Barrages
par Michèle Sibony
Février 2002
Ces territoires où règne la loi du
plus fort, cela terrorise nos consciences d'Occidentaux
gâtés, formés à l'exercice de droits. On s'y
approche du réel dans ce qu'il a de hideux, et contre lequel les
hommes ont élaboré de nombreux remparts : éthique,
lois, et autres valeurs. Dans ces territoires, ces valeurs
disparaissent pour les occupés, et aussi se dissolvent lentement
avec l'usage de l'oppression chez les occupants. Vivre dans ces zones
de non droit doit être terrifiant, comme devait l'être dans
la préhistoire d'avant de feu, de vivre dans la nuit. Un
graffiti sur
les murs de Ramallah, Jérusalem, Gaza, Bethléem,
relevé et traduit par Youssef: «Attention à la mort
naturelle».
La première des choses que vit la population palestinienne est
la proximité de mille morts: on tire du ciel, de la terre,
à
Gaza la mort peut venir aussi de la mer; elle frappe le passant qui
rentre
chez lui, l'écolier sur le chemin de l'école, la
mère
de famille dans sa maison, la femme enceinte bloquée sur un
barrage,
dans son ambulance. Elle frappe de plus en plus souvent et de plus en
plus
près. Il y a ceux qui préfèrent choisir l'heure et
le
lieu: Tel-Aviv, Jérusalem, le soir, dans un café, mourir
et
faire mourir. Tous sont considérés, quelle que soit leur
mort,
choisie ou subie, comme des martyrs. C'est ce que nous appellerions
nous,
héros: martyrs de la résistance palestinienne, comme on
aurait
pu dire sous l'occupation: héros de la résistance pour
désigner
aussi bien la victime déportée, ou tuée par un
bombardement,
que le saboteur d'un train allemand, ou le résistant
tombé
sous la torture. Un terme générique assumé par
tous:
tous sont des héros de la résistance à
l'occupation.
Et puis il y a l'effroi, les hélicoptères qui arrivent
au-dessus
d'un secteur, tournent, s'éloignent, reviennent, tournent
encore,
des heures, et puis parfois quand on les aurait presque oubliés,
on
ne sait ni quand ni pourquoi, ils se stabilisent dans l'air, gros
bourdons
vibrants, et ils tirent. Les F-16 aussi, des rondes dans le ciel,
à
la tombée de la nuit sur Gaza, des heures, et puis les
bombardements.
C'est comme les barrages : il y en a partout : pour protéger une
colonie, pour sécuriser l'accès de Jérusalem, pour
isoler Ramallah, pour couper Gaza, pour... Parfois on ne sait plus, la
logique achoppe. Et parfois ça circule, parfois ça bloque
des heures, parfois c'est totalement fermé, il faut repartir.
Les soldats de plus en plus nerveux dans le bruit, la poussière,
la cohue et les vociférations des taxis, les moteurs des camions
et des voitures coincés, les sirènes des ambulances qui
veulent passer d'urgence. Les gens passent à pied sur les
côtés, maintenant grillagés de Qalandia: fatigue,
colère, silence dans leurs regards fermés qui
s'éclairent parfois en rencontrant les nôtres.
À quelques mètres de nous, à Qalandia, un soldat
tire en l'air, plusieurs fois, dans la cohue, et se met à hurler
en bousculant les gens. Au retour le soir, sur le même barrage,
des enfants jettent des pierres sur une jeep qui s'éloigne, les
gens nous renseignent, le bulldozer vient de passer et d'arracher des
arbres, encore! pour sécuriser le barrage. Quelques minutes plus
tard, une jeep revient et tire vers les enfants. Sirènes,
ambulance, blessés?
À Bethléem 23h30, les soldats sont dans la tour, armes
pointées. Les rares passants sont collés au mur, sous la
menace, fouillés au corps. Dans notre minibus, nous attendons
1h30: notre chauffeur ne peut ni avancer, ni reculer, ni faire
demi-tour, ni descendre de son véhicule sans un geste
précis l'y autorisant. Finalement, Joss et moi, contre son avis,
sortons, deux Européennes passeport français en
vue: ils sont en colère, crient de ne pas bouger, nous tiennent
en
vue avec leurs armes: finalement nous passons. Le chauffeur, furieux,
semble
humilié par notre attitude. À Gaza, c'est pire. Le
barrage
de Khan Younis, c'est une route qu'on ferme à la demande des
colons;
quand l'un d'eux veut circuler, on ferme tout des heures. Et si
«ça
bouge» quelque part dans le pays, ce qui est fréquent,
bouclage
punitif à durée indéterminée. Après
l'attentat
sur le check-point de Ramallah et les six soldats tués,
bombardement
de nuit sur Gaza, le lendemain veille de l'Aid' - fête religieuse
-,
tout est bouclé. La bande de Gaza est coupée en trois
blocs
hermétiques par les barrages routiers. Pourtant c'est fête
demain,
il faut rejoindre sa famille, préparer les repas, alors les
habitants
de Gaza ville prennent le chemin de la plage, véritable
scène
d'exode, les familles chargées de couffins entourées
d'enfants,
les femmes en djellaba portent les bébés, les paquets
multiformes,
en marchant péniblement sur le sable; une charrue a
versé,
oranges et tomates flottent sur les vagues. Des ânes tirent des
charrues,
des tracteurs traînent des remorques, parfois un camion longe
l'écume. Une file incroyable de gens qui longent la mer à
pied pour continuer: si ce n'est pas de la résistance... C'est
une scène magnifique et terrible, comme dans une tragédie
grecque. Nous suivons ce chemin et, remontés sur la route
après le barrage, nous faisons halte dans un grand café
désert, qui pendant Oslo ne désemplissait pas. Sa
terrasse abritée surplombe la mer: il s'appelle Haïfa. Je
mets du temps à comprendre (ce qui m'étonne toujours):
il s'agit sans doute de la ville d'origine de ces
réfugiés
de 48. À Haïfa aussi, il y a des cafés qui
surplombent
la mer, je les connais.
Cette nuit, et malgré l'intervention du consulat de France, nous
ne parviendrons pas à passer le barrage vers Khan Younis. Demain
ce sera possible. Peut-être. Nous irons vers le sud, jusqu'au
bout de la
bande de Gaza, voyage vers le pire. Le pire, il est là,
coincé, dos à la frontière égyptienne au
sud, protégée par des tanks israéliens, entre la
colonie de Goush Katif qui l'isole de la mer à l'ouest, le
check-point au nord, et la barrière électronique à
déclenchement laser automatique (sic) qui longe la bande de Gaza
à l'est le long de la «Ligne Verte»; au fond de ce
cul-de-sac, c'est Rafah. Entre le camp de réfugié et
Goush Katif, un immense mur de béton surmonté de
tôles ondulées, et encore un check-point: Touffah. Celui
là il contrôle le passage des gens de Rafah quand ils
veulent rejoindre un petit village, Mawassi, qui - erreur, oubli?- est
resté enclavé dans Goush Katif.
A genoux !
Là, le soldat est invisible,
protégé dans une tour hermétique, il parle
à travers un micro. Les
gens forment des groupes d'hommes ou de femmes, les cinq premiers
avancent
vers la tour, et l'ordre tombe: «al ha birkaïm!»
à
genoux! Je n'en crois pas mes oreilles. L'ordre se
répète:
à genoux! les hommes s'accroupissent sur leurs talons. Puis
passent.
Les femmes avancent: à genoux, elles s'asseyent par terre.
«À
genoux», elles ne bougent pas, puis reçoivent l'ordre de
passer.
La scène se rejoue et se rejoue sous nos yeux. Nous pleurons
tous.
Je ne sais démêler ce qui cause mes larmes: l'horreur
simple
de cette scène, l'avilissement du soldat qui peut imaginer ce
scénario,
ou lui obéir, l'humiliation que l'on tente d'imposer à
ces
gens. Ce qui est clair en tout cas, c'est qu'ils ne s'agenouillent pas,
certains même restent debout malgré l'ordre: un vieillard,
un adolescent.
Et puis, il faut tourner le dos à cette scène et regarder
Rafah, de face. Les bâtiments déchiquetés, des
lambeaux de béton littéralement déchiré par
les tirs regardent au loin vers Goush Katif et la mer perdue. Devant
eux, un champ de ruines, les bâtiments qui formaient avant la
première ligne ou les premières, ont été
bombardés et rasés: monceaux de gravats, que nous
escaladons rencontrant des cartables, des tabliers d'école, des
morceaux de cuisine. Nous traversons le camp désolé,
quelques vieillards assis devant des maisons, une ribambelle d'enfants
qui nous accompagnent avec curiosité, très pauvrement
vêtus, souvent pieds
nus. À part nos guides, pratiquement pas d'adultes dans les
rues.
Nous arrivons devant un terrain de foot, oasis au centre d'un autre
champ
de ruines et de gravats, entouré de façades
pointillées
d'impacts de balles comme tirées en rafales. Un match de foot
s'improvise
entre adolescents du camp et membres de la mission: cris de joie, jeu.
Les
fillettes nous entourent, on échange les prénoms, des
dessins.
Un camion arrive chargé d'un bœuf noir qui fera office de mouton
pour
la fête (don pour le camp). La nuée joyeuse des enfants se
précipite pour le suivre. Ils regardaient avec
étonnement, en souriant, les larmes dans nos yeux. C'est la
fête, non?
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