Dans son introduction, Emmanuelle Delahaye retrace le parcours de Jacques Bethemont, professeur émérite de l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne. Spécialiste des fleuves, il vient de publier en collaboration avec P. Faggi et T.P. Zoungrana un ouvrage sur le Sourou (La vallée du Sourou, genèse d’un territoire hydraulique dans l’Afrique soudano-sahélienne, L’Harmattan, 2003, 230 p.), ancien fleuve du Burkina Faso, aujourd’hui rivière, d’à peine 120 km de long : sur ses berges s’est mis en place un modèle original de développement. Quel intérêt particulier a suscité chez le géographe, auteur des Grands Fleuves (A.Colin) l’écriture d’un livre entier sur cette petite rivière africaine qu’est le Sourou ?
Jacques Bethemont prend la parole et commence par s’interroger sur ce que l’on appelle un « grand fleuve ». Quel sont les critères de grandeur : la longueur, le débit, les civilisation baignées par ses rives ? De l’Amazone ou du Jourdain, lequel est le plus grand ? Le Sourou n’est assurément pas un grand fleuve selon les critères physiques. C’est un cours d’eau modeste, de 120 km de long. Il présente cependant des spécificités géomorphologiques : c’est un bel exemple de capture fluviale par le Mouhoun (l’ancienne Volta). Cela explique pourquoi, dans son cours normal (c’est-à-dire d’amont en aval), son débit est très faible, alors qu’en période de crue du Mouhoun celui-ci retrouve son ancien lit : le Sourou coule alors d’aval en amont ! C’est une raison suffisante pour s’y intéresser. Jacques Bethemont en trouvera d’autres, comme l’étude des aménagements fluviaux décidés à grand frais par les jeunes Etats africains juste après les indépendances et que dénonce René Dumont dans son essai Pour l’Afrique j’accuse.
Pierpaolo Faggi, chercheur italien, en mission à Ouagadougou se passionne pour le Sourou et y fait travailler ses étudiants : cinq thèses (sur la pisciculture, le réseau bancaire...) et de nombreuses maîtrises. Suffisamment maintenant pour écrire un livre : le Sourou, petite rivière, permet alors, et c’est l’objet de l’ouvrage, d’envisager la totalité des questions du développement en Afrique. Cet espace acquiert ainsi valeur de laboratoire. C’est le but de ce livre dont l’auteur se plaît à rappeler que la genèse a coûté cher en rhum et en bière de mil (qui au dire de l’expert n’est pas très bonne). Le Sourou, c’est l’histoire d’un espace marginal, oublié des hommes : un premier projet de développement a vu le jour, en vain. De cet échec, les populations locales gardent la volonté d’imposer un projet. C’est le propos du café géo de ce soir.
Au départ, il ne se passe rien, ou pas grand-chose. Le Sourou n’est parcouru par les eaux que quatre mois par ans. Il est alors occupé par un lac en période de crue du Mouhoun et marque la frontière entre l’AOF et le Mali. Il constitue donc un point de passage important pour les bergers nomades peuls. Le Sourou fait alors office de relais maraboutique et y vivent des hommes pieux, les Markas. Ces derniers pratiquent l’agriculture pluviale ou de décrue (du mil essentiellement) et de l’élevage. En effet, le bétail apprécie tout particulièrement le bourgou, pâturage naturel qui pousse après la crue. La métropole a des projets de mise en valeur de la région. Mais le Burkina Faso est un pays anticolonialiste, et comme la région est peu peuplée, le projet reste dans les cartons.
Dans les années 1960, le Mali et le Burkina Faso acquièrent leur indépendance. Le Mali expulse les Mossi (ethnie du Burkina Faso) qui occupent des postes d’ouvrier. Ils rentrent donc dans leur pays d’origine en passant par la vallée du Sourou. Ils s’y fixent au moment de la décrue et y sèment du riz flottant qui repousse tous les ans sans aucune intervention humaine. Le problème des Mossi est foncier : ils arrivent en pays Marka, ethnie qui détient la terre. Même si l’hospitalité est une valeur sacrée, la terre appartient à trois catégories d’hommes : celui qui l’a fondée (l’ancêtre mythique) et transmise, les vivants qui l’exploitent et ceux à naître qui en jouiront à leur tour. Aucune aliénation de la terre n’est possible. Tant bien que mal, ces deux ethnies cohabitent, sur fond de conflit foncier latent.
En 1983, le capitaine Thomas Sankara entame la révolution qui le porte au pouvoir et il cherche un support pour asseoir sa légitimité. Très inspiré par l’Albanie (les armoiries du Burkina sont composées d’une mitraillette et d’une pioche), il entreprend de grands travaux sur le Sourou et décide de construire un barrage pour fermer la gorge qui relie la rivière au Mouhoun. Une réserve d’un demi kilomètre cube est ainsi créée en plein désert. L’eau reste 9 mois sur place (au lieu de quatre), ce qui permet de développer l’irrigation. Des pompes coûteuses et des rampes hippodromes sont installées. Elles marquent l’essor de l’agriculture socialiste. Sous l’impulsion de Sankara fleurissent alors à Ouagadougou des affiches du Sourou, véritable Eden : 400 000 ha irrigués sont programmés en milieu désertique ! Cette propagande est à relativiser : seuls 4 000 ha -ce qui n’est déjà pas rien - seront réellement mis en valeur.
Thomas Sankara crée le Comité National Révolutionnaire (CNR) qui gère les terres devenues propriété d’Etat grâce à la Réforme Agraire Foncière (RAF). Est aussi fondée l’Autorité pour la Mise en Valeur du Sourou (AMVS). Des coopératives sont chargées de l’exploitation des terres irriguées. En 1987, Thomas Sankara meurt sous les coups de son meilleur ami Blaise Compaora qui lui succède. Cela sonne le glas de la politique socialiste : en 1988, le Fonds Monétaire International impose un Plan d’Ajustement Structurel, c’est-à-dire une politique libérale de réajustement. Les coopératives ne sont pas rentables : il faut dire que chacune à en charge la culture de 500 ha, l’entretien des pompes, les salaires du directeur, de son adjoint, des cinq comptables, des griots, des ouvreurs de porte et des serveurs de thé... A ce coût, l’autonomie des coopératives n’est pas possible, ce qui provoque le mécontentement des agriculteurs. En vain : les coopératives sont fermées, le matériel n’est pas renouvelé. On oublie progressivement le Sourou...
Le bilan de cette première mise en valeur est donc largement négatif. L’échec des appareillages est patent : les rampes d’irrigation sont cannibalisées et on en prélève sans scrupule les roues et le métal. Le bilan cultural est mitigé : le coton produit est de bonne qualité, mais ne résiste pas à la concurrence du coton subventionné des Etats-Unis, d’Egypte ou d’Union Européenne. Le riz cultivé (45 à 50 quintaux à l’hectare) n’est pas compétitif face à la production asiatique. Le haricot vert fait figure d’or vert et les Mossi ont l’idée de développer la distribution de cette production vers Ouagadougou par camion, mais aussi à destination de Rungis où un commissionnaire le réceptionne. Le kilo de haricot vert coûte 100 Francs CFA (c’est-à-dire 0,15 €) au Burkina Faso et est vendu 15 € à Rungis. Les hippopotames de la vallée du Sourou, fins gourmets, apprécient aussi beaucoup ce haricot et n’hésitent pas à le dévorer. Véritable danger pour les populations, les hippopotames ont causé la mort de 13 personnes pendant les deux mois du séjour de Jacques Bethemont dans la région.
Le renouvellement des infrastructures agricoles pose problème : les pompes coûtent cher et seules les banques arabes établies dans la région acceptent de financer leur achat ou leur entretien. L’élevage pose aussi problème : à cause de la mise en valeur des berges du Sourou, le bourgou (les pâturages gras) est peu accessible ; en outre, le bétail préfère largement le riz ou les haricots verts, ce qui n’arrange pas la situation des agriculteurs. Dans le lac formé par le barrage se trouve des îles. Avant les aménagements hydrauliques, ces îles étaient isolées seulement trois mois par an. Maintenant, elles sont coupées du monde : les populations restent sur les riches terres des ancêtres, mais il faut quand même plus de quatre heures de pirogue pour s’y rendre !
Si la question foncière a été réglée par la nationalisation des terres, la rivalité entre les Mossi et les Marka continue de se poser sous une forme différente : celle de la compétence pour être directeur de la coopérative. Les Marka revendiquent le poste, arguant de leur propriété « morale » de la terre ; au contraire, les Mossi mettent en avant leurs compétences technique et agricole. Ces rivalités sont réglées à Ouagadougou.
Ce bilan doit cependant être nuancé. L’échec relatif de l’irrigation, et l’exiguïté des parcelles poussent les Mossi à mettre en valeur des lopins secs, en dehors du périmètre irrigué. Grâce à leur dynamisme, ils ont trouvé des solutions pratiques pour engraisser les terres : ils développent ainsi la technique du compostage (maïs, fumier, feuilles...). En garantissant la fertilité des sols, ils réduisent les jachères. L’agriculture pluviale traditionnelle évolue. Cet exemple illustre parfaitement les thèses d’Esther Boserup : si la production agricole ne permet plus de subvenir aux besoins des sociétés locales, deux possibilités s’offrent à elles. Elles peuvent limiter leur descendance ou émigrer (c’est la thèse malthusienne), ou bien adapter leur méthodes culturales pour accroître les rendements. C’est ce qui se passe sur les berges du Sourou. Après la fermeture des coopératives, les populations locales reprennent en main les cultures : par exemple, la production du riz est passée à 60 quintaux par hectare, ce qui dégage des surplus qui sont écoulés sur les marchés locaux. Le système s’est reproduit à la deuxième génération et rien n’indique qu’il va s’écrouler à la troisième génération, d’autant que les enfants ont été à l’école et qu’ils sont donc potentiellement plus compétents en matière de gestion. Différentes organisations voient le jour pour écouler les productions, comme 6S (Savoir Se Servir de la Saison Sèche dans le Sahel) qui commercialise des oignons, des tomates séchées, des piments...
Ce qu’il faut retenir de la vallée du Sourou, c’est le maintien sur place de la population en dépit des échecs des aménagements lancés par le haut. De nouvelles pratiques sont impulsées localement et suscitent ensuite des investissements du pouvoir central : des pistes puis des routes goudronnées sont construites pour relier le bassin du Sourou aux marchés de Ouagadougou et de Bobo-Dioulasso. Deux écoles sont fondées et on y apprend le français qui reste la langue véhiculaire de la région. Deux dispensaires ont permis d’améliorer la santé des populations locales (recul du paludisme, meilleur suivi des grossesses...). De nombreux artisans, formés en ville, débordent d’inventivité pour entretenir les équipements et deux réseaux bancaires favorisent l’investissement. Le micro-crédit est très développé : garanti par huit personnes, c’est une adaptation des tontines traditionnelles. Le projet de barrage a donc permis de générer un territoire qui fixe des populations. A un développement exogène succède un développement endogène plus efficace : la dynamique territoriale ne disparaîtra pas. Il faut donc corriger les propos afro-pessimistes de René Dumont : pour Jacques Bethemont, l’Afrique est partie, à l’africaine, mais elle est partie...
Débat
Jacques Défossé revient sur la propagande qui faisait du Sourou un paradis terrestre. Il s’est rendu au Burkina Faso en 1983, à l’époque où les affiches fleurissaient sur les murs de Ouagadougou et confirme les propos de Jacques Bethemont. Il s’intéresse aussi aux ONG présentes, comme 6S : s’agit-il d’une ONG du nord ou du sud ?
Il s’agit d’une ONG du sud, dirigé par un Burkinabé formé à Paris, à Sciences-Po. Plusieurs milliers de personnes travaillent dans cet organisme pour entretenir le matériel, former les agriculteurs, diffuser les innovations... Les banques coopératives sont aussi des ONG du sud.
Jacques Défossé s’intéresse aussi à la propriété foncière : quel est le rôle des instances traditionnelles comme le Moronaba (l’empereur traditionnel) ?
Ce pouvoir traditionnel est très efficace : il joue un rôle de symbole et de conseil incontesté, ce qui lui permet d’entrer sans aucun problème dans la modernité.
Karine Bennafla souhaite savoir qui finance les écoles, les pistes et les dispensaires ?
C’est l’Etat, qui intervient aussi au niveau local par son administration territoriale (justice, conciliation...)
Karine Bennafla évoque la vallée du Sénégal : serait-il possible qu’au Burkina Faso l’Etat ait des velléités de reprendre en main ces activités ?
C’est effectivement un danger et rien n’est impossible. Il faut faire confiance à la dynamique territoriale de la vallée du Sourou.
Un étudiant : Jacques Bethemont a parlé de création d’un territoire : est-ce que cela s’accompagne de l’émergence d’une nouvelle autorité politique ?
Le territoire est un produit empirique sur lequel se place une administration légère, mais ce qu’il faut souligner dans le cas du Sourou, c’est la production spontanée de territoire par la base.
Christian Montès s’interroge sur les filières migratoires. Y a-t-il des mouvements de départ, de retour ? Est-ce que ces flux humains s’accompagnent de retour de capitaux ?
Le bassin du Sourou est une zone de départ mais aussi d’accueil et de retour. Il faut surtout souligner l’importance du retour d’expérience des migrants, notamment en ce qui concerne l’artisanat. Le Sourou était jusque récemment une zone d’émigration vers la Côte d’Ivoire, mais la situation dans le pays perturbe ces flux.
Paul Arnould revient sur le modèle qu’a constitué l’Albanie. Est-ce que le Burkina Faso a connu un écrivain du charisme de Ismail Kadaré qui a décrit le régime de Tirana ?
Jacques Bethemont n’a pas de réponse : il ne s’est pas intéressé à la littérature burkinabé, preuve à ses yeux que le géographe est inculte !
Précision importante
Une précision que vous attendez tous : un « mari capable » est en fait une mobylette 50 cm3. Cela s’explique par la campagne de publicité faite par la marque Honda : « Un mari capable offre une mobylette à sa femme ! ». Le nom est resté dans le langage courant ; ce qui donne parfois lieu à des phrases cocasses, du genre « mon mari capable est crevé », « mon mari capable n’a plus de batterie »... Il aurait été dommage de ne pas mentionner ce détail de vocabulaire.
Compte-rendu : Yann Calbérac
Photo : Emmanuelle Delahaye
A lire :
Jacques Bethemont, Pierpaolo Faggi, La vallée du Sourou (Burkina Faso), genèse d’un territoire hydraulique dans l’Afrique soudano-sahélienne, L’Harmattan, Paris, décembre 2003, 230 p.
On peut découvrir les paysages du Sourou sur un site universitaire italien :
http://www.geogr.unipd.it/PVS/ricerche.htm (Mosaïque en bas de page).