Apaisée la tempête qui l’accueillit ce printemps au Festival du réel, on peut parler de Route 181 comme de ce qu’il est : un film. Un film sur la géographie d’une étroite bande de terre, suivant la ligne de partage entre Israël et la Palestine tracée en 1947 par la résolution 181 des Nations unies : paysages changeants, de la mer aux montagnes douces, des terres rocailleuses aux champs cultivés avec amour. Un film sur l’histoire, non pas abstraite, mais telle qu’elle fut vécue, dans l’extrême douleur ou les espoirs perdus, par ceux qui aujourd’hui l’habitent : Arabes chassés de leurs terres, juifs marocains ou irakiens arrivés là à la création d’Israël, fuyant l’antisémitisme ou attirés par l’idéal sioniste, pionniers de cet idéal, venus d’Europe tout au long du XXe siècle. Film, donc, de géographie et d’histoire, Route 181 est aussi, et même d’abord, un film de cinéma, pléonasme qu’on peut se permettre tant existent ailleurs des choses filmées qui n’ont rien à voir avec le cinématographe.
C’est bien, en effet, de mise en scène qu’il faut parler à propos, par exemple, de cette rencontre à un barrage avec un jeune soldat philosophe, lecteur de Descartes et de Maimonide qui dit, tout de sourire juvénile, le plaisir que ce serait pour lui d’être enfermé vingt jours durant par le couvre-feu avec de bons livres. Il suffira, à ce moment-là, d’un très bref mouvement de caméra vers une fenêtre dont les rideaux s’écartent légèrement pour laisser apparaître le visage inquiet de deux jeunes Palestiniennes bouclées chez elle pour qu’on sache qu’il est plus facile pour lui, maître du jeu, casqué, fusil à la main, dressé sur son half-track au canon pointé, de parler des joies de la lecture que pour ces gamines empêchées de prendre l’air qu’il respire. Et, lorsqu’il répond non à une question du cinéaste qui lui demande s’il a lu Hanna Arendt et entendu parler de la " banalité du mal ", la mise en scène, elle, parle. Ce plan a été précédé d’un autre où l’on voyait un soldat israélien bloquer à un barrage une voiture emmenant une vieille femme à l’hôpital, et il se terminera sur une fumée aperçue au loin, de laquelle la caméra s’approchera : c’est une maison palestinienne que l’armée vient de faire sauter. Banalités d’un quotidien de guerre, et le jeune philosophe sous les armes n’a pas bronché.
Car le film n’est pas neutre : il revient inlassablement sur cette question, puisque c’est la voie que la route choisie lui trace : que s’est-il passé sur cette terre pour qu’on en soit arrivé là aujourd’hui. La question de la terre et de l’amour pour elle est, en effet, centrale. Tant de signes en sont donnés qu’on se contentera de quelques exemples. Ainsi cet Arabe israélien dans son oliveraie, patriarche surveillant ses femmes à la cueillette, qui raconte comment, en 1947, la frontière tracée par les Israéliens et les Jordaniens plaçant sa maison d’un côté et ses terres de l’autre, il refit de nuit le tracé pour réunir le tout du côté de sa maison. Et de sourire : " Cette nuit-là, j’ai agrandi l’État d’Israël d’au moins deux hectares. " Et si la scène est ici toute bucolique, sous le frémissement argenté des oliviers dans le vent, l’approche d’une autre n’est pas moins douce, à la rencontre du gardien de la mémoire d’un kibboutz des années trente, Sejera, à côté du village arabe de Sajarah. L’homme raconte la naissance ici du " juif nouveau " et comment des socialistes russes (il lève le poing pour accompagner son récit) ont voulu " créer une économie indépendante, non pas contre les Arabes, mais pour fonder une société plus juste. ". Ce que devint cette " société plus juste ", on le saura vite : passage par les ruines de Sajarah et entrée dans une maison de Toura’an où se sont repliés les Arabes qui n’ont pas fui le pays en 1948 à la destruction de leur village. Une vieille dame y dit comment sa séur, du Liban, lui a demandé de lui envoyer un peu de terre de Sajarah. Mise en scène là encore : c’est devant ses enfants et petits-enfants réunis que l’aïeule fait revivre l’histoire.
C’est bien, en effet, d’un rappel d’histoire qu’il s’agit, tous les personnages à leur façon le disent. Et les seuls, manifestement, pour qui les deux cinéastes éprouvent quelque mépris, sont ces deux jeunes randonneurs arrogants, en route vers la " forêt Lavie ", qui avant 1947 était la " forêt Loubieh ". Ils ignorent qu’alors vivaient là des Arabes, mais ils savent que 4 000 ans auparavant, cette forêt était à leur famille : " Des documents le prouvent. ". Tous les autres, même les plus violents des juifs ou des Arabes rencontrés, ont en commun l’amour de cette terre, qu’ils y soient nés ou qu’ils y aient trouvé leur rêve. Pas ces deux imbéciles. Par là, ce film est précieux. Il mérite d’être " lu " avec attention, car il oblige à regarder l’histoire en face, et à voir qu’on ne dénouera pas aisément ce néud de passions où les mythes s’enracinent dans les profondeurs d’un sol aimé à en mourir.
Route 181, (270 minutes, vidéo 16/9) d’Eyal Sivan et Michel Khleifi ; en exclusivité aux Trois Luxembourg, et coffret de quatre DVD en librairies et sur le site : www.momento-production.com