Une qualité de vie
L’extraordinaire histoire
du maire du petit village d’Akaba, rendu invalide dans sa jeunesse par
l’armée israélienne, et qui consacre sa vie au développement de son village.
Les voisins répondent par le bruit des tirs et des explosions.
Les classes de l’école
sont dans la cour de sa maison, le jardin d’enfants et le dispensaire du
village y sont accolés, et en face se trouve la nouvelle mosquée avec son
curieux minaret, double et rebelle. Tout ici manifeste un soin comme vous
n’en verrez pas ailleurs en Territoires occupés. Dans la cour de la maison,
parfaitement tenue elle aussi, une maison privée qui fait aussi office
d’école et de maison du conseil, le chef du conseil du village est assis
dans son fauteuil roulant, attendant ses hôtes. Le paysage est superbe. Au
seuil de la vallée du Jourdain, au sud-est de Jénine et au nord-est de
Naplouse, s’étendent des champs verdoyants qu’une jeep de l’armée
israélienne traverse, en ravageant les sillons labourés, pour rejoindre le
camp d’entraînement situé au bout de la vallée. Champ de tir. Dans les
bâtiments en béton construits en face du village, l’armée israélienne
s’entraîne au Combat en Terrain Bâti, ‘CTB’. Quand ce ne sont pas les jeeps
passant dans les champs de blé, ce sont les ‘CTBistes’ faisant un bruit du
tonnerre et leurs explosions terrifiantes qui remontent du camp
d’entraînement. Plus d’un habitant a été blessé ici au cours des ans par les
balles perdues de l’armée israélienne.
Il y a quelques
années, un des combats du chef du conseil a été couronné de succès : sur
ordre de la cour suprême, a été retiré des limites du village un autre camp
d’entraînement de l’armée israélienne qui, lui aussi, troublait la vie
paisible qui se mène ici. Le maire invalide remue ciel et terre, envoie des
courriels et donne des coups de téléphone aux quatre coins du monde, appelle
le monde à l’aide pour sauver son village. Résultats sur le terrain : le
gouvernement allemand a offert un puits, le gouvernement japonais a offert
un dispensaire, les Belges ont offert un jardin d’enfants, les Britanniques
ont installé des poteaux électriques, les Canadiens ont placé une barrière
pour le jardin d’enfants et les Américains ont construit une route. Sur tout
cela pèse la menace d’ordres de destruction émanant de l’administration
civile. Mais Sami Sadek n’est pas homme à se laisser démonter.
A l’âge de 16 ans, il
a été atteint par trois balles de l’armée israélienne qui s’entraînait dans
les champs du village, et il est depuis lors cloué à son fauteuil roulant.
Invalide de l’armée israélienne, il ne s’est jamais marié et n’a pas fondé
de famille. L’entreprise de sa vie, c’est ce petit village, depuis qu’il y a
neuf ans, il a quitté son poste de directeur administratif de l’hôpital de
Jéricho et qu’il est devenu le chef du conseil du village. Un petit village
avec peu d’habitants : il reste seulement 300 âmes à Akaba, après que 400
habitants en sont partis, Israël n’autorisant ici aucune nouvelle
construction.
L’aspect étrange du
village reflète son histoire : un espace public pimpant et soigné, à côté de
cahutes et de tentes dans lesquelles vivent la plupart des villageois,
paysans propriétaires des terres alentours, qui ne sont pas autorisés par
Israël à se construire de maisons. L’attachement à la terre prend ici un
sens particulier : il n’y a pas beaucoup de jardins d’enfants en Israël ni
de salles de classe aussi soignés que ceux que Sami Sadek, le maçon
invalide, a établis ici, à Akaba. La belle terre d’Israël.
Au sommet du
minaret étincelant, deux tourelles pointent
vers le haut, pareilles à deux doigts faisant le signe de la victoire. La
mosquée dresse ses 42 mètres de hauteur face à la paisible vallée. Depuis
son inauguration, au terme d’une construction financée par des dons pour un
montant de quelque 350.000 shekels [~ 60.000 €], les soldats viennent
régulièrement pour photographier ce double prodige avec leur téléphone
portable troisième génération. Souvenir d’Akaba. « Ça dérange les
soldats, ces deux doigts. Le propriétaire du terrain m’a dit : je veux que
tu construises une mosquée qui n’ait pas sa pareille dans tout le
Moyen-Orient. Les soldats prennent des photos et me demandent pourquoi j’ai
fait ça comme ça. Ils pensent que c’est à cause de la victoire, parce que
l’armée israélienne a dû quitter le poste avancé ». Quand Sami Sadek a,
pour la première fois, allumé les lumières du minaret, lueur verdâtre qui
porte au loin, deux jeeps Hummer de l’armée israélienne ont
immédiatement fait irruption. « C’est la lumière qui émane du village
d’Akaba », a soufflé, poétiquement, le chef du conseil à l’oreille des
soldats.
L’armée israélienne a
déclaré la guerre au petit village qui dérange ses manœuvres. Barrages,
ordres de destruction, raids nocturnes, confiscations de cartes d’identité,
arrestations, expulsions. Sami Sadek ne panique pas. Parlant l’hébreu,
souriant, accueillant, d’un optimisme incurable, il a aussitôt produit une
brochure toute en couleurs pour dire au monde, en deux langues, le danger
qui plane sur son village et les épreuves qu’endurent ses habitants. En
illustrations à la brochure : la photo des ordres de destruction à
l’encontre des bâtiments publics qu’il a construit.
Dans la cour bétonnée
de sa maison – où il est assisté de sa mère âgée et de sa sœur avec ses
enfants ; et d’ailleurs tous les enfants du village conduisent avec
dextérité son fauteuil roulant dans la pente des rues – il déroule son
extraordinaire histoire. « Je suis né ici. J’ai été blessé ici »,
dit-il simplement. La cinquantaine, c’est en 1971 que les balles lui ont
paralysé la moitié inférieure du corps et il est depuis lors dans un
fauteuil roulant. « Deux balles ont été retirées à Afoula (à l’hôpital)
et une est restée, près du cœur », dit-il, détaillant son parcours
médical. Au fil des ans, des dizaines d’habitants ont été blessés dans le
village par des balles perdues de l’armée israélienne. Huit ont été tués. En
2000, un « poste avancé » de l’armée, comme il dit, a été retiré
d’ici sur ordre de la cour suprême. Il reste un barrage permanent, le
barrage de Tayasir, au bout de la route qui descend vers la vallée, et le
camp d’entraînement en terrain bâti, qui lui se trouve face au village.
Akaba est coupé de la
vallée du Jourdain. Ni entrée ni sortie, par l’est. A l’ouest, la route de
Jénine était ouverte cette semaine, quand nous y sommes passés à la
mi-journée, mais elle était coupée, quelques heures plus tard, par un
barrage placé à l’impromptu à hauteur de Zababdeh et une interminable
caravane de camions et de voitures y était à l’arrêt, dans la direction de
l’est. La routine. A quelle fin a-t-on besoin de dresser un barrage sur une
route qui mène à l’est, sur un bout de terre où il n’y a pas même de
colonies, et alors qu’il y a encore un barrage permanent à peine quelques
kilomètres plus loin ? Personne ne pose la question, personne ne répond.
Sami Sadek est
convaincu qu’Israël veut en arriver à expulser de leurs terres tous les
habitants du village. « Allez à Tayasir. Là-bas vous disposerez de tous
les services », lui a un jour dit le gouverneur militaire, en pointant
le doigt vers le village voisin. En octobre 2003, l’armée israélienne a
démoli plusieurs constructions dans le village dont un réservoir d’eau. « Ils
veulent sans arrêt nous mettre sous pression pour nous faire quitter le
village. Les gens d’ici sont tranquilles, ils ne font pas de problèmes. Les
soldats, eux, en font. Il y a quelques années, une jeep est tombée dans
l’oued et les habitants ont aidé les soldats à la dégager. Au lieu de dire
merci, les soldats ont dit : partez d’ici, et quelques jours plus tard, ils
nous ont donné un document pour la destruction du dispensaire ».
Sami Sadek ne s’est
pas laissé effaroucher par l’ordre de destruction du dispensaire et s’est
empressé, comme à son habitude, de s’adresser au monde entier. Il a écrit
aux députés Yossi Sarid et Issam Makhoul, téléphoné au consul de
Grande-Bretagne dont le gouvernement avait aidé à l’édification du
dispensaire : « Le Ministre britannique des Affaires étrangères a
téléphoné en Israël et a dit qu’il était interdit de démolir le dispensaire ».
Le dispensaire a été sauvé. Jusqu’à présent.
Dans la cour de sa
maison, Sami Sadek a un téléphone sans fil ; la table dans le jardin, c’est
son bureau, vide de tout document : c’est le Bureau du Chef du Conseil. Au
fond de la cour, il y a une ruche dont le chef du conseil tire un peu de
miel. Ses habitants cultivent sur leurs propres terres – enregistrées,
dit-il, au Tabou – du blé, des amandes, des olives, des oignons et du
basilic : les plantations non irriguées d’Akaba. Une partie des habitants
gardent aussi des moutons et des chèvres. « Une fois ils disent ‘zone de
tir’, une autre fois ‘zone agricole’, et ils ne nous laissent rien
construire ».
Les habitants ont peur
de se bâtir des maisons, mais Sami Sadek ne cesse de construire des
bâtiments publics avec des contributions internationales, et dans l’espoir
que le monde des donateurs empêchera leur destruction. La mondialisation
version Akaba : « Nous avons un jardin d’enfants avec une centaine
d’enfants. Ils veulent le démolir, mais des gens nous ont aidé, d’Amérique :
ils sont allés dire au Congrès qu’ils nous avaient construit un jardin
d’enfants et que les soldats voulaient le détruire ».
Il y a quelques mois,
des soldats ont arrêté Mohamed Dabek, un jeune pasteur du village, âgé de 16
ans, et ils lui ont confisqué son bétail. Sami Sadek s’est adressé à
l’Association [israélienne] pour les Droits du Citoyen et le jeune garçon a
été libéré. A cause du barrage établi sur la route, cela fait six ans que
Sami Sadek ne s’est plus rendu à Jéricho, la ville où il a travaillé pendant
30 ans. Ce sont des médecins venant de Jénine et de Toubas qui constituent
le personnel du dispensaire. Le médecin du village, le docteur Navham
Wahadan, est mort il y a peu.
80 enfants fréquentent
l’école, garçons et filles ensemble, de la classe de première à la huitième.
Plusieurs classes se tiennent dans la cour de sa maison du fait que
l’administration civile n’a pas accepté la création d’une école pour les
enfants du village. Les enfants en âge du lycée vont à l’école à Toubas.
Récemment, Sami Sadek a demandé à l’Autorité palestinienne un autobus pour
le transport des élèves, le minibus du village n’étant pas assez grand pour
transporter tout le monde. Sa demande n’a pas encore été agréée et il y a
maintenant en Palestine un gouvernement à la fois nouveau et pauvre, et les
chances de voir un autobus à Akaba se sont fortement réduites.
Un vent agréable
remonte de la vallée, une pergola en bois
offre son ombre au chef du conseil. Il s’est rendu à Naplouse la semaine
passée et a été retenu trois heures et demie au barrage. « Je dis au
soldat : je suis invalide. Je ne peux pas rester assis pendant trois heures
dans la voiture. Le soldat m’a répondu : "ça ne m’intéresse pas". C’est
comme ça qu’on parle à un invalide. » La route qui a été asphaltée
dernièrement au milieu du village, grâce à la contribution de l’organisation
américaine d’assistance, USAID, l’armée israélienne n’a pas autorisé son
achèvement jusqu’à l’extérieur du village. Un chemin de gravier en piètre
état conduit donc au village pour se métamorphoser tout à coup en une route
neuve.
« J’ai dit au
gouverneur : nous voulons asphalter. Il m’a dit : "Interdit. C’est une zone
de tirs." J’ai demandé au gouverneur : en quoi la route vous
dérange-t-elle ? et le dispensaire ? la mosquée ? le jardin d’enfants ? En
quoi dérangent-ils l’Etat d’Israël ? Un danger pour l’Etat ? Pourquoi ne
voulez-vous pas que les gens vivent en paix ? Il m’a dit : "Moi, je suis
tout petit. Il y a le Ministre de la Défense". »
La prochaine menace
qui pèse sur Akaba, c’est celle de la clôture de séparation de la Vallée. Si
la clôture est érigée à l’ouest du village, Akaba pourrait se retrouver
totalement coupé de tout ce qui l’entoure, comme une enclave-prison.
Personne dans le village ne sait où passera la clôture : pourquoi prendre la
peine de mettre les gens au courant du sort qui leur est réservé ainsi qu’à
leurs terres ? Mais entre-temps, les géomètres sont déjà venus sur les
terres du village, laissant leurs marques, semant une nouvelle menace.
« Il s’agit d’une
ruine située sur une zone de tirs. Il y en a beaucoup de semblables. »
Le porte-parole de l’administration civile, Adam Avidan, prend soin
d’appeler le village « Khirbat [ruine] Akaba ». L’ancien
village a-t-il été fondé après que ses terres aient été déclarées zones de
tirs ? Qui était là avant qui, ceux qui s’entraînent au combat en terrain
bâti ou les paysans labourant leurs terres ? Quelle est la solution pour les
habitants du village dont toutes les demandes de permis de bâtir sont
rejetées ? Adam Avidan, porte-parole : « Depuis 1997 et
jusqu’aujourd’hui, la construction qui se fait à Khirbat Akaba ne
s’accompagne d’aucun permis de bâtir ni des autorisations exigées par la
loi. Même quand la cour suprême a rejeté la requête des villageois demandant
l’approbation de la construction dans le village, la construction illégale
s’est poursuivie. L’unité d’inspection de l’administration civile effectue
des contrôles et prend des mesures coercitives, y compris les injonctions à
arrêter les travaux et les ordres de destruction visant les bâtiments
construits en dehors de la loi. »
Les enfants
poussent dans les rues du village le fauteuil roulant
du chef du conseil qui nous présente ses réalisations. Mashallah,
est-il écrit sur un écriteau à côté du jardin d’enfants qu’on appelle « le
jardin de la justice ». Sur les murs d’un blanc éclatant sont dessinés
des canards et des roses. Un minuscule terrain de football, plus petit qu’un
terrain de football en salle, mais très soigné. Cela aussi, Sami Sadek l’a
construit dans la cour de sa maison. Sur un mur du tout petit dispensaire,
on a pris la peine d’écrire en hébreu mais avec une faute d’orthographe : « Dispensaire
médical – Akaba ». Les Italiens ont aidé à transformer la dépense de sa
maison en deux salles de classe. Lorsque l’administration civile a parlé, il
y a environ un an et demi, d’expulser trois familles du village, Sami Sadek
a alerté le monde et il a reçu 409 courriels de soutien.
Sami Sadek dit que les
débuts du village remontent aux Romains. Plusieurs des maisons de pierre du
village, en ruines, semblent très anciennes. « Notre village est petit,
mais il est beau, pas vrai ? », interroge-t-il sans cesse, en souriant
timidement. Devant la cour suprême, l’armée israélienne s’est engagée à ce
que ses soldats n’aillent pas sur les terres semées, nous raconte Sami Sadek
juste au moment où, alors que nous sommes sur le toit du jardin d’enfants à
regarder les champs verdoyants dans la vallée, une autre jeep de l’armée de
défense leur passe à travers, écrasant les sillons labourés.
(Traduction de l'hébreu :
Michel Ghys)
Transférons l’argent de la mort en argent de la vie
Mille milliards investis dans ce qui
détruit
10 milliards suffirait pour que tous aient
accès à l’eau potable.
Source:
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=707452
Version
anglaise : www.haaretz.com/hasen/spages/707608.html