Un témoignage sur les Territoires Occupés

     Michèle Sibony est issue d'une famille juive marocaine; elle a vécu en Israël pendant quatre ans. Professeure de français en lycée professionnel, elle est l'une des responsables de l'UJFP (Union Juive Française pour la Paix) qu'elle a rejointe lors de la deuxième Intifada. Elle participait à la Mission Civile conjointe organisée par l'UJFP et l'Association des travailleurs Maghrébins de France (ATMF), qui s'est déroulée en Palestine et Israël du 17 au 24 février 2002, et s'est rendue notamment à Jérusalem-Est, Ramallah, Dheisheh, Gaza, Khan Younis et Nazareth.

Barrages

par Michèle Sibony

Février 2002

Ces territoires où règne la loi du plus fort, cela terrorise nos consciences d'Occidentaux gâtés, formés à l'exercice de droits. On s'y approche du réel dans ce qu'il a de hideux, et contre lequel les hommes ont élaboré de nombreux remparts : éthique, lois, et autres valeurs. Dans ces territoires, ces valeurs disparaissent pour les occupés, et aussi se dissolvent lentement avec l'usage de l'oppression chez les occupants. Vivre dans ces zones de non droit doit être terrifiant, comme devait l'être dans la préhistoire d'avant de feu, de vivre dans la nuit. Un graffiti sur les murs de Ramallah, Jérusalem, Gaza, Bethléem, relevé et traduit par Youssef: «Attention à la mort naturelle».
La première des choses que vit la population palestinienne est la proximité de mille morts: on tire du ciel, de la terre, à Gaza la mort peut venir aussi de la mer; elle frappe le passant qui rentre chez lui, l'écolier sur le chemin de l'école, la mère de famille dans sa maison, la femme enceinte bloquée sur un barrage, dans son ambulance. Elle frappe de plus en plus souvent et de plus en plus près. Il y a ceux qui préfèrent choisir l'heure et le lieu: Tel-Aviv, Jérusalem, le soir, dans un café, mourir et faire mourir. Tous sont considérés, quelle que soit leur mort, choisie ou subie, comme des martyrs. C'est ce que nous appellerions nous, héros: martyrs de la résistance palestinienne, comme on aurait pu dire sous l'occupation: héros de la résistance pour désigner aussi bien la victime déportée, ou tuée par un bombardement, que le saboteur d'un train allemand, ou le résistant tombé sous la torture. Un terme générique assumé par tous: tous sont des héros de la résistance à l'occupation. Et puis il y a l'effroi, les hélicoptères qui arrivent au-dessus d'un secteur, tournent, s'éloignent, reviennent, tournent encore, des heures, et puis parfois quand on les aurait presque oubliés, on ne sait ni quand ni pourquoi, ils se stabilisent dans l'air, gros bourdons vibrants, et ils tirent. Les F-16 aussi, des rondes dans le ciel, à la tombée de la nuit sur Gaza, des heures, et puis les bombardements.
C'est comme les barrages : il y en a partout : pour protéger une colonie, pour sécuriser l'accès de Jérusalem, pour isoler Ramallah, pour couper Gaza, pour... Parfois on ne sait plus, la logique achoppe. Et parfois ça circule, parfois ça bloque des heures, parfois c'est totalement fermé, il faut repartir. Les soldats de plus en plus nerveux dans le bruit, la poussière, la cohue et les vociférations des taxis, les moteurs des camions et des voitures coincés, les sirènes des ambulances qui veulent passer d'urgence. Les gens passent à pied sur les côtés, maintenant grillagés de Qalandia: fatigue, colère, silence dans leurs regards fermés qui s'éclairent parfois en rencontrant les nôtres.
À quelques mètres de nous, à Qalandia, un soldat tire en l'air, plusieurs fois, dans la cohue, et se met à hurler en bousculant les gens. Au retour le soir, sur le même barrage, des enfants jettent des pierres sur une jeep qui s'éloigne, les gens nous renseignent, le bulldozer vient de passer et d'arracher des arbres, encore! pour sécuriser le barrage. Quelques minutes plus tard, une jeep revient et tire vers les enfants. Sirènes, ambulance, blessés?
À Bethléem 23h30, les soldats sont dans la tour, armes pointées. Les rares passants sont collés au mur, sous la menace, fouillés au corps. Dans notre minibus, nous attendons 1h30: notre chauffeur ne peut ni avancer, ni reculer, ni faire demi-tour, ni descendre de son véhicule sans un geste précis l'y autorisant. Finalement, Joss et moi, contre son avis, sortons, deux Européennes passeport français en vue: ils sont en colère, crient de ne pas bouger, nous tiennent en vue avec leurs armes: finalement nous passons. Le chauffeur, furieux, semble humilié par notre attitude. À Gaza, c'est pire. Le barrage de Khan Younis, c'est une route qu'on ferme à la demande des colons; quand l'un d'eux veut circuler, on ferme tout des heures. Et si «ça bouge» quelque part dans le pays, ce qui est fréquent, bouclage punitif à durée indéterminée. Après l'attentat sur le check-point de Ramallah et les six soldats tués, bombardement de nuit sur Gaza, le lendemain veille de l'Aid' - fête religieuse -, tout est bouclé. La bande de Gaza est coupée en trois blocs hermétiques par les barrages routiers. Pourtant c'est fête demain, il faut rejoindre sa famille, préparer les repas, alors les habitants de Gaza ville prennent le chemin de la plage, véritable scène d'exode, les familles chargées de couffins entourées d'enfants, les femmes en djellaba portent les bébés, les paquets multiformes, en marchant péniblement sur le sable; une charrue a versé, oranges et tomates flottent sur les vagues. Des ânes tirent des charrues, des tracteurs traînent des remorques, parfois un camion longe l'écume. Une file incroyable de gens qui longent la mer à pied pour continuer: si ce n'est pas de la résistance... C'est une scène magnifique et terrible, comme dans une tragédie grecque. Nous suivons ce chemin et, remontés sur la route après le barrage, nous faisons halte dans un grand café désert, qui pendant Oslo ne désemplissait pas. Sa terrasse abritée surplombe la mer: il s'appelle Haïfa. Je mets du temps à comprendre (ce qui m'étonne toujours): il s'agit sans doute de la ville d'origine de ces réfugiés de 48. À Haïfa aussi, il y a des cafés qui surplombent la mer, je les connais.
Cette nuit, et malgré l'intervention du consulat de France, nous ne parviendrons pas à passer le barrage vers Khan Younis. Demain ce sera possible. Peut-être. Nous irons vers le sud, jusqu'au bout de la bande de Gaza, voyage vers le pire. Le pire, il est là, coincé, dos à la frontière égyptienne au sud, protégée par des tanks israéliens, entre la colonie de Goush Katif qui l'isole de la mer à l'ouest, le check-point au nord, et la barrière électronique à déclenchement laser automatique (sic) qui longe la bande de Gaza à l'est le long de la «Ligne Verte»; au fond de ce cul-de-sac, c'est Rafah. Entre le camp de réfugié et Goush Katif, un immense mur de béton surmonté de tôles ondulées, et encore un check-point: Touffah. Celui là il contrôle le passage des gens de Rafah quand ils veulent rejoindre un petit village, Mawassi, qui - erreur, oubli?- est resté enclavé dans Goush Katif.

A genoux !

Là, le soldat est invisible, protégé dans une tour hermétique, il parle à travers un micro. Les gens forment des groupes d'hommes ou de femmes, les cinq premiers avancent vers la tour, et l'ordre tombe: «al ha birkaïm!» à genoux! Je n'en crois pas mes oreilles. L'ordre se répète: à genoux! les hommes s'accroupissent sur leurs talons. Puis passent. Les femmes avancent: à genoux, elles s'asseyent par terre. «À genoux», elles ne bougent pas, puis reçoivent l'ordre de passer. La scène se rejoue et se rejoue sous nos yeux. Nous pleurons tous. Je ne sais démêler ce qui cause mes larmes: l'horreur simple de cette scène, l'avilissement du soldat qui peut imaginer ce scénario, ou lui obéir, l'humiliation que l'on tente d'imposer à ces gens. Ce qui est clair en tout cas, c'est qu'ils ne s'agenouillent pas, certains même restent debout malgré l'ordre: un vieillard, un adolescent.
Et puis, il faut tourner le dos à cette scène et regarder Rafah, de face. Les bâtiments déchiquetés, des lambeaux de béton littéralement déchiré par les tirs regardent au loin vers Goush Katif et la mer perdue. Devant eux, un champ de ruines, les bâtiments qui formaient avant la première ligne ou les premières, ont été bombardés et rasés: monceaux de gravats, que nous escaladons rencontrant des cartables, des tabliers d'école, des morceaux de cuisine. Nous traversons le camp désolé, quelques vieillards assis devant des maisons, une ribambelle d'enfants qui nous accompagnent avec curiosité, très pauvrement vêtus, souvent pieds nus. À part nos guides, pratiquement pas d'adultes dans les rues. Nous arrivons devant un terrain de foot, oasis au centre d'un autre champ de ruines et de gravats, entouré de façades pointillées d'impacts de balles comme tirées en rafales. Un match de foot s'improvise entre adolescents du camp et membres de la mission: cris de joie, jeu. Les fillettes nous entourent, on échange les prénoms, des dessins. Un camion arrive chargé d'un bœuf noir qui fera office de mouton pour la fête (don pour le camp). La nuée joyeuse des enfants se précipite pour le suivre. Ils regardaient avec étonnement, en souriant, les larmes dans nos yeux. C'est la fête, non?
Michèle Sibony
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