Je cherchais depuis plusieurs jours à raconter la vie des soldats américains déployés dans Bagdad. Ils frappent par leur jeunesse, entre 17 et 20 ans pour la plupart, mais aussi par leur puissance de feu, leur faible mobilité. La plupart du temps, ces fantassins restent cantonnés autour de leurs blindés placés aux principaux carrefours de la capitale. Quelques uns patrouillent à pied par groupe de quatre mais c’est encore assez rare. D’autres ont embarqué dans leurs humvee, leurs grosses jeeps, des interprètes irakiens recrutés sur le tas. Partout, ce qui frappe est la relative indifférence des Bagdadis. Peu d’entre eux viennent parler aux soldats. Les gamins bien sûr rigolent avec eux. Mais la majorité de la population les ignore car elle les redoute. Les GIs, qui ont de strictes consignes de sécurité, évitent eux aussi de trop se mêler aux habitants. Ils peuvent vite devenir menaçants lorsqu’un groupe de civils s’approche d’eux. La confiance ne règne pas encore.
L’occasion d’illustrer cette tension m’a été donnée dimanche, alors que je circulais rue Rachid, la vieille artère commerçante de Bagdad pour l’instant toujours désertée. Tous les magasins sont fermés. Les arcades et les souks, d’ordinaire bruyants de monde, sont étrangement silencieux. Des jeunes jouent au football dans l’avenue où, normalement, les voitures restent bloquées dans les embouteillages au milieu des badauds, des livreurs et des carrioles. Au bout de la rue Rachid, la banque centrale est gardée par des soldats de l’US Army. Ils ont relevé les marines repartis pour le Koweït. Mais ils ne sont pas moins méfiants. Vers 16 heures hier, une scène stupéfiante s’est déroulée devant nos yeux: une pacifiste allemande d’une soixantaine d’années, qui se dit médecin, a entrepris de vouloir forcer le barrage des soldats. Elle voulait se rendre dans la rue voisine, où des tirs de mitrailleuse venaient de retentir. Et là, tout a failli dégénérer. L’Allemande a franchi les barbelés. Elle s’est approchée devant un jeune soldat, la caporal Francis qui lui a intimé l’ordre de reculer. Elle a refusé. Au point que le soldat et un collègue posté à-côté ont braqué sur elle leurs fusils mitrailleurs M16. Ils étaient prêt à tirer. Ils sont restés polis. Ils ne l’ont pas violentée. Mais ils étaient prêts à faire feu. L’incident a duré une dizaine de minutes. L’Allemande, furieuse, a fini par faire demi-tour. Le caporal m’a interpellé. J’avais photographié toute le scène. «Comprenez-moi Sir des copains sont morts tués par des civils. J’ai des consignes. Empêcher les gens de franchir ce barrage est mon devoir»: à ce moment-là, une voiture civile approche au loin. Aussitôt, le char situé derrière met en branle son canon. Les hommes actionnent la culasse de leur fusil. La guérilla urbaine, heureusement, n’a pas eu lieu à Bagdad. Mais les soldats sont prêts à tout moment à tirer. Ils sont, dans leur tête, toujours en état de guerre.