La
Jaune et La rouge 1994 : L'ENVIRONNEMENT |
LES
APPORTS DE L'ÉCOLOGIE À LA GESTION DES FLEUVES ET DES
GRANDES RIVIÈRES
|
95 % des préoccupations de l'ingénieur concernent le contenu plutôt que le contenant
Pour la majorité des ingénieurs, l'aménagement d'une rivière se décline encore aujourd'hui en termes d'objectifs de débits, de qualité physico-chimique de l'eau ou de stabilisation du lit et des berges, avec des outils qui restent pour l'essentiel les sciences classiques de l'hydrologie et de l'hydraulique des écoulements, la chimie et la mécanique des matériaux.Cette vision, qui est celle du chenal canalisé, régularisé et épuré, est porteuse de nombreuses contradictions entre la satisfaction d'usages et le fonctionnement des milieux naturels.
L'écologie - entendue ici comme discipline scientifique et non école politique - contraint l'aménageur à une connaissance plus complète des liens entre habitat, milieu et espèces, à une approche plus globale que la simple maîtrise d'une section de cours d'eau.
Un fleuve constitue un milieu hydraulique et énergétique très puissant, renouvelable par le cycle de l'eau. A titre de référence les quantités d'eau prélevées représentent moins de 10 % des écoulements naturels.
Toute rupture artificielle du lit d'une rivière crée des déséquilibres énergétiques qui vont se traduire par la création de zones d'atterrissement ou d'érosion jusqu'à ce que la rivière retrouve un profil où énergie hydraulique et transport des matériaux seront en équilibre.
Ces considérations ont porté à penser que l'essentiel des agressions de l'homme sur ces milieux restait marginal et facilement réversible. Ceci a fondé la volonté de "domestiquer" ces milieux pour lesquels l'intérêt public des aménagements (endiguement, assèchement des zones humides, barrages...), tant pour la protection des habitants (inondations, santé...), que pour le développement de l'économie, était évident. La dégradation à long terme sur les équilibres naturels de ces aménagements était jugée marginale.
Les fleuves gardent longtemps la mémoire des agressions de l'homme
Quelques expériences récentes ont montré à l'évidence que le retour à une situation d'équilibre d'un fleuve "agressé" par des aménagements importants pouvait être très difficile: plus de dix ans après l'arrêt des extractions de granulats en Dordogne, l'impact de ces activités se fait encore sentir sur le lit après la réalisation de travaux lourds d'enrochement des berges et de stabilisation des ouvrages de rivières (déchaussement de seuils, érosion des berges et du lit, passes à poissons, mises hors d'eau, création de nouveaux îlots...).Malgré un programme très important de réaménagement des principaux obstacles sur la Garonne (passes a poissons, ascenseurs...), peu de saumons remontent encore le cours de ce fleuve après vingt ans d'équipement. La consommation des coquillages en Gironde restera encore interdite pour de nombreuses années à cause des excès de cadmium dans l'estuaire: les anciennes activités industrielles de Decazeville, mises à l'arrêt depuis plusieurs années, ne constituent plus aujourd'hui un foyer de pollution, mais elles ont occasionné une contamination générale des sédiments du Lot qui, au hasard des écoulements, sont déposés et relargués sur plusieurs dizaines de kilomètres pour finalement être déposés dans l'estuaire.
Une attention et une connaissance insuffisantes de l'impact à long terme de ces aménagements, à l'époque où ils ont été réalisés, expliquent nombre de difficultés actuelles.
Un des apports principaux de l'écologie a consisté à montrer que la maîtrise d'un secteur de cours d'eau ne pouvait être que provisoire si elle ne s'intégrait pas dans l'équilibre général du fleuve et de sa vallée.
Les liens entre l'eau, son habitat et son milieu, sont très étroits. Les caractéristiques d'un fleuve entre le piémont et la plaine sont très différents:
Ces paramètres ne peuvent pas, sinon ponctuellement, être maîtrisés par l'homme. Chaque section de cours d'eau a, dès lors, une spécificité bien définie correspondant à une situation d'équilibre entre milieu physique et milieu vivant. Le problème est connu depuis longtemps des pêcheurs qui distinguent rivière de 1re catégorie (salmonidés) et rivière de 2e catégorie (cyprinidés); le poisson, élément supérieur de la chaîne trophique aquatique, est le marqueur le plus évident d'une rivière; il ne viendrait à personne l'idée de chercher des truites en rivière de plaine ou des carpes en rivière de montagne.
De nouveaux indicateurs sur l'état de santé des rivières
S'il révèle bien l'état d'un système hydraulique, le poisson n'est pas un indicateur pertinent de sa gestion; élément final de la chaîne trophique aquatique, il est le produit de tous ses éléments constitutifs; ceci permet mal d'identifier les facteurs révélateurs de sa bonne ou mauvaise implantation. C'est ce qui explique en partie la difficulté de comprendre le succès encore faible des actions entreprises pour la remontée des espèces migratrices sur de grands fleuves comme la Loire, la Dordogne ou la Garonne.L'indicateur végétal ou biologique présente l'avantage important de cumuler les impacts naturels ou artificiels sur un écosystème; pour rester explicatives, les recherches s'orientent sur les formes élémentaires de la vie (invertébrés, algues...) qui réagissent de manière plus sélective aux agressions anthropiques. L'écologie a permis d'approfondir la connaissance des liens entre les éléments constitutifs d'un écosystème, par là, l'impact de l'artificialisation d'un des éléments constitutifs de ces liens.
Ainsi, dès les années 1960, Verneaux, par la connaissance des invertébrés habitant le lit des rivières, a-t-il pu établir un indice biotique caractéristique de la bonne ou mauvaise qualité de l'eau d'une rivière selon son faciès géographique; c'est devenu aujourd'hui une méthode rapide, synthétique dans l'espace et le temps, de suivi de la qualité des eaux en complément d'analyses chimiques d'échantillons d'eau au caractère ponctuel et coûteux.
Plus récemment, les recherches menées sur les mécanismes de développement de l'eutrophisation ont permis de mieux connaître les facteurs susceptibles de créer ces situations de déséquilibre dans lesquelles la végétation algale envahit un milieu aquatique, tuant toute forme de vie aquatique par désoxygénation des eaux jusqu'à atteindre les phénomènes de pourrissement par putréfaction dans le stade ultime.
Les recherches initiées sur les lacs, qui sont des milieux simplifiés (cf. lacs du Bourget et d'Annecy), sont désormais étendues aux conditions de fonctionnement des grandes rivières; l'analyse des facteurs propices à ces développements végétaux (excès d'azote et de phosphore, ralentissement des courants, eaux mortes en amont des seuils, échauffement des eaux, conditions d'éclairement et de la photosynthèse par présence ou absence de végétation arborée) permet aux aménageurs de mieux cerner les programmes d'action à engager en priorité.
Ainsi peut-on aujourd'hui mieux comprendre pourquoi tous les essais, menés depuis des années pour endiguer de grands herbiers comme celui présent à l'aval du barrage d'Argentat sur la Dordogne, n'ont pas pu être couronnés de succès.
Mieux cerner les conséquences d'un projet
Une meilleure connaissance des échanges entre la rivière et son lit a permis de mettre en évidence que l'essentiel des éléments constitutifs d'un fleuve dépend des échanges qui ont lieu au niveau des berges et du fond (apports de granulats, matières organiques...): l'examen des linéaires de cours d'eau, alimentant un fleuve, montre ainsi la dépendance d'un fleuve vis-à-vis du réseau de ses rivières nourricières (pour la Garonne: 86 % du linéaire riverain est constitué par des rivières du réseau secondaire du fleuve).Tout aménagement crée une rupture de continuité d'un des éléments constitutifs d'un faciès, modifie et peut déséquilibrer l'ensemble de ces systèmes; cette rupture est dès lors d'autant plus forte qu'elle se situe à l'aval et sur le réseau principal du fleuve. C'est dans ce sens que se développent aujourd'hui les études d'impact sur les aménagements importants du lit des rivières (seuils, barrages, extraction de granulats...).
Il y a encore dix ans, l'enquête d'utilité publique de tels ouvrages portait essentiellement sur les impacts locaux; toute étude d'aménagement quelque peu importante suppose aujourd'hui une étude d'impact globale de la vallée.
Ainsi le débit réservé à maintenir à l'aval d'un barrage ne peut plus être ramené à un simple besoin de salubrité ou un débit d'étiage calculé statistiquement supposé être représentatif d'un débit "naturel" reconstitué.
Définir un débit minimum à maintenir en rivière implique de faire appel à des notions plus complexes comme les caractéristiques, dans le temps (régime) et dans l'espace, de la lame d'eau et du périmètre mouillé que l'on veut maintenir dans un lit mineur (souvent mal défini au sein du lit majeur), avec comme critère de sauvegarder les espèces animales ou végétales inféodées à la section aménagée (invertébrés du lit de la rivière, végétation des zones riveraines liées à la nappe alluviale).
Une fosse d'extraction de granulats entraîne des érosions régressives et donc un abaissement général du lit de la rivière sur plusieurs kilomètres (ainsi la Garonne s'est enfoncée de 2 mètres sur plusieurs dizaines de kilomètres à l'aval de Toulouse) et par suite une baisse des lignes d'eau mettant en péril par assèchement les bras morts riverains, lieux privilégiés de la reproduction animale aquatique et des végétations riveraines; elle pourra aussi se traduire par un grignotage des rives amont, créant des élargissements considérables de la largeur du lit, et par suite un abaissement des lignes d'eau propices à l'échauffement et à la baisse des courants, facteurs favorables à l'envahissement par des algues.
Sur des rivières puissantes au cours naturellement méandreux, comme la Dordogne aval, la protection d'une section de berges par des enrochements pour protéger un champ agricole va souvent créer un foyer d'attaque de la rivière plus à l'aval; l'enrochement ou l'endiguement sur de longues distances de cours d'eau ne fera qu'aggraver le phénomène.
Mieux vaut, tant d'un point de vue économique que pour éviter de continuer des travaux sans fin, accèpter de sacrifier quelques champs agricoles pour les transformer en prairie ou couloir forestier où les gros débits pourront s'étaler sans risque pour la stabilité des berges et la végétation.
Dans le domaine de la lutte contre les pollutions, de nombreuses études ont montré le fort pouvoir dénitrificateur des prairies et des forêts sur des bandes riveraines de quelques mètres; elles pourraient à ce titre avantageusement remplacer des champs agricoles en bord de cours d'eau et éviter l'enrichissement excessif en nitrates de nombreuses rivières par les fuites d'engrais en hiver sur sols nus.
En ce qui concerne la connaissance des pollutions toxiques en rivière, l'analyse ponctuelle de tel élément chimique dans un échantillon d'eau est désormais remplacée par des analyses des mousses bryophytes qui stockent un flux; progressivement des tests sur des analyses d'algues pourraient compléter ces mesures (indicateurs de toxicité différée).
La diversité au secours de l'écologie
Les déséquilibres biovégétatifs peuvent ne pas avoir pour origine la simple modification d'un élément physico-chimique ou hydraulique d'une rivière; ce peut être aussi l'introduction d'une nouvelle espèce animale ou végétale prenant dominance sur les espèces indigènes; il en a été ainsi de l'invasion par l'écrevisse américaine au détriment de l'écrevisse européenne. La connaissance de la biologie est donc indispensable pour juger de la bonne santé de nos rivières.L'écologie nous enseigne que la diversité davantage que l'abondance des espèces végétales et animales est représentative de la stabilité ou de la robustesse d'un milieu à ces agressions.
Artificialiser un milieu aquatique, c'est le rendre demain plus pauvre donc plus sensible à la variabilité des sollicitations naturelles (sécheresses, inondations...), auxquelles il sera soumis.
Maintenir une diversité de paysages, respecter l'équilibre des grandes chaînes trophiques végétales ou animales, c'est, sauf exception, produire un aménagement qui sera moins fragile et moins coûteux en frais d'investissements ou d'entretien ultérieur.
Certains syndicats de rivière, comme le Syndicat de protection des berges de la région de Siorac sur la Dordogne (15 kilomètres de rivières) ont décidé de mettre en uvre les prescriptions résultant de ces études: récupération de la maîtrise foncière des berges avec pour objectif de créer des zones de boisement ou des prairies, retour à des techniques de stabilisation des berges permettant un ancrage de la végétation (géotextiles, tunage) restauration de "couasnes" et "bras morts", création de zones de loisirs avec infrastructure légère (aires de jeux...), développement d'actions agro-environnementales.
Sauf ponctuellement sur quelques sections de cours d'eau totalement artificielles (traversées de villes), on peut estimer que la plupart de nos cours d'eau n'ont pas fait l'objet en France, à ce jour, d'atteinte irréversible à échelle humaine (dix à vingt ans).
Les effets de certains aménagements pourront être perceptibles plusieurs années avant que la rivière ne retrouve une situation d'équilibre.
Il n'en a pas été ainsi partout. La mort de la mer d'Aral (conséquence d'un développement inconsidéré de la culture du coton) montre que la recherche d'avantages à court terme peut créer des désordres à très long terme.
Les principaux fleuves français, comme la Loire ou la Garonne gardent encore sur la plus grande partie de leur cours un caractère naturel. L'intégration de considérations de restauration écologique vaut aussi désormais sur les fleuves aménagés plus lourdement à but de navigation. Nos collègues nord-européens, notamment allemands et hollandais intègrent déjà largement ces aspects dans leur stratégie d'aménagement du Rhin.
L'objectif n'est pas de revenir à un fleuve sauvage qui est une notion de milieu hostile à l'homme, mais à des milieux naturels où l'homme peut déployer ses activités sans porter d'atteintes irréversibles aux équilibres écologiques.
Des recherches qui permettent un nouveau dialogue aménageurs/écologistes
Le fossé qui a longtemps séparé la compréhension globale du fonctionnement écologique d'un cours d'eau, et le caractère toujours sectoriel de sa gestion, explique la difficulté d'organiser les dialogues nécessaires entre les chercheurs et les aménageurs.Les chercheurs préparent des modèles de plus en plus complets, de mieux en mieux fondés, là où l'aménageur dispose d'outils de plus en plus puissants, mais orientés sur la maîtrise d'un nombre limité de compartiments du cours d'eau (le débit, la qualité des eaux...).
L'approfondissement de la connaissance du fonctionnement des cours d'eau offre aujourd'hui la possibilité de mieux organiser les relations entre les acteurs de la connaissance et les acteurs de la gestion. A ce titre, les aménageurs sont fondés aujourd'hui à poser aux chercheurs des questions pertinentes sur l'impact de la contrainte qu'ils souhaitent organiser sur un compartiment d'un cours d'eau pour répondre à un besoin prédéfini.
L'aménageur sait d'ores et déjà organiser une série de filières de gestion entre lesquelles les relations sont faciles à établir (débit, vitesse d'écoulement, stockage, déstockage, prélèvement...); l'écologie doit l'aider aujourd'hui à identifier et à établir les liens essentiels avec les autres compartiments d'une rivière (sables, sédiments, végétation riveraine...), et par suite la stabilité ou fragilité des options envisageables.
C'est devenu à l'évidence la condition nécessaire pour établir aujourd'hui "l'acceptabilité sociale" d'aménagements lourds, comme les barrages, ainsi que le montre la difficulté de conduire à leur terme des études d'impact ou enquêtes publiques préalables à l'engagement des investissements.
A ce titre, la bonne conduite des concertations sociologiques et administratives constitue une nouvelle obligation pleine de difficultés (cf. exemple de l'aménagement de la Loire): l'explication et la diffusion de la connaissance du fonctionnement du fleuve et des rivières peuvent aider à rapprocher les points de vue et résoudre les conflits entre tous les acteurs.
"Penser globalement, agir localement": ce mot d'ordre, lancé par les mouvements écologistes, est devenu aujourd'hui une préoccupation majeure des recherches scientifiques en écologie; comprendre et caractériser le fonctionnement global d'une rivière est le préalable à toute démarche d'un aménageur et d'un écologiste qui cherchent à se comprendre.
Pente Ecoulement Matériaux Température Berges Végétation Invertébrés Lit Piémont forte torrentiel galets fraîche rochers brindilles déchiqueteurs étroit Plaine faible fluvial argiles, sables chaude bras morts phytoplancton filtreurs large
Article précédent Retour au menu Article suivant