Carnet de route n°12: "Entre deux mondes"
Pasteur Gilbert Charbonnier
La mission d’accompagnement œcuménique touche à sa fin. Avant de partir, les membres de l’équipe ont ordre d’aller pendant deux jours à la découverte du milieu israélien. Un peu déçu de ne pouvoir passer ce temps dans un kibboutz précédemment visité, je suis devenu pour quelques heures un touriste étranger circulant incognito dans une ville israélienne, visitant quelques musées, et recherchant dans les commerces la copie d’un objet récemment perdu (volé ?). Occasion de traverser plusieurs quartiers de standing différents, à pied pendant une dizaine d’heures, en évitant les bus et les taxis.
Grand changement par rapport à la vie quotidienne menée jusqu’ici au voisinage du no man’s land de la barrière de séparation (" Le mur "). Ici, il n’y a aucune différence avec d’autres quartiers bourgeois d’une ville touristique en France. Voici des gens très polis, à condition de ne pas trop les déranger : indifférents. D’autres répondent avec quelque mépris à un piéton qui n’est visiblement pas un client intéressant. Il y en a, à pieds eux aussi, qui sont pleins d’attention et visiblement désireux d’aider. Certains sont effarés : Mais, pour aller là il faut prendre un bus… Enfin certains, employés ou vendeurs, répondent avec compétence, gentillesse et efficacité à la demande. Ville industrieuse où chacun a son rôle. Ville sûre où soldats, policiers, ou milices civiles veillent sur la sécurité de tous, respectés et aimés par la population. Certaines jeunes filles soldats n’hésitent pas à s’occuper de la coiffure de leur voisine, sur un banc, à l’abri du soleil dans un moment de détente. Beaucoup d’hommes habillés à la juive, un peu obèses ; des jeunes filles en jeans, et de larges décolletés. Beaucoup de langages retentissent dans la rue, sans rapport avec le costume porté. Ambiance bon enfant d’un pays sûr de lui.
A deux cents mètres de là, se trouve le départ des bus pour les territoires occupés. La population est arabe. Les voitures de police sont occupées par des militaires. En armes, ils font la circulation, prêts à intervenir à la moindre alerte. Ils n’assurent pas la sécurité pour la population, mais contre elle. Chaque personne est un terroriste potentiel. - C’est la sortie des écoles ou collèges. Le bus est bondé. Aucun sourire, aucune plaisanterie. C’est l’heure de rentrer chez soi. Le long de la route, les éléments en béton du " mur " ont été déposés sur le sol. Bientôt il se dressera, coupant 70 000 personnes du reste de la ville, de leur travail, de leurs études, de leur église. Le terminus est le poste de contrôle. Tout le monde descend, et passe à pied. Dans ce sens, pas de formalités. Mais de longues files d’attentes dans l’autre sens, pour vérification. Regards vides ; silence des voix couvert par le vacarme des moteurs. De quel pays venez-vous ? demandent des passants. – Soyez le bienvenu en Palestine, nous aimons votre peuple. L’un d’entre eux se détourne à l’évidence de son itinéraire et conduit le visiteur jusqu’à la gare routière. Il se renseigne. Il n’y a pas d’horaire affiché ; c’est le bouche à oreille qui régule le fonctionnement de la gare routière. Et ça marche. Miracle permanent ! Juste, un autocar part dans la bonne direction.
A cinq kilomètres de la ville, la route vient d’être bloquée. Un véhicule militaire israélien est stationné en travers. Deux soldats en descendent et obligent un taxi à se mettre à son tour en travers d’un chemin qui pourrait servir à contourner le barrage. Aucun contrôle, aucune explication. Seulement immobilisation. Pendant 40 minutes. Les propos dans le bus sont faciles à deviner. " Cette manière de faire est le meilleur moyen de fabriquer des terroristes. Ne soyez pas étonné si une bombe explose à Tel-Aviv … Au bout de quelque temps deux taxis essaient de se faufiler entre le véhicule de leur collègue et le talus bordant le chemin de traverse. Ils passent ! Un troisième entame la même opération. Mais les soldats sont là. Violents coups de poing au visage ; le chauffeur groggy sort de la voiture et s’affale par terre, sous les yeux de la foule immobilisée, saignant abondamment. Heureusement, dans les voitures arrêtées, deux personnes du Croissant rouge sont là et apportent quelques soins… Soudain le véhicule militaire quitte les lieux. Il n’y a plus qu’à résorber l’embouteillage … et à gérer le retard. Il y a aussi des montres ici, des horaires à tenir. Et puis des gens humiliés par l’arbitraire, le mépris.
Retour à Jayyous, avec les partenaires accompagnateurs œcuméniques. Mise en commun des expériences respectives. Et puis, dans la nuit, les soldats arrivent dans le village, par la porte Sud toute proche des premières maisons. Tirs de gaz lacrymogène, peu goûtés par les troupeaux qui passent la nuit dans des enclos. Tirs à l’aveuglette de grenades assourdissantes qui troublent le silence de la nuit, et effraient les enfants réveillés en sursaut. L’une d’elle tombe dans un jardinet où une dame de 75 ans passe la nuit sur un canapé pour fuir la grande chaleur à l'intérieur du logement. Elle explose juste à coté d’elle. Une jambe reçoit le choc. Blessure de 30 centimètres. Hospitalisation en urgence, dans l’établissement le plus proche, à 15 km de là.
Deux mondes, deux peuples sur une même terre. Deux désirs de liberté et de vie paisible. Deux revendications. Ce n’est pas la guerre car l’un est beaucoup plus fort que l’autre. Pas la guerre, mais l’oppression. Tant que les nations se tairont, et laisseront les plus puissants conquérir peu à peu le pays par une habile politique du fait accompli, depuis plus de 35 ans. Conclusion de ce séjour ? Palestine-Israël ; ne serait-ce pas la tragique illustration d’une égoïste indifférence ?