Pour les milliers de Palestiniens qui doivent parcourir chaque jour la petite centaine de kilomètres séparant le nord du sud de la bande de Gaza le voyage prend la forme d’une longue expédition jonchée d’obstacles.
Bande de Gaza,
envoyée spéciale.
Dans la minuscule bande de Gaza, coincée entre les fils de fer qui la sépare du territoire israélien et la Méditerranée, les distances entre les localités sont extensibles en fonction de l’arbitraire de l’occupation. Il faut souvent la journée pour passer du nord au sud, surtout en cette période où ce mouchoir de poche est de nouveau coupé en quatre zones. Contrairement à la Cisjordanie où les soldats sont présents sur toutes les routes et vérifient les identités, l’occupant ici n’a pas d’autre visage la plupart du temps que celui des jeeps, des chars et des bulldozers. Il a ses règles : des fermetures ou ouvertures de checkpoints par feux bicolores, barrière et haut parleur. " C’est vraiment difficile aujourd’hui, soupire Sofiane, qui tient une compagnie de taxi à Gaza, lui qui est pourtant si habitué à faire le chemin vers le sud de la bande. Quand nous arrivons à hauteur du premier barrage, à la sortie de Gaza, près de la colonie de Netzarim, la voie est barrée à cet instant aux voitures mais ouverte aux piétons. À huit heures et demie du matin, la file de camions et voitures est déjà longue sur la route qui longe le bord de mer. On écoute les infos pour s’assurer que Aboul Hole, le checkpoint du centre qui permet de passer vers le sud de la bande, sera bien ouvert. L’enjeu consiste à arriver le plus vite possible sur place pour espérer être le plus vite possible de l’autre côté et filer vers Khan Younès ou Rafah. Et faire si besoin le chemin inverse avant la fermeture du checkpoint.
Ces jours-ci il n’est ouvert que par intermittence, quelques heures par jour. Beaucoup préfèrent poursuivre leur chemin à pied. Les charrettes tirées par des chevaux ou des ânes peuvent passer. Du coup, elles ont un certain succès auprès des piétons mais ne peuvent résoudre le problème. Les files d’enfants, d’adolescents, de femmes, de vieillards s’étendent sur des kilomètres. On reprend des taxis un peu plus loin quand il y en a et qu’ils ne sont pas déjà pleins. Sans compter ceux qui ne peuvent plus s’offrir les moyens de transport. Ce qui est le cas de plus en plus d’étudiants de la région sud qui passent des heures pour tenter d’aller suivre leurs cours dans les universités de Gaza ville. " Pour moi c’est comme un défi permanent, explique Nasreen, étudiante de vingt ans aux yeux et lèvres délicatement maquillés, qui sillonne la route en compagnie de deux camarades. " Les Israéliens peuvent tout essayer pour nous empêcher de vivre normalement, j’essaierai toujours de passer. Mais c’est vrai que souvent je reste chez mon oncle à Gaza pendant la semaine, c’est plus simple. "
Passer pour continuer ses études, son travail, se soigner, vivre tout simplement. La situation permet quelques entorses aux traditions : comme s’asseoir hommes et femmes côte à côte dans les taxis et sur les charrettes. Plus on approche de Aboul Hole, le barrage du central, plus les files de camions et voitures se resserrent. On s’y entasse par petits groupes, dans la poussière et la chaleur, ayant quitté le bord de mer qui offrait quelques bouffées d’air frais. Toute la vie de ceux qui doivent circuler tous les jours entre le nord et le sud de la bande de Gaza dépend de ce checkpoint devenu le cauchemar de beaucoup. Un cauchemar qui se résume à un tronçon de route, bloqué de chaque côté par des feux rouges et au milieu une tour de béton avec deux meurtrières derrière lesquels on devine la présence des soldats. Les feux rouges passent à l’orange, les haut-parleurs hurlent des ordres en hébreu, que chacun comprend ou devine, par habitude : avancer, reculer, s’arrêter ou rebrousser chemin.
À deux pas de là, les voitures des colons israéliens de la région passent et repassent. Oum Omar, soixante-dix ans, attend, assise à l’arrière d’une camionnette en compagnie de plusieurs jeunes femmes et de leurs enfants depuis près d’une heure. Les enfants, calmes, réclament qui de l’eau, qui un biscuit, " voilà notre vie lance-t-elle, parqués comme des animaux ! " De l’autre côté dans le sens de Gaza, en attendant de passer, on fume une cigarette en discutant, certains font leur prière, d’autres tâchent de dormir un peu. On arrive même à sourire et à plaisanter. Les regards laissent deviner le reste : tristesse, colère, lassitude.
La route vers Khan Younès et Rafah est faite de rues asphaltées et de chemin de sable perdu au milieu des cultures, espace vert qui surgit au détour d’une route. Tout le long du chemin, les policiers et membres des forces de sécurité sont présents, généralement assis devant leur guérite, ou plantés au milieu des carrefours s’efforçant de régler la circulation avec patience. Sur les bas-côtés, à l’heure de la sortie des classes vers midi, on croise une multitude d’enfants, en jean et T-shirt pour la plupart, cartable de toile au dos, selon les critères de la mode internationale. Eux aussi feront une longue route pour regagner leur domicile.
Midi. Aboul Hole va fermer. Les voitures qui remontent vers Gaza se renseignent auprès de ceux qui font la route dans l’autre sens : " Le checkpoint est-il encore ouvert, a-t-on encore une chance de passer ? " Chacun espère arriver à temps. Mais les règles ne sont jamais fixes. L’attente recommence dans une pagaille indescriptible. Chacun se rue dans son véhicule au moindre signe d’ébranlement. Une dizaine de voitures passent et sont immobilisées avant d’avoir pu gagner l’autre côté. Trois jeeps font irruption et des soldats prennent position, fusil pointé en avant. Les chauffeurs tentent de se renseigner par talkies-walkies sur ce qui se passe. Après une demi-heure, on pousse un soupir de soulagement lorsque les jeeps partent et que le haut-parleur hurle ruh ! (" vas-y "). De l’autre côté, c’est à nouveau des kilomètres de marche qui attendent des centaines de personnes. La file de voitures et de camions en sens inverse est longue de plus de cinq kilomètres. La plupart des chauffeurs resteront à dormir sur place, car il est trop tard pour espérer passer aujourd’hui. Le parcours du combattant recommencera demain.
Valérie Féron