Les évènements d’avril et de septembre 2000, ainsi que ceux de juin-juillet 2001, annoncent déjà ce qui s’est passé le dimanche 21 septembre 2003 à Warisata, dans l’Altiplano [Haut-plateau.] nord de La Paz, avec la déclaration publique de « guerre civile ». Les habitants d’Achakachi, de Huarina et de Warisata, les communautés de l’Altiplano nord et des vallées de Sorata, les indigènes de la région du Chapare, ont été les acteurs des impressionnantes mobilisations survenues dans la région au cours des années 2000 et 2001. Les barrages routiers de l’année 2000 dans l’Altiplano nord de La Paz ont été une démonstration de force en même temps qu’une manifestation d’autonomie des communautés indigènes aymaras et quechuas face à l’État. Ces mobilisations sont les premiers soulèvements indigènes du XXIe siècle en Bolivie ; dans le même temps, elles constituent une étape importante dans la mise en cause du modèle économique libéral. Comment comprendre les évènements récents de Warisata ? Comment expliquer la « déclaration de guerre civile » tant sur le plan symbolique que politique ?
La mémoire des luttes indigènes et l’État
Dans un premier temps, il est indispensable de connaître l’histoire des soulèvements indigènes à l’époque coloniale, puis sous la République. Il faut ensuite prendre en compte les conditions particulières de lutte dans le cadre des politiques libérales d’aujourd’hui. Chez les indigènes, il y a une longue histoire de déclarations de guerre à l’État. De ce point de vue, la « guerre civile » déclarée à Warisata reprend la tradition de Tupac Katari et celle de Zarate Willka. Le premier avait déclaré la guerre aux Espagnols en 1780-81, le second l’avait déclarée à la République en 1899 : après les proclamations de Caracollo et Peñas, il y eut ainsi un gigantesque soulèvement indigène dans toute la région centre et sud de l’Altiplano ainsi que dans les vallées de Bolivie. Dans l’histoire de ces soulèvements, apparaissent toujours des « casernes indigènes », des gouvernements locaux ou régionaux et des symboles du pouvoir indigène. L’État, quant à lui, est héritier d’une longue histoire de massacres destinés à noyer dans le sang, non seulement toute velléité indigène d’auto-gouvernement, mais même les plus élémentaires demandes de justice sociale. De fait, on peut dire que l’histoire de l’État en Bolivie, c’est l’histoire des massacres d’indigènes. Il y a donc deux logiques opposées, irréductibles, qui s’affrontent. A certains moments, l’opposition s’intensifie. A l’inverse, il peut y avoir, à certaines époques, des pactes fragiles entre les ayllus [1] et l’État ; ces pactes sont rompus à la moindre crise. Telle est la ligne rouge qui traverse l’histoire politique et sociale de la Bolivie, avec une « frontière ethnique » interne entre les indigènes (ou indiens) et les groupes blancs/métis dominants.
Les indigènes de Sorata, Ilabaya, Achakachi et Warista ont participé à la guerre du Chaco contre le Paraguay en 1932-1935. C’est au nom de cette mémoire historique que les indigènes aymaras et quechuas exigent de l’État un droit de citoyenneté que celui-ci leur refuse systématiquement. Cette participation à la guerre, vécue comme un épisode des rebellions indiennes, a été transmise oralement par les grands-parents à leurs enfants et petits-enfants. Enfin, les indiens n’ont pas seulement maintenu la mémoire de cette guerre, ils en ont aussi conservé les armes.
Les aymaras de l’Altiplano nord participent à la révolution de 1952. En 1953 déjà, Achakachi possède une caserne « paysanne » où campe le régiment Gualberto Villaroel ; d’autres casernes paysannes s’organisent, notamment à Patamanta, dans la province des Andes. Le MNR [2] s’organise au sein de ces casernes comme parti « révolutionnaire » et se constitue une clientèle auprès des masses paysannes. Ce lien se renforce dans les années 1960 et 1970, avec le « pacte militaire-paysan ». Les responsables de l’État semblent avoir oublié que les paysans furent armés en 1952 par le MNR lui-même. C’est le cas du ministre de l’intérieur Yerko Kukoc lorsqu’il affirme : « Une analyse sérieuse est nécessaire quant aux gens de Warisata et Sorata qui semblent avoir la capacité de s’opposer par les armes aux forces de l’ordre » [3].
Warisata et les mobilisations sociales en Bolivie
Les évènements de Warisata ont lieu à la suite des gigantesques mobilisations sociales contre la vente de gaz naturel aux États-Unis et au Mexique via les ports chiliens. La ville d’El Alto est le cadre d’une une grève générale réussie, puis d’une grève de la faim de dirigeants paysans représentant les 20 provinces de la région de La Paz. A cette grève de la faim s’ajoute celle des veuves d’anciens combattants de la Guerre du Chaco. Il y a de fait un climat de belligérance entre le gouvernement et les secteurs indigènes ou paysans.
Le 7 septembre 2003, une marche vers La Paz, organisée contre la vente du gaz arrive à El Alto depuis l’Altiplano, les uns de Huarina, les autres de Caracollo. A El Alto, les marcheurs s’établissent pour la semaine sur le campus de l’université et dans l’auditorium de la radio San Gabriel. Le 13 septembre, quelques organes de presse font état de l’échec des barrages routiers organisés au nord de La Paz. Le 16, on annonce des barrages sur la route qui mène aux Yungas de Caranavi, et on reparle de l’échec des barrages sur l’Altiplano. Le 15 et le 16, la Fédération des comités d’habitants de la ville d’El Alto (FEJUVE) appelle à une grève générale illimitée contre les formulaires maya y paya : ce projet de la Mairie devait conduire à une augmentation de la fiscalité locale. L’appel est totalement suivi, et la principale revendication des grévistes, l’annulation des formulaires maya y paya, est satisfaite. Le vendredi 19, d’immenses manifestations ont lieu à El Alto, La Paz, Cochabamba, Oruso, Potosi contre le projet de vente de gaz. Sur la place de San Francisco, à La Paz, des mannequins à l’effigie du président Sanchez de Losada sont brûlés aux cris de « Guerre civile, maintenant, oui ! ». Les manifestations sont violemment réprimées, avec emploi de gaz lacrymogènes.
A Sorata, des barrages routiers avaient été signalés pendant la deuxième semaine de septembre ; l’information ne semblait pas revêtir une importance particulière. Mais, le 19, le ministre de la Défense en personne arrive en hélicoptère, les soldats interviennent et font usage d’armes à feu. Le gouvernement prétexte une « opération humanitaire » destinée à libérer les « otages » retenus à Sorata, c’est-à-dire les 40 touristes et commerçants bloqués par le barrage routier. Il convient d’ailleurs de noter que des touristes étrangers interrogés ultérieurement ont précisé qu’ils ne s’étaient pas sentis en danger. C’est à Sorata, le samedi 20 septembre, que tombe la première victime de la violence policière et militaire. Et c’est dans l’après-midi du 20 que se produisent à Warisata les affrontements qui feront cinq morts, quatre indigènes, dont un enfant de 8 ans, et un soldat. Le lendemain, un autre soldat est tué. Le gouvernement évoque avec insistance une embuscade montée par les indigènes contre le convoi militaire et policier qui arrivait de Sorata ; cette version est diffusée complaisamment par les médias. Mais les dirigeants et les habitants ont une autre version : provocations militaires lors de l’entrée des troupes dans les villes d’Achakachi et de Warisata, perquisition des domiciles de dirigeants, arrestation d’un d’entre eux, utilisation par les soldats d’armes de guerre. A Sorata, pendant ce temps, les indigènes prennent et dévastent les bâtiments publics et les hôtels Copacabana et Prodem : « Avec les incendies de la sous-préfecture, du tribunal agraire, du cadastre, du commissariat et de la mairie, toute présence de l’État bolivien a été réduite en cendres » commente La Razon. Le même journal rappelle qu’en septembre 2000, à Achakachi, « les indigènes avaient pratiquement pris le commandement de la région, sans que les militaires n’osent sortir de leurs casernes » [4].
Sorata, Warisata et les communautés indigènes entrent en convulsions et rééditent les évènements survenus trois ans auparavant à Achakachi. Le drapeau bolivien a disparu, partout remplacé par la Wiphala (bannière indigène composée de carrés multicolores). Le 21 septembre, une grande assemblée des communautés indigènes a lieu à Warisata. L’indignation est générale. On veille les morts, et parmi eux, la fillette de 8 ans. C’est à ce moment que les indigènes déclarent « la guerre civile » au gouvernement de Gonzalo Sanchez de Lozada, en brandissant les vieux fusils Mauser survivants de la Guerre du Chaco et de la Révolution de 1952. La Razon titre : « Les paysans de Warisata montrent leur armement ». L’appel public à une « guerre civile » indigène est repris par tous, femmes, hommes, jeunes et anciens, dans des termes similaires à ceux des zapatistes mexicains. Une des personnes interviewées par la chaîne de télévision ATB s’exprime ainsi : « C’est une guerre civile déclarée. Tôt ou tard, nous vaincrons. Parce que nous sommes des milliers. Le peuple doit s’armer, d’une façon ou d’une autre, le peuple doit s’armer ».
L’appel à la guerre civile trouve naturellement des relais. A Warisata se trouve une école normale, héritière d’une des premières écoles indigènes fondée dans les années 1930. Cette école forme beaucoup de jeunes instituteurs ruraux, qui travaillent dans les communautés et sont des acteurs de la vie locale d’autant plus importants qu’ils parlent l’aymara ou le quechua et s’identifient aux luttes des communautés de la région. Dans ces conditions, la nouvelle de la « déclaration de guerre civile » se répand vite dans les pampas de l’Altiplano et dans les vallées.
Le 21 septembre, dans la ville d’El Alto, les dirigeants paysans des 20 provinces [5] de La Paz, qui étaient déjà en grève de la faim depuis douze jours, déclarent un deuil national de 90 jours, ainsi que « l’état de siège » indigène sur les provinces de La Paz. Le document est communiqué à la presse par Felipe Quispe, le Mallku [6], qui précise que la vie des soldats n’est pas garantie dans les territoires soumis à « l’état de siège ». Il est enfin décidé qu’une partie des dirigeants grévistes de la faim se rendent auprès des communautés pour impulser les barrages routiers et le blocage des transports de marchandises vers La Paz.
De la part des indigènes, la déclaration « d’état de siège » revêt une portée historique : outre l’aspect symbolique, il faut y voir la volonté réelle de construire un « gouvernement indigène » qui reproduirait l’expérience de 1899 (Peñas, département d’Oruro). En dépit de la division et de la fragmentation régionale qui caractérisent le mouvement indigène aujourd’hui, la déclaration est une manifestation de force et de détermination. Une détermination qui peut se vérifier dès le lundi 22, avec les blocages des routes La Paz-Oruro, La Paz-Achakachi, Achakachi-Copacabana, Achakachi-Sorata et La Paz-Rio Abajo (dans ce dernier cas, malgré un accord signé entre dirigeants locaux et gouvernement). La pénurie s’installe progressivement sur les marchés de La Paz et d’El Alto.
Dans la nuit du 22 septembre, Evo Morales [7] annonce une réunion des cocaleros (producteurs de coca) du Chapare pour mettre en place des actions de solidarité avec les indigènes de Warisata et de l’Altiplano de La Paz ; cette réunion, finalement, ne pourra pas se tenir.
La coalition gouvernementale est dans une situation critique ; les manifestants demandent la démission du président Sanchez de Losada ; le président, quant à lui, soutient qu’on « n’acceptera plus un seul blocage routier » en Bolivie Le gouvernement multiplie les appels au dialogue, mais, dans la pratique, il intensifie la répression.
Analyse de « l’état de siège » et de la « déclaration de guerre civile » indigène
Dans la région nord de La Paz, ainsi que dans certaines vallées voisines, il y a un fort sentiment d’« autonomie », et une aspiration à l’auto-gouvernement indigène. Il existe des organes judiciaires indigènes au niveau des communautés, et même au niveau provincial. Il y a de plus une très forte identité aymara et quechua liée au territoire historique et mythique du lac Titikaka. Les sentiments d’appartenance collective et identitaire s’étendent sur un vaste territoire, et intègrent l’histoire et la mémoire des luttes indigènes.
C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre la « déclaration de guerre civile » indigène. La question se pose cependant de savoir pourquoi le terme de « guerre civile » est employé, compte tenu du fait que l’expression « guerre civile » renvoie à l’affrontement armé de deux ou plusieurs camps au sein d’un même État. S’agit-il de l’appel à une révolution indienne, ou indigène ? Ou bien faut-il y voir l’utilisation stratégique des symboles d’un pouvoir politique indigène afin de créer un rapport de force favorable face à l’État ? Premier élément de constat, la mise en scène d’un dispositif clairement guerrier : armes, drapeaux (la Wiphala), cagoules. Il faut tenir compte de l’impact que pourrait avoir dans d’autres régions ce type de démonstration. En Bolivie, le malaise est en effet général face à une situation historique de discrimination et de domination ethnique. Selon une étude réalisée en 2000, 81,2 % de la population est indigène ; le recensement de 2001, quant à lui, donne un taux de 61,2 % pour la population qui se considère comme indigène. Mais quelle que soit la proportion réelle, toutes les études s’accordent à constater que cette population est la plus pauvre.
Dans la « déclaration de guerre civile », il y a deux aspects. Il s’agit d’une démonstration de force indigène, où la force réside d’ailleurs plus dans le nombre que dans les capacités militaires à proprement parler. Et c’est la démonstration stratégique et symbolique d’une capacité d’interpellation directe de l’État. Le message politique qui est envoyé est que ce type de manifestation pourrait se multiplier, créant ainsi un climat général de guerre civile. Des systèmes combinés de messages symboliques sont mis en oeuvre avec une double cible, les différents secteurs et régions indigènes d’une part, le gouvernement lui-même d’autre part, l’objectif étant d’obtenir des améliorations des conditions de vie pour les indigènes. Le gouvernement peut persister dans l’idée de faire juger les insurgés de Warisata , mais dans ces conditions, cela pourrait provoquer de la part des communautés indigènes une réaction qui ne relèverait plus du message symbolique : c’est une véritable guerre civile qui serait alors à l’ordre du jour. Avec « l’état de siège » décrété dans la ville d’El Alto, se manifeste la capacité indigène de se réapproprier les instruments étatiques ; le sens des mots est ici inversé : ce sont les indigènes qui décrètent l’état de siège au sein de leurs territoires et qui se réapproprient le monopole étatique de l’usage de la force. Il y a ici aussi une réminiscence historique dans ce détournement des mots : lors de la guerre indigène de 1781, à l’époque coloniale, c’est en tant que « vice-roi » que Tupac Katari signait les documents envoyés aux ayllus de la région.
Conclusion Les évènements de Warisata ne peuvent se comprendre sans tenir compte des conditions structurelles de la domination ethnique en Bolivie, ainsi que de l’impact socio-économique destructeur des politiques libérales dans les communautés, ayllus et centres urbains majoritairement habités par des populations indigènes, pour la plupart andines. Dans ce cadre, les différentes manifestations symboliques (déclarations de « guerre civile » et de « l’état de siège », mises en scène renvoyant à la mémoire des luttes indigènes, Wiphalas, fusils Mauser, cagoules) pourraient laisser place à des actions de plus grande portée politique et militaire.
Il est intéressant de constater à quel point Warisata réveille des sentiments de solidarité en dehors même de la région, et jusque dans les centres urbains de La Paz et El Alto. Le mardi 23 septembre, les commerçantes du marché de La Paz ferment leurs étals en solidarité avec les indigènes de Warisata. Les organisations de El Alto envoient du ravitaillement aux protagonistes des barrages routiers ; de nouveaux barrages routiers continuent à s’établir jusqu’au 25 septembre. Les routes autour d’El Alto, et particulièrement la route Huarina-Achakachi, sont envahies par une multitude d’indigènes.
Dans ces mobilisations il y a un fort ancrage identitaire indigène : celui-ci apparaît d’une part dans la dimension paysanne, ou syndicale, de la lutte, d’autre part dans les structures sociales autonomes, administratives ou judiciaires.
[1] Ayllu : collectivité agraire basée sur des liens de parenté, de voisinage, mais aussi sur un système de travail coopératif et de propriété collective. (n.d.tr.)
[2] Mouvement national révolutionnaire (MNR) : parti nationaliste bourgeois qui prend le pouvoir lors de la révolution de 1952. Il dirige aujourd’hui la coalition gouvernementale qui mène une politique ultra-libérale. (n.d.tr.)
[3] La Razon, du 22 septembre 2003.
[4] La Razon, du 22 septembre 2003.
[5] En Bolivie, le département est la principale subdivision administrative. Le département est constitué de provinces. (n.d.tr.)
[6] Felipe Quispe est le secrétaire de la Confédération Syndicale Unique des Travailleurs de la terre de Bolivie (CSUTCB). C’est un militant respecté, qui a été prisonnier politique pendant de longues années et a subi la torture. Le qualificatif de Mallku fait référence au condor, à l’esprit de la terre. (n.d.tr.)
[7] Evo Morales est dirigeant indigène, syndicaliste paysan et candidat du Mouvement vers le socialisme (MAS, gauche radicale) aux élections présidentielles de 2002, arrivé en deuxième position avec 21 % des voix. (n.d.tr.)
RISAL - Réseau d'information et de solidarité avec l'Amérique latine
URL: http://risal.collectifs.net/
Source : ALAI, América Latina en Movimiento, 26-09-03.
Résumé & traduction : Philippe Duvingt.
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