L’effet Liban
Ada Ushpiz publié le samedi 7 octobre 2006. " La guerre du Liban produit aussi des effets violents et brutaux en Cisjordanie. C’est ce qu’a appris, dans sa chair, Bilal Mouhsin, qui déclare avoir été victime de traitements cruels de la part de trois soldats, alors qu’il revenait de l’Université de Naplouse et qu’il rentrait chez lui."
Le 26 août, deux semaines environ après la fin de la seconde guerre du Liban, Tayer Bilal Mouhsin, un étudiant de 18 ans, au teint sombre, de l’université An-Najah de Naplouse a pris le chemin de son lieu d’habitation à Naqurah. Il a parcouru tranquillement à pied le trajet qui lui est familier, quotidien, jusqu’au barrage de Beit Iba. Là, il a été pris en stop jusqu’au village de Deir Sharaf où il a repris la marche dans les collines rocailleuses, par un chemin évitant la route Deir Sharaf - Naqurah, interdite aux Palestiniens. Cette limitation des déplacements allonge son chemin d’une heure mais il y a belle lurette qu’il s’y est habitué. Le chemin de contournement s’arrête à la route de Shavei Shomron qui mène au Mont Garizim et qui est, elle aussi, interdite aux Palestiniens. Cette route, Mouhsin a l’habitude de la traverser en courant pour arriver aux terrains situés au-delà qui le conduisent à son village par des chemins semés d’obstacles. Il ne rencontre de soldats que rarement. Généralement, ils l’ignorent, parfois ils lui demandent sa carte d’identité, le retiennent une demi heure puis le libèrent. Ces derniers temps, il n’est pas rare que des barrages surprise surgissent sur la route, mais même cette routine épuisante, cela fait longtemps qu’elle a cessé de lui paraître particulièrement menaçante. Cette après-midi-là, un véhicule blindé se trouvait sur la route, avec à son bord, le sergent H, le sergent Y et le conducteur. Ils l’ont arrêté, lui ont pris sa carte d’identité, lui ont donné l’ordre d’attendre à côté d’un autre à avoir été ainsi « retenu » et qui se tenait sur le côté. « Je ne connaissais pas le jeune gars », a raconté Mouhsin, « Je lui ai demandé : ‘ Pourquoi es-tu ici ?’ Il m’a dit : ‘Ils ont trouvé sur moi une cassette de Nasrallah, ils l’ont prise et ils l’ont cassée’ ». Peu de temps s’était écoulé, a poursuivi Mouhsin, quand un des soldats s’est approché de lui et lui a demandé de traduire ce qui était écrit sur le boîtier de la cassette. Le titre « Promesse tenue » scintillait devant ses yeux. Mouhsin a regardé la cassette puis a dit qu’il ne savait pas. Le propriétaire de la cassette s’obstinait lui aussi à dire qu’il ne savait pas. Le soldat s’est mis en colère. « Bon. Attendez un instant », a-t-il lancé. Il parlait « l’arabe des Juifs ». Il est allé au véhicule blindé et est revenu avec un bâton à la main. Le propriétaire de la cassette, qui avait déjà reçu des coups ce jour-là, s’est enfui à toutes jambes. « Je n’ai pas fui, je ne pouvais pas : ma carte d’identité était entre leurs mains, je n’avais pas encore réalisé ce qui se passait, ils n’avaient pas d’armes, ils n’ont pas tiré sur lui, ils n’ont même essayé de le rattraper, et ils avaient l’air de se contenter de m’avoir moi ». Un coup de téléphone du Hezbollah A partir de ce moment-là, Mouhsin a été, selon son témoignage, livré à la cruauté et aux mauvais traitements, pour le plaisir. Le sergent H et le sergent Y l’ont, dit-il, traîné jusqu’au véhicule blindé, lui ont mis des menottes en plastique et l’ont obligé à chercher son camarade en fuite, dans les champs de ronces qui bordaient la route. Mais peu après, ils se sont ravisés et, sans crier gare, se sont mis à le frapper et à lui donner des coups de pieds. « Ils m’accusaient de lui avoir dit de fuir », a-t-il raconté, « L’un d’entre eux m’a fait tomber et m’a frappé à la tête avec un gourdin. J’ai essayé de me relever et ils ont continué à me porter des coups violents et à m’injurier : shahid, Hezbollah, Hamas. Je me suis relevé, j’ai marché sur la route, plié en deux, endolori, avec eux derrière moi. L’un des deux m’a frappé à la tête avec un bâton, j’ai perdu connaissance, je suis resté inconscient une dizaine de minutes. Quand je me suis éveillé, j’ai seulement ouvert les yeux, je ne comprenais même pas ce qui m’arrivait. J’ai reçu encore des coups et des coups. » Un véhicule militaire est arrivé inopinément, ce qui a amené les soldats à cesser de lui donner des coups. Le soldat du véhicule les a réprimandés mais quand il est parti, ils se sont remis à frapper. « Ils m’ont dit : ‘Redresse-toi’. J’ai dit : ‘Je ne peux pas’. Ils m’ont entraîné fiévreusement, furieux, et ils m’ont frappé avec un bâton jusqu’à ce qu’il se brise. Le sang me coulait sur la chemise et sur le visage et n’arrêtait pas de couler. Le soldat m’a dit : ‘Enlève ta chemise et sèche-toi la tête’. Un des soldats m’a demandé : ‘Tu veux de l’eau ?’. J’ai dit oui. Alors il m’a dit de me mettre à genoux et de leur tourner le dos et il est allé au véhicule blindé chercher une espèce de barre de fer et il m’a frappé, sur l’oreille et sur la tête, puis il m’a dit : ‘Voilà de l’eau pour toi’ ». Chaque fois que Mouhsin essayait de se lever, il prenait des coups, dit-il. Les deux soldats l’ont jeté dans le fossé de drainage, ont sauté après lui et ont continué à le frapper. Quand ils ont entendu le bruit d’une jeep militaire qui s’approchait en venant de Shavei Shomron, ils l’ont caché à l’intérieur du véhicule blindé, bâillonné avec un tissus et menacé : « Si tu ouvres la bouche, on te tue ». Ils ont tracé un cercle, dit-il, et lui ont ordonné de s’y asseoir à l’intérieur en le menaçant : « S’il y a quelque chose de ton corps qui sort du cercle, tu recevras des coups ». « Ils me disaient tout le temps : ‘Tu vas mourir aujourd’hui, ici’. C’était à qui me frapperait le plus », a-t-il raconté. « Il y en a un qui m’a attrapé et m’a tenu solidement, et le deuxième a pris son élan pour me frapper au cou avec ses chaussures. Un des soldats a dit à l’autre : ‘Tire-toi’ et il m’a frappé avec un bâton. Mon téléphone portable a sonné. C’était mon cousin. Le soldat a coupé la connexion. ‘Tu as eu un coup de téléphone du Hezbollah’, a-t-il hurlé en me frappant à la tête. » Toutes ces tortures ont duré une longue heure, jusqu’à ce que tout à coup les soldats ont décidé de le lâcher. « Les soldats ont frotté avec les pieds le sang que j’avais laissé dans le cercle », a-t-il dit, « Quand j’ai commencé à m’éloigner, ils m’ont lancé des pierres, et alors, voilà, j’ai décidé de rejoindre mon village, et s’ils lancent des pierres, qu’ils fassent ce qu’ils veulent, soit, qu’ils tirent, ça m’est égal. » Mouhsin est arrivé au village, couvert de sang, et son père l’a emmené d’urgence à l’hôpital de Naplouse. Il a été recousu à la tête. Lorsque les soldats qui l’ont brutalisé ont joué avec son téléphone portable, ils se sont photographiés sans le savoir, et leurs photos ont permis à la division d’investigation de la police militaire de les identifier. C’est apparemment le seul cas résolu jusqu’à présent, sur les huit plaintes adressées la semaine dernière à l’armée israélienne par l’association « B’Tselem » contre des soldats, et portant sur des brutalités visant des Palestiniens à des barrages, depuis le début de la dernière guerre du Liban. Un acte d’accusation a été introduit cette semaine au tribunal militaire régional contre les sergents H et Y. Le détail du délit est formulé dans une langue faite d’euphémismes : les accusés, en tant que soldats de l’armée israélienne, se sont comportés d’une manière qui ne s’accorde pas avec leur grade et leur position dans l’armée.
Un enfant avec des lunettes et un casque La guerre du Liban, qui a retenu l’attention du public durant un mois environ, a laissé la Cisjordanie comme une zone grise soumise à des retombées non négligeables d’offense, de nationalisme exacerbé et de vengeance destructrice liées à l’incapacité de l’armée israélienne à défaire le Hezbollah. Distraitement, par une sorte de réaction inévitable à l’atmosphère de guerre dans le nord, le régime des limitations des déplacements dans les Territoires a été durci soit par de l’imposition de nouvelles limitations ou parce que des soldats, aux barrages, s’appliquaient à redoubler de rigueur dans la mise en œuvre des limitations existantes. Les barrages surprises se sont multipliés. Un mois et demi environ après la guerre, on en voit encore les signes. Un jour, c’est une interdiction générale pour les habitants de Jénine de se rendre d’un endroit à l’autre ; un autre jour, c’est au tour des habitants de Naplouse. Même Tulkarem qui n’est d’habitude pas bloqué, a été fermé plus d’une fois. Un jour la limitation frappe les gens entre 16 à 35 ans, un autre jour les gens entre 18 et 30 ans. Les plaintes pour brutalités exercées par des soldats aux barrages se sont succédé. Des habitants qui avaient contourné les barrages en coupant par les champs ont rapporté que lorsqu’ils se faisaient pincer, ils étaient battus avec une cruauté saturée de haine. La référence, récurrente dans les jurons des soldats, au Hezbollah, à Nasrallah, aux vierges du paradis, parle d’elle-même. « Ils ont échoué avec le Hezbollah, alors ils ont tout sorti contre nous, les faibles », a dit Mouawiya Hassan Mousil, 36 ans, père de cinq enfants, chauffeur de taxi dans la région de Tulkarem. Il a lui-même été victime de brutalités au plus fort de la guerre du Liban. Le 23 juillet, il a, selon ses dires, été retenu au barrage de Ramin, alors qu’il se rendait de Tulkarem à Ramallah. Tous les passagers du taxi ont dû s’asseoir par terre, mains croisées dans la nuque, mais lui-même a été tiré de son taxi par un soldat qui l’a attrapé par la chemise, et deux autres soldats lui ont saisi les bras et l’ont traîné derrière la jeep militaire, hors de vue de ceux qui étaient retenus au barrage. « Un des soldats m’a porté un coup au ventre avec la crosse de son fusil, tout droit dans l’estomac. J’ai serré mon ventre et je suis tombé par terre. Alors j’ai senti un coup violent sur les épaules », a raconté Mouawiya, en hébreu. « Je ne sais pas, c’était un jeune soldat, de 20 ans, quelque chose comme ça, un enfant, avec des lunettes et un casque. Je ne pouvais pas le croire », a-t-il murmuré, sa colère grandissant. « Les deux autres m’ont donné des coups de pieds dans les côtes, tout est devenu noir, je me suis tu. En général, je ne me tais pas avec les soldats. C’est la première fois, pour moi. Impossible de décrire la peur. Ils n’arrêtaient pas, ils donnaient des coups tout le temps. » Il n’a toujours pas compris pourquoi ils l’avaient choisi lui. Les soldats sont allés s’occuper des passagers qui étaient assis à l’avant du barrage et lorsqu’ils sont revenus à lui, ils l’ont accusé de feindre et de mentir. « Ils voulaient discuter avec moi. Je ne pouvais pas. Mes yeux étaient complètement rouges, tout mon corps était rempli de sang », a-t-il dit. « ‘Menteur, tu n’as mal nulle part’, m’a crié le soldat puis, je ne sais pas, un soldat m’a collé son révolver contre le front, mais le deuxième soldat l’a arrêté en lui disant : ‘Laisse tomber, on ne veut pas le tuer’. A la fin, ils ont compris que j’étais vraiment en piteux état. Grâce à Dieu, il y avait un médecin dans mon taxi. Alors ils sont allés le chercher. Il a dit aux soldats : ‘Si dans cinq minutes, vous ne l’avez pas emmené d’ici, il mourra’ ». « Je ne sais pas ce qu’ils voulaient de moi », ne cesse-t-il de répéter, « Tout le temps, ils me criaient dessus : ‘On t’a pincé, espèce de maniaque du Hezbollah’. Je ne sais pas. Peut-être qu’ils pensaient que j’étais un terroriste, frappant tout le temps comme des fous. Je ne comprends pas ça. Ils sont entrés chez moi et maintenant ils me tuent. Qui les fera cesser de dire que je voulais piquer une arme ? On connaît les Juifs, on les connaît bien, ils pensent qu’ils peuvent tout faire. Nous vivons comme dans une prison. Nous voulons vivre. Nous sommes déterminés à vivre. Les Juifs parlent de paix. Quelle paix ? Ces gens-là aiment le sang. Si quelqu’un analysait leur groupe sanguin, il y trouverait la guerre. Ces gens-là ont la guerre dans leurs gênes. Et après ils se plaignent qu’il y ait des attentats. Pourquoi ? Du fait de la pression dans laquelle nous vivons. Si je ne peux pas ramener du pain ou du lait à la maison, qu’est-ce que je ferai ? Y a pas moyen, y a pas moyen. » Un Guillaume Tell israélien Un des harcèlements les plus choquants a été, semble-t-il, le lot d’Akram Razi Nazial, 21 ans, natif de Naqurah, étudiant en histoire à l’Université An-Najah. « Au début, les gens du village ne m’ont pas cru quand je leur ai raconté ce qui s’était passé. Ce n’est que lorsque mon cousin, qui était avec moi, a confirmé mon récit qu’ils ont commencé à me croire », a-t-il dit, visiblement touché. « La politique ne nous intéresse pas », a-t-il souligné. Pas plus tard qu’il y a une semaine, son père a reçu un permis de travailler en Israël comme serrurier. Jusqu’alors, il avait été au chômage pendant des années et dans sa misère, il avait élevé de la volaille. « Si je rencontre le soldat qui m’a fait ça, même dans vingt ans, je le tuerai », a-t-il murmuré. Son apparence fluette, paisible, ne s’accordait pas avec les bouffées de haine et d’offense qui lui venaient graduellement. « J’ai toujours eu de la compassion pour les Juifs, mais maintenant, ils m’ont fait eux-mêmes quelque chose de ce qu’Hitler leur a fait », a-t-il lancé. Il est convaincu que deux des quatre soldats qui l’ont maltraité étaient les sergents H et Y, qui ont été accusés cette semaine de brutalités à l’égard de Mouhsin. Il les a identifiés à partir des photos prises avec le téléphone portable et qui ont été diffusées dans le village. Il était sur le chemin de Naqurah à Beit Saref, en compagnie de son cousin Taher Abdel Nasser. Il a raconté que tout à coup, des soldats ont surgi d’une oliveraie en lui criant « Viens, espèce de maniaque ! ». Ils leur ont pris leur carte d’identité à tous deux et les ont fait asseoir sous un olivier. « Après une heure, un des soldats m’a appelé », a poursuivi Nazial d’une manière factuelle, « Il m’a dit : ‘Ta mère est une salope’, des mots que je ne répéterai pas, ‘Je ferai ça et ça à ta sœur’, des choses comme ça, puis il m’a dit : ‘Tu es Hamas’. Je lui ai dit : ‘Je ne suis pas Hamas’. Il m’a dit : ‘Soulève ta chemise’. Je l’ai soulevée et il a commencé à me donner des coups dans la poitrine ». La liste des humiliations et des brutalités n’a pas cessé de s’allonger dans une description détaillée : « Ensuite, ils m’ont dit : ‘Assieds-toi’. Ils ont pris une boîte de café instantané à moitié pleine et me l’ont vidée sur la tête. Ensuite ils m’ont dit : ‘Prends ce gobelet et mets-le sur ta tête’. Le gobelet était vide et léger, alors le vent l’emportait. Chaque fois qu’il tombait, le soldat me frappait de nouveau et son copain l’encourageait : ‘File-lui ça, file ça à ce salaud’. Ensuite, il a reçu un appel téléphonique et il m’a dit de me taire. Après ce coup de téléphone, il a de nouveau injurié ma sœur, Mohammed, Allah et tout." « Chaque fois que le gobelet tombait, je prenais des coups assassins, alors j’ai essayé de le stabiliser sur ma tête. Quand j’y suis parvenu, le soldat m’a dit : ‘Maintenant, tranquille, tranquille, ne bouge pas, tais-toi, fils de pute’. Il a pointé son fusil et a tiré dans le gobelet. Les soldats étaient pliés de rire et applaudissaient. J’ai vu le coup de feu. Le soldat était à quatre mètres environ. Il a apparemment fait mouche, car les soldats ont applaudi. J’ai pensé que c’était la fin pour moi. Il n’y a pas moyen de décrire cela. Je ne croyais pas que j’étais vivant. Si seulement je rencontrais ce soldat, je le tuerais, ça m’est égal, ils n’ont qu’à me tuer. On ne meurt qu’une fois ». L’armée israélienne a communiqué à B’Tselem que toutes les plaintes seraient examinées. Haaretz, 29 septembre 2006 -
http://www.haaretz.co.il/hasite/spa...
Version anglaise : Fallout of shame - http://www.haaretz.com/hasen/spages... Traduction de l’hébreu : Michel Ghys |