¬ Palestine : un pays dans une tente
Par ISSA QARAQE’A
Poète et ancien prisonnier, président de l’Organisation de prisonniers palestiniens
Oh vous les responsables de partout...Oh vous, les protecteurs des droits de l’homme et de sa dignité, les militants pour la sauvegarde des textes du droit international humain et des Conventions de Genève, et comme vous êtes nombreux... Venez à la tente du rassemblement de solidarité à Ramallah ou dans n’importe quelle ville de Palestine. Descendez des beaux rapports bien ficelés et asseyez-vous sur la terre du réel, ici sous la coupole de la tente, aux côtés d’une mère ou d’une femme de prisonnier. Ne prenez pas de crayon et n’utilisez pas de papier, écoutez simplement et essayez de bien entendre, supportez la chaleur de la tente ou la chaleur des larmes et la conversation des entrailles.
Oh vous les responsables, les propres bien mis, les élégants du discours...les innovateurs dans l’alphabet et la récitation des lois et des droits, venez à notre douleur palestinienne, apportez les estrades, les chaises, les cahiers et les protocoles officiels. Apportez mille résolutions nous concernant dont rien n’a été appliqué et découvrez-nous, ne serait-ce qu’une fois, ici sur notre terre meurtrie, et non dans un livre ou un rapport annuel.
Vous trouverez dans la tente un autre monde qui ne vous ressemble pas et que vous n’avez vu qu’à travers les fax et les journaux ou lors de funérailles aux nouvelles tardives par satellite.
Vous trouverez des familles de détenus, des femmes et des enfants portant les photos de leurs enfants et de leurs proches, les cherchant hors du cadre de l’image, attendant leurs pas sur le seuil de la maison, et rêvant d’une longue étreinte dont le terrible effet ferait trembler la terre et le ciel si elle avait lieu.
Vous trouverez les rêves de la liberté sur tous les visages, revenant d’une visite à des vitres ou des funérailles d’un martyr, venant de sous les décombres d’une maison détruite après avoir passé par cent barrages militaires pour arriver ici, à la tente.
Ici, c’est un pays dans la tente, ne croyez pas que l’occupation se soit retirée de nos artères ou qu’elle ait retiré son épée de notre sang et ne croyez pas à ce que vous voyez comme formalismes et symboles qui vous donneraient l’illusion que nous nous sommes libérés, repliez vos banderoles avant de rentrer dans notre ville...
Le vieux titre de propriété (kouchan) est toujours dans le sein de la vieille comme le figuier et l’amandier. Et l’autorisation de visite du prisonnier est toujours dans la main de Oum Naël al Barghouti depuis vingt sept ans, elle rêve de la déchirer avant que ne la déchirent la peine et le tourment.
Ici, il y a la mère de Alaa al Baziane, de Hassan Salama, de Ali al Masslamani et de Mohamad abou Ali. Ici, il y a la mère de Karim Younes, de Issa Abed Rabbo, de Fouad el Razem et d’Ibtissam al Issaw. Ici, sous la tente, il y a des enfants ayant grandi sans pères...un enfant qui couvre encore son visage de ses deux mains pour ne pas voir l’impact des hélicoptères Apaches sur le visage de son père.
Ici, c’est un pays dans la tente, qui se liquéfie dans la souffrance quotidienne, qui devient parfois un chant, parfois un silence, et parfois éclate à la recherche de son espace et de sa géographie, à la recherche de sa mer, de son ciel et de sa langue.
Un pays qui ne s’est pas accompli pour pouvoir être le pays de la joie pour son peuple, le pays de l’arbre pour son oiseau, et le pays de la paix pour ses prophètes égorgés.
Oh vous les responsables partout sur la terre, venez au pays de la tente, vous buterez peut-être sur les chaînes, les graines de larmes ou les gouttes de sang...vous salirez peut-être vos chaussures en montant sur les dunes de terre pour traverser les barrages militaires de Wadi al Nar, le barrage « international » de Kalandia ou le barrage d’Eretz.
Pas de problèmes : la route des carrières, la route de Sourda, la route d’Abou Holi, le barrage de Houwara ou les moulins, tous mènent à la tente.
Oh vous les responsables, les libérés, venant de pays où il n’y a pas d’occupation, car nous sommes les seuls au monde qui sommes toujours sous la domination de l’occupation...venez et découvrez-nous dans la tente...écrivez le texte de notre vie une nouvelle fois.
Abou al Soukkar vous racontera, après vingt six ans, son voyage de prison en prison ; il n’a trouvé ni échappée, ni terre, ni culture, ni paix ; son âme s’est fatiguée et il s’est jeté dans la perpétuité comme on se jette dans la perdition.
Jaber Ouchah vous racontera comment il a vécu d’illusions pendant vingt ans, croyant que les troisième et quatrième conventions de Genève reconnaissaient qu’il était un être humain ayant droit à la vie et à la liberté, ayant le droit de respirer, de travailler et de nager, de se promener, de cueillir les roses et de chanter son amour. Il s’est imaginé être un prisonnier de guerre protégé par le droit international et par vous. Il a trouvé que la botte du moindre soldat israélien pouvait piétiner vos textes et sous vos yeux, faire pénétrer son fusil dans l’œil même des Nations-Unies, les provoquer en ne rendant Jaber Ouchah à sa mère qu’handicapé, sénile ou ayant perdu le miel de son enfance.
Ahmad bani Nimra vous racontera les mains amputées, et comment ses mains sont revenues à son corps lorsqu’ils ont annoncé le manifeste de paix au monde et qu’ils l’ont célébré. Ahmad, le Palestinien a attendu quatorze ans en prison, regardant ses mains pour qu’elles donnent des bourgeons mais il n’a trouvé que la sécheresse, dans le corps et dans le manifeste.
Oh vous les responsables qui venez à notre tente, notre langue est de fer, de prison, notre vocabulaire visite, siège, attaque, détention, torture, faim. Excusez-nous, vous sentirez peut-être dans notre langue une dureté et un ennui qui ne vous plairont pas, la langue de libération nationale et non la langue des touristes et des visiteurs de notre destruction.
Nous sommes les habitants de la tente depuis cent ans, nous recherchons une identité sans chiffre hébreu et nous n’avons pas atteint le pays. Ils nous ont noyé avec les aides, les projets, les expériences autour de la société civile et de la démocratie, le dialogue, les élections, les méthodes de résolution des conflits et les bases de la coexistence. Ils nous ont donné des passeports de voyage, une autorité nationale et un parlement législatif, ils ont goudronné nos routes. Nous avons maintenant des constructions imposantes pour des ministères, des bureaux, des tribunaux et l’administration des fonctionnaires. Ils nous ont fait tout cela... mais nous sommes restés dans la tente... nous perdons quotidiennement un fils, un prisonnier, un expulsé ou un martyr.
Nous voyons les restes de Abou Rifaat, qui a perdu la mémoire, qu’il a laissé là-bas, dans l’obscurité de la prison, il y a vingt ans...nous voyons un enfant qui cherche son père et une mère qui coud les artères de son cœur durant de longues années pour qu’il ne cesse d’appeler son fils dans la prison de Nafha...nous sommes un peuple dans une tente et autour de la tente, un mur et un char.
Oh vous les responsables, les gens de la démocratie, les faiseurs de la paix des braves, tout ce que vous nous avez donné, la soie et le cocon, l’encens, les parfums, les titres et le pouvoir ressemble au plus bel habit offert à une victime dormant dans un cercueil et qui ne meurt pas.
Prenez tout...nous nous satisfaisons de notre simple situation si nous pouvons être libres, sans être arrêtés par un mur de séparation discriminatoire ni par un soldat israélien... si nous pouvons dormir en paix dans nos maisons, sans perquisition ni destruction ou tir de coup de feu... prenez le ministère et le parlement, les éclairages multicolores des rues, prenez tout ce dont vous nous avez pourvus en théories de la réforme, de la démocratie et de la culture de la société civile car si nous ne sommes pas maîtres de notre sang, de notre vent et du sel de notre pain, nous n’assimilerons rien...notre blessure suinte toujours et notre charge est lourde, nos larmes sont chaudes et notre nuit est obscure et longue.
Oh vous les responsables sur cette terre, quand vous arriverez, abattez la tente pour que le pays puisse s’étendre sur son corps et rassembler ses enfants éparpillés dans les prisons, les exils et les tombes.
Voir en ligne : Un pays dans une tente (texte original en arabe)
http://www.ppsmo.org/a-website/Articles/Articles/art57.htm