Circuit en Chine classique organisé par la Société de Géographie |
Mardi 31 août 2004
Décollage à 16h30 du vol Air France Paris-Pékin, Boeing 747 arrachant au sol une masse de 344 tonnes dont 114 tonnes de carburant !
Survol de la Hollande, du Danemark, de la mer Baltique, Saint-Pétersbourg, Krasnoïarsk, Irkoutsk.
Minuit (heure de Paris) : lever de soleil dans la région du lac Baïkal, reliefs escarpés ; quelques lambeaux de neige.
Mercredi 1er septembre 2004
7h30 (heure locale) : après un paysage de loess très entaillé et fortement contrasté sous la lumière rasante, survol de la grande Muraille.
7h50 : Atterrissage à Pékin. Long contrôle des passeports et du visa collectif, rituel administratif et procédurier qui, à défaut d'être plaisant après une nuit fatigante, ménage un sas entre les deux mondes de tout voyageur. Légère inquiétude pour le bagage manquant de Jessie, notre accompagnatrice. Finalement, tout s'arrange, un distributeur automatique ayant même changé nos euros en monnaie locale (yuans).
10h : premier contact avec Pékin. Il fait chaud (30°). Notre guide, futur mentor et présence tutélaire durant ce voyage de trois semaines en Chine, se présente : Do Zui : nom de famille suivi du " post-nom " plutôt que prénom. Pour plus de commodités, il nous indique son " prénom français " : " Pierre " dont la consonance nous est évidemment plus familière. Premier trait sympathique de la mentalité (ou de l'habileté ?) chinoise : plutôt que de s'arc-bouter sur des particularismes locaux, mieux vaut séduire l'interlocuteur en aplanissant les difficultés. Ainsi aurons-nous comme guides, au fil des visites, des " Georges, Lili, Julie, Hélène et même un étrange Chapel (sic) ". L'université de Wuhan, pépinière de tous ces guides-interprètes, a mis au point une efficace stratégie de communication. Autre précision linguistique : " Lao " signifie " vieux " sans aucune connotation négative mais au contraire avec une touche de respectabilité : " Lao Tseu " : " Monsieur Tseu, vénérable Tseu ". Instrument indispensable de tout accompagnateur, le téléphone portable dont la sonnerie est accueillie par un " oui ", manière de dire : " allo " en chinois qui fera dire à l'un de nos guides que " tous les Chinois parlent français " !
" Lao Pierre " commence tout de suite son travail. La Chine (54°N - 17°S), nous indique-t-il, s'étire sur 5500 kilomètres d'Est en Ouest et 5000 kilomètres du Nord au Sud. Pékin : " capitale du Nord " à la différence de Nankin : " capitale du sud ", est la troisième plus grande ville du pays : 14 millions d'habitants, après l'agglomération de Chongqing : 33 millions et Shanghai : 17 millions. Ville immense en pleine transformation comme beaucoup de grandes villes chinoises. En 1949, on comptait 40 000 Hutongs, lacis de ruelles traditionnelles, aujourd'hui n'en subsistent plus que 3 000. Le programme de construction est tel que bientôt, si ce n'est déjà, les Hutongs ne seront conservés qu'à titre de curiosité touristique comme les skansens des pays nordiques.
Premiers encombrements ; le marché de l'automobile est en constante expansion. Naguère, dans les années 60, la corbeille de mariage devait contenir un vélo, une montre et une machine à coudre. Aujourd'hui, une voiture emporte les suffrages. Le parc automobile s'élève pour l'instant à environ deux millions de voitures publiques (plaques d'immatriculation jaunes) et autant de voitures privées (plaques bleues).
Haies de peupliers le long de l'autoroute, silhouettes familières du paysage chinois servant de coupe-vent. Blé, maïs, sorgho, mais pas de riz : il ne pleut que 700 mm à Pékin.
A l'approche de la ville (l'aéroport en est à 19 kilomètres), beaucoup d'immeubles en construction, immense chantier pour loger une population qui s'accroît de 0,5% par an. Vaste programme aussi de travaux publics : infrastructures autoroutières, lignes de métro (pour l'instant, la ville de Pékin n'est dotée que de deux lignes de 54 kilomètres), travaux d'assainissement, de pavage, de câblage, démolition de quartiers insalubres, rénovation de quartiers vétustes, etc. Notre premier contact avec cette grande ville nous offre un synoptique de ce que nous verrons dans toutes les mégalopoles chinoises durant notre voyage.
Arrivée à l'hôtel Quianmen (" porte antérieure "). Repos bien mérité, compte-tenu des sept heures de décalage horaire.
Déjeuner dans le restaurant (usine à touristes !) du palais des Musées construit en 1959, près de la place Tien-An-Men. Le trajet nous permet de prendre quelques repères : premier périphérique sur l'emplacement des remparts d'autrefois (Pékin est une ville au plan géométrique, damier dessiné au cordeau et entouré de trois périphériques, plan parfaitement lisible vu d'avion, comme nous le vérifierons sur le vol de retour de Shanghai à Paris), deux bastions de la porte Zhengyangmen : " Face au soleil ou du Midi juste ", reconstruite en 1900 après un incendie à l'entrée de la place Tien-An-Men, mausolée de Mao (1977), monument aux Héros du peuple encapuchonné pour restauration, bâtiment de l'Assemblée populaire.
14h, visite de la place Tien-An-Men, vaste quadrilatère bordé par la porte d'entrée Sud de la Cité Interdite qui lui a donné son nom : " porte de la Paix Céleste " (" Tien " : ciel, " An " : paix, " men " : porte). Image connue avant d'être vue. Qui n'a pas en mémoire la porte et le balcon d'où Mao proclama la République populaire de Chine en 1949, porte célèbre qui figure sur les armes du pays ? Mais qui ne relie pas aussi la place Tien-An-Men à des images de rassemblements impressionnants, voire inquiétants : foule endoctrinée ou parades militaires, et souvenir plus émouvant encore : la répression brutale au printemps 1989 des manifestations étudiantes ? Cette grande place quasi vide aujourd'hui, chaude de la réverbération du soleil, où la présence policière, bien que réelle, se veut discrète, porte en arrière-plan tout ce lourd passé proche ou lointain. Finalement, est-ce à cause de cette histoire tourmentée, de la proximité de la Cité Interdite, des vastes dimensions du lieu ou de l'architecture stalinienne ? on se sent écrasé sur la place Tien-An-Men.
Traversée de l'ancien quartier des Légations occidentales pour accéder au Temple du Ciel. Rappel au passage de la révolte des Boxeurs (ou Boxers) en 1900, mise en scène dans le film " Les 55 jours de Pékin ".
Visite du temple du Ciel dans un parc de 270 hectares cerné d'un mur d'enceinte. Un long corridor de 350 mètres sur 5 de large nous conduit au " Temple de la prière pour de bonnes récoltes ". Joli passage couvert de tuiles vernissées, plancher de bois, galerie ouverte sur la jardin et animée par des joueurs de cartes, de go ou de ma-jong, des musiciens qui s'exercent sur la harpe à une corde, des retraités promeneurs d'oiseaux et autres dilettantes, amoureux de la nature.
Silhouette bien connue du paysage pékinois, la rotonde en bois à trois étages du " Temple de la prière pour de bonnes récoltes " s'élève par une volée de marches sur une terrasse circulaire à trois gradins dans une cour carrée : association voulue des formes symbolisant le ciel et la terre. Détails qui restent en mémoire : la salle ventrue (30 mètres de diamètre) couronnée du triple étagement du toit aux tuiles vernissées d'un bleu profond, trois niveaux dégradés aux couleurs symboliques : rouge pour le bonheur, vert pour les êtres humains, bleu pour le ciel, structure en bois de cèdre assemblée avec tenons et mortaises, 28 colonnes : le premier cercle symbolisant 12 tranches de 2 heures, le deuxième évoquant les 12 mois de l'année, les quatre colonnes centrales rappelant les quatre saisons. Subtile architecture en harmonie avec la finalité de ce temple destiné à la prière pour la bonne répartition des pluies et de l'ensoleillement utile à de riches moissons. Au centre, les tablettes des ancêtres devant lesquelles l'Empereur venait se prosterner deux fois par an, au solstice d'hiver et à l'équinoxe d'été. Terrasse à trois étages illustrant les 360 jours du calendrier lunaire. Bâti sous le règne de l'Empereur Yongle (1359-1424), ce temple a été maintes fois restauré et même reconstruit en 1889 après un incendie dû à la foudre.
Temple de l'Auguste Ciel devenu le conservatoire des instruments de musique accompagnant les cérémonies : luths et gongs, carillons de pierre sonores. Enceinte circulaire dite mur de l'écho de la Voûte du Ciel, rotonde où l'Empereur, fils du ciel, se recueillait devant la tablette du Ciel en bois d'ébène.
Enfin l'Autel du Ciel, dernier lieu sacré de ce vénérable ensemble : esplanade découverte au sommet d'une vaste terrasse de marbre circulaire, ceinte de 360 balustres. Trois volées de neuf marches permettent d'y accéder. Au-delà de l'enceinte extérieure carrée, symbolisant une fois de plus la terre, se profilent les silhouettes contournées de vieux genévriers séculaires (Juniperus chinensis), contraste entre le dépouillement minéral de l'autel et la nature environnante. Symbolique des chiffres avec la récurrence du " trois " : yin pour la terre, yang pour le ciel et entre les deux, le " vide médian ", le milieu, l'union des contraires et celle du " neuf " associé au ciel ; savante géomancie aussi présidant au positionnement des portes et issues dans l'axe des points cardinaux.
Visite qui d'emblée nous donne quelques clés pour approcher la civilisation chinoise.
Libre promenade avant le dîner dans les quartiers proches de l'Hôtel : travaux partout, commerces, juxtaposition de l'ancien et du moderne, circulation intense et désordonnée. Petites maisons basses à proximité de grands immeubles, vélos et pousse-pousse au milieu des voitures, carrefours énormes et bruyants, Hutongs en démolition masqués par des palissades, gravats sous des bâches, bric-à-brac dans les arrière-cours, ruelles étroites se greffant sur les artères majeures, toilettes publiques qui en disent long sur le manque de confort des maisonnettes, maillage dense occupant les moindres recoins disponibles, vie au ras du sol en communauté de voisinage. Quartier probablement appelé à être démoli mais pour l'instant, on peut le compter au nombre des vestiges de l'habitat traditionnel à Pékin.
Retour à l'hôtel pour le dîner.
Jeudi 2 septembre 2004
Visite du Temple des Lamas, premier temple bouddhiste tibétain de Pékin, " le plus vieux sanctuaire de Pékin et l'un des plus singuliers du monde " selon Pierre Loti, lamaserie rendue au culte et abritant aujourd'hui 65 lamas. Les fidèles viennent déposer des bâtonnets d'encens suivant un rituel non dépourvu de signification : trois bâtonnets portés à hauteur de la tête, puis de la bouche et du coeur invitent à mettre les pensées, les paroles et les sentiments en harmonie avec la démarche de prière du croyant. Une intention identique guide les offrandes déposées dans les brûle-parfums. Volonté de pardon ou de purification exprimée par des gestes symboliques.
Longue enfilade de temples : d'abord de part et d'autre de l'allée centrale, la tour des tambours et la tour de la cloche ; puis la salle des Rois Célestes consacrée au Bouddha du futur : Maitreya, débonnaire et ventru (son abdomen est supposé contenir les maux du monde). Les quatre gardiens du temple sont moins avenants : deux figures grimaçantes repoussent les esprits mauvais, deux plus souriantes attirent les bonnes volontés.
Salles d'art tantrique et stèle en quatre langues retraçant l'histoire du lamaïsme. Grande salle de l'Eternelle Harmonie occupée par les trois Bouddhas du passé, du présent et du futur, entourés de 18 Arhats, figures de bandits convertis et devenus zélotes du bouddhisme. A noter le plafond à caissons travaillé et des bannières de victoire tibétaines. Salle de l'Eternelle Protection consacrée aux Gurus (gourous) ou Bouddhas de médecine. Décoration de tankas brodées et du noeud infini symbolisant les soucis éternels de la vie humaine.
Cinquième salle, celle de la Roue de la Loi, grande salle de prières dédiée à Tsong Kapa, fondateur de la secte des " Bonnets Jaunes " ou Gelugpas. Deux trônes sont destinés au Panchen Lama et au Dalaï Lama. Dernière salle et non des moindres, le Pavillon des Dix Mille Bonheurs abritant la statue de Maitreya, bouddha géant et précieux sculpté dans le tronc d'un seul et unique santal : 18 mètres de haut, 9 mètres de diamètre, et revêtu d'or et de pierres précieuses. Cette statue fut offerte à l'Empereur Quianlong par le septième Dalaï Lama. Pourquoi cette statue immense dans un espace sans recul ? " C'est que l'homme doit prendre conscience de sa petitesse ", nous répond le guide.
En arrière-plan dans l'enceinte du temple des Lamas, les cellules des moines et les bibliothèques de livres tibétains.
Echelonnement de temples dans l'espace pour traduire la progression de la purification et la mise à distance d'un monde d'illusions dont on ne connaît que la surface. Autre leçon symbolique : le franchissement des seuils toujours élevés et destinés à casser le rythme de la marche : obstacle voulu propre à inspirer le silence, la prudence et la réflexion. On n'aborde pas sans respect les dieux et les ancêtres vénérés dans ces lieux sacrés.
Parc Beihai ou parc du " Lac du Nord ", joli plan d'eau à proximité de la Cité Interdite. Première curiosité, la Cité Ronde, plate-forme circulaire centrée sur le kiosque de la vasque de Jade et ombragée de beaux arbres. L'un d'eux, pin multi-séculaire, "The Marquis of Shade ", aurait 800 ans. Un peintre essaie, non sans talent, de saisir l'âme de cet arbre vénérable. Face à ce lieu, le pont de la Tranquillité Eternelle permet d'accéder à l'île des Hortensias, couronnée par le Dagoba blanc ou pagode blanche. Temples, jardins, escaliers pentus : La vue panoramique sur Pékin mérite que l'on fasse des efforts.
Déjeuner dans un restaurant sichuanais : cuisine épicée.
14 h, entrée Nord de la Cité Interdite, face à la Colline de Charbon, colline artificielle résultant du déblaiement des douves de la Cité impériale, sur l'emplacement d'un ancien palais Mongol. Double rôle : protéger le palais impérial contre le vent du Nord et le défendre contre les mauvais génies.
Cité Interdite : quadrilatère de 72 hectares, " ville dans la ville " derrière des murailles hautes de 10 mètres et des douves larges de 56 mètres, sur 960 mètres du Nord au sud et 780 mètres d'Est en Ouest. 9 999 pièces conformément à la portée symbolique du chiffre " neuf ", signe de longévité et prospérité. Une pièce manque pour atteindre le chiffre de 10000, droit accordé à la modestie. 24 empereurs y ont vécu : 14 Ming et 10 Qing. A la fin du XVIIème siècle, sous les Ming, 14 000 personnes vivaient dans cet enclos, dont 90% de femmes.
Entrée par la porte du Génie Militaire.
Une rocaille de calcaire lapiazé, dite " accumulation des élégances " sert d'écran entre la porte du Nord et les appartements privés. Jardin impérial assez libre et familier bien qu'étudié, art du wu-wei (du " non-agir ") puisque la nature y agit d'elle-même mais aussi résultat d'une recherche de l'harmonie. Des couples d'amoureux viennent poser au pied d'un arbre (Sabina chinensis) dont les branches jointes évoquent un amour indestructible.
Visite ensuite des portes et palais du Nord vers le Sud : palais de la Tranquillité Terrestre où se trouvait la chambre nuptiale, palais de l'Union où l'impératrice avait coutume d'offrir ses cadeaux de nouvel an, palais et porte de la Pureté Céleste qui marquaient la frontière entre partie publique et partie privée.
Entrée dans le secteur officiel de la Cité Interdite : palais de l'Harmonie préservée où se déroulaient les grands et redoutables concours du mandarinat, palais de l'Harmonie parfaite, lieu où, tous les cinq ans, l'Empereur contrôlait l'état civil sûrement fluctuant de la Cité Interdite, où il sollicitait les avis de ses conseillers avant les audiences, palais de l'Harmonie suprême, au centre du quadrilatère, renfermant le trône de l'Empereur et théâtre des cérémonies les plus solennelles : fêtes, anniversaires, mariages, intronisations, audiences importantes, salle décorée de 14 000 dragons, emblématiques du pouvoir impérial. Porte de l'Harmonie suprême et cour extérieure immortalisée par le film de Bertolucci, " Le Dernier Empereur ", photographiée et présente dans tous les imaginaires, cependant toujours impressionnante quand on s'y trouve par ses dimensions, son ordonnance, ses escaliers de marbre et " sentiers impériaux " dont P. Loti a donné une parfaite définition : " Un sentier impérial, c'est un plan incliné, un énorme monolithe de marbre, couché en pente douce, et sur lequel se déroule le dragon à cinq griffes, sculpté en bas-relief. Les écailles de la grande bête héraldique, ses anneaux, ses ongles, servant à soutenir les pas de l'Empereur, à empêcher que ses pieds chaussés de soie ne glissent sur le sentier étrange réservé à Lui seul et que pas un Chinois n'oserait toucher ". Habile architecture qui met les visiteurs en position de subalternes obligés à gravir des marches pour accéder à la terrasse supérieure, et qui donne à l'Empereur une vue globale et dominatrice sur ses acolytes, officiers et serviteurs. On ne peut manquer de peupler ces lieux mythiques d'une foule de présences flamboyantes ou mystérieuses.
Visite intéressante mais réduite : toute l'aile Ouest est en réfection, les cours adjacentes remplies de tuiles vernissées numérotées en attente d'un toit neuf pour les recevoir, les hauts murs pourpres si oppressants sont masqués par ces travaux titanesques, les musées intérieurs fermés. Il est vrai que Pékin prépare les Jeux olympiques de 2008 et travaille à soigner son image. La Cité Interdite, telle le Phénix, sortira plus envoûtante que jamais de ces longs travaux de restauration.
Retour à l'hôtel pour le dîner et un spectacle de l'Opéra de Pékin. Curieuse séance de maquillage des acteurs avant la représentation, véritable travail d'artiste obéissant à des codes précis. Spectacle singulier obéissant à des conventions qui restent hermétiques pour nous. Malgré le sur-titrage en anglais, l'essentiel du spectacle nous échappe tant sur le plan narratif que musical. Seul le roi des singes parfaitement grimé, nous fait entrer par ses mimes, dans son univers drolatique.
Vendredi 3 septembre 2004
Visite, au nord de Pékin, d'une fabrique de cloisonnés. Nous suivons toutes les étapes de fabrication, depuis la pose minutieuse des minces cloisons métalliques sur le support de cuivre et le polissage jusqu'au choix des émaux (poudre de feldspath additionnée d'oxydes colorants) et à la cuisson finale, sachant que sept cuissons sont nécessaires pour obtenir une belle pièce. Art traditionnel chinois requérant une grande dextérité manuelle, de la patience et des talents de coloriste.
Arrêt sur le site exceptionnel des tombeaux des Ming, à 35 kilomètres de Pékin. 13 des 16 empereurs Ming ont été enterrés dans cette nécropole de 18 km² située sur le versant Sud des monts de la Longévité Céleste (Tianshoushan). Les tumuli ont été disposés en arc de cercle selon les règles strictes de la géomancie chinoise, à l'abri des vents du Nord. C'est dire combien la vie dans l'au-delà a toujours été mimétique de la vie des vivants.
De ce lieu, pourtant envahi de groupes de touristes bruyants et pressés, émane une sérénité, certes associée à la présence des tombeaux, mais aussi à la nature environnante, à la végétation abondante (des chênes notamment, Quercus sinensis), aux pentes boisées des tumuli, aux confins bleutés des montagnes. Le temps brouillé ajoute de la poésie à ce lieu insolite.
Les cortèges impériaux devaient parcourir en grande pompe les dix kilomètres de la voie royale pour franchir la porte rouge à trois baies, celle du centre réservée au passage du cercueil de l'empereur, et gravir solennellement les pentes de la colline jusqu'au tumulus sacré. Aujourd'hui, nous faisons fi de la mise en condition que supposait ce long parcours du Sud vers le Nord, de la vie vers la mort.
Trois approches pour cette visite en sens inverse que l'Empereur Yongle aurait trouvée sacrilège.
D'abord, vu du car, au milieu des vergers, notamment de plaqueminiers, longanes et pêchers, le portique à cinq arches de marbre qui indique l'entrée du site.
Puis, montée vers le tumulus non encore fouillé de Changling (tombeau de la Longévité) : porte de la Faveur Eminente, trois cours dédiées aux offrandes et sacrifices avec d'étonnants " brûle-soie ", salle d'exposition des objets précieux trouvés dans le tombeau de l'empereur Wanli (1572-1619), le Dingling : porcelaines et objets en jadéite-néphrite, curieuses cuillers métalliques introduites par les Portugais au XVIème siècle, manteau brodé aux 100 bébés destiné à assurer la fécondité, couronne-résille sans noeuds (!) et bien d'autres objets témoignant du faste du défunt et de sa suite, Porte dite du Paradis, enfin Tour de la Stèle et Mur précieux circulaire soutenant le tumulus lui-même.
Troisième approche : la Voie des Esprits (1409) dont il ne reste que 748 mètres sur dix kilomètres. Bien que réduite, cette voie sacrée fait impression par sa largeur : elle devait évidemment permettre à un cortège solennel de passer, par le nombre et la taille de ses statues de marbre : douze dignitaires civils et militaires, douze paires d'animaux, par le réalisme et la fantaisie conjuguées de sa statuaire : les mandarins sérieux et imposants portent doctement leur épingle à chignon, tandis que les animaux : lions, éléphants, chameaux, chevaux, s'éloignent du réel pour entrer dans un bestiaire fantastique et composite. Impressionnant parcours qui nécessiterait du temps pour détailler la beauté des vêtements de cour et leur signification hiérarchique : longues manches, socques à bouts carrés, coiffures de lettrés ou de militaires, pour apprécier la fantaisie étudiée des représentations animales. La Voie des Esprits est précédée d'une stèle de 9 mètres de haut dressée sur une tortue à tête de dragon, monument dressé pour l'empereur Hongxi (1424-1425), afin de s'approprier, même dans l'au-delà, la légendaire longévité de cet animal vénéré en Chine.
Quelques vignobles le long de la route.
Déjeuner dans un restaurant assorti comme souvent d'un gigantesque magasin.
Excursion à Badaling pour voir la Grande Muraille, site touristique par excellence mais toujours impressionnant, en dépit de la foule et des échoppes de souvenirs. L'image de la Grande Muraille a beau être connue, elle reste mythique, et sa silhouette, comme une échine de dragon, sur les crêtes des montagnes, est un spectacle étonnant, toujours producteur de rêves, bien que le concept de " mur-frontière " ait été jadis une utopie aussi contestable qu'il ne l'est aujourd'hui. Comme le dit ironiquement Kafka dans un court texte intitulé " Lors de la construction de la muraille de Chine " : " La muraille devait servir de protection pour des siècles " ! 5000 kilomètres de doubles murs crénelés ponctués tous les 40 mètres d'une tour de guet, cela ne s'oublie pas. Travail de titans exigeant des efforts surhumains. La pente est déjà raide pour les touristes, a fortiori l'était-elle pour les travailleurs chargés de hisser d'énormes pierres au sommet des croupes rocheuses. L'imagination fait abstraction du clic-clac des appareils photo pour peupler ce paysage sauvage et noyé de brume, de hordes plus ou moins barbares menaçant le limes chinois. Le circuit escarpé a été restauré ; naguère, les marches d'escalier étaient inégales, raboteuses et glissantes. Aujourd'hui, l'excursion à la grande Muraille s'apparente à une visite dominicale. N'y a-t-il pas un petit train de wagonnets pour descendre ? sorte de bobsleigh rapide plutôt que train, que nous empruntons et qui nous dépose dans un secteur tout à fait chinois, à l'écart de l'envahissement des touristes internationaux. Surprise de trouver là un zoo d'ours bruns, fort apprécié des visiteurs.
17h30, départ accompagné d'une nuée de vendeurs qui, jusqu'au dernier moment, cherchent à arrondir leur chiffre d'affaires.
Au passage, aperçu de la cathédrale catholique de Nantang ou " Eglise du Sud ", maintes fois reconstruite, émouvante cependant par son ancienneté (1652) et les souvenirs qui s'y rattachent, notamment la présence du père Jésuite Matteo Ricci qui mourut en ce lieu en 1610.
Excellent dîner dans le restaurant de Pékin spécialiste du canard laqué.
Samedi 4 septembre 2004
Au programme, le Palais d'été. Dans le bus, curieux billet d'humeur de Pierre consacré au mariage. Rapide caractérisation au préalable du tempérament masculin : " froid à l'extérieur, chaud à l'intérieur ", jointe à une métaphore " audacieuse " : " l'homme est un thermos de qualité " (sic !). L'exposé continue par un raccourci concernant l'amour en Chine : " Tout est suggestif " (espérons que le cinéma américain ne viendra pas trop vite briser cette réserve ), puis par le langage des chiffres porte-bonheur : 2 pour le couple, 8 pour la fortune et 9 pour la longévité, 18 et 19 sont des dates favorables pour les unions, le dragon est lié au garçon, le phénix à la fille. Les graines de lotus, de grenades et les arachides glissées dans le lit garantissent la fécondité. La dernière note concerne le premier repas préparé par la belle-fille pour sa belle-mère à une heure matinale ; elle laisse présager en filigrane des rapports matriarcaux qui ne tarderont pas à évoluer.
Palais d'été : 300 hectares dont 200 pour le lac Kunming. Ensemble de pavillons, kiosques et temples au pied de la Colline de la Longévité Millénaire. Résidence estivale des Empereurs, cet ensemble raffiné essentiellement de la fin du XVIIIème siècle (règne de Quianlong, 1736-1796), restauré au XIXème siècle, fut pourtant le théâtre d'événements dramatiques, le sac du palais par les troupes franco-britanniques en 1860 (la section chinoise du musée de Fontainebleau expose les objets provenant du palais d'été !), la séquestration de l'empereur Guanxu par l'impératrice Ci Xi, sa tante, la vie recluse de Pou-Yi , le dernier empereur, dans ces lieux de 1912 à 1925. Le Palais d'Eté fut en outre une source déraisonnable de dépenses pour l'impératrice Ci Xi qui puisa dans le trésor de l'état pour le faire restaurer et construire son fameux bateau de marbre, à une période où la Chine aurait dû s'armer pour se défendre contre la menace japonaise. C'est dire que la face brillante du Palais s'assombrit dès que l'on évoque son histoire.
Beaucoup de visiteurs en cette fin de semaine : impossible d'échapper à l'effet de nombre.
Palais de la Bienveillance et de la Longévité, hanté par la présence de Ci Xi et de son neveu Guangxu, salle des Vagues de Jade où Guangxu vécut dix ans avec pour seules possibilités d'évasion, les " pierres de rêve " incluses dans son mobilier précieux. Effet de mode ou goût ancestral ? Beaucoup de pierres sont exposées dans les cours, tantôt yin avec des formes souples et des anfractuosités, tantôt plus massives : yang, pierres ramenées de sites lointains, à prix d'or (l'une d'elle n'a-t-elle pas été surnommée : " la ruineuse de la famille " ?), pierres toujours aimées en vertu de leurs formes suggestives évocatrices de rêves. Maison de Ci Xi ou palais de la Joie et de la Longévité, puis célèbre galerie couverte, longue de 720 mètres, indissociable du palais d'été, tant à cause de son charme que de ses peintures gracieuses pleines de poésie : " Méditation au clair de lune ", " Le chant du rossignol ", etc.
Bateau " immobile " en marbre, ancré pour toujours sur le lac. Idée folle d'une impératrice en même temps qu'expression tristement symbolique de sa politique. Ci Xi qui a usurpé le pouvoir de 1875 à 1908, n'a-t-elle pas réussi en effet à immobiliser son pays, avec toutes les conséquences historiques que l'on connaît ?
Traversée du lac en bateau. Sur la colline, émergeant des frondaisons, le pavillon des Fragrances Bouddhiques. Charmante promenade et débarquement à proximité d'un " champ " de lotus. Hélas, la floraison est terminée ! Lotus, plante vénérée, car " de la boue sort la pureté ".
Visite d'un magasin de perles. Une video appâte le client ainsi qu'une rapide démonstration de la récolte des perles dans une huître ! Puis la culture des perles fait place aux techniques de vente !
Déjeuner à l'Hôtel de l'Amitié. Nuée de vendeuses de pochettes de soie. Une fois de plus, le commerce marche !
Promenade en pousse-pousse dans les Hutongs. Sympathique trajet dans les vieux quartiers de Pékin, volontairement préservés pour les touristes, mais non sans cachet. Dédale de ruelles étroites, bordées de maisons basses. Petit marché local. Commerces de proximité, ateliers divers et bricolage certain, toilettes publiques, cours intérieures derrière leurs hauts murs.
Visite d'une maison particulière. Madame Lu nous accueille dans sa propre maison. Trois familles partagent la cour centrale qui sert de réserve de bois et de charbon pour l'hiver, de jardin d'agrément pour l'été, de potager en pots (culture de piments). Lapins dans leur clapier, oiseaux dans leur cage et criquets dans de minuscules prisons de bambou. Si exiguë soit-elle, cette cour ombragée apparaît comme un havre de paix à deux pas des rumeurs du quartier. Tranquille conversation avec Madame Lu en présence de son pékinois.
Le bus nous permet de passer une nouvelle fois sur la Place Tien An Men (mais quel âge avait donc Mao sur la célèbre photo de la porte de la Paix Céleste ? 72 ans, nous répond Pierre), dans la grande avenue de Chang An, large de 75 m, longue de 25 kilomètres, les " Champs-Elysées chinois ". Hôtel de Pékin où descendit Edgar Faure en 1957.
Bref aperçu du chantier du futur opéra de Pékin construit par l'architecte français, Paul Andreu.
Rue des Antiquaires (Liuli Changjie) aux façades de bois sombre joliment restaurées. Encore quelques emplettes avant de quitter Pékin.
Restaurant de la Gare et départ à 21h05 par le train de nuit pour Luoyang. Gare à l'architecture très moderne : grande arche centrale entre deux barres d'immeubles aux lignes géométriques, auxquelles un faîtage en forme de pagode donne une note de couleur locale. Gare sur-encombrée où l'effet de masse est à proprement parler tangible.
Dimanche 5 septembre 2004
Voyage en première classe avec rideaux de dentelle aux fenêtres et " couchettes molles ", quatre passagers par compartiment.
5h30 du matin, arrêt dans la gare de Zhengzhou (royaume des Zheng), capitale du Henan (" sud du fleuve "), à 700 kilomètres de Pékin, sur la rive Sud du fleuve Jaune. Important noeud ferroviaire qui justifie un long arrêt.
8h30, arrivée à Luoyang, qualifiée en matière de plaisanterie de " grand village " par le guide local, M. Cheng. Ville tout de même de 1 100 000 habitants, 6 000 000 si l'on compte la périphérie. Capitale des Han de l'Est (25-220 après J-C, cette ville ancienne s'enorgueillit d'avoir été la capitale de 10 dynasties.
Ville industrielle qui possède la plus grande usine de roulements à bille de Chine, de verre, de cuivre ( c'est l'usine de Luoyang qui fabrique l'alliage des euros !), la première usine de tracteurs (48 000 ouvriers). Ville active sur les bords de la rivière Jian, affluent du Fleuve Jaune. Sa fleur totémique est la pivoine (" mudan ") dont Luoyang peut exhiber 500 variétés. A la période de floraison, la ville se transforme en véritable jardin. D'ailleurs la grand-place s'appelle " Place des pivoines " et le surnom de " ville des pivoines " lui fut attribué sous la dynastie des Tang.
Hébergement à l'hôtel New Friendship donnant sur une vaste place rectangulaire dont nous verrons qu'elle sert chaque matin aux exercices de gymnastique, de taijiquan ou de danse rythmique des habitants de Luoyang.
Départ pour la visite du Temple du Cheval blanc (Bai Ma Si) à l'Est de la ville. Impression en traversant Luoyang, d'une ville qui a grandi trop vite, oppressante par son gigantisme et son urbanisation accélérée. A la sortie de l'agglomération, de beaux champs de maïs en fin de maturation. La récolte a lieu fin septembre, début octobre. Lui succède du blé d'hiver, de sorte que la terre produit deux récoltes par an.
Temple du Cheval blanc édifié en 68 après Jésus-Christ par les Hans de l'Est. Deux moines sur des chevaux blancs auraient transporté là les premiers soutras bouddhiques de L'Inde vers la Chine. En 1966, la révolution culturelle a endommagé le temple qui a été fermé jusqu'en 1972 puis restauré après la visite de Norodom Sihanouk.
Configuration classique du temple bouddhique avec des salles en enfilade. D'abord la salle des Rois Célestes. Maitreya, bouddha des temps futurs, entouré de quatre grands gardiens d'argile, maîtres de la pluie et du vent et détenteurs de l'harmonie et de la prospérité. A l'arrière, immense statue d'argile de Weituo, gardien de Sakyamuni. Brûle-parfums dans la cour intermédiaire. Deuxième salle reconstruite au XVIème siècle : le Bouddha historique avec, adossé à lui, en arrière-plan, Avalokitesvara féminisée et considérée par les Chinois comme une divinité de la fécondité. Troisième salle, la plus vieille, la plus grande, reconstruite au XIIème siècle sous les Mongols : le hall de Mahavira, avec trois statues de bois doré entouré des 18 Arhats, disciples de Bouddha. Quatrième salle : celle du Bouddha Amitabha entouré de deux bodhisattva dont la fameuse GuanYin, vénérée des Chinois. Difficile pour nous de nous repérer dans ce panthéon qui ne nous est pas familier. Ce que nous retenons plutôt, c'est que ces temples sont fréquentés par des fidèles et que le culte n'y est plus interdit.
Sortie sur la terrasse de la fraîcheur. Deux statues de chevaux blancs commémorent l'arrivée des soutras ce temple en 68 après J-C.
Retour en ville pour prendre la direction des grottes de Longmen au Sud-Ouest de Luoyang. Nouvel aperçu de la grande plaine fertile du fleuve Jaune. Un curieux spectacle attire notre attention et nous surprend particulièrement un dimanche, spectacle que nous reverrons à l'Université de Wuhan : de jeunes étudiants ou lycéens en treillis, font un période militaire avant la rentrée scolaire. Ils marchent au pas et apprennent la rigueur de la discipline. Esprit qui prévaut un peu partout : combien de fois aurons-nous vu au cours de ce voyage les employés des magasins, restaurants ou hôtels, subir cet entraînement (faudrait-il dire conditionnement ?) avant de prendre leur service ?
Traversée du Nuo, affluent du fleuve Jaune, et déjeuner médiocre dans le restaurant d'un parc de loisirs désaffecté.
Site de Longmen (" porte du dragon "), étonnant sanctuaire creusé sur deux kilomètres du Nord au Sud, dans les falaises latérales des gorges de la rivière Yi. Plus de 1300 grottes creusées dans la calcaire abritent près de 100 000 statues variant de 2 cm à 17 mètres de hauteur ! Travail entrepris en 493 après J.C., sous la dynastie des Wei du Nord (386-534) et qui se poursuivit jusqu'au Xème siècle. La ferveur religieuse de cette époque trouva dans le calcaire tendre de Longmen un moyen d'expression idéal. Patrimoine exceptionnel qui n'a pas trop subi les outrages du temps. Bien sûr, certaines niches sont vides, des statues ont été volées, d'autres sont très érodées, mais l'ensemble demeure un étonnant synoptique de la statuaire bouddhique.
Grotte Qianqisi ou " temple du ruisseau caché ", abritant un Bouddha de 7m de haut en position du lotus, grotte Binyang ou " grotte de l'accueil du soleil " où les statues des trois bouddhas portent des traces de polychromie (noir d'encre de Chine et rouge d'oxyde de fer), grotte des dix mille Bouddahs, grotte à la fleur de lotus, temple des sacrifices aux ancêtres (" Fengxiansi "). Bouddhas assis et bouddhas debout, maigres et gras (les plis sous le menton signifiant aisance et bonne chère, permettent aux spécialistes d'attribuer la statue à l'époque prospère des Tang), Bouddha simplement ébauché et Bouddha achevé, grand et petit, seul ou répété en longues frises, toutes les variantes de la statuaire sont rassemblées ici, jusqu'aux grandes sculptures commandées par l'impératrice Wu Zetian qui se croyait une incarnation de Maitreya.
18h30, visite de la vieille ville de Luoyang dont les remparts ont été restaurés. Marché pittoresque aux épices, aux poissons d'agrément (des spécimens exotiques nagent dans des cuvettes), aux oiseaux (ravissantes cages en bambous, petits perchoirs ou abreuvoirs en céramique), aux légumes, ruelles traditionnelles, petites échoppes et gargotes fumantes. Des parents promènent leur enfant à la culotte fendue, des vélos zigzaguent entre les passants, des joueurs sont captivés par leur jeu, atmosphère provinciale et bon enfant qui donne à ce vieux quartier un caractère d'authenticité.
Lundi 6 septembre 2004
8h30, départ pour la visite du musée de Luoyang, riche musée compte-tenu du passé de la ville, capitale des Xia (XVIème siècle avant J.C., puis des Shang (XIIIème siècle av. J.C.). 40 000 pièces ont été collectées, seulement 800 sont exposées, dans un musée en travaux. Salle paléolithique (bois fossile et pierres taillées), néolithique (poteries datant de 5000 à 3000 avant J.C., paleoloxodon et outils de pierres polies), objets de la dynastie Xia dont un tripode pour verser le vin, tripodes en bronze et urne à vin de l'époque Shang, lames de hallebardes en jade ou en bronze, ustensiles usuels et rituels de l'époque des Zhou de l'Ouest, puis des Zhou de l'Est (VIIIème-IIIème siècle avant J.C.) : carillons, éléments de char, bijoux de jade dont de superbes représentations d'animaux : hibou, ver à soie, cigale, buffle. La chronologie se poursuit avec des trésors contemporains de la fondation de Rome ou du siècle de Périclès ! L'ancienneté du site de la ville de Luoyang n'est plus à démontrer. Bouilloire incrustée d'or de la Période des Printemps et Automnes (VIIIème au IVème siècles avant J.C), première roue dentée, bassin en bronze, objets de la dynastie des Hans de l'Ouest (206 av. J.C . à 8 ap. J.C.) avec une belle collection de tuiles de rives, puis des Hans de l'Est (25 à 220 après J .C.) : statuettes de céramiques, lampes à huile à deux étages, pièces de monnaie, bijoux en or et statuettes des dynasties des Wei du Nord et des Jin de l'Ouest (265-316), puis une splendide collection de céramiques de l'époque des Sui (581-618) et Tang (618-907), où la ville connut son apogée : petites céramiques représentant des animaux réels ou mythiques (chameau, boeuf, cheval, buffle, animaux fabuleux), des guerriers, des cavaliers jouant au polo, d'adorables petites danseuses, des musiciens à cheval, grandes céramiques trichromes (marron, vert, blanc), extraites de la tombe d'un général (664 ap. J.C.) : chameaux et chevaux familiers des caravanes de l'époque, dans des poses d'un réalisme presque instantané : les céramistes ont su rendre la morgue hautaine des chameaux, l'élégance ou la vivacité des chevaux. Visite qui s'achève sur des porcelaines de facture plus récente (960-1279), notamment un beau jeu d'échecs chinois.
Petite promenade avant le déjeuner dans un quartier qui une fois encore juxtapose modernité (le restaurant se trouve près de la rue consacrée aux cycles, notamment motos) et tradition (petit marché aux légumes et cuisine en plein air dans les rues perpendiculaires).
Gare de Luoyang. 14h, départ en train pour Xian. Trajet prévu d'environ cinq heures, en fait, le train n'arrivera qu'à 20h30 après de multiples arrêts et à une vitesse moyenne de 50 kilomètres heure. Bonne occasion pour nous de confronter souvenirs et opinions. Conversation animée et franco-française, un peu décalée dans ce paysage chinois noyé de pluie, si mélancolique.
Traversée du plateau de loess, paysage souvent industriel (3 centrales thermiques en moins de 100 kilomètres), chevalets de mine et puits d'extraction, raffinerie, petits immeubles d'habitation dont on soupçonne le dénuement, voire la misère. Après Yingao, paysage plus agricole : cultures de sésame, de sorgho, meules de paille recouvertes de glaise pour les protéger de l'humidité, vallons et escarpements. La pluie brouille le paysage. 17h, arrêt à Sanmen puis à Lingbao (18h). Le paysage calcaire (quelques maisons troglodytes) devient plus accidenté : grands " barrancos " perpendiculaires à la voie. 18h50, Tong Guan, 19h : Huashan, 20h30, Xian !
Madame Wang nous accueille. Gare de Xian populeuse et animée, comme toutes les gares. A la sortie, est-ce en raison de la nuit ? impression d'une population moins amicale. Beaucoup de gens attendent, assis par terre, peut-être sans travail, probablement sans abri. Leurs regards nous suivent tandis que nous nous dirigeons vers le car.
Surprise de découvrir que Xian est une ville fortifiée : 14 kilomètres de remparts Ming (36 à l'époque des Tang) enserrent aujourd'hui la vieille ville avec quatre portes aux quatre points cardinaux. Larges douves au pied des remparts, et guirlande de lumière au faîte des créneaux.
Xian (" paix de l'Ouest "), capitale de douze dynasties, " ville des rois et des empereurs ". Située sur un plateau de loess, au bord de la rivière Wei, le plus grand affluent du fleuve Jaune ; 3 millions d'habitants, chef-lieu de province du Shaanxi (36 millions), point de départ jadis de la Route de la Soie. Ville désormais mondialement connue depuis la découverte de la fabuleuse armée de terre cuite du premier empereur de Chine : Qin Shi Huangdi, qui unifia la Chine en 221 avant J.C. C'est un paysan qui en 1974 fit cette découverte extraordinaire en creusant un puits. Les fouilles ont mis au jour 9 000 statues de soldats qui demanda, pour être réalisée, 36 ans à une autre " armée " de 500 000 ouvriers, artisans potiers ! Travail pharaonique qui laisse stupéfait même si désormais les faits sont connus, encore que certaines thèses les contestent. Comment imaginer une fraude moderne d'une telle ampleur ? Beaucoup de tumuli dans la région. La construction récente d'une autoroute a permis de découvrir une " petite armée " de terre cuite : soldats de 30 à 60 centimètres datant de 100 à 150 avant J.C.
22h, arrivée à l'hôtel International Xian Xiqi, hôtel neuf et luxueux dans les faubourgs de Xian. Pour nous faire oublier le retard du train, Pierre nous offre un vin fermenté à base de fruits de la forêt (goût étrange, dérangeant pour nos palais occidentaux) et un alcool de riz plus classique.
Mardi 7 septembre 2004
Xian (N 34°25' - E 108°45'), ville naguère agricole, aujourd'hui touristique (deux millions de visiteurs par an) et industrielle (usines d'armement - spécialisées notamment dans les moteurs d'avion -, d'électronique et de textile, coton et soie,). Ici aussi, la croissance se traduit par des infrastructures autoroutières neuves (vastes échangeurs ultra-modernes, réseau routier entretenu) et par un programme immobilier qui s'inscrit, selon la guide, dans un plan d'urbanisme raisonné et de qualité. Climat continental avec des étés chauds (38 à 40°c) et des hivers très froids ; 600 mm de précipitations (pluie ou neige). Cultures de sésame, soja, coton, maïs dans la vallée fertile du Fleuve Jaune avec deux récoltes par an : blé en juin et maïs en octobre.
Ville dont la notoriété est ancienne. Ne comptait-elle pas déjà à l'époque des Tang un million d'habitants ? L'importance des découvertes archéologiques ne laisse pas de doute sur le passé prestigieux de Xian. Beaucoup de fosses ont été exhumées, mais certaines ne sont pas encore fouillées.
Centrale thermique au charbon à la sortie de la ville, et vergers de grenadiers !
Vingt kilomètres plus loin, tertre herbu recouvrant la tombe du Premier Empereur de Chine, situé selon les règles de la géomancie au pied de la montagne Li, barrière entre Nord et Sud.
Arrivée sur le site des fouilles, très touristique, et peut-être un peu trop aménagé. Le pittoresque est gommé au profit de la gestion impersonnelle de milliers de visiteurs. Mais ne nous laissons pas gagner par la mélancolie des archéologues !
Visite de la première fosse découverte en 1974 : onze couloirs, 38 colonnes de soldats de terre cuite en ordre de marche sur le sol en terre battue. Taille un peu plus grande que la moyenne de l'époque (210 avant J.C.), entre 1m97 pour le plus grand et 1m79 pour le plus petit. Statues creuses, cuites entre 800 et 1000°c et peintes ; têtes posées sur le corps. Des traces de polychromie subsistent sur certaines.
Emouvante impression d'ensemble d'une armée figée au moment de son départ. Le mouvement est esquissé, les chevaux sont prêts, les tenues militaires soignées et la hiérarchie clairement signifiée ne serait-ce que par la coiffure (chignon à droite pour le simple soldat), le plan de bataille conforme à la stratégie militaire (avant-garde, ailes, arrière-garde). Interrogation existentielle posée par ces hommes en marche bien qu'" immobiles " : où vont-ils ? quel devoir les anime ? Leurs visages tous différents arborent un sourire serein qui garde quelque chose d'énigmatique et de poignant. Aucune marque d'agressivité, aucune volonté de puissance comme on l'attendrait d'une armée réaliste, mais une tension douce vers un au-delà heureux, ou le sentiment du service consenti à l'Empereur dont l'armée le devance, comme un cortège funèbre ? Aucune tristesse non plus, mais de beaux visages dont on se plaît à regarder les traits individualisés. Contemplation exceptionnelle d'une grande et belle oeuvre qui s'inscrit dans la chaîne continue de l'humanité et nous pose, après deux mille ans, des questions éternelles.
Autre merveille découverte en 1978 : deux chars de bronze, réduction au 1/3 des chars impériaux, l'un haut où l'aurige se tenait debout, l'autre bas conduit par un cocher à genoux (!). Véhicules reproduisant les moyens de locomotion de la famille impériale ou chars symboliques transportant l'âme des morts ? Oeuvres raffinées, riches d'informations pratiques et artistiques, malheureusement presque inapprochables en raison de la foule compacte des visiteurs.
Autre fosse où l'on poursuit les fouilles. Là encore, devant les milliers de fragments à reconstituer, impression contrastée de mort et de renaissance : un guerrier semble s'extirper de sa gangue de terre, un cheval cherche à se dégager des gravats, têtes et bras épars. Une certaine fascination existe à regarder cet amas de ruines en attente de restauration.
De belles pièces sur les côtés de cette salle : archer debout et à genoux, conducteur de char, officiers, soldats et cavaliers. Un petit musée qui permet de noter des détails tels les semelles adhésives des archers ou une épée couverte de chrome anti-rouille vieille de deux millénaires.
Fosse n°3 , plus petite (520 m² ), contenant 68 guerriers. Curieuse fouille où les statues sont inachevées (têtes manquantes volées ou non-réalisées ?), guerriers sans armes (étaient-ils porte-drapeaux ?) coiffures de gardes d'honneur (cheveux tressés et relevés). Dans l'une des chambres fermée, on a retrouvé des ossements de cerf : était-ce un lieu de sacrifice ? Beaucoup de questions se posent et restent sans réponse.
Déjeuner au restaurant du Musée qui a l'avantage de présenter une démonstration de fabrication de pâtes chinoises (long ruban de pâte étiré à la main, torsadé, maintes fois relancé comme une corde à sauter et aplati sur la table, pour être finalement détaillé en gnocchis, raviolis et autres variantes de pâtes cuites à la vapeur). N'oublions pas que c'est Marco Polo qui rapporta en Italie les secrets de cette fabrication.
En face du site archéologique, la montagne du Cheval Noir , montagne qui arrêta Chang Kaï Shek lors de " l'incident de Xian ", le 12 décembre 1936. Arrêté puis relâché, le chef du Guomindang repartit pour Nankin.
Arrêt dans un village de 400 personnes sans intérêt sinon mercantile.
Grande pagode de l'Oie Sauvage dont la silhouette massive se repère à sa couleur blanche, ses sept étages et sa légère inclinaison. Construite à l'époque des Tang (652 après J.C.), réédifiée cinquante ans plus tard (701-704), elle domine le monastère de la Grande Bienveillance de ses 64 mètres. Architecture de briques liées avec du " ciment chinois " : mortier à base de riz gluant, chaux et loess. L'Oie Sauvage ? dénomination évidemment rattachée à une légende. Des moines avaient faim, une oie sauvage opportunément tomba à leurs pieds. On construisit une pagode en signe de reconnaissance. Autre motif de vénération, le dépôt en ce lieu de soutras rapportés d'Inde en Chine par le moine Xuanzang après un pèlerinage de 16 ans (629-645). Vaste monastère jadis ; aujourd'hui trente moines occupent le lieux. La tour de la cloche et celle du tambour encadrent l'entrée. Salle des soutras, statue du Bouddha souriant. Joli jardin avec huit stupas ou tombes de moines en forme de tours légères.
Magasin de Jade, pierre dure, blanche ou verte, indissociablement liée à la Chine. Prix à discuter comme partout !
Nouvel aperçu contrasté de Xian. Tradition et modernité, d'un côté les remparts Ming, de l'autre les immeubles récents, entre les deux un habitat urbain qui sans doute doit s'accommoder de la promiscuité et de l'inconfort : beaucoup de linge à sécher aux fenêtres, terrasses encombrées du bric-à-brac quotidien, façades à ravaler. Logements exigus, où l'on possède à peine l'utile, pas encore le superflu. La cité universitaire héberge les étudiants à sept par chambre.
Entrée par la porte Sud (Nanmen) de la ville fortifiée, dans le temple de Confucius, école de calligraphie impériale de 600 à 900 après J.C., devenu musée lapidaire ou " Forêt de stèles ". Six pavillons restaurés conservent une magnifique collection de 1300 tablettes de pierre gravées, quelques caractères sur les unes, un petit texte ou poèmes sur d'autres, des dessins parfois, simplement esquissés ou plus élaborés. Variations graphiques et ornementales qui suivent la chronologie de 206 à 1911, depuis les pensées lapidaires de Confucius (551-479 avant J.C) gravées en 745, jusqu'à un poème écrit par un prisonnier et à la stèle des cent manières de calligraphier " la longévité ", en passant par le répertoire des textes canoniques bouddhiques et une curieuse stèle gravée en 781 en chinois et syriaque, relatant l'installation d'un communauté chrétienne nestorienne en 631. Ensemble dont nous ne pouvons percevoir toute l'importance mais qui sert de référence pour les lettrés et de modèles de calligraphie. Forêt de pierres sculptées en extérieur (servant de piquets pour attacher les chevaux !), et musée de sculptures animalières.
Spectacle de chants et danses de l'époque Tang. Programme plein de charme (les costumes ne sont-ils pas inspirés des fresques de cette brillante époque ?), de gaieté (impossible d'oublier la virtuosité du joueur de flûte mimant à souhait le chant des oiseaux au printemps, ou les clins d'yeux malicieux du vieux joueur de cymbales), de fantaisie et de grâce (légèreté de la danse aux " manches blanches " ou de celle " à la gloire des Tang "). Brève remontée dans le temps pour notre plus grand plaisir.
Autre curiosité : dîner de raviolis, spécialité de Xian. Vingt sortes de raviolis cuits à la vapeur, tous excellents, mais présentés à une cadence peu propice à la dégustation ou à la convivialité !
Xian " by night " : traversée de la ville intérieure, rue du Sud, Tour de la cloche (XIVème siècle) au centre de la vieille ville, rue du Nord, remparts de douze mètres d'épaisseur tapissés de briques.
Mercredi 8 septembre 2004
Départ matinal pour l'aéroport à 50 kilomètres de la ville.
Avion-taxi 328 Jet Dornier de la compagnie Heinan, affrété pour nous. 800 kilomètres entre Xian et Chongqing. Décollage à 8h20, survol de la rivière Wei, bancs de loess et villages denses, puis relief montagneux verdoyant et sauvage ; 9h10 : fleuve Bleu très chargé en limon jaune (!), rizières irriguées. 9h30 : atterrissage à Chongqing et accueil de notre " honorable groupe très respecté " par " Georges ", vieux guide-interprète, ayant connu dix ans de rééducation sous la Révolution culturelle et contraint manifestement à pratiquer plusieurs métiers.
Chongqing dont le nom signifie " double célébration " en souvenir du sacre de deux empereurs, père et fils, a servi de base de repli à Chang Kai Chek de 1938 à 1945 ; agglomération de 33 millions d'habitants, directement gérée depuis 1992 comme Pékin, Shanghai et Tien Tsin, par les autorités gouvernementales, énorme métropole responsable de toute la zone stratégique du barrage des Trois Gorges. " Ville collineuse " comme dit notre guide Pierre, " capitale du brouillard ", " un des fours de la Chine " jouissant d'un climat subtropical chaud et humide (120 jours de pluie par an). L'une de ces villes chinoises qui a connu un développement spectaculaire depuis 25 ans, jumelée avec Toulouse ! Lieu de naissance de Lucien Bodard, fils du consul français de la dernière dynastie des Qin (1915).
Région irriguée par le Fleuve Bleu et la rivière Jialing, son affluent.
Départ pour la ville traditionnelle de Dazu à taille plus humaine.
Fin de la conurbation Chongquinaise ( !) et prise de contact avec la campagne sichuanaise. Rizières en eau (il pleut et ces jours derniers, de grandes inondations ont défrayé la chronique); blé, maïs, sorgho rouge, patates douces, lopins de lotus. Région d'élevage aussi : canards et porcs, de pisciculture : anguilles, carpes, tanches et divers poissons d'eau douce, et d'élevage de vers à soie. Habitat dispersé, économie traditionnellement agricole : un hectare de terre nourrit 15 à 30 personnes ! Quelques prix à titre indicatif : 5 kilos de riz coûtent 1 euro, 1 kilo d'anguilles : 1,5 euro, 1 canard : 2 euros, 10 kilos de patates douces : un euro. Taxe agraire : 9 euros par personne et par an. Revenu annuel pour une famille paysanne en 2004 : 4000 yuans (soit 400 euros). Les grands buildings de Pékin sont, nous dit notre guide local, " la façade de la Chine ", ici se dévoile la réalité de la Chine profonde, une réalité de labeur et de difficultés.
12h, péage routier (comme partout, l'amélioration du réseau routier a son coût). Soudain, accident, disons plutôt " incident ", bien que l'affaire soit contrariante pour notre jeune chauffeur. Un camion aux freins déficients vient de heurter l'arrière de notre car. Le pire a été évité, mais un constat s'impose, occasion pour nous de grossir l'attroupement des badauds, comme sous toutes les latitudes, et de nous trouver en position de "regardants regardés " ; car le spectacle est des deux côtés : nous sommes autant objet de curiosité que nous ne sommes curieux de voir les gens du cru : hommes portant de lourdes palanches, femmes chargées de hottes à double usage (siège pour bébé et panier usuel), jeunes sortant de l'école. Petites maisons simples sur les talus en bordure de rizières. Désormais, la commune populaire a fait long feu. D'ailleurs, notre guide haut en couleurs nous brosse un raccourci caricatural (mais est-il totalement dénué de vérité ?) d'un emploi du temps à l'époque du travail collectif : arrivée des ouvriers agricoles à 8h, distribution du travail à 8h30, mécontentements et querelles intestines jusqu'à 10h, puis de 10h à 10h30, trajet jusqu'au lieu de travail. Sur place, retard, voire absence du chef d'équipe. Attente des ordres en fumant. 11h-11h30 : travail effectif, et c'est l'heure de la pause déjeuner !
12h45, arrivée à Dazu, " grand village ", centre économico-politico-culturel d'un district de 800 000 habitants, exemple de " modernisation à la campagne ".
Déjeuner à l'hôtel Dazu, hôtel qui ne démérite pas dans cette " ville à la campagne ".
14h45, départ pour la visite de Baodingshan, " colline du précieux Ding ". Parcours au milieu de vergers de néfliers. Maisons en pisé couvertes de toits de tuiles noires. Affleurements de grès. La route sinueuse est convertie en aire de séchage des céréales : maïs et riz non décortiqué. Jolis confins bleutés. A nos pieds, bas-fonds verdoyants et vallées profondes piquetées de bosquets de bambous.
Ensemble spectaculaire de 10 000 sculptures bouddhiques de l'époque des Song du Sud (1174-1252). Les artistes ont su mettre à profit le matériau, du grès et la configuration de la gorge, un arc en fer à cheval de 500 mètres de long, aux parois percées d'anfractuosités naturelles, dans un site sauvage, masqué par une végétation abondante. La Révolution culturelle n'en a rien altéré faute d'avoir connaissance de ce lieu isolé.
Ce qui surprend ici, c'est avant tout la polychromie des statues, sans doute kitsch selon nos canons occidentaux, mais sûrement représentative des goûts des fidèles du sanctuaire. Autre trait distinctif : les représentations de la vie populaire : le buffle y a sa place, et les thèmes confucéens, notamment l'exaltation des valeurs familiales et le respect dû aux parents. Thématiques qui se conjuguent avec la symbolique traditionnelle du bouddhisme pour, comme sur le tympan de nos cathédrales, donner aux visiteurs et croyants, des enseignements religieux sculptés dans la pierre et des leçons morales à ciel ouvert.
Gardiens aux visages farouches comme dans tous les temples, roue de la loi bouddhique avec les six voies de la réincarnation (homme, paradis, sainteté, animaux, enfer, famine) qui ne sont pas sans rappeler les quatre âges de l'Antiquité gréco-latine ; grands bouddhas inclinés supportant le toit de la grotte ; Guanyin ou déesse de la Miséricorde, dont la démultiplication des mains et des yeux (plus de mille) illustre la faculté de tout voir et de tout appréhender. Dans un abri sous roche, au fond de la vallée, grand Bouddha couché de 31 mètres de long, à demi engagé dans la roche ; son sourire éternel nous invite probablement à atteindre comme lui l'ataraxie. La " fontaine aux neuf dragons " et le " roi des paons " mettent en scène un bestiaire dont la symbolique nous échappe. Plus facile à comprendre, une vaste composition sculptée inscrivant dans la pierre le cycle des générations et le déroulement de la vie humaine : prière de jeunes mariés désireux d'avoir un enfant, la jeune femme est enceinte, une sage-femme se prépare pour l'accouchement, le bébé est né, sa mère le nourrit, il dort dans le lit de ses parents, le jeune garçon atteint ses dix-sept ans, il va se marier, on tue le cochon, ses parents ont vieilli et leur fils s'agenouille devant eux en signe de respect. Scènes naïves illustratives (la matrone retrousse ses manches pour mieux assister la future mère, le bébé porte la culotte fendue) mais surtout signifiantes (le jeune couple implorant Bouddha occupe le registre central, bousculant le temps linéaire de la vie et faisant passer le message religieux avant la logique des actes). Autre scène de piété filiale mais cette fois rattachée à la geste de Cakyamuni. La traditionnelle thématique de la compassion est éclairée par des épisodes exemplaires : un personnage porte ses parents âgés dans une palanche, tel Enée fuyant Troie avec son père Anchise sur le dos, un perroquet vole des grains sur l'aire de séchage : " Accordez-moi votre compassion, dit-il, car mes parents sont aveugles et je vole pour eux ", Cakyamuni porte le cercueil de son père, etc.
Travail artistique destiné comme les sculptures médiévales occidentales à instruire par l'exemple et par la crainte. La visite de Baodingshan ne s'achève-t-elle pas sur une représentation de l'enfer et du jugement dernier qui n'a rien à envier aux tympans de nos cathédrales ? Condensé mythologico-religieux qui fait partie de l'inconscient collectif cher à Jung. Les juges des enfers ne s'appellent pas Minos, Eaque et Rhadamanthe mais sont bien présents, les épreuves et les tortures nécessaires pour s'élever au-dessus de la condition humaine rappellent la Légende dorée. Prolifération iconographique, véritable arrêt sur images attestant de la foi religieuse entre le IXème et le XIIème siècles, avant les invasions mongoles (fin XIIème siècle) qui interrompirent les travaux.
Belle pagode à la sortie du site, dont les niveaux servent de séchoirs à céréales.
Fin d'après-midi à la campagne : paisible vallée ponctuée de bosquets de bambous, rizières en eau où patauge un attelage, couvée de canards en liberté, joueurs de majong dans une maison de thé, enfants sortant de la cantine scolaire pour se rendre à l'étude et traversant la route entre deux grandes banderoles rouges, protection anodine que, pour un peu, nous aurions pris pour le signe d'une manifestation ! Les élèves aussi curieux que nous, se prêtent de bonne grâce au jeu initié par Alfred Gilder, à savoir dire " bonjour " en plusieurs langues et si possible en français. Hélas, c'est " hello " qui éveille le plus d'échos !
Dîner à l'hôtel Dazu et promenade dans la longue rue piétonne de la ville. Atmosphère bon enfant de " paseo " chinois !
Jeudi 9 septembre 2004
Beishan ou " colline du Nord ", lieu de culte plus ancien que Baodingshan. Une date est attestée : 892, fin de la dynastie des Tang (618-907). Site à flanc de colline auquel on accède par un escalier au milieu d'un boqueteau de bambous. Au loin, sur la colline en vis-à-vis, une belle pagode blanche dans la brume matinale : seul reste d'un monastère bouddhique.
Beishan, lieu défensif d'abord utilisé comme forteresse et entrepôt de céréales par un mandarin militaire, Wei Junjing, commanditaire des premières sculptures. Son effigie apparaît sur une stèle ; il porte les attributs d'un dignitaire : socques et sac pour porter le sceau du pouvoir.
Longue série de niches dans des abris sous roches, sur 250 mètres de longueur. Spécificités du lieu : plusieurs stèles calligraphiées, la présence des donateurs et l'hymne à Guanyin, déesse de Miséricorde, aux multiples facettes, tantôt masculine, tantôt féminine (surnommée " Venus orientale " ou " la Mignonne "), répandant des gouttelettes de rosée en guise de bienfaits, portant un chapelet, entourée de bodhisattvas, gracieuse silhouette entourée de rubans virevoltants.
Impossible de garder en mémoire les détails de ces centaines de sculptures. Mais à la différence de certains temples rébarbatifs, selon nos critères esthétiques, ces représentations divines ont une élégance en harmonie avec leurs dénominations poétiques : " Belle qui admire la lune dans l'eau, Siddharta Gotama se déguise en homme de bonne foi, Avalokitesvara regarde la lune ". La visite s'achève par le " Paradis des Tang ", plus de 600 statuettes datant de la fin du IXème siècle. Au total, beaucoup de finesse dans l'exécution de ce programme de niches sculptées.
Arrêt dans un marché sur la route de Chongking ; beaucoup de couleurs, notamment celle des monceaux de piments rouges, en attente de broyage ou de séchage ; légumes, vannerie locale; curieuse scène de nettoyage de canard : la bête, déjà plumée, est trempée dans du goudron brûlant, jetée dans l'eau froide pour la refroidir, et dépouillée de sa nouvelle peau qui s'enlève comme un gant. Certes le canard sort de cette opération lisse et blanc mais que dirait un contrôleur sanitaire de cette méthode expéditive ? La question n'est pas posée et les canards s'alignent prêts à la consommation.
Déjeuner à la ferme des nèfles : maison de bambous et pagode aérée avec vue sur le verger.
Chongqing, immense agglomération, ville de tous les contrastes, au confluent du Yangzi (Fleuve Bleu) et de la rivière Jialing. Si la vieille ville reste prisonnière des deux bras d'eau qui l'enserrent, les quartiers plus récents ont colonisé les collines avoisinantes : forêt d'immeubles modernes, de gratte-ciel en construction, dominant des barres de béton vieilles de trente ans mais déjà délabrées, au-dessus de maisonnettes traditionnelles, voire de cabanes en torchis et briques, étonnante superposition de strates architecturales ondoyant au gré des courbes de niveau, inscrivant dans le paysage les disparités des couches sociales au gré des fortunes et des générations.
Visite du quartier artisanal restauré avec goût dans le style classique, touristique sans que cette empreinte soit trop ostensible. Visite d'une maison patricienne, dite " Maison du Mandarin ". Paisible cour intérieure où un musicien égrène quelques notes sur la " piba " traditionnelle. Petit musée ethnographique sans prétention, quelques boutiques aussi. Rue piétonne bordée de commerces qui ont le mérite de n'être pas accrocheurs. Promenade émaillée de spectacles plaisants : confiseurs fabriquant d'artistiques sucettes de caramel, petites merveilles de sucre filé, joli décor de nœuds éternels, boutique de soieries où l'on dévide les cocons, concert d'instruments traditionnels dans une minuscule maison de thé : beaucoup de maestria que les quelques yuans demandés récompensent à peine. Descente au bord de la rivière Jialing. L'eau chargée de limon et les traces de boue indiquent la crue récente.
Traversée de la ville en car : nouvelle perception d'une ville en pleine évolution, condensé de toutes les formes d'urbanisation : autoroute hors sol, métro aérien (son inauguration est prévue le 1er octobre prochain), anciens abris construits pendant la guerre contre le Japon, gigantesques passerelles pour piétons, sortes de routes au-dessus des routes, constructions étagées sur trois ou quatre niveaux, gratte-ciel sur la presqu'île, " Manhattan chongquinais ", téléphériques au-dessus de la rivière, deux ponts sur la Jialing, un pont en construction sur le Yangzi, partout des climatiseurs dont on suppute la consommation énergétique, boom immobilier qui laisse perplexe (60% des appartements récents seraient inoccupés). Vision prospective du développement de la cité ? spéculation immobilière ? ou plan concerté de relogement et de modernisation ?. Lucien Bodard ne reconnaîtrait plus " sa " ville.
Montée au parc Eling Gongyuan, à l'Ouest de la ville, sur la colline de l'Oie. Vue du haut d'une pagode sur la ville et ses lointains nimbés de brume. Résidence de Tchang Kai Shek à l'intérieur du parc. Petite exposition didactique présentant le projet et les travaux du barrage des Trois Gorges : remontée des eaux sur 600 kilomètres jusqu'à Chongqing précisément, travaux herculéens que nous aurons le loisir de voir de près, ennoiement des berges sur 175 mètres, déplacement de 1 060 000 personnes, relogement dans un bâti moderne de cette population riveraine de gens simples : coolies et pêcheurs, avec les incidences induites concernant l'économie locale et les modifications environnementales. Sorte de diaporama préalable à notre croisière de trois jours sur le Yangzi.
Dégustation de thé dans une maison de thé de la colline de l'Oie. Echantillonnage de thés de cette région réputée pour sa production et les soins apportés à la cueillette ; trois variétés : thé traditionnel au jasmin, thé du dragon noir additionné de ginseng, thé aux fleurs de rose sauvages dit " thé de la Favorite d'un Empereur Tang ". Quelques conseils en prime pour accrocher le client : un bon thé nécessite une eau à 85°, une minute d'infusion, et jusqu'à 6 volumes d'eau pour une cuiller de thé ! Puis vient l'incontournable vente de thé et de ... théières et autres accessoires.
Dîner dans un restaurant de Chongqing et embarquement sur le Yang Tse Princess à 21h30. Nuit à bord et à quai.
Vendredi 10 septembre 2004
Appareillage du bateau à 9 heures. Départ dans la brume qui s'effiloche par endroits. Paysages en pleine mutation, plus déconcertants que beaux : beaucoup de contrastes, comme à Chongqing, strates de constructions sur les flancs des collines, pagode à proximité d'une centrale thermique, pont suspendu, collines éventrées, routes sur pilotis, protection anti-érosion, juxtaposition de neuf et de vieux, d'habité et de désaffecté, de moderne et de délabré. Une cote : 175 mètres, inscrite partout le long des berges ; c'est le niveau qu'atteindra l'eau lorsque le barrage des Trois Gorges sera totalement rempli. En attendant, l'on voit partout deux niveaux : des barres d'immeubles vidés de leurs occupants et abandonnés, en attente de démolition, et plus haut, des immeubles en construction, voire déjà achevés, destinés à reloger les habitants. Bâti moderne utilitaire, peut-être hâtif : cubes de béton aux lignes géométriques sans poésie.
Impression étrange de villes promises à l'engloutissement programmé.
Aménagement qui, au fil de la navigation, laisse des sentiments mitigés, un malaise diffus et beaucoup d'interrogations : sans doute une certaine admiration devant les prouesses techniques de la réalisation d'un barrage de cette envergure, la reconnaissance de performances humaines, mais aussi de nombreuses questions concernant les effets de la transformation radicale du paysage tant sur le milieu naturel que sur le milieu humain.
Fuling City, paysage dantesque d'une ville industrielle noyée d'une brume épaisse qui, paraît-il, est le lot ordinaire de cette portion du fleuve.
12h, déjeuner-buffet.
Le soleil perce timidement. Architecture disparate, cimenteries, casiers de déchargement de minerai de charbon, importants travaux de renforcement des berges, et toujours l'indication de la cote à atteindre inéluctablement : 175 mètres avec en parallèle celle déjà atteinte : 135 mètres ! Divers ouvrages d'art : passerelles à haubans, pont, route, villes nouvelles ! De temps en temps un stupa sur le sommet d'une colline. Sur le fleuve, des barges lourdement chargées de sable, de charbon ou de conteneurs. Finies les jonques et la vie grouillante du fleuve, images d'Epinal liées au Yangzi ! Aujourd'hui, navigation mécanisée, certes moins pittoresque, mais plus facile, plus rentable, moins asservissante.
15h30, débarquement pour la visite de Fengdu, capitale de la bonne récolte depuis 1900 ans. Curieux site : sur la rive droite du fleuve, la vieille ville de Fengdu en voie de démolition ; sur la rive gauche, la nouvelle Fengdu, moderne et impersonnelle, commencée en 1992. 70 000 personnes déplacées. Restent dans le vieux Fengdu, 6 000 irréductibles, qui ne tarderont pas à être relogés. Bâtiments délabrés, magasins déserts, impression de ville morte. A l'arrière-plan, des pelleteuses et bulldozers compactent les déblais et gravats. Immense digue destinée à protéger la Montagne de l'Enfer.
Ascension à travers les arbres. Succession de temples taoïstes échelonnés le long de la pente. Comme l'indique l'appellation du site : Palais du roi des Enfers, c'est la crainte qui est convoquée ici pour inviter le pèlerin à la conversion : pas question de traverser le pont " Hélas !" si l'on est pécheur, on risquerait d'être enlevé par des démons, inutile de suivre l'exemple des mécréants condamnés au supplice pour luxure, gourmandise, jalousie, concupiscence, etc. Mieux vaut pour les célibataires emprunter le pont de l'or ou de la santé, et pour les couples compter neuf pas qui garantiront la fidélité. Trente-trois marches conduisent au nirvana, Guanyin apporte la miséricorde comme toujours. Au sommet de la colline, une placette carrée, très encombrée de touristes ; deux stèles gravées dont l'une incite à la bienveillance, précèdent le temple du Roi de l'Enfer, érigé sous l'ancienne dynastie des Quin (1664) et préservé sur ordre de Zou Enlai durant la révolution culturelle.
Beaucoup de divinités nous laissent insensibles, quand elles n'ont pas un effet répulsif. En revanche, les mythes infernaux illustrés à Fengdu : jugement des bons et des méchants, récompenses et châtiments, fantômes et démons, rejoignent la mythologie universelle des représentations de l'au-delà.
Retour sur le bateau.
18h30, réception de bienvenue à bord, cocktail du capitaine Yang.
20h30, présentation de mode par quelques jeunes membres de l'équipage transformés en mannequins d'un soir. Beaucoup de gentillesse et une évidente bonne volonté : ce sympathique défilé n'a rien de ridicule, bien au contraire.
Samedi 11 septembre 2004
Navigation toute la nuit. Lever très matinal (5h45).
7 heures, débarquement puis court trajet en bateau pour visiter, à l'entrée de la gorge Qutang, Baidi Cheng, la Cité de l'Empereur Blanc.
Près du portique d'entrée (XVIIème siècle), deux calligraphies, l'une de Zou Enlai, l'autre de Mao Ze Dong.
Site ancien évoquant des personnages et des faits du troisième siècle après J.C., à l'époque des Hans de l'Est. Le roi Liu Bei, malade, confie son fils à son ministre, le général Zhuge Liang., mandarin confucéen vertueux. La première salle du temple met en scène cet exemple de morale antique. Forêt de stèles datant de la dynastie de l'Empereur Kangxi, imprégné de néo-confucianisme (1662-1723). " La source est au fond car j'ai vu des fleurs de pêchers flottant sur les eaux limpides ", dit un court poème symbolisant la vie idéale. De nouveau, un autel honorant Liu Bei, son ministre et ses deux frères, puis une salle consacrée aux Ba, peuple qui, il y a trois mille ans, avait coutume d'accrocher ses cercueils dans les crevasses à flanc de montagne. Au sommet de la colline, devant une pagode servant, au troisième siècle après J.C., d'observatoire du mouvement des corps célestes, une petite cour ombragée par un " arbre magique ", à la fois mandarinier et pamplemoussier, curiosité botanique naturelle. Nouvelles stèles dont l'une, vieille de 1500 ans, évoque les inondations redoutables du Fleuve Bleu. En fait, tout un passé surgit de ce temple qui témoigne en filigrane de la vie réelle ou mythique du fleuve. Joli jardin, typiquement oriental avec son ruisseau sinueux, son pont de pierre, ses balustrades de marbre, sa lumière glauque à l'ombre des banians. Havre de paix où le poète Liu Yi Xi aurait trouvé l'inspiration en 833. Avant de quitter ce lieu, une petite exposition nous présente quelques belles racines de banians aux formes naturellement sculpturales.
Retour au bateau pour le passage des gorges.
9h45, Qutang Xia d'abord (7 kilomètres) et ses hautes falaises ocre, décor sauvage même si la montée des eaux a atténué l'encaissement des berges. Sans doute l'à-pic est-il moins vertigineux. Il n'en reste pas moins spectaculaire. L'eau limoneuse mouille des pentes boisées où quelques murets de pierre signalent d'anciennes cultures en terrasses. Un seul village de trois familles subsiste sur la rive droite. Impression de total isolement que vient contrecarrer le trafic du fleuve. Beaucoup de barges lourdement chargées de charbon, de camions ou de conteneurs, montent ou descendent le fleuve, en longeant d'assez près les berges pour éviter le courant violent et les tourbillons, nous explique le guide.
11h, Wu Xia, (gorges de la sorcière), 44 kilomètres, gorges plus longues que celles de Qutang et plus paisibles, bien que certains sommets les dominent de 900 mètres. Paysage déjà modifié par les travaux du barrage en aval : la ville neuve de Mong est installée au sommet de la colline, quelques habitations enchâssées dans la verdure attendent de disparaître sous les eaux ; un pont suspendu d'un rouge éclatant enjambe le fleuve. Détails émouvants : les traces en pointillés du chemin de halage, étroit ruban taillé dans le roc au-dessus de l'eau tumultueuse. On imagine aisément la peine des hommes dans des temps qui ne sont pas si lointains. Lointains bleutés, sombre végétation, roches calcaires aux modelés tourmentés, ce paysage maintes fois peint sur les rouleaux des calligraphes, est comme la quintessence du paysage chinois.
Après le déjeuner, nouvelle excursion aux Trois Petites Gorges (Xiao Sanxia). Débarquement et embarquement sur un bateau de tourisme pour descendre le fleuve jusqu'à l'intersection des gorges puis les remonter. Toujours ce sentiment d'être à une période transitoire entre un paysage ancien déjà disparu et un paysage nouveau à venir. Grands travaux anti-érosifs sur les berges : digues de soutènement, casiers et clayonnages de béton. En haut, au-dessus des 175 mètres fatidiques, de nouveaux immeubles.
Navigation sur la rivière Daning, affluent du Yangzi, entre de hautes falaises escarpées, tapissées de végétation. Ici, finie la modernité ; l'on côtoie les pêcheurs et les bateliers qui rament, debout sur leurs sampans lourdement chargés. Le pittoresque s'efface devant la peine humaine.
Trois petites gorges pour faire écho aux trois grandes sur le Yangzi : la gorge du dragon (Longsan), celle du perroquet (Iwu), celles des ancêtres enfin (Shennong). Biotope riche en plantes médicinales (des échelles ne sont-elles pas installées pour permettre la récolte des plantes ?), et en bambouseraies très épaisses. Pas de pandas ici, car ceux-ci vivent au-dessus de 2500 mètres ; en revanche des singes au poil doré agiles et fugitifs. 43% des gens vivant dans ce bassin versant appartiennent à des minorités comme celle des Tujjia.
13h30, Iwu, deuxième gorge encaissée entre deux falaises calcaires abruptes; presque 1000 mètres de surplomb, pentes boisées, grottes naturelles (la plus grande " Les hirondelles " s'ouvre dans la paroi au-dessus de l'eau); un petit temple vénère le roi des Dragons, dieu du fleuve. Quelques cercueils Ba sont encore visibles dans les anfractuosités en haut de la falaise.
14h30, Changement d'embarcation pour remonter la rivière Shennong. Cette fois, nous embarquons sur des pirogues traditionnelles, appelées " haricots " en raison de leur forme. Six bateliers debout se projettent en avant pour ramer, dans un grand effort de dos et de bras, puis descendent sur le lit de galets pour haler la barque en chantant et passer les rapides. Dur travail physique qui se veut démonstration pour touristes mais ne fait pas oublier les siècles d'efforts humains pour remonter le courant des rivières. Le chant des haleurs Tujjia prend dans cette petite gorge une résonance mélancolique.
Sur les pentes des collines, cultures de sésame. Là encore, quelques cercueils dans les fissures des falaises. Atmosphère paisible et bucolique d'une région agricole vivant encore au rythme de l'eau.
15h15, départ de ce coin du bout du monde.
18h30, dîner d'adieu du Capitaine.
20h30, bref spectacle humoristique monté par les jeunes membres d'équipage capables d'endosser plusieurs casquettes : serveurs, barmaid, danseurs, artistes de cabaret, le tout dans la bonne humeur.
23h, le Yang Tse Princess arrive en vue du barrage des trois Gorges (Sanxia). Arrimage à un énorme " duc d'Albe " en béton dans l'attente du passage des écluses. Curieuse impression dans la nuit : coupant le fleuve, une barrière de béton dont nous ne comprenons pas encore la configuration, au sommet de cette masse, une rangée de lumières jaunes un peu fantomatiques, au centre une noria de camions descendant vers les péniches d'embarquement, à bâbord une file de bateaux et de péniches en stationnement, à tribord, la vaste étendue sombre du Yangzi, sur la rive gauche un bulldozer travaillant aux phares, devant nous, les portes dantesques des écluses. Zones d'ombres et de lumières, bruits et attente, étrange atmosphère à la jonction d'un fleuve millénaire et de la volonté de puissance des êtres humains, sentiment peut-être excessif d'un combat de Titans entre l'homme et la nature.
Dimanche 12 septembre 2004
2h5 du matin à 2h25 : passage de la première écluse. Entrée du bateau dans un gigantesque sas de béton, entre deux parois verticales déjà striées de zébrures de frottement. Impression d'enfermement qui sera évidemment corrigée dès que le barrage sera complètement en eau en 2009. Les portes de l'écluse se ferment ; dix minutes d'attente (2h25 à 2h35) pour abaisser le niveau ; nouvelle attente (2h35-2h50) ; passage dans la seconde écluse. Il en reste deux autres à franchir. Manoeuvres nocturnes qui paraissent longues. Le nombre des bateaux en attente n'arrange rien (encombrement exceptionnel, nous dit-on, dû aux récentes inondations du Yangzi et à la fermeture des écluses pendant cinq jours).
7h15, fini le passage du barrage des Trois Gorges dans un décor de bandes dessinées futuristes. Le Yang Tse Princess est à quai en aval du barrage. Paysage ensoleillé et paisible.
9h30, croisière à travers les gorges Xiling n dans le Hubei, province réputée pour ses orangers. Beau massif calcaire en arrière-plan, derrière des collines boisées. Série de petites gorges jadis redoutées des bateliers qui devaient recourir au halage dans les passes difficiles, aujourd'hui plus accessibles, les seuils rocheux ayant été dynamités. Falaises aux formes picturales, végétation par plaques, pagodes sur le sommet des collines, pont jeté sur le ravin, étroit chemin de halage creusé dans la roche.
11h, débarquement à Ychang. Montée pédestre jusqu'au car.
Yichang s'est développée sur l'ancienne ville de Yiling où se déroula une célèbre bataille entre les Shu et les Wu en 221, bataille dont nous avons rencontré un protagoniste, Liu Bei (161-223), à Baidi Cheng. Peuplée de 70 000 habitants en 1949, la ville compte aujourd'hui 1 300 000 habitants et la conurbation 4 000 000. Ville essentiellement industrielle, produisant du charbon, des phosphates, du graphite, travaillant le granite et étant désormais à la pointe de la production de l'énergie électrique et hydro-électrique. Citroën et Renault s'y sont implantés, ce que notre jeune guide désireux de nous être aimable, se plaît à souligner. La fleur d'Ychang est la rose et l'oranger son arbre par excellence.
Déjeuner au centre de cette ville qui ressemble à une cité-dortoir, jugement sans doute hâtif mais motivé par les rues tracées au cordeau, les grandes esplanades et les immeubles sans caractère.
Départ pour la visite du barrage des Trois Gorges, par la route stratégique qui a été construite pour le chantier du barrage : route de 28 kilomètres avec 4 super grands ponts, 9 ponts, 21 petits ponts, 5 tunnels, énumération en accord avec le gigantisme du projet de barrage. Tout est grand, tout est insigne : le quatrième super grand pont n'est-il pas appelé " Chinese Golden Gate " ? Un des ponts, orange, n'est-il pas baptisé : pont Deng Xiaoping, le modelé de la montagne elle-même n'évoque-t-elle pas le profil de Mao Ze Dong ? La cité ouvrière elle-même sert de " propaganda window " : hôtel, quartier d'habitations des ouvriers (15 000 ouvriers employés sur le site, 40 000 en 1997-98), stade, bâtiment officiel du projet, etc.
Salle de la maquette : présentation technique du barrage long de 2308 mètres, haut de 185 mètres, ayant pour objectif de fournir de l'électricité tout en régulant le cours du Yangzi et en contrôlant les crues. Investissement énorme : 200 milliards de yuans dont la moitié revient au relogement des déplacés (plus d'un million de relogés).
Visite de jour du barrage des Trois Gorges que nous avons traversé de nuit. Appréciation toute différente d'un ouvrage d'art dont, de nuit, nous saisissions mal le fonctionnement. Le gigantisme des écluses s'explique dans le plan d'ensemble (deux sas de cinq écluses échelonnées pour la montée et la descente, bassins de 280 mètres de long, 34 mètres de large et 5 mètres de haut pour les péniches de 10 000 tonnes); la noria de camions vue dans la nuit descend vers les ferries empruntant l'ascenseur destiné aux bateaux de 3000 tonnes, et la forêt de Ducs d'Albe trouve toute son explication à l'entrée des écluses.
Petit historique :
Un trafic de 50 millions de tonnes par an passe par les écluses et 10 millions par l'ascenseur à bateaux. Niveau de l'eau en 2009 : 175 mètres. Barrage-masse ancré sur le granite, d'une épaisseur de 60 mètres à la base pour 35 mètres au sommet. Le fleuve Bleu étant chargé en limons, se pose le problème de l'évacuation des particules en suspension (526 Millions de tonnes par an de dépôts sédimentaires !). Problème évidemment pris en considération et bien étudié : 23 portes d'évacuation des sables et limons ont été ménagées à la base du barrage, le barrage de Gezhou Ba en aval filtre les dépôts et en amont des aménagements ont été prévus pour limiter le transport de limons. Zone de rayonnement du barrage : 1200 kilomètres, écoulement : 451 x 109m3 , production annuelle : 85 milliards de tonnes/watts/heure, plus que la production hydroélectrique française.
Beaucoup de chiffres, beaucoup d'éléments techniques pour spécialistes. Au-delà de ces informations, reste le sentiment d'un défi lancé par les Chinois au monde, dans l'esprit du " Grand Bond en avant ", à savoir réaliser ce qui semble impossible. C'est cet esprit que nous lisons par avance dans les cinq anneaux olympiques déjà dessinés sur les pelouses de Sandouping, près du barrage, quatre ans avant l'ouverture des jeux : la volonté de montrer au monde ce que ce pays de plus d'un milliard d'hommes peut faire.
Retour en ville et courses dans une " grande surface ", moderne et bien approvisionnée.
Lundi 13 septembre 2004
Réveil matinal pour un vol avion à destination de Wuhan, à 330 kilomètres d'Ychang.
7h10 : embarquement à bord d'un Boeing 737, 7h20 : décollage, 7h50 : atterrissage à Wuhan, livraison très rapide des bagages, 8h15 : départ de l'aéroport pour la ville. Remarquable efficacité !
Région de lacs. Vues du ciel, beaucoup de rizières en eau. Le nom de Wuhan signifie d'ailleurs : " au nord du lac ".
Nous sommes accueillis par Madame Li, " Lili " pour les touristes occidentaux.
Wuhan, capitale du Hubei, province agricole de Chine. Ne dit-on pas : " Si on a une bonne récolte dans le Hubei, on peut nourrir toute la Chine " ? Trois récoltes par an : riz précoce, riz tardif, blé. " Province des mille lacs ", reboisée de camphriers, anti-moustiques naturel.
Réunion de trois villes au bord du fleuve Yangzi et de son affluent Han : Hankou, ville commerçante, Hanyang, ville industrielle et Wuchang, ville universitaire : au total, 8 millions d'habitants. Wuhan qui englobe ces trois villes et par sa toponymie et par sa géographie, est connue pour son port fluvial et ses usines sidérurgiques d'implantation ancienne (1894).
Visite du temple Guiyuan, fondé pendant la dynastie des Qing (1658) à Hanyang. Temple menacé durant la révolution culturelle mais finalement sauvé et bien restauré. Dans la cour, un bassin où cohabitent tortues et grenouilles.
Plusieurs temples avec chacun sa spécificité : ici, une statue de Cakyamuni en jade blanc offerte par la Birmanie, là une salle de prières avec trois statues en camphrier, la bibliothèque des moines (100 000 sutras de l'époque des Song), le pavillon Mahasattva ou salle de la fécondité avec Guayin (précieuse peinture sur stèle de l'époque Tang), salle dite de majesté avec des moulages de Cakyamuni et de deux de ses disciples, Guayin aux mille bras, enfin et surtout le hall des 500 Arhats ou disciples bouddhistes avec les quatre généraux célestes. Collection étonnante à plusieurs titres. D'abord par la technique employée : moules d'argile recouverts de tissu, laqué et doré. Ensuite par la singularité et l'expressivité de chaque Arhat. Enfin par la double facture de ces 500 statues attribuées à deux artisans différents, à droite le père, à gauche son fils, différence se traduisant par une différence de taille des statues. Cinq cents personnages sereins et heureux, autant de modèles de vie vertueuse !
Pont sur le Yangzi construit en 1955-57 (1150 m). En face, la colline du serpent avec la pagode de la grue jaune à peine entrevue. Bref rappel de l'histoire chinoise : ici, à Wuchang, débuta la révolution de 1911 qui renversa Pu Yi, le dernier empereur.
A proximité du lac de L'Est, musée de la province du Hubei. Dans le hall du musée, délégation d'Africains francophones, que le partage de la même langue, dans cet Orient si lointain, nous rend proches.
Visite de ce musée moderne tout récemment construit pour abriter un trésor datant du 5ème siècle avant J.C. : la tombe du " marquis " de Yi, riche prince lettré de l'époque des Royaumes Combattants, et la magnifique collection de 124 instruments de musique qui lui avait été offerte.
Dans la pénombre de la première salle, de beaux objets : cithare, flûte de Pan, battant de gong, tambour et pieds de tambours, carillon de pierres, précédant dans la deuxième salle, l'instrument culte du musée : le fameux carillon de 65 cloches en bronze pesant 2 tonnes et demie, trouvé en l'état dans la chambre centrale de la tombe du prince. Trois rangées de cloches suspendues à des poutres. Pas de battants de cloches mais des bâtons et maillets déposés à l'intérieur même de la tombe. Autrement dit, après 2500 ans de silence, un merveilleux carillon, avec ses 64 cloches, son bourdon, ses 15 octaves, ses tons, ses harmoniques et même ses boutons de bronze sur les parois des cloches pour ménager les effets de sourdine. Ensemble stupéfiant, véritable cadeau pour les musicologues.
11h, concert dans l'auditorium du musée pour nous donner une idée des ressources de ces instruments anciens. Etonnante interprétation par de jeunes artistes en costumes traditionnels. Danse et musique raffinées, émouvantes " voix de bronze " qui, l'espace d'un moment, nous renvoient à une époque lointaine qui n'était rien moins, en Occident, que celle de Socrate, de Platon et des grands Tragiques grecs ! Singulière concomitance de civilisations brillantes à dix mille kilomètres de distance. Intermède musical que, pour être aimables aux Européens que nous sommes, nos hôtes concluent par l'Hymne à la Joie ; et même dans ce programme, le carillon du marquis de Yi ne démérite pas.
Retour dans le musée pour la poursuite de la découverte. Visite époustouflante d'une découverte archéologique de premier ordre exhumée seulement en 1977 ! Reconstitution de la tombe du marquis de Yi : quatre chambres funéraires, de petits sarcophages dont un noir pour un chien, 21 cercueils contenant des ossements de jeunes femmes entre 15 et 24 ans (concubines ? danseuses ?), double sarcophage (7 tonnes et demie) du marquis décoré à l'extérieur d'une fenêtre et d'une porte pour que l'âme du défunt puisse s'échapper sur l'oiseau mythique du bonheur, deux statues d'animaux symboles de la longévité (grue) et de l'harmonie (cerf), divers ustensiles de la vie domestique (appareil à bain-marie pour réchauffer ou refroidir l'alcool de riz, tripodes, jarres pour boissons fermentées, étuves, brasero et sa pelle à cendres, " tub " pour la toilette, cuillers et louches en bronze, deux jarres de 300 kilos ...) dont on s'étonne qu'ils aient existés en des temps aussi lointains. Outre ce matériel quotidien témoignant d'un confort qui s'est perdu par la suite, la panoplie d'un homme de guerre : bouclier en peau de buffle, armure de 201 pièces en cuir de boeuf laqué, armure de cheval, disques de jade et poignées de couteaux, etc. La collection ne s'arrête pas là : morceaux de soie, poudre de riz conservée dans une boîte en forme de canard, symbole de la fidélité conjugale, coffres à linge et service à pique-nique ! Attestant l'intégralité du contenu de la tombe, les listes sur bambou des cadeaux offerts au défunt ! Extraordinaire découverte telle qu'en rêvent les archéologues, mine d'informations ethnographiques et sociologiques, témoignage d'une vie fastueuse sans doute, mais réservée à une oligarchie.
Déjeuner et bref repos à l'hôtel avant de repartir pour une visite à l'Université d'une part du service d'hydrologie, concerné au premier chef par les travaux du barrage des trois Gorges, et d'autre part de la section de linguistique française éminemment active à Wuhan comme nous allons le découvrir.
Grand et beau campus près du lac de l'Est. Bâtiments disséminés dans la verdure, vastes terrains de sport. Des jeunes gens vont et viennent, filles et garçons. Rien que de normal sur un campus universitaire. Plus surprenant pour nous, des " bataillons " d'étudiants en uniforme marchant au pas de gymnastique et obéissant à des ordres ne souffrant pas de répliques. Information prise : il s'agit de la période militaire de quinze jours dont on nous a déjà parlé et qui est obligatoire pour tout étudiant rentrant à l'Université. Education collective et apprentissage de la discipline ? sans doute, mais aussi volonté d'encadrer " la liberté ".
Visite du service hydroélectrique de l'Université, maquette du barrage et autres laboratoires scientifiques. Madame Li a bien du mal à traduire le langage spécialisé.
16h, conférence de M. Gilder sur le thème de la francophonie. Salle pleine d'étudiants et étudiantes apprenant le français et le parlant avec une aisance parfois confondante. Les méthodes linguistiques de l'université de Wuhan font merveille. Nos guides francophones nous en avaient déjà persuadés. La seule visite de la salle de lecture est éloquente : la section de français est abonnée à tous nos grands hebdomadaires et magazines. Formation efficace doublée d'un savoir littéraire : les élèves connaissent la " Défense et Illustration de la langue française " et les poètes de la Pléiade !
Mardi 14 septembre 2004
Deuxième traversée du Yangzi, par un nouveau pont de quatre kilomètres. Hankou, ville commerçante, siège jadis des concessions occidentales. Ce passé a laissé des empreintes et les immeubles cossus du quartier britannique ont une touche victorienne. Bref aperçu de l'emplacement de la concession française, signalée par ses rues bordées de platanes.
Arrêt dans une fabrique de tapis de soie et de laine, tissés sur des métiers de haute lisse. Pour abriter cette noble activité, un immeuble mal entretenu aux odeurs " sui generis " dans un quartier populaire représentatif par ses étagements de constructions modernes et anciennes de l'urbanisation actuelle de la Chine. En bas, de petites maisons basses traditionnelles au toit de tuiles noires plus ou moins ajustées, au niveau intermédiaire des immeubles gris, lépreux, aux balcons sur-encombrés, au niveau supérieur, des immeubles neufs en construction ou récemment achevés. Dans la rue, juxtaposition de minuscules boutiques, gargotes, éventaires de tous genres avec en arrière-plan des magasins de vente en gros, bureaux et agences commerciales. Organisation à la chinoise qui nous surprend toujours et dont on ne comprend pas les arcanes.
10h45, arrivée à l'aéroport Tianhe pour un vol d'une heure (11h50-12h50) à destination de Hangzhou. A la descente, surprenante vue sur un curieux quadrillage des terres. : maraîchages à proximité du triangle urbain Hangzhou-Suzhou-Shanghai.
33 kilomètres de l'aéroport au centre ville. Parcours que l'habitat insolite, voire extravagant, des riches maraîchers de cette région, rend intéressant : hautes maisons de cinq ou six étages éclairées par un puits de lumière central, couronnées soit d'une tourelle à la manière des maisons virginiennes américaines, soit d'une fausse antenne TV (tout est câblé !) en forme de tour Eiffel ! Maisons-vigies au centre des champs et des vergers ! Les barres d'immeubles elles-mêmes sont disposées en carré autour du périmètre maraîcher. Aménagement paysager qui nous étonne tout en nous laissant présupposer une certaine aisance.
Hangzhou, capitale impériale sous la dynastie des Song du Sud à l'époque de saint Louis (1127-1279). ; 2 millions d'habitants, 6 avec la périphérie. Ville souvent associée à Suzhou, ne serait-ce que dans ce proverbe Song : " Au ciel, le paradis ; sur terre, deux villes : Hangzhou et Suzhou ".
" Très noblissime et magnifique cité " selon Marco Polo qui l'a visitée, cette ville riche est célèbre par la beauté de son lac (lac de l'Ouest), de ses collines tapissées de plantations de thé, par la présence du grand canal qui, pendant plus d'un millénaire, a désenclavé sur 1800 kilomètres toute cette partie Centre-Nord-Ouest de la Chine. Au fond de son estuaire (Quiantang) profond de presque 100 kilomètres, Hangzhou connaît l'effet de mascaret : des vagues spectaculaires (et dangereuses !) peuvent atteindre jusqu'à 5 mètres de hauteur.
Notre guide, Chapel (sic !), ne nous refuse aucun détail : les bus " K " sont, dit-il, climatisés, deux moyens de locomotion sont prisés par le " vulgum pecus " : le vélo et n° 11 (à savoir nos deux pieds !), un camphrier devant la maison indique la présence d'une fille, un platane, arbre du phénix, ou un hêtre, celle d'un garçon.
Visite d'une pharmacie du siècle dernier (1874), appartenant à un homme influent et riche, Monsieur Hu. De l'extérieur, rien ne laisse soupçonner l'opulence intérieure en vertu du principe qu'il faut éviter d'éveiller la convoitise et rester modeste. Etonnante pharmacie toujours en activité à laquelle est adjointe une clinique qui soigne par des méthodes traditionnelles. Grande salle sous verrière aux murs revêtus de meubles en palissandre sculpté : 36 vitrines exposent les différents médicaments. Impression insolite : des pots en verre contenant des plantes ou animalcules bizarres voisinent avec des remèdes modernes, le boulier cohabite avec l'ordinateur. Notre perplexité n'a d'égale que notre ignorance de la pharmacopée chinoise.
Promenade dans le centre ville ; rue piétonne récemment restaurée, maisons de bois noir aux fenêtres joliment ajourées, boutiques pour touristes, animations pour les passants et acheteurs. Même si tout est refait à neuf, l'ensemble est séduisant, et doté d'une belle unité (en réalité, le quartier appartenait au propriétaire de la pharmacie : 58 familles partageaient cet endroit à la fin du XIXème siècle). Sans doute l'image actuelle de cette rue est-elle trop neuve, trop propre ? mais on se laisse prendre à son charme.
Au revers de ce quadrilatère rénové, une rue entièrement réservée aux restaurants. Il n'est pas encore 17 heures et déjà les hôtesses en fourreau de soie attendent les clients.
Montée au village de Longjing, " le puits du dragon ", connu pour ses plantations de thé. Il se met à pleuvoir. Pluie nécessaire puisque la culture du thé exige chaleur et humidité. Ici, il tombe 1800 mm d'eau. Paysage de collines douces ; théiers, arbustes aisément identifiables à leur couleur et à leur moutonnement. Riche culture de plus de 600 variétés, aux dires de notre guide. Quelques mots sur les jeunes pousses vertes récoltées manuellement, démonstration de leur séchage dans un wok chaud (15 minutes à la température de 120° puis 70°; 8 heures de travail pour sécher un kilo de thé), puis dégustation (et vente !!) du fameux thé vert de Longjing, que l'on " mange " et non que l'on boit.
Mercredi 15 septembre 2004
Excursion au Lac de l'Ouest (Xihu) sur les pas de Marco Polo qui écrit dans Le livre des Merveilles qu' " un voyage sur ce lac offre plus de rafraîchissement et de plaisir que tout autre expérience sur terre " ! Lac peu profond (2 mètres) formé de sédiments déposés par la mer et peu à peu enfermé derrière des digues naturelles. Etendue d'eau ponctuée d'îlots et cernée de collines souvent nimbées de brume. La beauté de ses berges plantées de saules pleureurs, d'ailantes, rhododendrons et amaryllis, ses confins bleutés souvent estompés, les effets du soleil ou de la lune dans le miroir de l'eau ainsi que les jolis pavillons aux toits en ailes de faisans et les ponts de pierre qui l'agrémentent, font de ce lac un lieu poétique par excellence, fortement idéalisé. Très touristique aussi ! Une foule de visiteurs se presse pour accéder aux bateaux. Densité humaine oppressante et en totale dysharmonie avec cet endroit que l'on voudrait habité du seul chant des oiseaux.
Navigation moutonnière sur ce lac. Restent pour la poésie, l'île Xiaoyingzhou avec ses trois petites lanternes de pierre dans l'eau, les voiles de brume qui s'effilochent, les reflets et la couleur changeante de l'eau. A l'Ouest, le pourtour du lac est boisé mais on ne peut faire abstraction à l'Est de la ville moderne qui se découpe sur l'horizon.
Très beaux jardins près du débarcadère. Impossible en si peu de temps de goûter le charme de ces espaces verts qui changent au gré des saisons et du temps. Subtil travail des jardiniers qui réussissent à faire passer pour naturels des artifices savants et éprouvés. Il suffit pour s'en convaincre d'observer les tuteurs savamment placés pour guider l'arbre dans sa croissance, de découvrir les prouesses de la taille des arbustes ou de voir le respect et le soin dont on entoure les jardins.
Pagode Baochu et maison de thé sur une terrasse au bord de l'eau.
Visite dans un cadre boisé et escarpé du temple Lingyin, " monastère de l'âme retirée " fondé en 326 après J.C., maintes fois remanié et restauré. Intéressant parcours dans une vallée au pied de collines calcaires aux parois sculptées. Près de 300 sculptures et inscriptions dont la plus ancienne remonte à mille ans, ornent la falaise. Iconographie identique à celle que l'on a vue mais plus indienne et plus connotée historiquement. Les moines fondateurs sont représentés avec leurs chevaux. La déesse Guayin est présente, de même que, près de la rivière, un Maitreya ventripotent vénéré des pèlerins parce qu'il diffuse la richesse, la tolérance, la joie. Ses grandes oreilles sont preuves d'intelligence.
Important monastère où le culte renaît. Une foule se presse, qui n'est pas seulement curieuse : moines vénérables en pèlerinage, fidèles venant offrir des bâtonnets d'encens. Dans la première cour comme toujours, temple des gardiens célestes, temple des 500 Arhats de bronze, et au fond, grand temple à trois étages abritant Cakyamuni, statue de 20 mètres de haut, en bois de camphrier. " Une fois franchie cette première enceinte, comme le dit P. Loti, on en trouve naturellement une seconde ". En effet, sur le versant de la colline, jusqu'au sommet, s'échelonnent temples et pavillons, lanternes de pierre et même un bas-relief représentant 150 arhats et bodhisattva, longue composition sculptée que l'on ne sait pas décrypter.
Traversée de la ville pour aller voir l'extrémité Sud du Grand Canal construit au VIIème siècle sous la dynastie des Sui. Point de vue pittoresque sur cette artère toujours sillonnée par les péniches lourdement chargées. Pont séculaire en dos d'âne : pour le franchir, les cyclistes portent leur vélo. Sur la rive Ouest, quartier traditionnel plus que modeste : petit marché de légumes, poissons et crevettes, ruelles étroites, maisons de briques grises ; sur la rive Est, quartier moderne triste et froid. Ici, le Grand Canal n'est qu'utilitaire et ses abords sans charme. Pourtant ce lieu émeut par son ancienneté et fait rêver.
Gare de Hangzhou : déjeuner et départ (à 14h45) pour Suzhou. Train à classe unique et odeurs " sui generis " suivant la place que l'on occupe ! Temps gris et brumeux. Comme aux alentours de Hangzhou, vastes maisons à étages et à clochetons, caractéristiques de cette région de maraîchages. Puis aux abords de la mégalopole de Shanghai, des forêts d'immeubles en construction, tout un paysage moderne en gestation où les lignes géométriques et la verticalité sont de rigueur en dépit de variantes architecturales de formes et de couleurs essayant de rompre l'uniformité ; pour l'instant immense chantier qui donne l'impression d'une frénésie de changement dont on peut se demander si elle n'est pas trop hâtive. Dix minutes d'arrêt à Shanghai et départ pour Suzhou où nous sommes accueillis à 18h par une guide charmante, " Julie ". Dîner dans un restaurant au bord du grand canal qui traverse cette ville souvent appelée la " Venise chinoise ". Sur la berge opposée, une pagode vieille de 1700 ans. C'est dire l'ancienneté de la ville !
Jeudi 16 septembre 2004
Visite de Suzhou, patrie du célèbre architecte Peï, " petite ville provinciale " qui compte tout de même 2 500 000 habitants. Ville dont la population s'est considérablement accrue depuis cinq ans, la campagne proche se convertissant en zone industrielle. Le coeur de la cité garde néanmoins son cachet : 14 kilomètres carrés entourés de remparts percés de huit portes, traversés par le Grand Canal creusé au VIème siècle et ponctués de merveilleux jardins. Pour accueillir le 28ème congrès de l'UNESCO, Suzhou s'est mise en frais : lanternes municipales dans le style traditionnel, abribus à lambrequins et toit en ailes de faisan, trottoirs refaits, arbres étayés et entourés de bandages de cordes pour garder l'écorce humide.
Vieille ville dont on perçoit la vie ordinaire : beaucoup de piétons dans les rues, linge à sécher sur d'ingénieux tourniquets en bambous, vieilles maisons blanchies à la chaux au bord des canaux et partout jardins et rocailles.
Première visite : le " Jardin de la Politique des simples ou de l'humble administration " (Zhuozheng yuan), dénomination poétique chargé d'une modestie typiquement orientale et d'une philosophie universelle. Voltaire n'a-t-il pas achevé Candide sur cette leçon de sagesse : " Il faut cultiver notre jardin " ? Cet règle de vie, le mandarin lettré, censeur impérial, propriétaire de ce lieu, Wang Xianzhen, l'avait faite sienne deux siècles avant le philosophe des Lumières : " Cultiver son jardin pour subvenir à ses besoins journaliers, voilà ce que l'on appelle la politique des simples ". Jardin captivant où l'artifice paraît naturel. Agencement savamment étudié de pièces d'eau, rocailles, ponts, kiosques, plantes et arbres, soutenu par une philosophie hédoniste au bon sens du terme. Tout est fait dans ce jardin pour le plaisir des sens : harmonie de couleurs en fonction des saisons, parfums délicats, pavillons pour écouter de la musique au clair de lune, meubles raffinés, pierres de lune et calligraphies précieuses. Il suffit d'énoncer le nom des kiosques pour saisir l'épicurisme subtil et réfléchi qui a sous-tendu l'organisation du paysage : " Retraite à l'ombre des bambous et des sterculiers ", " Pavillon où l'on s'arrête à l'écoute de la pluie et de l'orage ", " Maison du parfum lointain ", "Hall de l'élégance " ... Deux idées prévalent : " la beauté ne se donne pas d'emblée ", pensée qui explique les rocailles à l'entrée du jardin destinées à masquer le jardin et à en retarder la découverte, " on peut emprunter un beau paysage " : ainsi le temple du Nord (Beisi) situé à l'extérieur du jardin mais dans l'axe de l'entrée fait-il rejaillir son aura sur le jardin lui-même. Un poème qing ne dit-il pas : " On emprunte la fraîcheur de la brise et la clarté de la lune " ? La tradition rapporte que ce fut un peintre célèbre de l'époque Ming, Wen Zhengming (1470-1559) qui dessina ce jardin de 5 hectares. La recherche esthétique qui préside à la conception de l'ensemble semble le confirmer : massifs d'azalées, rhododendrons, chrysanthèmes disposés pour créer une harmonie nouvelle à chaque saison, mariage des lignes droites des pavillons et des lignes courbes des ponts et des saules pleureurs se mirant dans les étangs, kiosques au bord de l'eau pour jouir du bruit de la pluie sur les feuilles de lotus ou sur les nénuphars géants (Victoria regia), fenêtres encadrées de nacre délimitant un tableau naturel et mouvant : quelques branches se balançant au souffle du vent, collection de bonsaïs (penjing ou " plante en pot ") sous la stridence des cigales. Autre raffinement de l'époque Ming : le sobre mais élégant mobilier en palissandre et bambou du bureau du mandarin. Plus lourds mais curieux, la dentelle de ginko biloba et le mobilier en style " canard mandarin " d'une salle d'apparat.
Impression en sortant, de quitter un havre de paix, un lieu loin du monde et du bruit, aménagé par et pour de riches esthètes.
Autre jardin célèbre : celui du Maître des filets (Wangshi yuan). En dépit de sa dénomination modeste, ce lieu fut dès le XIIème siècle, la résidence d'un mandarin lettré. Restauré au XVIIIème par son nouveau propriétaire, Song Zongyuan, il l'a été selon l'esprit de l'époque Ming. Petit jardin d'un demi-hectare organisé autour de trois plans : un axe central bordé de bâtiments : bibliothèque, salons de réception, appartements privés, pavillons et kiosques, un jardin enclavé et un cabinet de travail.
A l'entrée, un palanquin en palissandre dénotant d'emblée l'aisance des propriétaires. Première salle dite des " 10 000 volumes ", décorée de " pierres de rêve ". " Si vous écrivez un beau texte, vous aurez un bel avenir " dit une inscription traduisant bien l'esprit du lieu. Salon des femmes vivant dans la société du mandarin. Ne mentionne-t-il pas au nombre de ses principaux bonheurs : sa nuit de noce, l'harmonie familiale, le travail, la richesse et la santé ? Kiosque construit au bord de l'eau à des fins esthétiques (pour l'harmonie du paysage), pratiques (pour couper le vent) et épicuriennes (pour le plaisir de suivre le cheminement de la lune dans le ciel, son reflet dans l'eau, sa clarté dans les miroirs). Toujours des rocailles évocatrices de formes et de symboles : massives, elles sont yang, lapiazées, yin.
" Jardin dans le jardin " associant quatre éléments ; eau, pierre, nature et architecture. " Pavillon du printemps tardif " associé aux pivoines (" mudan "). Beau dallage sur des motifs de monnaies anciennes et d'éventails sans oublier la distinction classique entre l'éventail masculin semi-circulaire et l'éventail féminin rond. Dernière cour ornée de " bonsaïs géants " : grenadier de 350 ans et un jujubier un peu plus jeune (250 ans) !
Retour au car à travers une ruelle bordée d'étals de souvenirs.
Après le déjeuner, visite d'une fabrique de soieries. Explications de Julie, notre guide, concernant le mûrier et l'élevage des vers à soie. Nous savons tout sur les cycles de reproduction et la voracité alimentaire de ces bombyx qui ont fait la notoriété et la richesse de la Chine pendant des millénaires. L'usine est aujourd'hui mécanisée mais les opérations de dévidage du cocon et de torsade des fils de soie restent minutieuses, exigeant la présence d'un personnel attentif et qualifié. Naturellement, la visite s'achève par des offres de soieries très attractives, comme le dit la terminologie mercantile.
14h30, promenade en bateau sur le Grand canal et sur ses dérivations secondaires, en souvenir de Marco Polo qui fit état dans sa relation de voyage de " 6000 ponts " à Suzhou, chiffre hyperbolique sans aucun doute, mais révélateur de l'originalité architecturale de la ville construite au bord de l'eau, voire les pieds dans l'eau. Joli parcours qui nous fait emprunter des bras annexes du grand canal, passer sous de pittoresques petits ponts en dos d'âne, voir de près les habitations des riverains. Un moment même, le trafic s'intensifie, le canal s'anime, des barques se pressent, une fête se prépare. Serait-ce un mariage ? Les bateliers joyeux puisent de l'eau dans leurs jarres pour la lancer à la volée. Un embouteillage se crée. Notre bateau n'évite pas l'abordage. Intrigués par cette subite affluence, nous comprenons vite qu'il s'agit du tournage d'un film. Pour un peu, nous étions comptés au nombre des figurants ! Voilà la mariée, peu souriante, le marié, acteur que nous reverrons le soir même dans une production chinoise à la télévision, la foule endimanchée pour la circonstance, souriante et distraite un instant du tournage par le passage de nos bateaux de touristes.
Arrêt le long du canal Un antiquaire nous salue cérémonieusement en français ! Visite d'un petit marché de quartier. Nous dérangeons le train-train d'une après-midi ordinaire. Retour par le même itinéraire : perspectives pittoresques sur les canaux qui ne nous font pas oublier la vétusté des maisons, leur exiguïté et probablement leur insalubrité.
17h10 - 18h15 : Train pour Shanghai.
A l'arrivée, il nous faut 25 minutes pour traverser au pas de charge cette hydre des temps modernes qu'est la gare de Shanghai, énorme et populeuse.
Chaleur moite. Traversée des quartiers ouest de la ville pour aller au restaurant.
Shanghai, ville moderne effervescente et protéiforme. Sortie de la mer 1000 ans avant J.C., modeste bourg au IIIème siècle, port prospère et cité déjà conséquente au XIIIème siècle, aujourd'hui ville de treize millions d'habitants en pleine mouvance. Histoire singulière d'une ville qui, après la guerre de l'opium (1840-42), par le biais des concessions internationales anglaise, française (1847) et américaine (1849), s'est frottée aux étrangers durant un siècle, et qui, aujourd'hui, du fait de sa vocation portuaire et de son passé, revendique et affiche une ouverture, un dynamisme et une spécificité qui lui mettent un pied en Occident, un pied en Extrême-Orient. Métropole internationale, centre financier, commercial, industriel orienté autour de trois pôles : pharmaceutique, informatique, automobile. Ville bouillonnante, fascinante, verticale, gigantesque " Broadway " revêtu dans la nuit tropicale de publicités lumineuses.
Dîner dans un restaurant pour touristes agrémenté d'un spectacle de music hall dont la médiocre qualité ne nous retient pas ! Nuit au Pacific Luck Hotel.
Vendredi 17 septembre 2004
Visite de Shanghai : le Bund, avenue célèbre au bord du Huangpu, archétype de la ville de 1930, avec ses banques cossues, ses maisons de commerce étrangères, le fameux hôtel de la Paix dans lequel Malraux, dit-on, rédigea La Condition humaine, la Douane, la Mairie devenue Banque de développement, le Sémaphore près de l'embarcadère, premier équipement météo en Extrême-Orient, construit en 1884 et rebâti en 1907, en briques sur une ossature de béton armé.
Vieille ville tout en contrastes : maisons anciennes, publicités modernes. Des rues et quartiers entiers ont été restaurés. Promenade à pied dans les rues piétonnes de Yuyuan, quartier commerçant animé, où les lanternes rouges, les guirlandes de fleurs de papier, et les façades de bois sculpté ne sont que les faire-valoir de boutiques modernes. Nous passons trop vite, en saisissant au vol quelques scènes de genre : confection de raviolis, essayage de perruques, tissage, improvisations sur la cithare, etc.
Au centre de ce quartier, la maison de thé Huxingting ou Pavillon au coeur du lac, précédé d'un pont en zigzag ou pont à neufs coudes (Jiuquqiao), endroit charmant, vestige d'un passé révolu, notamment prisé des Français à l'époque des Concessions.
Jardin du Mandarin Yu, dessiné sous les Ming (1559). Deux hectares au centre de la ville, mais isolés de la rumeur du monde par de grands murs. Mêmes principes esthétiques que dans les jardins de Suzhou : " on ne voit pas tout d'un coup ", chaque fenêtre est conçue pour encadrer " un tableau vivant ". Peu de fleurs dans ce jardin, comme dans beaucoup de jardins chinois. Plutôt des arbustes, tels le buis (Buxus sinica) et des arbres au feuillage caduque, robiniers (Acacia pseudoacacia) ou grenadiers (Punica granatum). Des bassins poissonneux, des rocailles yin et yang (un beau rocher érodé trouvé au fond d'un lac porte le nom élogieux de " Jade harmonieux ") et un composé de " couleurs modestes " : briques rouges, toit noir, feuilles vertes, eau grise ou bleu pâle. Le jardin Yu servit de quartier général à la " Société des Petites Epées " au milieu du XIXème siècle. Un petit musée rappelle leur rébellion. Les dragons, condensés mythiques de neuf bêtes et symboles de puissance, sont partout présents, aux corniches des toits comme sur le haut des murs festonnés de leurs longues ondulations.
Beaucoup de visiteurs dans ce jardin qui perd en émotion ce qu'il gagne en notoriété.
10h, départ du jardin Yu et traversée de la ville vers le Nord-Ouest.
Enorme contraste entre la verticalité des immeubles modernes et l'horizontalité des " Lilongs " ou quartiers populaires de Shanghai, entre une architecture futuriste, audacieuse et parfois inventive et les petites maisons de bois à lucarnes où le linge sèche encore aux fenêtres. Tissu urbain qui se densifie à une vitesse surprenante. La place du Peuple (Renmin) , naguère esplanade vide, a vu l'implantation du musée d'Art, de l'opéra de Shanghai et du palais de l'Urbanisme.
11h, Temple du Bouddha de Jade (Yufosi), reconstruit en 1918 après un incendie pour abriter deux statues offertes par les Birmans : un Bouddha assis haut de 1m90 et un Bouddha couché, particulièrement précieux. Comme toujours, trois salles successives : la salle des génies, la salle " majestueuse " avec trois statues de Bouddha (Bouddha du passé, du présent et du futur), à leurs côtés, des disciples ou arhats et Guayin, la déesse de la Miséricorde et à l'étage, le " Bouddha de Jade " sculpté dans un seul bloc de jade serti de pierres précieuses, puis, dans la troisième salle, le Bouddha du Nirvana, allongé dans une pose lascive.
Déjeuner à l'hôtel Jing An, dans un bâtiment dû à l'amitié russo-chinoise.
13h30 à 16h30, visite du Musée de Shanghai, dans un bâtiment moderne circulaire, aux fonctionnalités particulièrement étudiées pour répondre aux exigences de la muséographie moderne et mettre en valeur les collections. La distribution circulaire des salles ouvrant sur un puits de lumière permet des expositions à taille humaine et des regroupements par thématiques ou spécificités. Impossible de détailler les richesses de ce musée. Les collections de bronze du premier millénaire avant J.C. sont exceptionnelles, à l'égal de celles de céramiques, calligraphies, peintures, etc. Tout est passionnant, jusqu'aux collections ethnographiques du dernier étage remarquables par leur diversité et la richesse des objets exposés, notamment tout ce qui concerne les somptueux vêtements d'apparat et les bijoux d'argent de la minorité Miao du Yunnan.
Rue de Nankin (Nanjing Lu), artère commerçante et façade emblématique de Shanghai. Même si l'on n'est pas décidé à sacrifier à la société de consommation, et même si l'on ne veut pas verser dans la nostalgie de l'époque des Concessions, cette rue a une histoire et incarne la ville.
Remarquable spectacle d'acrobates dont on admire les prouesses tout en supputant un long entraînement et de lourds efforts.
Samedi 18 septembre 2004
Journée libre. De nouveau, le Bund et sa promenade le long du Huangpu (le Wangpoo d'Albert Londres), ses bâtiments du début du XXème siècle. En face, le quartier neuf et avant-gardiste de Pudong, gigantesque projet d'urbanisme en voie de réalisation. Les tours y sont plus hautes qu'ailleurs, les façades plus belles, les conceptions plus audacieuses. La tour de télévision de la Perle orientale se repère de partout. Vu du Bund, Pudong ressemble à un décor Hongkongais du cinéaste Wang Kar Wai dans 2046.
Hôtel de la Paix, sa terrasse, ses couloirs. On repense à la fuite de Tchen, dans le premier chapitre de La Condition humaine : " A l'extrémité du couloir de l'hôtel, pas d'ascenseur. Sonnerait-il ? il descendit. A l'étage inférieur, celui du dancing, du bar et des billards, une dizaine de personnes attendaient la cabine qui arrivait ... ".
Vieux pont de Waibaidu sur le canal Suzhou He, passerelle qui reliait autrefois les enclaves américaine et anglaise. De l'autre côté du pont, le consulat de Russie, toujours dans ses locaux d'origine, et le triste bien que moderne en son temps Hôtel Shanghai Mansions en briques rouges.
Déjeuner à l'hôtel.
14h, croisière sur le Huangpu jusqu'au confluent avec le Yangzi. Trois heures et demie de navigation, vingt-huit kilomètres de berges où s'échelonnent des activités portuaires et d'immenses zones industrielles : port militaire, chantiers de constructions navales, port pétrochimique, réfection de bateaux, déchargement de conteneurs, etc. Sur le Huangpu, trains de péniches lourdement chargées. Au terme de ce parcours, l'embouchure gigantesque du Yangzi. L'horizon s'élargit avant de s'ouvrir sur la mer. Notre bateau fait demi-tour dans la nuit qui tombe déjà.
Dernière promenade sur le Bund. Retour à l'hôtel et départ à l'aéroport, de Shanghai, édifice très moderne dû à l'architecte français Paul Andreu.
Décollage à minuit. Survol de Pékin, dont le plan en damiers et les trois périphériques se distinguent parfaitement dans la nuit claire, Moscou, Vilnius, Berlin. Atterrissage à 6 heures du matin, heure française ; cinq capitales aperçues en une nuit et 9273 kilomètres parcourus de Shanghai à Paris.
Voyage passionnant dans un pays en pleine mutation, en pleine explosion économique. Nous avons vu des chantiers pharaoniques, une frénésie de construction, un appétit pour les biens de consommation. " Usine du monde ", " labo du monde ", " Amérique de l'Asie ", voilà les caractérisations actuelles de ce " géant qui s'éveille ", guidé dans sa quête par les stimulations de la rivalité et de la recherche d'une identité. La Chine, longtemps tenue en sujétion, veut prouver ses compétences, voire son excellence. Pari qu'elle espère tenir en 2008 lors des Jeux Olympiques. Ses 63 médailles récoltées à Athènes en 2004 ne sont que les prémices de performances encore plus significatives. Certes, cet immense pays a des faiblesses, des fragilités, notamment des décalages internes entre des régions dynamiques et des secteurs en crise, mais pour des générations qui ont soif de mieux-être, le mot " défi " n'est pas vain et le courage ne fait pas défaut.
Derrière ce visage surtout urbain, l'autre visage de la Chine : histoire plus que millénaire, traditions philosophiques et religieuses, sensibilité artistique. Etrange civilisation dont le génie s'incarne peut-être plus dans les inscriptions et les poèmes calligraphiés que nous avons vus dans les " forêts de stèles " que dans les temples et monuments construits avec des matériaux souvent périssables, et où le sentiment d'impermanence trouve son expression dans les beaux jardins que nous avons visités, changeant au gré des heures et des saisons. La pérennité chinoise est sans doute dans ses temples, fresques, tombes, riches collections, trésors du passé ; elle est surtout dans la subtilité de ses idéogrammes, de sa symbolique et de sa pensée. C'est probablement ce qui explique la fascination que ce pays exerce sur nous. Comme le note Simon Leys, pour nous, Occidentaux, " La Chine est tout simplement l'autre pôle de l'expérience humaine ... Elle nous offre un contraste total, une altérité complète, une originalité radicale et éclairante ... C'est seulement quand nous considérons la Chine que nous pouvons enfin prendre une plus exacte mesure de notre propre identité ...".
Jacqueline Boulvert
5 novembre 2004
Annexes
Quelques données économiques :
Petit glossaire :
An : paix
Bei : blanc, nord
Cha : thé
Chang : longévité
Chang (adj.) : grand
Da : grand
Hai : lac, océan
He : fleuve
Hu : lac
Jiang (yang) : fleuve
Kin : capitale
Kong : illusion
Lao :vieux
Ling : tombeau
Long : dragon
Ma : cheval
Men : porte
Mudan : pivoine
Nan : sud
Shan : montagne
She : serpent
Shou : longévité
Si : temple
Ta : pagode
Tao : voie
Tien : ciel
Tu : terre
Pei ou Bei : Nord
Wei : faire
Wu : lac
Xi : ouest
Xia : gorge
Zi : bleu
Zong = école
Zu : pied
Quelques lectures :
Leys Simon - L'Humeur, l'Honneur, l'Horreur, Essais sur la culture et la politique chinoises.. Ed. Robert Laffont, Paris, 1991.
P. 46-47 : La Chine " n'a pas construit d'Acropole, elle n'a pas préservé de Forum romain. Et pourtant, ni les matériaux ni les techniques ne lui faisaient défaut : mais il est caractéristique que les monuments de pierre taillée que les Chinois conçurent pour durer furent, dans l'Antiquité, des sépultures voûtées cachées sous terre et, dans la période impériale plus tardive, des ponts. Ces voûtes et ces ponts avaient une autre forme d'utilité ; mais il n'était pas nécessaire de faire appel à ces méthodes-là lorsqu'il s'agissait de concevoir un monument public qui pût durablement témoigner des accomplissements humains.
La civilisation chinoise n'a pas logé son histoire dans des bâtiments ... ". Son passé est " un passé de mots, et non de pierres ".
P. 60 : " La fascination unique que la Chine semble exercer sur tous ceux qui l'abordent pourrait en un sens se comparer à l'attraction qui rapproche les sexes : elle suscite en effet toute une luxuriance imagerie qui suggère une romanesque touffeur de magie et de mystère, mais elle repose en fait sur une réalité élémentaire - du point de vue occidental, la Chine est tout simplement l'autre pôle de l'expérience humaine. Toutes les autres grandes civilisations sont soit mortes (Egypte, Mésopotamie, Amérique précolombienne), ou trop exclusivement absorbées par les problèmes de survie dans des conditions extrêmes (cultures primitives), ou trop proches de nous (cultures islamiques, Inde) pour pouvoir offrir un contraste aussi total, une altérité aussi complète, une originalité aussi radicale et éclairante que la Chine. C'est seulement quand nous considérons la Chine que nous pouvons enfin prendre une plus exacte mesure de notre propre identité et que nous commençons à percevoir quelle part de notre héritage relève de l'humanité universelle, et quelle part ne fait que refléter de simples idiosyncrasies indo-européennes. La Chine est cet Autre fondamental sans la reconnaissance duquel l'Occident ne saurait devenir vraiment conscient des contours et des limites de son Moi culturel ".
Place Tien-An-Men (1989)
P. 143 : " Les récents événements de Pékin rappellent irrésistiblement la célèbre épigramme de Bertolt Brecht : " Le peuple a perdu la confiance du gouvernement. Le gouvernement a décidé de dissoudre le peuple et d'en désigner un autre ".
P.144 : " Suivant une convention orwellienne qui exige généralement que des rois cannibales se parent du titre de " Guide éclairé ", que des bandes d'assassins soient appelées " fronts de libération ", et que tout despotisme sanguinaire s'orne du nom de " république démocratique ", le régime communiste chinois avait apposé l'étiquette " populaire " sur presque tous les organes et institutions de l'Etat et du gouvernement, comme pour mieux souligner que le peuple réel en devait être rigoureusement évacué. Exclu de partout, trouvant toutes les avenues barrées, le peuple a fini, ce printemps, par se rassembler spontanément au coeur de la capitale, sous le ciel, sur la place Tien-An-Men ".
P. 146 : " Il y a quarante ans, le régime maoïste détruisit tout le coeur du vieux Pékin pour aménager devant le Palais impérial un immense désert de bitume, stérile et vide. Il s'agissait de créer une scène géante où l'on puisse convoquer les masses pour toutes les liturgies de l'Etat et les célébrations rituelles du culte du Chef suprême. Maintenant, par un paradoxe inique, cet espace qui avait été conçu pour la plus grande gloire du despote et pour l'atomisation ultime de ses sujets s'est trouvé récupéré par la nation d'une façon qui subvertit merveilleusement son destin originel. Jamais encore la démocratie directe n'avait trouvé un aussi vaste champ pour son exercice. Dans l'Antiquité, en cas de nécessité, tous les Athéniens pouvaient facilement se rassembler sur l'agora, car, après tout, Athènes n'était qu'une grosse bourgade. Mais, à notre époque, en quel autre pays du monde serait-il possible pour un million de citoyens de converger tous ensemble au coeur de leur capitale et, là, de défier l'Etat et la loi martiale, pendant des jours et des semaines ?
Loti Pierre - Les Derniers Jours de Pékin, éd. Balland, 1985.
P. 74 : " Les petites briques grises, c'est avec ces matériaux seuls que Pékin était bâti, ville aux maisonnettes basses revêtues de dentelles en bois doré ".
P. 86 : " Pékin, ville de découpures et de dorures, ville où tout est griffu, cornu ".
P. 120 : " Entre de vieux arbres et des rocailles très maniérées ".
P. 121 : " La mignardise des rocailles " .
P. 126 : " Les choses, ici, portent un sceau jamais vu de vétusté et de mystère " ... " On se sent profondément étranger à l'énigme des formes et des symboles ".
P. 140 : " La répétition, la multiplication obstinée des mêmes choses, des mêmes attitudes et des mêmes visages, est un des caractères de l'art immuable des pagodes ".
Fang Fang - Une vue splendide, Ph. Picquier éd., 1995.
Brossollet Guy - Les Français de Shanghai, 1849-1949, éd. Belin, 1999.
Jin Yi - Mémoires d'une dame de Cour dans la Cité Interdite, Ph. Picquier éd., 1993.
Circuit en Chine classique
organisé
par la Société de Géographie
31 août - 19 septembre 2004
Jacqueline Boulvert