Sous ce titre, Amira Hass publiait dimanche dernier dans Ha’aretz un
long reportage sur la levee du barrage de Surda, "devenu, comme bien
d’autres, un symbole de l’intifada".
Ne resistant pas au plaisir de vous en livrer la chute, nous avons ici
traduit de larges extraits de cet article, dont nous tenons la version
anglaise a la disposition de ceux qui souhaiteraient en lire
l’integralite.
Dimanche 27 juillet, 10h du matin - Le bulldozer n° 911985 ecarte deux
blocs de ciment du centre de la route de Surda, au nord de Ramallah, et
les met sur une etroite route militaire, interdite aux Palestiniens. Il
fait alors demi-tour pour prendre deux autres blocs, qu’il deplace en
direction de la base de Beit El, a l’est de Ramallah.
Face a l’engin, un soldat guide ses marches arriere entre les jeeps
militaires, celle de l’Administration civile et les premieres voitures
palestiniennes, qui saluent la reouverture de la route au trafic de
longs coups de klaxon et du sourire des passagers.
Quinze minutes plus tot, le bulldozer avait ramasse les monceaux de
terre accumules sur la route et les avait jetes sur le bas-cote. Une
douzaine de cameramen tele et de photographes de presse filmaient
l’evenement. Les reporters interrogeaient les personnalites presentes :
le gouverneur de Ramallah, Mustapha Isa ; le directeur general des
Travaux publics de l’Autorite palestinienne, Salah H’anieh ; le
president de l’universite de Bir Zeit, H’anna Nasser ; et le chef
adjoint de l’Administration civile [israelienne], Yitzh’ak Deri. Tous se
melaient les uns aux autres, agents de securite palestiniens sans armes
et soldats [israeliens] en armes, des militants du Fatah a peine sortis
de detention administrative [1], un bulldozer de l’armee et deux bulldozers
des Travaux publics palestiniens.
Entoure de journalistes, Deri attendait l’accord du porte-parole de
l’Administration civile pour repondre aux questions de la presse
palestinienne. Une heure plus tot, deux bulldozers palestiniens etaient
descendus sur la route et avaient entrepris de deplacer la terre
amoncelee. Des jeeps de l’armee avaient aussitot fait leur apparition.
Les soldats avaient empeche les engins de poursuivre leur travail, et
arrete leurs conducteurs. La tension etait montee entre les deux camps.
Deux soldats avaient escalade en hate la colline pour mettre en joue
l’assistance. Et celle-ci de les tourner en ridicule, demandant
"Qu’est-ce qu’ils ont, a pointer aussitot leurs fusils ?" Apres quoi, la
tension s’etait dissipee, et les soldats avaient baisse leurs armes.
[Deri et les Palestiniens s’accusent alors mutuellement d’avoir voulu
recuperer l’evenement a des fins de propagande sur la scene
internationale, les Israeliens imposant d’attendre a la fois l’heure
prevue et leurs equipes de tournage, les Palestiniens tentant d’ouvrir
le barrage une heure plus tot et par eux-memes pour s’en attribuer la victoire.]
Le point de controle de Surda, comme plus de cent barrages et points de
controle en Cisjordanie, est devenu l’un des symboles de l’actuelle
intifada. L’armee israelienne explique cette fois encore a quel point
ils sont indispensables en termes de securite : ils rendent plus
difficile la fuite de ceux qui tentent de tirer sur des vehicules
israeliens circulant sur les routes de contournement [2] voisines ; c’est
aussi le moyen de prendre les personnes recherchees, assurent les
militaires, qui l’estiment plus humain qu’un blocus total. Les
Palestiniens le voient, eux, comme un mode de harcelement collectif, et
ont du mal a comprendre la logique securitaire a l’oeuvre derriere la
mise en place de points de controle eloignes de la Ligne verte et des
implantations israeliennes.
Une triste fete
L’ironie de la situation n’echappe pas a l’assistance : a chaque bloc
deplace, chacun avait l’impression que le monde soudain s’ouvrait. Comme
si l’intifada tout entiere, les victimes, le sang, les slogans, les
maledictions, les heurts n’avaient eu lieu que pour que le point de
controle - qui n’existait absolument pas trois ans auparavant - puisse
etre reouvert. "Quelle triste fete", observa un enseignant de
l’universite Bir Zeit, contemplant les etudiants souriants dans les
taxis bondes. "Il fut un temps ou nous voulions un Etat, aujourd’hui
nous celebrons l’ouverture de la route de Surda."
Ce meme dimanche, a huit heures du matin, la route reliant Ramallah a
Kfar Surda ressemblait exactement a ce qu’elle etait depuis trois ans :
des centaines de taxis jaunes et de voitures particulieres gares sur les
bas-cotes, quelques douzaines de vehicules venus du wadi proche parques
entre les vergers et les champs en culture, des milliers de personnes
gravissant la route a pied et la quittant aux abords de Ramallah, ou en
direction de Bir Zeit et des autres villages des environs.
Au milieu, des carrioles charriaient les objets pesants, des fourgons
tires par des chevaux ou des anes, couverts de tissus colores,
convoyaient les vieux et les malades sur les deux trois kilometres
separant un taxi d’un autre, ou d’une ambulance. Ces memes kilometres
qui avaient fait de la route de Surda un "point de controle" d’ou toute
circulation automobile etait bannie.
Avec le temps, un marche multicolore de fruits et legumes, cafe,
boissons fraiches et falafel s’etait installe sur les bas-cotes de la
route. Si ce point de controle symbolisait l’occupation, il se fit
aussi, comme d’autres points de controle, symbole de resistance. Les
gens les contournaient, les franchissaient par pluie et soleil, allaient
travailler ou etudier, puis revenaient a la maison malgre l’effrayant et
epuisant trajet, ou il fallait toujours s’attendre a des
courses-poursuites d’une sorte ou d’une autre avec les soldats, et ou
les malades etaient transportes dans de petits chariots. Les points de
controle etaient vus comme un moyen de bouleverser la vie, et c’est
pourquoi un tel desir se manifestait de la maintenir a tout prix normale.
[A. Hass decrit ensuite la route rendue l’apres-midi meme a sa vocation,
et l’immediat changement, pour tous, du quotidien.]
"J’ai tout a coup gagne deux heures a deux heures et demie par jour",
calculait un enseignant [de Bir-Zeit]. Par chance pour lui, il ne
faisait pas partie de ceux qui rentrerent a la maison a vingt heures
dimanche soir : une jeep de l’armee controlait avec une lenteur extreme
toutes les voitures qui passaient par la.[...]
Une rumeur insistante se repandait pendant ce temps a Ramallah, selon
laquelle on allait maintenant demanteler le point de controle de
Qualandyah [3]. De source militaire, Ha’aretz s’entendit expliquer
que ces bruits etaient sans consistance. Le seul projet etait de renover
le point de controle, de lui ajouter des travees, de l’arranger, "parce
qu’il a l’air affreux". Absolument pas de le supprimer.
Ce faux espoir temoigne d’une forme de deni de la realite politique au
profit de l’idee non fondee que la roue [de l’histoire] pourrait
repartir en arriere.
Mais l’etat d’esprit inverse existe aussi, d’un grand scepticisme quant
aux avancees israeliennes. Il est vrai que Surda et un autre point de
controle a l’ouest de Ramallah, Ein Arik, ont ete ouverts, reconnait-on,
elargissant de quelques kilometres le perimetre de libre circulation
palestinienne dans le district de Ramallah. Une dizaine d’autres
barrages et points de controle a l’interieur du district separent encore
de la ville les villages des alentours, imposant aux habitants de
marcher et d’emprunter de longs chemins detournes. Plus important : le
passage d’un district a l’autre en Cisjordanie est toujours prohibe,
sauf autorisation difficile a obtenir.
Il semble qu’il n’y ait jamais eu autant de Palestiniens montrant une
connaissance si fine du folklore juif : quand il s’agit d’analyser la
politique israelienne et d’expliquer l’ouverture du point de controle de
Surda, les sceptiques evoquent tous l’anecdote du rabbin suggerant au
Juif misereux qui se plaignait d’etre entasse de prendre une chevre dans
sa cabane - et, plus tard, de l’en faire sortir.