni désespoir, la question ne se pose plus : qui plus Est.
Le “praxinoscope” était une sorte de
lanterne magique qui donnait l’apparence du mouvement par la persistance des
impressions lumineuses sur la rétine. De même l’immuable s’offre à nous sous
l’apparence du mouvement des existences. Sur l’écran de sa conscience rien
n’est obligé d’être projeté. La manifestation se réalise à l’intérieur de
ce qui la manifeste. Comme ce n’est pas par le connu que l’on peut connaître
le non-connu, il n’y a donc pas de solution ni de
réponse à l’interrogation suprême. Mais qui peut répondre à l’évidence foncière
? Le Soi se sait lui-même tout comme le Réel ne dépend que de lui-même ou
que le Tao se règle sur lui-même...
Il est dit dans une Upanisad que l’air contenu dans une cruche se fond dans l’air sans limite
si la cruche se brise. L’espace à l’intérieur du corps est le même que l’espace
à l’extérieur. Ainsi le Soi dans l’apparente dualité qui n’est qu’un Sans-Fond. La “Lumière au-delà du ciel” est aussi en nous,
même si nos surimpressions plaquent l’irréel sur le Réel. De même il est dit
que le reflet du soleil qui miroite dans l’eau d’une jarre se brise. Ainsi
le moi ne peut plus s’identifier à la Conscience.
N’est-ce pas le reflet du soleil qui semble s’agiter alors qu’en réalité c’est
l’eau qui ondule ?
L’habituel rapport trinitaire en l’homme
est “hylique-psychique-pneumatique” (Corps-Âme-Esprit ou Terre-Homme-Ciel).
Si les limites s’estompent et que ce qui est apparu disparaisse, la relation
ne devrait-elle pas se réduire à organique-spirituel,
du corps à l’Esprit et inversement sans en passer
par la Psyché ? Sans cet aspect “psychologique” fabriqué par le mental ? Quand
le profane se reconnaît divin, le sacré n’a plus de raison d’être. Quand il
n’y a plus personne il n’y a plus de psyché ; le corps, forme du vide, n’a pas
d’état d’âme ; l’esprit, vide de la forme, non plus et le mouvement apparent
est en réalité le déroulement d’une action dans la situation. Dans nos états
d’être, sans doute obscurs, apparaît un sentiment quasi biologique qui proviendrait
du physique sans être créé et consolidé par le psychisme et qui serait une
sensation dont la saveur est sentiment au-delà de toute sensiblerie psychologique.
Par exemple le sexe est d’ordre organique, paradoxalement même la jalousie
est souvent d’ordre biologique, mais l’humain éprouve de la pudeur c’est-à-dire
de la honte et la psychologie (à travers l’éducation) s’est emparée de la
sexualité. Les animaux sont beaucoup plus ajustés aux situations et au fond
une sexualité “bestiale” nous libérerait de bien de concepts et d’obstacles.
Le soleil tente de percer quelques nuages
blancs... Au fond de la vallée des cloches résonnent... Au-dessous le cri
d’une corneille... C’est comme si chaque élément pénétrait l’autre et que
la corneille tente de s’échapper de ma cage thoracique. Mais sitôt objectivées
ces pensées font galoper le mental et désunissent les parties de la totalité.
Assis dans ce fauteuil, en ce nid de verdure où grincent les grillons émerge
une contemplation sans objet ni raison, sans dénomination ni intention. Dans
la légèreté de ton, la légèreté de son, écoutant l’invariant dans les intervalles,
dans le vide qui entrecoupe le plein... Comme si ces brèves ouvertures trop
étroites étaient des brèches dans l’épaisseur déployée où l’impermanence recouvre
la permanence. Il suffit de le remarquer sans même l’expliquer en de discursives
paroles pour que tout redevienne comme avant, la psyché s’étant imposée sans que l’on s’en rende vraiment compte. La séparation
demeurait donc encore entre sujet et objet même si elle était estompée. D’ailleurs
le support du corps n’avait pas été profondément ébranlé par un tel choc qui
devrait avoir une répercussion biologique. Que le déclic se fasse par des
claques ou pas, ce qui survient à l’improviste n’est pas prévisible. Que le
toit de la maison vole en éclat ! Que le fond du seau se perce ! Alors le
moi sera de trop...
Mais comment aller plus loin, au-delà
de “l’expérience” sans parler de ce que l’on ne connaît pas ? “L’éveil” fut
pour moi, et durant une demie heure seulement, une fulgurance hors limite
impossible à décrire et où ce qui ne se représente pas se présente à vous-mêmes.
Comment “dire” un espace ou rien n’est séparé ? Un espace dans lequel un geste
ou un son vous traverse sans être arrêté par qui que ce soit. Sans obstacle
ni corps indépendant c’est la globalité qui vous submerge et les oiseaux chantent
dans votre cage thoracique. La vue se noie dans la claire vision et tout se
dissout, même le cadavre de l’œil...
Après cet éclairement absolu et ahurissant
où, en quelque sorte, on vit les pulsations de l’univers, le retour à la triste
habitude de l’existence séparée de son essence est tout à fait terrifiant.
Votre corps bouleversé et glacé retombe dans ce qu’il était et vous redevenez
aussi con qu’avant, avec un dehors et un dedans, noyé à présent dans le monde
des endormis tombant dans le panneau des apparences tandis que le sol ne se
dérobe plus sous vos pieds...
Lao Tseu, parti
vers l’Ouest, rencontre Gautama
le Bouddha qui part à l’Est... « Ne nous sommes
nous pas déjà rencontrés dans l’Himalaya ? » dit l’un... « Je n’y
suis jamais allé » dit l’autre... « Moi non plus, c’était donc deux
autres »...
RIEN À
FAIRE
Qui emploiera les mots n’aura que la
peau de Boddhidharma. Qui croira que l’Éveil est éphémère n’aura que la chair. Qui saisira la vacuité
du monde n’aura que les os. Qui demeurera silencieux aura la moelle...
L’éloquence du silence est sans grandiloquence,
c’est le summum de la voie directe qui ne s’explique ni ne se définit mais
fait “tilt”. Le silence est sans doute le moyen le plus juste pour ouvrir
à... personne, c’est-à-dire qu’il n’y a personne d’enchaîné et personne de
délivré. La mort, c’est la personne : la mort en personne de l’inexistant
qui existe.
Bien dormir, c’est bien mourir. Cet exercice
“naturel”, nécessité à laquelle on ne peut échapper, se termine au réveil,
quand le mental se rapplique pour appliquer ses vieux schémas. Pourtant le
“moi” était mort durant le sommeil profond et silencieux, sans que personne
n’ait été conscient de quoi que ce soit. Auparavant, entre veille et sommeil,
des soubresauts représentaient les brusques sursauts dans les relations entre
l’âme et le corps. Au fond, si l’on se sent rêvé comment aurait-on encore
peur des dangers à affronter ? Si l’on se sent vivre dans ce grand rêve qu’est
la vie, pourquoi aurait-on peur ?
Il n’y a pas à fabriquer “un autre espace
mental” mais à décrocher du mental pour accueillir la présence de l’impossible,
l’inespéré déconcertant, le Qui-sait ? prélude à l’éblouissement qui n’est pas de l’ordre du divertissement.
Ce qui préfigure la non-figure s’apparente à une
réminiscence où la durée et l’étendue se fractionnent et se désagrègent relativement.
Notre temps n’est pas de ce monde car il ne lui appartient pas. Mais nous
rêvons d’un sommeil sans rêves malgré les ronflements du sommeil du corps.
Est-ce ce “sommeil de l’esprit” dont parlait Daumal ?
Dans les montagnes, par les nuits sans
lune, les lumières des habitations se confondent avec les lumières des étoiles...
Où donc se trouve l’horizon ? Jusqu’où reculent les bornes de la raison ?
Là où l’on ne se déguise pas, où l’on ne se presse pas, quand la nuit se déchire
par l’éclair du Voir... Voir sans regarder ce qu’il n’y a rien à voir : ce
qui brille par soi-même.
Notre regard courant, commun, viole la
réalité absolue par la négation et le mépris parce qu’il ne la voit pas. N’est-ce
pas la pire gifle à recevoir ? Seulement c’est celui qui gifle qui reçoit
la gifle puisque personne n’a “en réalité” été giflé, violé, méprisé... Alors
que nous imaginons ce que l’on voit il serait bon de s’apercevoir ce qui fait
que le regard regarde : ce n’est pas celui ou celle qui regarde, c’est la
Vue qui ne sépare pas. Ainsi les astres, la terre et le reste n’existent pas
par eux-mêmes, c’est nous qui les mettons en branle...
Les cinq sens sont issus des cinq Éléments
(l’Enfer, la cinquième “quintessence” de l’insuffisance,
s’apparente au mental) mais n’existent que grâce à ce qui n’existe pas et
hors de quoi rien n’existe. Ce qui peut se pressentir, par inférence aussi
bien, même par ceux ou celles qui ne l’ont pas réalisé à travers tout leur
être (“Être” qui est le même pour tous, que la tradition nomme “Homme Universel”)
sinon personne ne s’entrouvrirait à une perspective non-duelle.
Parfois un oiseau des nuées peut faire signe et déchirer le voile de l’illusion,
c’est alors la sortie hors du rêve. Ne pas s’identifier à notre support de
surimpositions, de surimpressions, ne pas s’identifier aux objets des sens
même si l’on en jouit... nous le savons, et pourtant.
Ouvrons l’œil (et le bon...). Sans la
lumière l’œil ne voit pas, telle est sa vision des ténèbres. Sans la Réalisation,
l’humain ne sait pas, tel est son savoir. La connaissance est non-connaissance quand on voit sans se rendre compte que l’on
voit. Loin de s’opposer ou même de se compléter, les contraires s’annulent
avec le rien comme reste. Depuis toujours notre “regard” est parfait mais
les croyances nous font loucher... Si le regard du soleil nous atteint instantanément
au point même de nous brûler, pourquoi n’en serait-il pas de même avec notre
propre regard ?
Il était une fois un moine demandant
à un maître Tch’an : « Lorsqu’il n’y a ni “moi” ni “vous”, le Tao est-il vu ? ». Ce à quoi le maître répondit : « Quand
il n’y a ni “moi” ni “vous” qui donc est là pour voir ? »... Lorsque
Diogène cherchait “un homme” dans la foule, en plein midi, avec une lanterne
à la main, il provoquait l’ignorance du vulgaire tout comme Nasreddin
prétendant voir dans l’obscurité alors qu’on le voyait dans la rue avec une
lampe à la main ; ce à quoi il répondait que c’était seulement pour empêcher
les autres de le heurter...
La lune se réfléchit dans l’eau. Le poète
s’en empare. Où est-elle ? On ne peut que prononcer un non-lieu face au non-où... Les nuages flottent et s’accrochent aux cimes. Ces
nuées d’orages sont-elles les ailes des montagnes qu’Indra avait coupé
? « La foudre pilote l’univers » disait Héraclite... Le soleil sort
des nuages comme la lumière de l’obscur et le sang du soleil bat dans le cœur.
La véritable discrimination s’opère entre
ce qui est réel et ce qui ne l’est pas, or pour la plupart des gens ce qui
est “réel”, c’est justement ce qui ne l’est pas ! Tout comme il ne faut pas
croire que c’est la lune qui éclaire plus ou moins la nuit alors qu’elle transmet
en fait la lumière du soleil. D’ailleurs la lune est au mental (émotivité,
rêverie, sociabilité, instabilité etc.) ce qu’est
le soleil au cœur. Ramana Maharshi disait que le monde est dans le corps et le corps
dans le cœur, au centre, au tréfonds de l’être. Pour Plotin le centre est
en lui-même et chaque point du cercle le contient, « mieux vaut se tenir
au centre » disait Lao Tseu, le Vieux Maître.
Qui a donc vu le monde sans le corps
? L’investigation du réel par celui qui n’investit rien, fait retourner le
mental à sa source, celle qui n’existe pas... Ainsi le mental pourrait disparaître.
Le corps c’est la croix et le mental c’est la bannière, aussi peut-on comprendre
pourquoi une telle existence « c’est la croix et la bannière »...
Pourtant la paix s’étend dans l’Unique “sans” sa
propriété, sans ses possessions.
Les possibilités du Soi se révèlent dans
ses modalités à travers la multiplicité des dix-mille-choses.
Si l’existence de celles-ci semblent être déterminée par cet Esprit Universel,
il est évident que pour l’être vivant totalement le Soi inconditionné, les
contingences deviennent illusoires ou tout au moins ne se présentent plus
comme des contraintes. Ce qui est universel par soi-même : la nature propre
sans nom propre... La manifestation ne contredit pas l’immuable Soi mais l’exprime.
Or, la nature propre n’a rien en propre, elle apparaît quand le moi est évacué dans les lieux d’aisance et les convenances du convenu.
Ce qui devrait faire disparaître les questions au lieu même d’où elle ont surgi. Car la réponse se situe là où se trouve la
question. Il serait adéquat de vivre avec la question sans chercher à toute
force une réponse, laissant faire la semence de la question afin qu’elle germe
d’elle-même. Détaché du fruit de la question, peu importe le temps :
“Ça” peut venir comme ça peut ne pas venir...
Il est un conte soufi présentant un novice
qui cherche à se faire admettre auprès d’un Maître. Un des disciples du Sheikh apprend au novice que s’il parvient à trouver la bonne
réponse à une certaine question le Maître l’acceptera dans mille et un jours...
Le novice chercha longtemps, réussit à trouver une bonne réponse et un messager
du Maître avertit le postulant qu’il pourra recevoir l’enseignement soufi
dans mille et un jours. Le chercheur demanda alors au messager ce qu’il serait
arrivé s’il n’avait pas pu fournir la bonne réponse. « Dans ce cas, tu
aurais été admis immédiatement ! ».
La mécanique mentale a plus d’un tour
dans son sac à malice ou boîte de Pandore, et toutes les anticipations sont
aussi cruelles que les messianismes. C’est comme par inadvertance que le Réel
se tourne soudainement vers nous mais dès qu’il est repéré, le charme est
rompu — sauf pour les Éveillés. Le temps se passe quand on ne pense pas à
lui : la Connaissance devrait se révéler si on ne la cherche pas. Recherchons-nous
désespérément notre lieu-instant de naissance et
notre parenté alors même que nous sommes au courant de notre naissance uniquement
parce qu’on nous l’a dit ? Faut-il croire tout ce qui se dit ? Où commence
et où finit l’imaginaire ? Il ne suffit pas de se libérer d’une matrice en
naissant mais de se libérer de toutes les matrices et donc de toutes les naissances
(pour qu’il y ait “réincarnation” — actuellement à la mode — encore faudrait-il
qu’il ait eu incarnation...). Il est dit que le soleil est la matrice du temps
et de l’année mais ne s’agirait-il pas de réaliser le “temps” comme absolu
pour que ce temps se dissolve ? Bien sûr cette éternité, hors du temps, demeure
à l’état de mot tant qu’elle n’est pas réellement vécue. L’omniprésence abolit
passé et futur. Pourquoi vouloir connaître l’avenir si l’on ne connaît pas
vraiment le présent ? Et le présent ressenti ne dissoudrait-il pas le passé
à venir ?
Mieux vaut “précéder le Ciel” que le
suivre, je veux dire partir de l’absolu et non du relatif... Seulement voilà,
comment les ignares que nous sommes peuvent-ils partir de l’absolu alors qu’ils
se sentent évoluer dans le relatif ? diront les logiciens
ou autres stéréotypés de la pensée. N’est-il pas possible de pressentir que
ce qui s’est déroulé est le germe de ce qui se déroula et que depuis longtemps
ce qui se déroulera s’est déjà déroulé ? Tandis que ce qui, présentement,
se déroule est plus important que ce qui s’est déroulé ou se déroulera...
Le rythme du voyage rompt avec les habitudes
et déphase la personne bien qu’elle demeure encore séparée. Mais la rupture
de ton linéaire peut provoquer des décalages favorables à la prise de conscience.
Ainsi le voyageur de retour d’un long voyage se sent souvent tiraillé entre
deux élans : le sentiment d’être parti plus longtemps que le temps chronologique
(puisqu’il a vécu un maximum de choses en un minimum de temps) et le pressentiment
qu’en réalité il n’est jamais parti...
Rien à expliquer : la Connaissance ne
peut venir que du dedans... Il n’y a pas d’objet de Connaissance. Ni extérieur
ni intérieur quand le dehors est dedans. La découverte de sa fausse identité
fait du voyageur le voyage même. Cette liberté d’être sym-bolise,
va avec, lorsque “l’extérieur” est vécu comme une extension de “l’intérieur”
à tel point qu’il n’y a plus séparation dia-bolique
“Pan” signifie “tout” et c’est pour cela que Pan est le dieu des troupeaux
et donc de la nature où “tout” se retrouve, la “panique” serait alors la peur
de la mort de Pan, de la fin du “Tout”, de l’Unité.
Dans l’interdépendance des causes, il n’y a plus de causes. Tout est relié
et tout se neutralise dans l’unité au regard de l’absolu qui néanmoins nous
échappe. Tandis que rien ne nous est extérieur, cet extérieur qui nous induit
en erreur.
Là où des contraires co-existent, à l’image
de l’existence et de la non-existence, il n’y a plus de naissance dans la
co-naissance. Et si rien n’est jamais né, rien ne peut mourir : sans commencement
ni fin, chaque être est à lui-même sa propre lumière. La Connaissance ne peut
venir que de la Connaissance elle-même. Non seulement plus on fait d’efforts
plus on s’en éloigne mais pour beaucoup d’acharnés leurs “expériences mystiques”
se révèlent des pièges d’orgueil où l’ego se prélasse. Séduisante
est la voie graduelle qu’affectionnent les assoiffés “d’expériences” où l’on
peut se croire “arrivé” plus loin ou plus haut qu’un autre. Certains vont
même jusqu’à croire à un Éveil interrompu, un Éveil discontinu satisfaisant
les espérances de leurs personnes. Mais ce qui est transitoire est “l’extérieur”,
projections du mental, de l’idéal, et les “absorptions” provisoires n’y échappent
pas. On comprend mieux les rivalités parfois meurtrières de certains disciples
à travers l’histoire des religions...
Rechercher le Soi avec acharnement revient
à objectiver le cherché à tel point qu’il devient l’objet d’une idée fixe
alors qu’il n’est ni-ceci, ni-cela...
À la limite, et ironiquement, mieux vaudrait rechercher... le mental ! En
effet, on s’apercevrait vite que le mental de l’ego n’a pas de réalité. Arrivé “à la dernière
extrémité” il s’agirait de repartir du bon pied, celui qui nous libère de
ce que l’on n’est pas pour devenir ce que l’on est... Avec l’aide de l’ignorance,
et la reconnaître c’est déjà beaucoup, comprenons que désirer quelque chose
ou envier quelqu’un ne mène à rien sinon au manque d’une vie en suspend, entre
parenthèses. Par contre pourquoi ne pas employer cet élan, ce “désir” en le
retournant à sa source ? En désirant non pas ce que l’on ne possède pas mais
ce que l’on a, jusqu’à ce que l’on découvre ce que l’on est ?
Nous ne sommes pas ce qui nous a fait
naître. Le film de l’existence s’enregistre tant que nous participons à l’enregistrement,
les croyances jouant leur rôle d’identification... au rôle. Où étions-nous
avant d’exister ? En nos temps de détresse et d’intolérance, la calvitie de
l’âme soumise ressemble à un aérodrome bloqué par la loi martiale. La contamination
des savoirs infecte tous les domaines et prolifère dans tous les milieux.
Pourtant il ne s’agit pas de dire ce qui n’a pas été dit, mais de favoriser
son dire pour que surgisse ce qui ne peut être dit, ce qui demeure en-deçà de la parole et au-delà du temps, ce qui fait que
l’existence ne se sait pas Vie, hors de toute occupation et préoccupation,
aberrations qui s’écartent de l’essentiel. En exorcisant les apparitions et
sans rien en déduire, s’allègent les événements jusqu’à ce que le Soleil ne
soit plus vu en fractions et qu’une parole s’exprime sans que personne ne
parle.
Malgré le dérisoire des situations, l’angoisse
assaille : D’où venons-nous ? Nous n’y sommes plus. Où allons-nous ? Nous
n’y sommes pas encore. Où sommes-nous ? Nous sommes là sans y être au creux
de ce qui n’existe pas... Alors l’angoisse se tapit, guettant de nouvelles
occasions mais faisant ainsi place nette.
Le ciel descend sur terre, c’est l’instant
propice. Le poète devient voyant et le voyant voit ce à quoi il ne s’attendait
pas... L’indomptée surnature cligne de l’œil et s’échappe, nous délaissant
au moment même où l’on pensait la cerner, laissant la nature dans l’état où
nous l’avions trouvée en entrant...
Le penseur est pensée
mais, hors du temps, l’intuition, pensée sans mots, jaillit de l’inconnu et
ne mène nulle part sinon dans les sous-bois de l’être. Quand s’ouvre le cœur
des choses, la pensée n’a plus de prise mais elle peut s’accrocher aux éclats
de ciel et l’ouverture se referme : quand on se croit sur la “bonne voie”
et que l’on s’y tient, elle débouche sur un cul-de-sac. Dans l’impasse de
la raison il n’y a pas de route à suivre. Il n’y a rien à pourchasser dans
un monde sans mur où l’on accepte, sans rendre compte, la déportation de l’être
vers les territoires non connus de la conscience.
La mort a pris naissance là où la vie
s’est retirée. Mais la Vie est continue sous les phénomènes de ce qui passe
et trépasse... Du visible à l’invisible ne se distingue plus le jour et la
nuit, la vision unitive remplace alors l’escamotage de l’ultime réalité en
acceptation de la démesure de la Vie et de son épanouissement. Tout ce qui
se réalise dans la nature se fait spontanément. Même les “accidents”, résultant
d’une situation donnée, sont spontanés. Le Réel se présente quand personne
ne se le représente... Sans soi-même rien n’existe et vivre sans raison est
la “raison” de la vie.
Par la terre la graine remonte sur la
branche. Par le ciel le fruit redescend sur terre. Revenir au repos... À la
topologie de sa nature propre. Bon, nous sommes au courant. Mais dans l’insaisissable
courant, quel est ce frisson qui nous transporte comme s’il s’agissait du
pressentiment d’un invisible infini ? J’ai entendu le chant des oiseaux, j’ai
respiré le parfum des fleurs et je me suis douté qu’il se passait ce qui ne
passe pas.
C’est toujours l’oiseau le plus proche
qui répond, s’ensuit toute une conversation sifflée où le son l’emporte sur
le sens mais où le sens suggère que l’inattendu devient inévitable lorsque
les bruits de la nature semblent providentiels. Il pleut du soleil. À chaque
rayon perlent les gouttes d’une douce bruine tandis que l’on guette l’arc-en-ciel :
l’écharpe d’Iris. Chaque matin en se réveillant
nous passons d’un rêve à l’autre, du blanc de l’hiver au vert de l’été, mais
les fleurs de l’espace, elles, ne se fanent jamais.
L’aurore unit la nuit au jour et le crépuscule
le jour à la nuit en une alchimie naturelle banalisée par les habitudes. Quand
l’ombre de chacun se confond dans l’obscur plus que l’obscur, la poésie est
à l’aurore ce qu’est la mystique au crépuscule puisque la première passe de
l’invisible au visible tandis que la seconde passe de l’invisible à l’invisible
— dixit Jean Carteret qui remarquait la parole poétique passant du silence
au verbe alors que la mystique passe du verbe au silence. Il faudrait en tout
cas « découvrir le jardin par l’intérieur des fleurs »...
En prenant les choses comme elles viennent
il ne s’agit pas de se laisser aller avec opportunisme mais de rester attentif
dans la mouvance du monde. C’est une certaine façon de percevoir en mettant
sa personne entre parenthèses. Percevoir chaque élément du puzzle sans se
dire que c’est telle chose et pas telle autre, prendre d’où cela vient sans
chercher le pourquoi ni le comment... Rien de plus fragile qu’une personne
sans emploi : « rien à faire » se dit-elle, assaillie par l’inquiétude
quand se profile l’insidieux ennui ou le perplexe désappointement...
Le loisir est à l’oisif ce qu’est l’ennui
au paresseux. Mais l’ennui est odieux alors que le loisir se permet d’être.
Le loisir part du licenciement et arrive à la licence. Le rapport qu’il a
avec la liberté correspond à celui que le paresseux entretient avec l’apathie
qui, elle, part de l’insensibilité aux émotions du “pathos” pour arriver à
l’insensibilité des passions, donc l’impuissance. L’oisif et le paresseux
vivent le délassement mais l’oisif aime mieux l’enlassement
que le paresseux, souvent fatigué, tandis que l’oisif est parfois las. Car
le paresseux est désœuvré pendant que l’oisif œuvre à sa manière, musardant
et flânant comme un vagabond (ce qui correspond au titre du premier chapitre
de Tchouang Tseu, littéralement “flâner/au/loin/voyage”).
Le paresseux, lui, stationne avec mollesse en une sorte d’inertie qui n’a
rien à voir avec la détente de l’oisif. Tous deux se relâchent mais l’oisif
est plutôt alangui alors que le paresseux se démoralise. Ainsi l’oisif est
toujours dégourdi malgré son indolence, au contraire, nous pouvons observer
le paresseux tout à tour engourdi, avachi ou endormi... Le paresseux vit le
farniente du fainéant (ne rien faire, à part faire le néant, ce qui n’est
d’ailleurs pas évident) à l’image de l’empoté comme la plante sans aisance
dans un pot. À l’inverse se trouve l’oisif qui se ballade comme dépoté, échappé
du pot de chambre de la société. Bienheureuse oisiveté ! Je risque un apophtegme
: oisif comme un ancien poète chinois...
Dans un monde si pollué que même respirer
s’avère risqué, mieux vaut être propre à rien que sale à tout. Comment le
“rien” de la nature propre pourrait-il être pollué par le “faire” ? Le monde
et ses phénomènes paraissent un habile stratagème qui pervertit insidieusement.
La personne est un masque. Qui démasquera le coupable ? Qui “se” démasquera
? De la personne à la sans-personne par le biais
de la “personne” qui dit « non » (plus de persona, de masques
et de rôles) et qui découvre la négation même de la personne. C’est pourquoi
le bon-à-rien a plus de chance, sinon de grâce,
que le bon-à-tout faire... Le “vaurien” ne vaut rien, telle est sa
qualité d’en-dehors par rapport à la société et à son imagerie : plus il tendra
vers l’en-dehors social, plus il se retrouvera en-dedans
de son être.
Ne rien faire correspond à ne rien être.
Négation du connu, rien-être c’est ne rien vouloir,
ne rien ambitionner, ne rien accaparer, en désamorçant l’avidité, les stratégies
et l’accumulation. Que reste-t-il sinon une “attention sans intention” ? Et
ceci sans rien chasser ni convoiter car la chasse au “moi”, la chasse à l’homme,
serait esquive par le mental, que le terrain soit préparé ou pas. Comment
la voie pourrait-elle avoir des chemins ?
Cambronne l’auteur de la célèbre injure,
reconnut juste avant de mourir : « l’homme n’est rien ». Et la lente
décomposition des corps devrait inciter à se dépouiller de sa dépouille sans
faire appel à la toilette des morts... Dans le cimetière nous ne lisons pas
souvent comme épitaphe : « Ci-gît personne et peut-être rien » (le
doute étant sans doute ici de trop).
Qui meurt souvent meurt vraiment et “complètement”...
“All to nothing”.Tout vers rien (vacuité) ou tout pour
rien (gratuité) étant entendu que ce rien est sans-chose
: no thing. Et sans personne : no one. Mais aussi “rien”, étymologiquement, vient de “chose” (rem) ainsi que “réel”, “réalité” ou...
le rien à réaliser ! Rien et réel sont donc une tautologie dans les termes.
Quelqu’un veut toujours avoir quelque
chose alors que toute chose n’est rien, rien de rien. C’est l’homme de Sophocle
: « ayant tous les chemins, sans chemin il marche vers rien ». À
court d’objet surgit l’allégresse hors des choses... Ce n’est pas la réalité
qui est illusoire mais l’interprétation que l’on en fait. « Y’a rien
à faire » disait Jean Klein au cours d’un séminaire. Ce qui déconcerte
et décontenance... Le tout est sans chose, c’est « ce rien qui est tout
dans un tout qui n’est rien » selon la belle expression de René Guénon.
All to nothing because
all is no thing... dirait l’autre — qui est toujours
le même.
Le Rien est à l’image de la jarre trouée
: plus on met, moins il en reste. Tout ce qui rencontre le Rien devient “moins
que rien”... “Mine de rien” le Rien s’étend et les personnes le prennent pour
le mal car elles ont peur du Rien même si elles se disent n’avoir peur de
rien... D’autant plus que le Rien ne s’oppose à rien ! Aussi repoussent-elles
le Rien avec mépris tout en s’agrippant à leurs habitudes quotidiennes, à
leurs opinions étriquées, à leurs préjugés et à leurs énergies dévoyées. Pourtant
le Rien serait un réservoir inépuisable de disparition si nous le laissions
aller son cours...
Ce n’est pas un hasard si “rien” est
en rapport direct avec “réel”, ce Réel qui semble être la pire des choses
puisqu’il n’existe pas... Cependant il est, il est par le Rien qui est son
expression si je puis dire, sa permanence même. Réaliser le Rien reviendrait
à vivre ce que l’on prenait pour l’irréel et ceci sans réaliser de “rébus”
ou de découverte“par les choses”. Le monde impermanent paraîtrait ainsi un
tour de passe-passe, l’escamotage d’une rature, d’un monde qui fait défaut
puisqu’il n’était que le défaut entre une porte close et un visage de bois...
jusqu’à ce que le mirage s’éclipse. Mais quel spectacle !
L’illusion du monde à travers la magie
des objets semble directement inspirée du soleil dont la marche engendre le
jour et la nuit. Face au miracle de la nature mais aussi à ses manques, par
le sacrifice qui “rend sacré”, les êtres qui se posent des questions ont tenté
de se libérer de leur petite personne et de surmonter l’année, la mort, bien
que l’acte produise l’acte surtout s’il est intentionnel (et peu importe qu’il
s’agisse d’une “bonne” intention ou pas). Jour et nuit résident dans la lumière
qui est au-delà du ciel, dans une origine où rien ne se distinguait de rien.
Aussi inutile de “faire”. Quant à “être” cela se passe d’utile ou d’inutile,
de facile ou de difficile, de bon et d’à-quoi-bon...
S’il n’y a pas de recettes ni de dogmes,
il n’y a donc “rien à faire”. Ce qui suppose littéralement ne rien faire mais
aussi l’impossibilité et l’inutilité que suppose ce non-faire. La seule identification pouvant nous désidentifier : ne s’identifier à Rien. N’être Rien : prouesse
du “peu” car il est rare d’appauvrir la personne à ce point, en cette mise
en pièce par la négative mais sans affaissement. Le désir ne vient pas du
sujet qui désire mais de l’objet qui est désiré... Le rien total, le non-désir absolu, le doute comme salut et même l’instinct
de mort comme support de vie, s’approchent comme “non-chose”
de la chose, comme Rien de Tout, ce Rien d’une totalité trop totalisante et
totalitaire, une Non-chose qu’aucune chose ne saisira.
Le Rien n’est aucune chose (antérieur
à tout) et néanmoins il est toutes les choses (accueillant tout). La forme
est mode de non-forme, informel enveloppant tout
sans être enveloppé par rien. Le tout serait de percevoir si le “rien” en
tant que “chose” peut se renverser en “no thing” ou sans-chose...
Il n’y a pas de système de défense pour le Sans-fond.
Encore faudrait-il avoir le flair et pousser des incursions en terra incognita, au gré de ce qui ne fait pas de vent.
Le réduit-à-rien est prêt à tout car son absolu
non résolu le rend plus stupide et stupéfait c’est-à-dire disponible pour
accueillir chaque chose sans délimitation et percevoir le monde sans limite
comme si le fragment n’avait pas de contours, comme s’il était prêt au vide.
Le maître Tch’an s’exclame, le poète chinois soupire... Il y a des in-clamations qui rendent sourd. Ne suffirait-il pas de jouer
un peu plus fort d’un luth sans corde pour l’entendre ? Mais que l’on ne se
méprenne pas, tout comme il ne suffit pas d’entendre un cri de corbeau ou
de recevoir un coup de pied au derrière pour être Éveillé, de même il ne suffit
pas de ne rien faire pour tout Réaliser...
La paix intérieure n’est pas une tranquillité
de retraité. Elle ne découle pas du sentiment sécurisant
issu de la peur mais d’une ouverture à tous les possibles. Ce signe “intérieur”
de richesse suggère que le non-dit est sans lieu-dit... Vivre son absence
pour mieux éprouver la Présence... En vieux français l’on disait “s’étranger”
pour “s’absenter”, “s’écarter”. L’étranger ou l’absent en soi... Étranger
à la psychologie à faire sauter par tous les moyens, la psycho de la personne,
erreur existante mais non vivante... À l’origine il n’y avait pas d’origine
et nous ne sommes jamais nés. Nulle appellation n’est adéquate tant la décoration
fait partie du décor. Pourquoi faudrait-il attendre
de mourir pour s’en apercevoir ? Bien que l’inconcevable ne puisse être conçu...
Tout comme chaque vague n’a pas de limite,
chaque vague étant contenue dans la mer, ainsi l’individu, indivisible comme
son nom l’indique, contient tout sans être séparé de rien. Nous sommes dans
le vide et le vide est en nous. L’aperception pure ou perception intérieure
nous suggère que nous sommes la statue de la pierre... Le vide ne contient-il
pas toute situation ? La marge est-elle un rebord de vertige en appel de l’autre
rive ? Si le milieu est entre les bords et le bord entre le milieu et le vide,
où se trouve le vide sinon entre les bords ? Or, le bord est à la lisière
de ce qui échappe à la pensée et faire le vide épuise toute pensée comme si
le vide incitait à vider le vide... Mais si, en cette liberté de vacance,
au fond de l’être, si donc tout est vain, le vide aussi.
Tout comme les formes qui apparaissent
dans un miroir ne sont pas séparées les unes des autres, l’absolu unit toutes
choses sur le support de la conscience. Les images qui se reflètent ne tachent
pas la pureté du miroir tout comme le vécu du Sage n’altère pas sa conscience
pure. Percevoir à la fois miroir et reflet sans distinction et dans la simultanéité
ne fait pas intervenir volonté et effort. La conscience absolue, ultime, n’étant
pas conscience personnelle, n’est pas conscience de quoi que ce soit. Mais
la conscience apparemment personnelle reflète cette conscience absolue dans
les Éléments. Seulement la personne s’obstine à utiliser la conscience individuelle
relative et masque une réalité qui la dépasse mais aussi la menace. Le sens
du“péché”, chez les “religieux” ou ceux qui se disent tels, a sa correspondance
chez les rationalistes, tous vertueux. Ce qui est impertinent à la déesse
“Raison” l’est autant à ce que l’on nomme “Dieu”. Et c’est cette impertinence
qui est pertinente. C’est un croc-en-jambe au désir égotique qui prétend transcender
la conscience pour mieux posséder les fruits d’une hypothétique supra-conscience
ou “supra-mental”... Niez ! Niez ! Niez-vous vous
mêmes, moins il en restera, mieux ce sera... Laissons le
sans-réponse glisser dans le tout-est-en-soi-même. Alors le percipient ne qualifie plus,
le sans but ne devient pas, le sans-affaire ne s’affaire
plus, plus personne ne pour-suit ni ne précède qui
ou quoi que ce soit de caractérisé.
Cioran rappelle la réponse de Plotin
à Amélius : « c’est aux dieux de venir à moi,
non à moi d’aller à eux »... Selon Maître Eckhart “la déité” transcende
“Dieu” comme le non-manifesté par rapport au manifesté.
La déité n’a pas de nom et n’est pas un “Créateur” séparé de sa création (comme
dans le monolithique monothéisme) puisqu’elle “n’opère pas” en un non-agir d’essence absolue. N’est-ce pas le même rapport qu’entre l’homme intérieur et l’homme extérieur ? De même Jean
Carteret disait que « la Déité absolue n’est pas Dieu »... Ce vide
absolu, cet Unique silencieux « débouche sur tout ».
Il vient un moment, où, après avoir longtemps
voyagé à travers les êtres, les livres et les idées, il est nécessaire de
laisser tomber, de “drop out”, de se rendre intimement compte que l’on sait que l’on ne sait
pas en une désertion totale oubliant toutes références... Déposer son fardeau
(un “negro-spiritual” y incite)
dans un état d’abandon total... La déréliction absolue d’abandon au monde
ne se préoccupe pas de transcendance quand le regard doit mourir à nous-mêmes.
Dans l’ombre d’une feuille qui tremble et qui tombe sans se retenir...
En ne s’accrochant pas à elle, en la
laissant couler, faire de chaque pensée obsessive une pensée fugitive, c’est
bien peu mais c’est déjà beaucoup. C’est une façon de détecter le leurre et
de le laisser aller sans qu’il vous contraigne. Il n’est plus temps de différer
le meurtre de “sa” personne — par l’émancipation de l’Esprit.
Qui n’a pas Réalisé l’Éveil est comme ce lecteur
qui continue à lire alors que ses pensées dévient et suivent un autre chemin,
une autre histoire.
L’action qui surgit de la non-action, donc l’action sans intention, l’acte spontané
en accord avec la situation, émerge sans intervention de la volonté et de
sa préméditation. Laissant “agir” le principe (non-agissant)
de l’action, l’action se déroule sans acteurs sur la scène du monde... C’est
un peu comme si le Non-Être, à l’origine de l’Erre, dégageait de multiples possibles sans contradiction
aucune avec l’immuable, l’ineffable. Quand la présence reflète l’absence il
n’y a qu’action dans l’indissoluble globalité, à l’image de l’activité du
Ciel. Ce qui nous ramène d’où l’on vient, comme si “l’action de présence”
actualisait le non-manifesté. Inutile de se demander
si le vrai est devenu faux pour que le faux devienne vrai. Véritable “Réel”
est ce qui n’est pas manifesté, la manifestation étant son reflet, à l’instar
de la lune se réfléchissant dans l’eau. De la contemplation à l’action et
de l’action à la contemplation, comme un grand oiseau qui replie ou déploie
ses ailes, selon la belle image de Philippe Lavastine.
Uni au Tao, l’être en-soleillé, lumineux, ne projette plus d’ombre quand il a
pénétré la “nature propre” fondamentale à tous les êtres, en étant entré dans
la Spontanéité pure. Il ne cherche pas à tout diriger sous le ciel mais est
en accord naturel avec lui. Par cette résonance quasi musicale en adéquation
avec le vide céleste, l’être en “oublie les mots”, ne s’attachant plus ni
à la lettre ni à l’acte, il agit-sans-agir, autrement
dit “ça” agit sans que personne n’agisse... Mais attention, il y a une grande
distance entre le fait de vivre sans savoir pourquoi et de pressentir que
“la rose est sans pourquoi”.
À chaque instant suffit sa joie quand
on attend sans attendre, attentif en une sorte d’absence de soucis, de “nonchaloir”
comme l’on disait autrefois. Être attentif à tout en général et à rien en
particulier car ce que l’on cherche nous le sommes déjà dans le savoir. Reste
à être prêt pour si jamais... être prêt à tout, être prêt au tout.
C’est la réponse qui pose la question...
La raison d’être du “qui suis-je” est le “Je suis”. L’inconnu du “qui suis-je”
interpelle le connu du “je ne sais pas”. Aussi dans quelle situation le connu
peut-il reconnaître l’inconnu ? Le moins ne pouvant saisir le plus... mais
dans une compréhension où il n’y a rien à comprendre, à l’être sans intention
qui s’absente en restant présent, l’informulable n’émerge-t-il pas sur le
champ ?
Si le silence s’étend, le silence d’entre
les mots, le silence d’entre les sons, le silence d’entre les choses, le silence
de la moelle de Bodhidharma, alors ce que l’on prenait pour une “conspiration
du silence” d’ordre métaphysique devient l’inspiration de la racine même du
son et du sens.
Évidemment, s’il n’y a rien à dire, pourquoi
l’avoir dit ? Sinon parce qu’il n’y a pas à ne rien dire...