Résumé Le gouvernement québécois, dans le courant des années 1970, a entamé la mise en valeur énergétique des fleuves du nord du Québec qui s'écoulent vers la baie d'Hudson et la baie James. De très puissants barrages ont été édifiés sur le cours du fleuve La Grande, moyennant le règlement des litiges territoriaux avec les autochtones (Cris et Inuit). Ces barrages ont cependant impliqué la création d'immenses réservoirs qui ont ennoyé des surfaces importantes et nécessité le détournement de fleuves de la région. Face à une attitude réservée, voir hostile des Autochtones face à l'ampleur de ces projets, et à une préoccupation d'ordre environnemental au sein de l'opinion publique, la société d'État et le gouvernement du Québec ont réagi de façon parfois opaque, refusant des études d'impact indépendantes ou menées par le gouvernement fédéral. Cette attitude, motivée en bonne part par des litiges de juridiction entre paliers fédéral et provincial, a contribué à alimenter la controverse sur les impacts environnementaux réels de ces barrages. Cette réserve de l'opinion se nourrissait aussi du changement des préoccupations stratégiques de la société d'État Hydro-Québec. Instituée en 1962 comme monopole de la distribution d'énergie électrique, afin de subvenir aux besoins énergétiques des Québécois, elle est devenue, au fil des années, un important pourvoyeur de fonds du budget du Québec de par les dividendes qu'elle verse, et pour lesquels les exportations massives d'électricité vers les États-Unis sont un élément majeur ; mais aussi un instrument de géopolitique tant locale (mise en valeur du nord du Québec) que régionale (insertion économique dans le Nord-Est des États-Unis, développement d'un rôle de pourvoyeur incontournable d'énergie bon marché). Le refus récurrent de la société de fournir des informations quant au niveau d'eau de ses réservoirs alimente aussi les spéculations. De fait, l'évaluation des impacts des grands barrages du Nord québécois ne se pose pas seulement en termes environnementaux, mais aussi politiques, sociaux et stratégiques. 1 Un mandat de développement Les grandes centrales se multiplient au cours des années 1920 et 1930 (Saguenay, Beauharnois, Saint-Maurice, Outaouais...) Une première étatisation des services électriques de l'île de Montréal donne naissance à Hydro-Québec en 1944. La compagnie possède alors seulement quatre centrales totalisant 696 mégawatts (MW). En 1963, l'étatisation de toutes les autres entreprises de service électrique du Québec est réalisée. La puissance installée d'Hydro-Québec double alors pour dépasser les 6000 MW. Avec les années, Hydro-Québec réalise des installations hydroélectriques sur des rivières de grande puissance mais qui se situent de plus en plus loin des centres de consommation. On installe d'abord des centrales sur les rivières de la Côte-Nord : Bersimis 1 et 2 à la fin des années 1950, et puis, c'est le complexe Manic-Outardes (Manicouagan) entrepris en 1959 et inauguré en 1968, puis la centrale des chutes Churchill, au Labrador, dont le contrat lie le Québec à la Churchill Falls (Labrador) Corporation dès 1969 jusqu'en 2041. En 1971, Hydro-Québec amorce l'aménagement d'un vaste complexe hydroélectrique sur la Grande Rivière qui se jette dans la baie James. Réalisé sur une quinzaine d'années, ce complexe est venu doubler la capacité de production d'Hydro-Québec. Une seconde phase d'aménagement est également réalisée au cours des années 1990. Une troisième phase d'expansion de la puissance installée est prévue suite à un accord passé avec la communauté crie en février 2002.1 Au total, Hydro-Québec disposait en 2002 d'une puissance de production installée de 32 661 MW dont 93% proviennent de ses centrales hydroélectriques.
Un impact environnemental réel Dans le contexte environnemental actuel, Hydro-Québec souligne, pour justifier la place majeure de l'hydroélectricité dans sa production, qu'elle constitue un mode de production peu polluant. Les émissions considérables de gaz à effets de serre (GES) et de dioxyde de soufre par les nombreuses centrales thermiques (pétrole et charbon) de l'Ontario et du nord-est des États-Unis contribuent à crédibiliser cette position adoptée par la société d'État québécoise, et à laquelle adhère la majorité de la population québécoise, malgré les nombreuses critiques formulées à l'endroit des impacts écologiques des grands réservoirs. Cet avantage environnemental sert aussi à justifier les exportations d'électricité hors du Québec :« dans une perspective globale, les ventes nettes d'hydroélectricité à l'extérieur du Québec pour l'année 2000 ont permis de réduire les émissions de GES de 18 Mt, soit l'équivalent des émissions annuelles de 5 millions d'automobiles »3 Cette dimension environnementale est au coeur du discours de la société d'État Hydro- Québec (HQ). La société ne se fait pas faute de faire jouer cette corde, dans le contexte du processus de ratification du Protocole de Kyoto, en réponse aux nombreuses accusations de négligence en matière environnementale dans les années 1970. Les impacts des aménagements hydroélectriques du nord du Québec sont non négligeables, non pas tant du fait des constructions elles-mêmes, malgré leur gigantisme, mais plutôt du fait de la contrainte géographique. D'une part, compte tenu des distances à faire franchir à l'électricité produite; d'autre part, le relief du Bouclier canadien a imposé ici l'aménagement de réservoirs de très grande ampleur afin de rentabiliser les investissements, en particulier pour le complexe hydroélectrique La Grande, sur la Grande Rivière, car le bassin versant du fleuve s'étage pour l'essentiel entre 700 et 200 m d'altitude.
a) transport La nécessité de transporter d'importantes quantités d'électricité sur de très longues distances a exigé l'utilisation de voltages de plus en plus élevés. Pour transporter l'électricité de la Côte-Nord et de la baie James, on a donc mis en place un réseau de transport fonctionnant sous un voltage très élevé de 735 kilovolts (kV) et dont la mise en service (à partir de 1965) a constitué une première mondiale. Aujourd'hui, dix lignes à 735 kV (cinq venant du nord-est du Québec et cinq autres de la baie James) assurent le transport de l'électricité produite dans les centrales éloignées. Ces lignes totalisent une longueur d'environ 10 000 km. La mise au point et la construction des premières lignes de transport d'électricité à 735 kV a été retenue comme une des dix réalisations les plus marquantes de l'histoire de l'ingénierie canadienne.4 b) dérivations Afin d'augmenter les volumes des réservoirs du complexe La Grande, les rivières Caniapiscau et Opinaca, ainsi que le fleuve Eastmain, ont été dérivés vers le bassin versant de la Grande. Le réservoir Opinaca, créé par la dérivation de la rivière du même nom et de l'Eastmain (dérivation EOL), apporte 835 m³/s à la centrale Robert-Bourassa, tandis que le réservoir Caniapiscau (dérivation Laforge) assure un débit supplémentaire de 795 m³/s au bassin. Mais la dérivation EOL a eu pour effet de réduire le débit de l'Eastmain de 90%; la dérivation Laforge a réduit le débit de la Caniapiscau de 48% à son embouchure dans le Koksoak, et le débit de celui-ci à son embouchure dans la baie d'Ungava de 35%. c) réservoirs Le relief relativement peu accidenté du nord du Québec imposait, pour la mise en valeur du potentiel hydroélectrique de ses fleuves, la construction de réservoirs très étendus pour alimenter les nombreuses centrales hydroélectriques de forte puissance édifiées dans le Nord du Québec (Fig. 5). A l'heure actuelle, le complexe La Grande compte 31 barrages et digues, et 7 réservoirs principaux. Certains de ces réservoirs figurent parmi les plus grands au monde (Tableau 1) : 5
L'ensemble des réservoirs gérés par Hydro-Québec représente une surface de 24 223 km² en 2002, l'équivalent de la Lorraine. Pour le seul complexe La Grande, les surfaces des réservoirs s'élèvent à 11 974 km² (49,4% du total) (l'équivalent de l'Île de France); 9 900 km² sont directement imputables à l'ennoiement des terres.. Ce sont donc des surfaces considérables qui ont été ennoyées afin de permettre la mise en valeur du potentiel hydroélectrique de la région. Le projet Grande Baleine, objet d'une très vive controverse au début des années 1990 et finalement abandonné en novembre 1994 par HQ, supposait l'inondation de 1 667 km² du territoire du bassin de la rivière Grande Baleine. La Figure 6 souligne l'ampleur des zones inondées par la mise en eau des réservoirs du complexe La Grande, et, inversement, la moindre ampleur des inondations que supposaient la mise en oeuvre des projets Grande-Baleine et NBR, aujourd'hui reportés sine die. L'inondation de forêts et de tourbières rompt les habitudes alimentaires de nombreuses espèces animales en détruisant leurs habitats; ces impacts peuvent être réduits moyennant des aménagements et diminuent avec le temps, avec un rythme variable selon l'espèce considérée. Ces inondations contribuent aussi à la libération de dioxyde de carbone et de méthane, suite à la décomposition des matières organiques, même si les émissions de GES des réservoirs sont respectivement 14 fois et 28 fois moins importantes, par gigawatt-heure produit, que les centrales thermiques au gaz et au charbon.6 Le principal impact à court terme de l'inondation de vastes territoires est la mobilisation du mercure et autres éléments toxiques lorsque l'eau est emmagasinée pour aménager les réservoirs. Les bactéries qui se développent en présence de la végétation submergée dans les nouveaux réservoirs transforment le mercure élémentaire en méthylmercure toxique, lequel finit par s'accumuler dans la chair de poissons comestibles, puis chez les humains et les animaux qui s'en nourrissent. Comme le poisson est un élément important de leur régime alimentaire, les peuples autochtones qui vivent dans les bassins hydrographiques touchés par les aménagements hydroélectriques sont les plus menacés. Cette exposition est généralement saisonnière, mais chronique, et elle est à son maximum à la fin de l'été et au début de l'automne. Ce caractère saisonnier de l'exposition explique peut-être l'atténuation du problème du mercure; en effet, en saison de faible exposition, le corps est en mesure de se débarrasser du mercure accumulé. C'est chez les Cris du Nouveau-Québec, dans la région touchée par le mégaprojet de la baie James, que le problème de l'exposition au mercure a été le plus aigu. Les concentrations moyennes de mercure variaient de 0,06 à 0,21 partie par million (ppm) chez le corégone capturé dans les réservoirs hydroélectriques de la région et elles atteignaient 3,0 ppm chez le grand brochet dans les années qui ont suivi la mise en eau des réservoirs. Lorsque les concentrations atteignent plus de 0,5 ppm, le poisson est jugé impropre à la consommation à long terme et ne peut être vendu au Canada. Deux programmes de dépistage du mercure dans le sang, menés en 19711978 et 19791982, ont révélé que 40 % de la population autochtone du Québec présentait des teneurs en mercure dans le sang supérieures au critère d'acceptabilité de 20 parties par milliard établi par l'Organisation Mondiale de la Santé, et que 80 personnes (moins de 1 % de la population autochtone) présentaient des teneurs qui se situaient dans la zone dangereuse, soit plus de 200 parties par milliard. Dans le reste du Canada, le nombre d'autochtones dont le sang avait des teneurs supérieures au seuil de 20 parties par milliard est tombé à zéro lors des tests de 19791982. En 1984, il a été conseillé aux Cris de réduire leur consommation de poisson.7 Depuis cette date, on constate une diminution progressive de l'intoxication au mercure chez les populations cries de la région, du fait de la diminution directe de la consommation, d'une part, mais aussi de la lente mais progressive diminution des concentrations en méthylmercure dans les réservoirs du complexe.8
C'est cet enjeu implicite qui a rendu le débat sur l'aménagement du bassin de la rivière Grande Baleine, au nord du bassin de la Grande, aussi tendu et houleux au Québec au début des années 1990. Les Amérindiens, en particulier les Cris, et les écologistes se sont massivement mobilisés, à grand renfort de publicité, contre un projet qu'ils jugeaient désastreux, suscitant la réaction de la presse en première page : la « coalition américaine anti-baie James s'est payé hier une pleine page de US$40 000 dans le New York Times pour présenter le développement hydroélectrique de la baie James et de la baie d'Hudson [comme une] catastrophe écologique comparable en ampleur à la dévastation de l'Amazonie, [qui aurait pour effet de] détruire une région sauvage grande comme la France ». Un texte signé conjointement par Greenpeace, le Grand Conseil des Cris, la National Audubon Society et le Sierra Club, et paraît-il « truffé d'inexactitudes et d'erreurs de faits »9. Il s'agirait d'une publicité rédigée par Greenpeace, et mensongère, ont convenu les écologistes d'Audubon 10 devant l'ampleur que prenait la controverse. On a ainsi pu lire que les territoires qui seraient inondés représentaient des superficies largement exagérées : « Le message élaboré par les Cris tient en trois points: 1) les populations autochtones sont menacées de génocide, 2) un territoire grand comme la France est en danger, 3) les Américains n'ont pas besoin de cette électricité »11. Le Québec était comparé sans vergogne, dans la foulée des incidents d'Oka de 1990, à l'Afrique du Sud de l'apartheid : « Le projet Grande-Baleine détruira l'un des écosystèmes les plus importants et les plus fragiles de la planète. Sur le plan des droits humains, c'est une cause semblable à celle de l'apartheid en Afrique du Sud. Dans des cas de ce genre, je ne crois pas qu'il faille respecter les frontières. C'est notre devoir d'intervenir. » Robert Kennedy12. Dans une vidéo qui circulait au New-Hampshire en février 1993, Jim Fulton, critique du Nouveau Parti Démocratique [gauche socialiste] en matière d'environnement, avait renchéri en conseillant aux Américains de « ne pas acheter d'électricité de la Baie James, car il y a du sang dessus »13; campagne de relations publiques des Cris et des écologistes qui a porté ses fruits à l'époque, puisque la New York Power Authority a annulé, le 29 mars 1994, un colossal contrat de US$5 milliards sur lequel comptait Hydro-Québec14. Face à des outrances verbales qui assimilent le gouvernement québécois à celui de l'Afrique du Sud, ou l'inondation de terres à un génocide des Amérindiens, ou encore les projets de la baie James à des chambres à gaz, la population québécoise s'est crispée sur la question des barrages d'Hydro-Québec. Le précédent de la crise d'Oka de 1990, dans laquelle les Mohawks avaient dilapidé leur capital de sympathie dans l'opinion québécoise par leur radicalisme, était encore dans toutes les mémoires. L'opinion québécoise ne s'est pas fait faute de relever les contradictions de la démarche autochtone, lorsque des Mohawks ont réclamé un prétendu « droit fondamental à l'électricité », le 20 juillet 1993, en réaction contre des coupures de courant suite à des factures impayées15.
Le 23 janvier 1992, un protocole d'accord harmonisant le processus d'évaluation environnementale du projet Grande-Baleine a été signé par les gouvernements du Canada et du Québec, l'administration régionale crie, la société Makivik et le Grand Conseil des Cris du Québec. Cet accord prévoyait donc un double processus d'évaluation, par la société Hydro-Québec, mais aussi par un comité d'évaluation multipartite dont faisait partie le Bureau fédéral d'évaluation et d'examen des répercussions sur l'environnement (BFEEE). En octobre 1994, ce comité rendait son verdict et reprochait à HQ, pour qui les impacts environnementaux seraient mineurs et gérables, de ne pas avoir mené une analyse permettant d'en justifier clairement le bien-fondé.16 Face à un tel verdict, que la société HQ n'avait pas prévu puisqu'elle s'était concentrée sur les retombées environnementales directes, le projet Grande Baleine fut abandonné en novembre 2004. Le gouvernement du Québec lui a substitué des projets visant à l'intensification de la mise en valeur du bassin de La Grande, avec la dérivation de la rivière Rupert et la construction de deux nouvelles centrales, suite à l'entente conclue en octobre 2001 entre le gouvernement du Québec et la communauté crie, et ratifiée par celle-ci en février 2002. Des enjeux géopolitiques : la force du Québec C'est que la question de la mise en valeur des rivières et des fleuves du Nord du Québec ne se limite pas à la simple dimension écologique. Certes, la commission environnementale d'Hydro-Québec et le comité d'évaluation du projet Grande Baleine se sont surtout penchés sur les aspects environnementaux. Mais c'est sur la question du développement dit « durable » que la commission fédérale a porté ses coups les plus sévères à l'encontre du projet Grande Baleine, soulignant que le Québec et HQ n'avaient pas fait la preuve de l'urgence du harnachement de ce fleuve. Or, justement, c'est la finalité de la mise en valeur du Nord québécois qui est en cause ici, révélant des processus décisionnels où les dimensions politique et géopolitiques sont sans commune mesure avec les aspects purement économiques.17 Un outil d'intégration continentale A l'origine, en 1944 lors de la fondation d'Hydro-Québec, puis en 1963, lors de la nationalisation de la plupart des compagnies privées de production d'électricité, la mission d'HQ était d'assurer la production, au meilleur coût, d'énergie hydroélectrique pour le Québec. Dans cette optique, on peut dire que la société d'État a réussi son mandat, car les tarifs figurent parmi les plus bas en Amérique du Nord (Tableau 2a et 2b) :
Ces bas tarifs sont devenus peu à peu un outil de développement industriel, le gouvernement québécois proposant à des entreprises fortement consommatrices d'électricité de venir investir au Québec en échange de la garantie de tarifs particulièrement attractifs, notamment dans le secteur de l'aluminium et de la métallurgie du magnésium. Ainsi, la vocation de la compagnie publique, Hydro-Québec, a peu à peu évolué : d'entreprise publique dont l'objectif était la fourniture, au plus bas prix, de courant électrique à l'ensemble de la population, elle a peu à peu introduit des tarifs différentiels dans le but de conquérir des marchés. Par la suite, elle a développé un rôle financier, se transformant en entreprise pourvoyeuse de fonds considérables pour le gouvernement avec la distribution de dividendes, et aussi en outil d'insertion géopolitique du Québec dans l'économie du Nord-est américain : en exportant à des tarifs compétitifs de grandes quantités d'électricité, HQ assurait au Québec des revenus d'exportation, mais aussi s'instaurait peu à peu en fournisseur énergétique obligé des États industriels du Nord-est, les principaux partenaires commerciaux du Québec. En 1991, les exportations d'électricité représentaient 7,2 % du chiffre d'affaires d'Hydro-Québec, pour un bénéfice net de C$760 millions.18 Ce niveau s'est maintenu jusqu'en 1997 environ, après quoi c'est à une explosion, dans un contexte d'ouverture des marchés de gros en Amérique du Nord, des livraisons d'électricité du Québec vers les États-Unis que l'on assiste. En 2002, ces exportations représentaient plus de 30% des ventes d'HQ, et les dividendes dépassaient les 760 millions $ (Tableau 3)...
Des objectifs géopolitiques sont ainsi inscrits dans les grands projets hydroélectriques du Nord du Québec : alors qu'il était ministre libéral des Ressources Hydrauliques, René Lévesque concevait l'électricité comme l'outil « ... [permettant] d'être demain les maîtres de notre destinée et les dessinateurs de la vie américaine de l'est, tributaire du Québec [pour son approvisionnement électrique] »19. L'électricité et les barrages étaient tout à la fois conçus comme les symboles de la maîtrise technologique du Québec et du contrôle de son territoire. Ils gonflaient d'orgueil et de respect de soi-même la population francophone du Québec, lorsqu'elle voyait l'image de sa force matérielle et la puissance qu'elle détenait, à la fois sur les espaces du Nord québécois et sur les voisins américains 20. Le projet de la baie James était qualifié de projet du siècle; il allait fournir cette grande lumière du Nord québécois 21.
La maîtrise du territoire québécois Les projets d'aménagement hydroélectriques dans le Nord étaient présentés comme d'autant plus importants que les rivières plus méridionales sont déjà harnachées, le nucléaire et le thermique peu populaires, et ce d'autant plus que le public considère volontiers les fleuves du Nord comme des ressources nationales à exploiter. Dans cette optique, la direction d'Hydro-Québec a tendance à vouloir harnacher non pas tant pour assurer la fourniture d'électricité, que pour aménager le territoire du Québec tout en s'assurant de substantiels revenus d'exportation. Ainsi, des employés d'HQ qui travaillaient au sein de l'équipe Prévision de la Demande m'ont confirmé que la haute direction n'attendait pas le résultat de ces prévisions pour lancer le processus de définition des investissements : les décisions de construire ou non un nouveau barrage provenaient de rencontres entre la haute direction et le gouvernement. Les données économiques sur la demande d'électricité présente et future ne semblaient pas peser lourd dans ces décisions, voire, devaient être adaptées pour justifier les décisions prises en matière d'investissements. Dans la même veine, il est sans doute significatif qu'HQ ne fasse que très peu la promotion des économies d'énergie, qu'il s'agisse de son site internet ou des communications directes avec les consommateurs; de même, il n'existe pas de tarif modulé dans le temps afin de réduire les crêtes de consommation : des éléments qui contribuent à laisser croire que la société privilégie le volume et est disposée à investir massivement pour accroître sa capacité de production. Une autre dimension géopolitique, interne cette fois, de ces grands projets dans un Nord québécois jusque-là ignoré, n'échappait pas au Premier ministre québécois, M. Robert Bourassa, ardent promoteur de ces outils de « conquête du nord québécois »22. Par ces grands projets, écrivait-il, « nous nous aventurons au-delà de la vallée du Saint-Laurent. Nous faisons reculer nos frontières et nous prenons possession de toutes nos ressources»23. L'objectif économique de René Lévesque permettait au gouvernement québécois d'investir un territoire nordique qui ne l'avait guère intéressé jusqu'alors. René Lévesque a créé la direction générale du Nouveau-Québec, certes pour donner corps à son ambition économique, mais aussi pour contrer la présence exclusive du gouvernement fédéral sur ce territoire qui n'a été attribué au Québec qu'en 1912 et qui, jusqu'au début de la décennie 1970, n'intéressait que très peu le gouvernement provincial. C'est donc aussi pour asseoir son emprise politique sur l'ensemble de son territoire que le gouvernement québécois a favorisé l'avènement des grands projets hydroélectriques dans le nord de la province. Ils devenaient les symboles puissants de son appartenance au Québec. Conclusion Ainsi, loin d'être un dossier abordé sous son seul angle environnemental, la question des barrages du Nord québécois est en fait une question très complexe où se mêlent considérations écologiques certes et impact sur les sociétés autochtones, mais aussi les ambitions géopolitiques du gouvernement québécois envers son propre territoire (affirmer la souveraineté du Québec sur un territoire peu investi jusqu'à récemment) et en Amérique du Nord (jouer la carte de l'intégration continentale afin de multiplier les partenaires stratégiques et diminuer le poids relatif du gouvernement fédéral dans l'équation économique du Québec); et bien entendu les propres projets des diverses communautés autochtones, désireuses elles aussi d'acquérir une plus grande autonomie politique. Pour ce faire, elles n'ont pas hésité à instrumentaliser la question de l'impact des grands barrages pour mobiliser l'opinion publique contre les projets québécois (1990-1994), avant, dans un tout autre contexte politique, d'accepter avec enthousiasme de nouveaux projets en 2001-2002 avec un important financement à la clé, 2,2 milliards $ sur 50 ans et une autonomie économique accrue. Bibliographie 1 Jean-Marc Carpentier, «
À l'assaut des rivières », Québec-Sciences, 1998, http://www.cybersciences.com/Cyber/1.0/1_562_Menu.asp,
site consulté le 30 juin 2003. 2 Source : http://www.cybersciences.com/Cyber/1.0/1_562_Menu.asp 2 Anctil, François et Richard Couture (1994) « Impacts cumulatifs du développement hydro-électrique sur le bilan d'eau douce de la baie d'Hudson ». Can. Journal of Civ. Eng., 21: 297-306. 3 Hydro-Québec, L'hydroélectricité : une solution aux émissions de gaz à effet de serre, communiqué du 18 février 2003, Montréal. 3 4 Jean-Marc Carpentier, « À l'assaut des rivières », Québec-Sciences, 1998, http://www.cybersciences.com/Cyber/1.0/1_562_Menu.asp, site consulté le 30 juin 2003. 4 5 Le barrage d Owen Falls est venu augmenter le volume du lac Victoria; le barrage Daniel-Johnson a accru le volume du lac Manicouagan. 6 Hydro-Québec, Synthèse des connaissances environnementales acquises en milieu nordique de 1970 à 2000.Montréal, Hydro-Québec, 2001, p.52 7 Ministère fédéral de l'Environnement, Ottawa, http://www.ec.gc.ca/soer-ree/Francais/SOER/1996report/Doc/1-7-4-8-6-3-2-1.cfm. Site consulté le 1er juillet 2003. 8 Hydro-Québec, Synthèse des connaissances environnementales acquises en milieu nordique de 1970 à 2000.Montréal, Hydro-Québec, 2001, p.51. 10 9 Le Devoir, 21 octobre 1991, p.1. 10 L'Actualité, 15 décembre 1991, p.49. 11 L'Actualité, 15 décembre 1991, p.47. 12 Cité par l'Actualité, 15 décembre 1991, p.50. 13 Globe & Mail, 12 février 1993. 14 Globe & Mail, 30 mars 1994. 15 Globe & Mail, 22
juillet 1993. 16 Dufour, Jules, « Le projet Grande-Baleine et l'avenir des peuples autochtones au Québec », Cahiers de géographie du Québec, 40(110), 1996, p.239. 17 World Commission on Dams. Dams and developmen : a new framework. The report of the world commission on dams for decision-making. World Commission on Dams, Londres, 2000, p.208. 12 18 Rapport Annuel, 1991, pp.7, 62.19 René Lévesque, 1962. Cité par Murray, Vera (1976), Le Parti Québécois. De la fondation à la prise du pouvoir.Montréal, HMH, p.220. 20 Lasserre, Frédéric, Le Canada d'un mythe à l'autre. Territoire et images du territoire. HMH/PUL, Montréal et Lyon, 1998, pp.203-206. 21 Revue Forces, 1979. Cité par Jean Morisset, (1985) L'identité usurpée. 1- L'Amérique écartée. Nouvelle Optique, Montréal.1985, p.74. 14 22 Bourassa, Robert, « La Baie James », Éditions du Jour, Montréal, 1973:12. 23 Cité par L'Actualité, 1er septembre 1996. 15 23 Cité par L Actualité, 1er septembre 1996. Bibliographie : Berkes, Fikret (1981) « Some Environmental and Social Impacts of the James Bay, Hydroelectric Project, Canada ». Journal of Environmental Management, 12: 157-172. Boucher, R. & Schetagne, R. (1983). Répercussions de la mise en eau des réservoirs de La Grande 2 et Opinaca sur la concentration de mercure dans les poissons. Société d'Énergie de la Baie James, Montréal. Canobbio, Eric (1992). Destins nordiques... Une représentation de "Front pionnier" : de la baie James à Grande Baleine. Mémoire de DEA de Géopolitique, Université Paris-VIII Vincennes. Collectif (1990). Le développement des ressources hydroélectriques du Québec. Revue Forces,nº89, Montréal. Collectif (1992). Vingt ans de connaissance du territoire de la baie James. Revue Forces, nº97, Montréal. Dufour, Jules (1996). « Le projet Grande-Baleine et l'avenir des peuples autochtones au Québec », Cahiers de géographie du Québec, 40(110), p.233-252. Feit, Harvey (non daté). Hunting and the Quest for Power. The James Bay Cree and Whitemen in the 20th Century. http://arcticcircle.uconn.edu/HistoryCulture/Cree/Feit1/ Hudon, Marc (1994). « La crise d'Oka : rumeurs, médias et icône. Réflexion critique sur les dangers de l'image ». Cahiers de Géographie du Québec, 38(103). Hydro-Québec (2001) Synthèse des connaissances environnementales acquises en milieu nordique de 1970 à 2000. Montréal, Hydro-Québec, 110 p. Larry, K. (1982). « Quebec's Northern dynamo ». National Geographic, 161 (3): 406-418. Lasserre, Frédéric (1997). « Le mythe du Nord ». Géographie et Cultures (Paris), n°21, pp.59-70 . Lasserre, Frédéric (1998) Le Canada d'un mythe à l'autre. Territoire et images du territoire.HMH/Presses Universitaires de Lyon, Lyon et Montréal, 296 p. Lasserre, Frédéric (2003). « L'eau, la forêt, les barrages du nord du Québec : un territoire instrumentalisé ? », dans Lasserre, Frédéric et Lechaume, Aline (dir.). Le territoire pensé : géographie des représentations territoriales. Presses de l'Université du Québec, Québec, 346 p. 16 Magnin, E. (1977) Écologie des Eaux Douces du Territoire de la Baie James. Société d'Énergie de la Baie James, Montréal. McCully, Patrick (2001). Silenced Rivers. The Ecology and Politics of Large Dams. Zed Books, Londres, 359 p. McCutcheon, Sean (1991) Electric Rivers : the James Bay Project. Montréal, Black Rose Books. Mitchell, John (1993). « James Bay : Where Two Worlds Collide ». National Geographic,special issue on Water, pp.66-75. Morisset, Jean (1985). L'identité usurpée. 1- L'Amérique écartée. Nouvelle Optique, Montréal. Morissonneau, Christian (1978). La Terre promise : le mythe du Nord québécois. HMH, Montréal. Niezen, Ronald (1993) « Power and dignity: The social consequences of hydro-electric development for the James Bay Cree », Canad. Rev. Soc. & Anth., 30(4): 510-529. Roy, D., Boucher, R., Pinel-Alloul, B., Schetagne, R. & Boudreault, J. (1980) Documentd'Information pour les Membres du Comite Consultatif du Réseau de Surveillance Écologique.Société d'Énergie de la Baie James, Montréal. Roy, D., Plante, M., Schetagne, R. & Boudreault, T. (1982) Rapport d'Étape du Réseau de Surveillance Écologique. Société d'Énergie de la Baie James, Montréal. Société de Développement de la Baie James (1980) Orientation du Développement et de l'Aménagement du Territoire de la Baie James, Montréal. Société d'Énergie de la Baie James (1978) Connaissance du Milieu des Territoires de la Baie James et du Nouveau-Québec. Société d'Énergie de la Baie James, Montréal. Société d'Énergie de la Baie James (1988) La Grande Rivière: Un développement en harmonie avec son environnement. 62 pp. Société d'Énergie de la Baie James, Montréal, Québec. World Commission on Dams. Dams and development : a new framework. The report of the world commission on dams for decision-making. World Commission on Dams, Londres, 2000, 356 p. 17 |
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