- de la revue 'Le Noël' no. 1166, 25 octobre 1917
- 'Mes Troupiers'
- par le Capitaine André Pavie
Le Soldat Français
« Le livre du capitaine André Pavie semble bien fait pour répondre à la plus légitime curiosité. C'est un récit de campagne très simple, sans généralités banales et sans bluff; une série de tableaux pris sur le vif en plusieurs points célèbres du front, la notation exacte des cruelles souffrances de chaque jour et des mille détails qui, choisis et accumulés, donnent l'impression du vécu. Mes troupiers est un des rares ouvrages qui fournissent une idée exacte de la grande guerre, telle qu'on la voit d'une cagna. Ajoutons qu'à l'encontre de certains récits de guerre, ce livre se recommande par son excellent esprit. »
(La Croix.)
Verdun
18 août 1915
Très gênante, cette « poche » que dessine dans nos lignes la tranchée ennemie. Les Boches voient de là tout ce qui se passe chez nous. Supprimez-la, les rôles seront renversés, et c'est nous qui verrons tout ce qui se passe chez eux. Aussi, dès son arrivée dans le secteur, le ...e régiment d'infanterie a-t-il été prévenu qu'il aurait, à s'emparer de la « poche », et une fois qu'il la tiendra, bien entendu, à ne plus la lâcher. On mettra à préparer l'opération le temps voulu, on emploiera tous les moyens nécessaires, sans lésiner sur le prix, ni comme munitions, ni comme matériel. Un bon « pilonnage » d'artillerie lourde, des barrages de 75 précis et rapides, des ordres clairs, détaillés, fixant la tâche de chacun .jusqu'au moindre geste. La méthode est infaillible, le succès certain.
Ce sont deux compagnies du 5e bataillon qui mèneront l'attaque. Le choix n'est pas pour leur déplaire. Depuis plus de cinq mois que, solides comme le granit natal, ils opposent aux morsures impuissantes du Boche un obstacle sur lequel la bête use ses crocs, ils ne sont pas fâchés, quand l'occasion leur est offerte, de mordre à leur tour, les rudes gars bretons.
Tapis dans les trous d'obus, qui, sur ce point du front, tiennent lieu de tranchées, ils ne bougent guère dans la journée. Mais, la nuit venue, ils s'en donnent du mouvement, pour disposer le plus commodément possible, en vue de l'usage prochain, tout ce que les camarades apportent de l'arrière. Fusées éclairantes, fusées signaux, feux de Bengale, grenades, cartouches, sacs à terre, rondins, fil de fer barbelé, hérissons, masques de rechange, vivres de réserve, tout cela monte chaque nuit vers la première ligne, à travers la plaine éven-trée, où les boyaux n'existent plus qu'à l'état de souvenir. Parmi les trous de « marmites », si nombreux qu'ils se recoupent l'un l'autre, semblable à une théorie de fourmis lahorieuses,
la longue file des porteurs chemine lentement, riant, plaisantant sous les obus qui jalonnent la route, jusqu'au point où la sagesse impose de presser le pas et de marcher en silence.
Nos canons répondent d'ailleurs généreusement. Dix coups pour un: c'est le tarif. Aussi les Boches paraissent-ils être assez mal à l'aise et quelque peu affolés. De temps en temps, une violente canonnade leur fait croire qu'ils vont être attaqués. Dès que le tir se ralentit, les grenades et les coups de fusil partent de leur ligne pour repousser un assaillant imaginaire, les fusées s'élancent pour demander le secours de leur artillerie, qui fait barrage en pure perte. Des coups tombent parfois sur leurs propres tranchées, et plus ils multiplient les signaux pour faire allonger le tir, plus leurs battants s'acharnent à précipiter la cadence, à la grande joie des voisins d'en face.
Il arrive aussi que, dans un moment d'accalmie relative, un obus, éclatant sur un petit tas de fusées, allume un feu d'artifice que l'une des deux artilleries prend pour une demande de tir. Le barrage se déclanche, amenant la riposte, et c'est, pendant quelques minutes, un vacarme d'enfer, jusqu'à ce que, les canonniers prévenus par téléphone ou par signaux, lout rentre dans l'ordre.
L'attaque est pour aujourd'hui, 15 h. 5. Chacun sait à merveille quelle est sa mission, le poitft précis où il doit sortir de la tranchée, le point précis de la tranchée boche sur lequel
Il doit se diriger, ce qu'il doit faire, lancer des grenades ou visiter les abris, établir un barrage de sacs à terre, ou installer son fusil mitrailleur.
Qu'y a-t-il dans cette la poche? Une garnison nombreuse, ou seulement quelques guetteurs? Des mitrailleuses sûrement. Le 155 va tirer. Pourvu qu'il les démolisse toutes! A 12 h. 30, il commence son tir, et les coups se succèdent sans interruption, broyant, bouleversant tout, faisant jaillir d'énormes colonnes de terre, de pierres, de débris de toute sorle, mélangés à la fumée de l'explosif. « Pilonnage », c'est bien le mot qui convient. Les premiers coups tombent un peu en arrière de la « poche ». Le lieutenant d'artillerie, placé auprès du commandant du bataillon d'attaque, fait raccourcir d'abord, puis ensuite allonger et porter les coups légèrement à gauche. Parfait, cette fois: tout tombe en plein dedans, et l'on voit voler en l'air des morceaux de bois, des armes..., des têtes, des bras et des jambes.
Au bout d'une demi-heure, les Boches commencent à donner des signes manifestes d'inquiétude. Ils envoient des pétards qui ne font de mal à personne. Ils demandent par fusées le tir de leur artillerie, et la voilà qui tire en effet, faisant barrage à coups de 77, de 105 et de 50, sur un ravin où elle imagine que notre infanterie est placée. Peine perdue. Notre infanterie n'est pas là, mais, frémissante d'impatience, prête à bondir, rangée bien en ordre de chaque côté de la « poche ».
A 15 heures, le 155 se tait, landis que le 75, faisant barrage, reporte son tir un peu en arrière.
A 15 h. 5, la compagnie de gauche sort d'un bond, tout ensemble, le capitaine en tète, un fusil à la main, ne se distinguant de ses hommes que par le geste avec lequel il indique à chaque chef de section 'la direction à suivre, le chemin qu'ils ont repéré d'avance, tant bien que mal, du fond de leurs trous, bien visible maintenant qu'ils sont à l'air libre.
Il reste au moins une mitrailleuse intacte chez les Boches: on l'entend sur la droite. Tac, tac, tac, tac... une vingtaine de coups rapides. Est-ce elle qui arrête la compagnie de droite? Non: cela ne dure pas. La mitrailleuse s'est tue. La compagnie de droite est dehors à son tour. Les quatre premiers qui se sont montrés sont tombés, les autres ont pu passer pendant que la compagnie de gauche, arrivant derrière les mitrailleurs boches, en démolissait la moitié à coups de grenades, mettait la main sur les autres et sur leur instrument.
Les deux capitaines, celui de gauche et celui de droite, se rejoignent dans la tranchée. Ils y trouvent près de deux cents Boches, abrutis, terrorisés, qui ont jeté leurs armes et, levant les bras en l'air, répètent sur tous les tons: « Kamerad! Kamerad! » Quelques- uns, à genoux, crient d'un accent suppliant: « Pardon! Fransozen! Pardon! » Un sous- lieutenant sort son « Kodak » de l'étui pendu à son ceinturon. Ce serait dommage de manquer l'occasion d'un si beau cliché!
- Mon capitaine! Mon capitaine! Il y a quatre officiers boches là-bas!
C'est un sergent qui les a découverts et vient faire part de la trouvaille à son capitaine.
Trois officiers et un aspirant sont assis, en effet, dans un coin, l'air assez morne. A l'aproche de l'officier français, ils se lèvent et sajuent, sans mot dire.
A l'ouvrage, vite: il n'y a pas de temps à perdre. Voici cinq grandes minutes que la « poche » est prise. Il faut indiquer au commandement le succès de l'opération et, pour cela, jalonner la ligne nouvelle de feux de Bengale que le clîef de bataillon et le colonel apercevront de leur observatoire.
Il faut prévoir aussi la contre-attaque. Des sacs à terre ici pour boucher cette brèche. Dans ce trou, par où quelque Boche pourrait arriver en rampant, une de ces sphères de fil de fer barbelé qu'on a plaisamment surnommées « ufs de Pâques ». Ici deux fusils mitrailleurs prêts à tirer de flanc sur quiconque voudrait approcher.
Non, décidément, ils n'ont pas Fair de vouloir contre-attaquer pour l'instant. Leur artillerie seule s'en donne à cur joie; mais son tir est nerveux, mal réglé. Et, d'ailleurs, il y a de bons abris dans la tranchée, de bons abris faits par les Boches tout exprès pour les nouveaux occupants, dirait-on. Grand merci à MM. les Boches!
Songeons aux prisonniers maintenant. Que faire de tout cela? Voici d'abord deux solides gaillards qui vont offrir l'appui de leurs épaules au capitaine de la ...e compagnie pour l'aider à gagner le poste de secours le plus voisin. La jambe droite labourée par un éclat d'obus, dès le début de l'action, il a maîtrisé sa souffrance tant qu'il a pu; mais il ne saurait tenir plus longtemps.
Le reste de la bande: en route. Oh! pas si vite, pas tous à la fois. Les marmites pleuvent. S'il ne devait y avoir que des Boches démolis, le mal ne serait pas grand; mais, comme il faut un cadre pour accompagner ce troupeau, inutile d'exposer à la fois trop de braves gens. Un caporal et deux hommes pour conduire les dix premiers. Les autres attendront derrière un talus, qui les abrite tant bien que mal.
Bien amusant l'air piteux du onzième, un maigrichon roux à lunettes, qui lève la main en disant: « Et moi? Et moi? » avec l'expression d'un écolier que torture le besoin de quitter son banc.
Tous n'arriveront pas jusqu'au poste de commandement de la division. La route est mauvaise, et plus d'un, qu'avaient épargné nos 76 et nos i55, éprouvera à ses dépens les effets d'un 77 ou d'un 150 « made in Germany ». Ceux qui ne sont que blessés, nos brancardiers, secourables par état, même aux Boches, les conduiront au poste de secours. Les tués resteront là jusqu'à ce que, à la faveur d'une nuit de calme relatif, on puisse les enfouir.
A chaque détachement, une halte s'impose au poste de commandement de la brigade, où le colonel commandant la brigade et son état-major ne sont pas fâchés de poser eux-mêmes quelques questions avant l'inlerrogatoire en règle auquel se livrera l'interprète de la division.
Ils sont rangés le long d'une des parois de l'abri qui sert de poste de commandement. Grande joie des secrétaires et agents de liaison de la brigade que divertit au même degré et l'air résigné des officiers - on n'en voit plus guère qui conservent l'arrogance des années passées, - et l'air satisfait des simples troupiers. Le nouveau casque de tranchée, de forme extravagante, dont plusieurs sont coiffés, obtient un succès mérité. C'est vraiment un chef-d'uvre de laideur.
Tout à coup, le sifflement sonore et l'éclatement d'un 210 à cinquante mètres de l'abri. Une énorme gerbe de terre. De grosses mottes, des pierres et quelques éclats retombent en pluie sur la toiture et tout alentour. D'un même mouvement, avec un ensemble parfait, tous les Boches se sont jetés à plat ventre. Redoublement de joie bruyante dans l'assistance, qui, prudemment, néanmoins, s'est garée des éclaboussures possibles.
Un second sifflement, puis, de minute e minute, les coups se succèdent à intervalles réguliers. Les Boches reconnaissent l'échec et, voulant se venger, s'en prennent au colonel commandant la brigade. Ils n'ont pas tort, ma foi, car si le succès a couronné les efforts des braves qui ont fait ce joli coup de main, celui que visent maintenant les artilleurs boches y a, pour sa part, largement contribué. A l'arrivée du cinquième obus, qui, s'enfonçant profondément dans la terre molle, « fait fougasse » et éclate à peine, un loustic s'approche du groupe des prisonniers, et, prenant à partie un Boche à l'air particulièrement stupide:
- Hein! tu vois, lui dit-il sur un ton de profond mépris, tu vois, ma vieille saucisse, quelle camelote! Si ça ne fait pas pitié!
Peu à peu, le tir se ralentit sur les premières lignes. Les coups de 210, destinés à la brigade, s'espacent.
A 20 h. 10, fusillade, grenades, fusées rouges, tir de barrage. Cela dure un quart d'heure; puis, de nouveau, l'habituelle canonnade de chaque nuit.
Demain, les braves du 5e bataillon du ...e d'infanterie, héros anonymes, auront les honneurs du « communiqué ».
Plusieurs jours de suite, à peu près à heure fixe, vers 18 heures, les Boches semblent vouloir s'acharner sur le malheureux P. C. de la brigade. Des 210, bien reconnaissables à la détonation sourde du coup de départ, au ronflement qui la suit et au craquement sinistre qui se produit une demi-seconde après la chute du projectile sur le sol. Il err tombe tout autour, qui creusent dans la terre molle des entonnoirs énormes. De temps à autre, un coup plus précis vient frapper juste sur le poste, ébranlant les murs, leur imprimant une secousse à faire croire que tout va s'écrouler. Mais le béton est solide: c'est à peine si la marmite brutale réussit à l'entamer sur vingt centimètres d'épaisseur, projetant chaque fois une gerbe de cailloux et de mottes de terre, qui retombent avec fracas, mêlés aux débris de ferraille du projectile. Cette petite facétie des artilleurs boches se produisant d'ordinaire vers l'heure du dîner - on dirait qu'ils le font exprès, - l'état-major de la brigade en est quitte pour déserter, en l'occurrence, la salle«à manger vraiment trop fragile.
29 août 1915
Le bataillon Renaud, descendant de la première ligne, après une rude journée, marquée par un beau succès, vient relever le bataillon placé près du P. C. de la brigade, en réserve de division. Renaud est resté, conformément aux ordres reçus, vingt-quatre heures après la relève de sa troupe, auprès du camarade qui lui succédait.
L'emplacement du bataillon réserve de division n'est pas loin du poste de commandement du colonel commandant la brigade, qui a sous ses ordres le sous-secteur, et, le matin, à peine arrivé, Renaud vient se présenter à lui. Entrevue rapide et, pour terminer:
- Vous viendrez déjeuner avec nous tout à l'heure, Renaud; je compte sur vous.
Le pauvre Renaud jette un regard navré sur sa tenue; elle n'est plus « bleu horizon », elle n'est plus d'aucune couleur. La boue a plaqué un moule d'argile autour de ses jambières et de sa culotte. Sa vareuse est maculée de larges taches jaunâtres dont aucune brosse n'aura raison. Il passe en même temps la paume de sa main sur son menton, orné d'une barbe de quinze jours. Le colonel a vu le geste et se hâte de prévenir une hésitation possible:
- Surtout, pas la moindre toilette, ce qui, d'ailleurs, vous serait probablement difficile... Et ce que je vous promets comme, déjeuner ne sera pas brillant, sans doute... Le plaisir de passer quelques instants avec vous et de vous entendre conter un peu ce que vous avez fait.
Calme, doux et modeste, Renaud a vingt-quatre ans. Il est capitaine, chevalier de la Légion d'honneur; il commande, depuis quinze jours, son bataillon, le commandant ayant été tué le jour même de son arrivée dans le secteur. Sous-lieutenant au début de la campagne, il a commandé très vite une compagnie, et commande maintenant un bataillon, sans plus d'effort. La Légion d'honneur, il l'a eue, voilà plus d'un an déjà, à la suite d'une certaine affaire où sa compagnie, hésitant à traverser un tir de barrage formidable des Boches, il a traversé par trois fois, lui tout seul, le barrage, pour venir la chercher, aussi calme qu'il l'aurait été à l'arrière, sur le champ de manuvres de S...- B..., où il a fait ses débuts dans la vie militaire. Quand, le lendemain, son colonel l'a prévenu qu'il le proposait pour la croix, il n'en revenait pas, jugeant qu'il n'avait rien fait que de très naturel.
Le colonel a dit vrai; il n'a rien d'extraordinaire, le déjeuner de la brigade. Une jolie légende à l'usage de ceux qui n'y sont pas venus voir, le confort des gens du front! L'abri qui sert de salle à manger résisterait bien... peut-être... à la chute d'un 77. La vaisselle est sommaire. Comme menu, celui que l'on peut composer avec les vivres de l'intendance, parfaits de qualité sans doute, mais peu variés. Toutes mes excuses au chef de popote: j'allais oublier du beurre frais et des ufs à la coque, un vrai luxe.
Il cause peu, Renaud, et il n'est pas facile d'apprendre de lui des détails sur les jours et les nuits qu'il vient de vivre, sur cette journée d'avant-hier surtout, où son bataillon a fait quelques douzaines de prisonniers et s'est emparé d'une crête à la possession de laquelle le haut commandement attachait le plus grand prix. Non qu'il s'exprime mal ou péniblement; mais ce modeste éprouve une répugnance à se raconter. Et comment dire ce qu'il a vu sans se mettre en scène? Enfin, en le poussant un peu, on finit bien par savoir.
Renaud est arrivé, pour la première fois, en ligne avec sa compagnie, voici près de vingt jours, et depuis, tantôt en première ou en deuxième ligne, tantôt en réserve, il n'a jamais quitté le secteur.
- Le soir de l'arrivée, la nuit était atrocement noire. Le bataillon était en réserve de secteur. Nous nous installons, dit Renaud, dans des tranchées qui pouvaient être encore à peu près dignes de ce nom. Bombardement toute la nuit, à droite, à gauche, en avant, en arrière. Pas de « casse ». A minuit, un ordre arrive. Un petit fléchissement s'est produit sur la ligne: contre-attaque immédiate. Nous partons et, d'un seul bond, à coups de grenades, à coups de baïonnettes, nettoyage complet d'une ligne de trous d'obus dans laquelle il y avait bien une cinquantaine de Boches. Mais il ne s'agit pas de s'arrêter là: l'objectif de la contre-attaque est plus loin. Cinq minutes pour souffler. Nous repartons. A cinquante mètres, une tranchée pleine de gens roulés dans des toiles de tente et tapis tout au fond de la tranchée. Bonne affaire. Quel coup de filet! Allons-y. Tout le monde dans le trou, baïonnette haute! Halte! Ah! mais non, pas de bêtises: ce sont des camarades du ...e - le régiment que nous venons relever, - qui se sont trouvés là, isolés du reste de leur bataillon. Comment diable s'y reconnaître aussi dans une obscurité pareille?
- Vous n'avez pas eu trop de pertes?
- Très peu ce jour-là. Mon chef de bataillon, comme vous le savez, le commandant F..., malheureusement tué, presque au début, par un éclat d'obus. Beaucoup de blessés légers, qui continuaient à se battre ou qui revenaient en ligne après un pansement sommaire.
- Oui, nos troupiers ont un autre moral que celui des Boches.
- Cette nuit-là, je n'ai pas bien pu en juger; mais avant-hier! Ah! mon colonel!... Dès le début de notre préparation d'artillerie, quand nos 155 ont commencé à faire sauter en l'air les abris, avec des Boches tout entiers ou en morceaux, c'est par escouades qu'ils arrivaient sur nous, les bras en l'air. Nous en avons raflé un fort paquet à ce moment-là. Ensuite, quand nous avons progressé, le gibier est devenu plus rare.
- Ils se défendaient?
- Vaille que vaille, mais tous ceux qui auraient eu bonne envie de se rendre se trouvaient dans une fichue situation. Dès qu'ils sortaient de leurs trous pour venir vers nous, leurs mitrailleuses tiraient sur eux, et, s'ils retournaient vers leurs lignes, c'était nous qui tirions dessus. J'en ai tué neuf, pour ma part.
- C'est comme cela, dit en riant le colonel.
que vous faisiez le coup de feu au lieu de commander votre bataillon!
- Que voulez-vous, mon colonel, c'est plus fort que moi. Quand je vois des Boches, il se trouve toujours, je ne sais comment, un fusil à portée de ma main et qui part tout seul. Mais nous ne les avons pas tous « zigouillés ». Il y en a qui étaient vraiment trop drôles, et qui nous désarmaient, tant nous nous amusions de leurs manuvres. Un grand diable à lunettes s'est promené pendant un quart d'heure entre les deux lignes, sans recevoir, je ne sais par quel miracle, ni une balle ni un éclat d'obus, portant un petit drapeau de la Croix-Rouge, qu'il agitait au-dessus de sa tête. Un obus a fini par le volatiliser, lui et son drapeau. D'autres tombaient à genoux, en levant les bras et en criant: « Kamerad! » devant des cadavres. J'en ai vu un se tromper plus grossièrement encore et « faire kamerad » devant une mitrailleuse « amochée » dans un trou.
Nous avons eu de bons moments de fou rire, je vous assure. Si vous aviez vu leur joie quand nous, leur montrions des photographies « empruntées » à leurs camarades pris la veille, et qu'ils retrouvaient en foule des têtes connues d'eux. Ils se poussaient le coude l'un à l'autre.
- Tiens, Fritz!... et Otto!... et Karl!... et Fridolin!...
- Tu les connais donc, ceux-là? demandions-nous.
- Oui, Monsieur le capitaine. Ils sont tous de mon escouade.
- Nous avons tous bien ri, et, s'il n'y avait le souvenir des pauvres camarades qu'on ne reverra plus, je dirais vraiment: « Quelle joyeuse journée! »
Une expression de soudaine tristesse envahit le visage pâle et calme du conteur. Puis il se ressaisit et reprend:
- Tous ont été magnifiques. Mais il y en a eu de particulièrement admirables: le vieux T..., qui commandait la 7e compagnie, par exemple. Rarement je l'avais vu aussi plein d'entrain. Déjà blessé d'un éclat au côté, d'une balle qui lui avait éraflé le crâne, il saute dans un trou d'obus où se trouvaient trois Boches, baïonnette au canon. Il en tue un d'un coup de revolver, de la main gauche en empoigne un autre à la gorge, et, pendant qu'il le maintient solidement, met en joue le troisième, qui, terrorisé, jette son fusil et « fait kamerad ».
Et l'adjudant R... de la 6e, ce loustic parisien, toujours la blague à la bouche, faisant tordre de rire sa section sous les pires « marmitages ». A l'affût dans un trou, il venait d'abattre son douzième Boche. Le treizième s'avance: il le manque, et le BocKe continue d'avancer.
- Ça, c'est trop de culot! s'écrie R...
Et le voilà qui sort du trou pour mieux ajuster son coup de fusil. Au même instant, une balle le frappe à la tête. Du sang coule de la blessure avec de la matière cérébrale. Croyez-vous qu'il s'inquiète?
- Je -Miis fichu, me dit-il, n'est-ce pas, mon
capitaine? Eh bien! allons-y! j'ai le temps de m'amuser encore un brin.
Et il a continué à se battre avec la même fougue, jusqu'à ce qu'une nouvelle balle lui traverse l'épaule. Alors seulement il a consenti à se rendre au poste de secours. Il y est allé tout seul, à pied, et est tombé raide mort en arrivant.
Nos poilus, c'est à se mettre à genoux devant eux. Je ne sais plus qui a dit cela, mais, qui que ce soit, il avait bigrement raison.
Oui, c'est bien ce que pensaient aussi le colonel et les officiers de son état-major, en écoutant Renaud, capitaine de vingt-quatre ans, commandant le 3e bataillon du ...e d'infanterie, cependant qu'en dessus de la toiture qui résisterait bien... peut-être... à la chute d'un 77, les gros obus passent avec un sifflement lourd, bête et sinistre comme le style d'un « doktor » boche.
Parmi les différentes manières de « cueillir » les prisonniers, il n'en est guère de plus élégante que celle du lieutenant Pinson.
Sa méthode exige, sans doute, entre autres éléments, une part de chance, de hasard favorable, mais de chance aidée par quelques atouts que tout le monde n'a pas en main. Si vous êtes, comme lui, rompu à l'usage de la langue allemande au point de parler, aussi couramment que le français, non seulement l'idiome de Gthe, mais le jargon argotique de l'ouvrier berlinois et le patois du paysan saxon, si vous possédez une dose d'énergie, de roublardise et d'audace égale à la sienne, montez en première ligne, dans quelque trou d'obus, du côté de Th... ou de FI..., et faites ce qu'il a fait.
Deux bons coups de filets, en deux jours, avaient amené dans nos lignes une cinquan- taine de prisonniers de la 5e compagnie du ...e d'infanterie prussienne, y compris plusieurs sbus-officiers et le a feldwebel », quand Pinson monta en ligne avec sa compagnie, dans la nuit du 15 au 20 août. Cette nuit même et les deux nuits suivantes, ce nombre s'est augmenté de quinze. Vous saurez comment tout à l'heure. Au petit jour, le 27, les Boches contre-attaquent, et le commandant de la 4e compagnie lui- même, s'étant quelque peu aventuré, ne peut suivre le mouvement de retraite ultra- rapide imposé à ses hommes par nos grenadiers, et nous reste pour compte.
- Ah! ah! nous allons lire, commence Pinson. Pas moyen de vous faire conduire sur l'arrière avant la nuit, déclare-t-il au lieutenant boche, en excellent allemand. Nous allons donc être obligés de passer la journée ensemble dans ce trou.
Arrogant et muet, le prisonnier fait un geste d'indifférence.
- Vous êtes un peu au courant de ce qui se passe, et chez nous et chez vous? poursuit Pinson.
Même geste, même silence.
- Vous connaissez nos succès de Picardie, la formidable avance des Russes? Vous savez que la Roumanie vient de se ranger aux côtés des alliés? Silence.
- Vous savez que vous n'avez plus de colonies, que l'Allemagne n'a plus de quoi manger, que vous êtes à bout de ressources.
Pas un mot, mais un sourire sceptique et un signe de dénégation.
- Vos journaux eux-mêmes reconnaissent tout cela. Allez, vous êtes bien battus. D'ailleurs, vos hommes, nous les faisons prisonniers comme nous voulons.
- Cela, je n'en crois rien, dit le Boche, se décidant enfin à parler.
- Vous n'en croyez rien? Regardez et écoutez plutôt. Vous vous appelez bien le lieutenant Haag?
- Oui.
Levant légèrement la tête jusqu'au bord du trou dans lequel il est installé, Pinson lance un bref coup de sifflet. Un coup de sifflet répond, venant d'un trou voisin.
- Hep! hep! il n'y a personne du ...e régiment prussien? demande Pinson.
- Si, répond une voix. Ici.
- Quelle compagnie?
- Quatrième.
- Viens par ici, vieux camarade. Le lieutenant te demande.
- Le lieutenant? Quel lieutenant?
- Le lieutenant Haag, parbleu!
- Ah! le lieutenant me demande. Je viens, je viens.
Un gros Boche sort de son trou pour sauter dans le trou habité par Pinson. A ce moment précis, un coup de pistolet claque. Le Boche furieux, croyant avoir affaire à un camarade, interpelle Pinson en termes choisis:
- Idiot!... Crétin.!... En voilà des « tours d'imbécile »... C'est bon pour causer un accident, des facéties pareilles...
Lorsqu'il s'aperçoit que l'auteur de la facétie n'est pas un camarade, mais bel et bien un officier français, il est trop tard. Le coup de pistolet était un signal convenu entre Pinson et deux solides gaillards qui ont empoigné le Boche et l'ont, en un tour de main, désarmé, ligotté, mis hors d'état de regimber.
-. Hein! lieutenant Haag, est-ce bien joiié, ce tour-là? demande Pinson. Pas compliqué, mon truc, et je veux bien vous en dévoiler le secret. Pour l'usage que vous en pourrez faire!.... Votre nom et ceux des officiers et sous-officiers de votre compagnie, nous les connaissons depuis deux jours par les prisonniers que nous vous avons déjà faits. L'idée m'est venue, l'autre nuit, en voyant, à la lueui d'une fusée, un de vos hommes chercher en tâtonnant à rejoindre ses camarades. J'en ai pris trois, cette nuit- là, par le procédé donf je me suis servi tout à l'Heure sous vos yeux, quatre la nuit suivante, et huit la nuit dernière. Et vous voyez, maintenant, j'opère en plein jour. Quand je disais que vos hommes, nous les prenons comme nous voulons!...
Le lieutenant Haag, commandant la 4e compagnie du ...e régiment d'infanterie prussienne, s'est enfermé, jusqu'à la nuit, dans un silence de plus en plus obstiné.
30 août 1915
Amélie 214 dans la nuit du Séraphine 732 au Julie 543.
Le téléphone apporte le message chiffré, et le carnet de chiffre consulté donne la traduction: « Vous serez relevés dans la nuit du 1er au 2. »
Le lendemain, arrivée de l'état-major de la brigade qui vient relever. Vingt-quatre heures pour passer les consignes aux successeurs.
Le surlendemain, au petit jour, retour au pont de B..., où stationne une automobile chargée de transporter le colonel commandant la ...e brigade et son état-major à Verdun. Halte rapide à I'évêché, où l'état-major de la division séjourne encore quarante-huit heures. Traversée de la ville en ruines, des faubourgs ravagés par la pluie incessante des obus.
Enfin, des routes paisibles, des champs cultivés et des arbres sans .blessures. Une ville, B... le D..., peuplée de civils au visage tranquille, de militaires aux tenues élégantes, qui semblent considérer avec quelque dédain ces guerriers aux vêtements fatigués et boueux. Demain, mes gaillards, ces guerriers à l'aspect rébarbatif, rendus à leur cantonnement de repos, seront aussi pimpants que vous. Pour l'instant, ils ne changeraient pas, soyez-en sûrs, leurs gros souliers à clous contre vos bottes fines. De n'avoir point vu ce qu'ils voient chaque jour, eux, depuis de longs mois, ils vous plaignent secrètement. Ce spectacle grandiose auquel ils assistent, ce drame horrible et splendide qui se joue sous leurs yeux, dans lequel ils tiennent leur rôle, et qui coûte tant de peine, tant de souffrance et de sang, un peu de fierté leur monte au cur d'en préparer, dans la mesure de leurs forces, le glorieux dénouement.
Capitaine André Pavie