Frontière turque Saddam Hussain A.Ocalan Irlande |
Sur les 800.000 hommes des forces armées turques -- la deuxième armée de l’OTAN -- plus de 300.000 sont stationnés au Kurdistan, dans l’est du pays: cet effort de guerre coûte au moins 8 milliards de dollars par an au budget de l’Etat. C’est à ce prix qu’un certain ordre règne au Kurdistan: les combattants du PKK ne peuvent plus impunément venir dans les villages pour s’y procurer vivres et vêtements et organiser des meetings politiques. Mais, contrairement à ce qu’affirme l’armée, l”organisation terroriste” et “séparatiste”, selon la terminologie officielle employée pour désigner le PKK, est loin d’être décimée: de récents incidents graves -- et notamment l’embuscade d’une patrouille près de Yuksekova, qui a fait 17 morts, dont 2 officiers -- ont démontré que le PKK ne cessait d’être présent et actif dans toutes les régions: mines qui tuent soldats et gardiens de villages un peu partout, enlèvement d’un maire près de Van, incendie d’un autobus près d’Erzurum, affrontements dans le Dersim, tout indique que la guérilla reste insaisissable malgré les énormes moyens déployés par l’armée... Hakkari: une ville en état de siège Petite ville d’une quinzaine de milliers d’habitants, au sud est du lac de Van, Hakkari est un des postes avancés de la lutte contre le PKK: c’est un des endroits les plus stratégiques du dispositif militaire turc, au centre du saillant quis’enfonce entre les frontières iranienne et irakienne; Hakkari, c’est le QG des forces qui, à partir de Tchoucourdja, pénètrent régulièrement en Irak pour y pourchasser les combattants du PKK. C’est à partir de Hakkari que sont lancées régulièrement les opérations contre le secteur des “trois frontières” (Iran, Irak et Turquie) où depuis toujours les guérillas kurdes ont réussi à s’infiltrer dans le pays voisin, en se jouant de frontières impossibles à marquer dans ce massif montagneux culminant à près de 4.000 mètres. C’est aussi à partir de Hakkari que l’armée et les services de renseignements turcs surveillent la frontière iranienne, et la petite ville de Yuksekova, baptisée “Héroîne-city”, porte de tous les trafics avec l’Iran: depuis quelques mois, les militaires iraniens constatent avec une certaine anxiété que cette frontière traditionnellement “poreuse” à tous les trafics de drogues laisse aussi passer des combattants du PKK qui bénéficient désormais de certaines facilités en Iran, notamment à Ourmié. Difficile d'entrer dans Hakkari Un touriste n’entre pas facilement dans Hakkari: arrêté à un barrage à l’entrée de la ville par les agents en civil des services de sécurité, il est traité, courtoisement certes, mais comme un intrus, et il doit expliquer en détail qui il est, décliner son état-civil, sa profession, et insister lourdement pour pouvoir quand même aller dans cette ville semi-interdite: on lui annonce que “pour sa protection contre les terroristes”, il sera constamment accompagné, jour et nuit, par un agent des services de sécurité: il ne fera pas un pas, à l’hôtel, dans la rue, dans les restaurants, sans être accompagné par un flic équipé d’un talkie-walkie. “Vous a-t-il accompagné aussi aux toilettes”? demandera ironiquement un Kurde de Van? Non, pas jusque-là ! Mais des touristes français qui ont insisté pour faire l’ascension des montagnes de la région pour étudier sa faune et sa flore ont dû se résigner à être accompagnés nuit et jour par leurs anges gardiens... Ville en état de siège -- il y a entre deux et trois militaires pour un civil kurde -- Hakkari est constamment patrouillée par de petites automitrailleuses (des Land-Rover blindées) et par des transports de troupes blindés (des BTR, de fabrication soviétique, notamment). Tous les autobus blindés transportant le personnel militaire sont précédés et suivis par une automitrailleuse ou un BTR. Malgré cette présence militaire extrêmement lourde, les femmes des officiers et des agents des services de sécurité ne sortent pratiquement pas de chez elles, où elles vivent en recluses, sauf pour de brèves visites au restaurant de la “maison des officiers”. Tremblant d’inquiétude, elles exagèrent volontiers le danger, affirmant que chaque soir, dès la nuit tombée, des rafales d’armes automatiques éclatent dans la ville, ce qui n’est quand même pas le cas tous les soirs... Hakkari n’a aucune ressource propre, et ses commerçants survivent, paradoxalement, grâce à la présence de cette importante garnison. Le petit bazar misérable qui s’étend sur l’avenue principale de la ville, à côté de l’inévitable statue d’Ataturk, où des détachements de la garnison assistent tous les vendredis à une cérémonie de salut au drapeau, fournit une bonne idée de la situation économique de la ville: aucune prospérité n’est possible si on ne bénéficie pas des bonnes grâces de l’administration et de l’armée. Seul îlot de normalité dans cette ville fantomatique, le club des instituteurs, un petit îlot de verdure qui accueille les instituteurs et les professeurs -- tous des turcs: les enseignants kurdes n’ont pas droit de cité à Hakkari. Dans peu de villes du Kurdistan la césure entre la population turque et la population kurde n’est aussi flagrante: ce sont deux mondes qui se côtoient, sans aucun contact. C’est l’apartheid, total. Chaque après-midi, à 16 heures, la ville et toute la région sont isolées du reste de la Turquie: la route est coupée à la circulation après la petite ville de Bachkale, pour des “raisons de sécurité”. À partir de ce moment, les forces de sécurité peuvent opérer, sans aucun témoin. Le désert du Dersim L’une des régions au relief le plus accidenté d’un Kurdistan qui descend rarement à moins de 1.800 mètres d’altitude, le Dersim est une véritable forteresse naturelle: ses rares routes empruntent le tracé de vallées encaissées, de gorges spectaculaires, d’une beauté à couper le souffle -- et à inspirer tous les chefs de guérilla: c’est le Dersim qui a abrité, à la fin des années 1930, une des révoltes kurdes qui firent vaciller le pouvoir de Moustafa Kemal Ataturk. Et c’est dans le Dersim, où vit une population kurde alévie traditionnellement rebelle, ni sunnite, ni franchement chiite, que l’armée turque poursuit aujourd’hui le plus systématiquement sa politique de déportation de populations -- avec l’objectif d”assécher le marais” dans lequel évolue naturellement une guérilla. Pertek est une petite ville nouvelle construite à flanc de montagne, sur la rive du fleuve Murat, où les autorités ont pris le soin de transplanter, pierre à pierre, trois mosquées anciennes de l’ancienne ville de Pertek, aujourd’hui sous les eaux, à la suite de la construction en 1974 du barrage de Keban, l’un des innombrables barrages du GAP. Mais l’attention des autorités pour la population locale s’arrête là: tous les villages des environs sont systématiquement vidés de leur population en 1994, et l’armée n’y tolère plus que la présence de quelques vieillards, qui doivent justifier tous leurs achats de vivres et de cigarettes, consignés sur une feuille visée par la gendarmerie -- de peur qu’ils n’alimentent la guérilla. La petite route qui relie Pertek à Tunceli (l’ancienne ville de Dersim) traverse, sur le plateau montagneux, l’une des régions les plus fertiles du Kurdistan: c’est aujourd’hui un véritable désert: on ne croise pas, sur environ 50 kilomètres, une seule voiture; pas âme qui vive, ni même un âne... Les champs sont en jachère, et les rares villages qui n’ont pas été détruits sont pratiquement vides. Dans le petit autobus qui assure la liaison avec la “capitale” du Dersim, le conducteur met une cassette de Shvan, le chanteur kurde qui vit en exil en Europe, et dont les compositions sont aujourd’hui tolérées. Non, les Kurdes ne sont pas vaincus, mais... Montrant les traces de fondations de maisons rasées, les champs à l’abandon, un passager qui s’exprime assez bien en allemand dit: “Regardez, ils ont tout détruit, ils ont chassé toute la population, il n’y a plus personne”. Il faut beaucoup d’obstination pour traverser le Dersim en allant de Tunceli à la grand route qui relie Erzurum à Erzinjan -- une distance de moins de 100 kilomètres: dès la sortie de Tunceli, le touriste est débarqué sans ménagement de son autobus -- “pour son bien”, lui assure-t-on, car la région, est “pleine de terroristes” et “très dangereuse”. Les quelques commerçants qui vivent encore dans les petites agglomérations s’échelonnant le long de la route et les rares camionneurs circulant entre Tunceli et Erzinjan doivent patienter des heures -- 3 à 4 heures -- avant qu’un convoi ne soit enfin formé, avec un BTR en tête, et deux automitrailleuses en queue. Après avoir parcouru 30 kilomètres, le convoi s’arrête, sans explication: très probablement parce que c’est l’heure du repas, et de la sieste, pour les militaires. Nouvel arrêt de 4 heures, et enfin le convoi s’ébranle, pour s’arrêter 20 kilomètres plus loin, à côté de Kirmizikopru. Ce village où vivaient encore 500 personnes il y a 5 ans, et qui n’en compte plus que 150, donne l’impression d’avoir été dévasté par des combats. Certaines de ses maisons sont éventrées, et n’ont plus de toit. Difficile de réaliser qu’il y avait encore 5 hôtels dans ce village très touristique pas plus tard qu’en 1992.... Les soldats, très nerveux -- deux des leurs auraient sauté sur une mine il y a 48 heures -- décident que le convoi passera la nuit sur place. À chacun de se débrouiller pour dormir, dans la cabine de son camion, ou dans sa voiture... alors que certains des commerçants kurdes du convoi habitent à Pulumur, dix kilomètres plus loin! C’est seulement à 8 heures du matin que le convoi obtient enfin l’autorisation de repartir... Peu à peu la vallée s’élargit -- et soudain, on arrive sur la grande route Erzurum-Erzinjan, dans une large vallée bordée au sud par de très hautes montagnes qui se referment sur le Dersim, un monde à part, dont certaines régions, comme celle d’Ovacik, sont totalement interdites. Combien de touristes circulant à grande vitesse sur cet axe routier qui relie Ankara aux grandes villes du nord de l’Anatolie se doutent-ils que derrière ces cimes enneigées s’étend l’une des régions les plus fermées du Kurdistan de Turquie, où l’armée exerce un pouvoir absolu à l’abri de tous les regards indiscrets? Dicle: Les bienfaits d’un barrage Gros bourg de quelque 5.000 habitants, Dicle ne retient l’attention que parce qu’il se trouve à sept kilomètres d’un barrage qui vient d’être construit sur le Tigre. Et parce que son principal problème, c’est... le manque d’eau! Les autorités affirment aux édiles du bourg que toutes les eaux retenues par le barrage doivent être utilisées pour produire de l’électricité, et qu’ils ne peuvent en détourner quelques M3 pour irriguer les plantations des paysans de Dicle -- bel exemple des retombées des barrages du GAP pour les populations locales.. Les habitants continuent d’aller chercher de l’eau à l’ancienne fontaine du village, et le maire passe son temps à recevoir des paysans qui lui reprochent de ne rien faire pour améliorer la situation. Mais la municipalité de Dicle, qui reçoit théoriquement ses revenus du gouvernement central, proportionnellement au nombre d’habitants, n’a rien reçu depuis des mois et ne peut engager les travaux d’adduction d’eau indispensables. Et les employés municipaux n’ont pas été payés depuis 16 mois! Sur le trottoir de la rue principale du bourg, des dizaines d’hommes assis sur de petits tabourets boivent un thé, en attendant que la journée s’écoule, et que le soleil les forces à aller chercher l’ombre sur le trottoir d’en face... Quelques-uns sont originaires de Dicle, mais beaucoup viennent des villages des environs, qui ont été vidés de leurs habitants: “Les soldats viennent, et disent: “Sortez des maisons”, et ils détruisent tout”, raconte l’un d’eux. Pourquoi? “Parce qu’on refuse de prendre des armes, comme gardiens de villages. Ils nous disent qu’ils ne peuvent pas construire des “karakols” (des postes de gendarmerie) partout, et ils incendient nos maisons”. Sur les 65 villages du district de Dicle, 18 ont été ainsi détruits, pratiquement tous ceux qui se trouvent dans le nord du canton, certains à quelques kilomètres seulement de Dicle. Et cette politique continue: début juillet, les militaires menaçaient de détruire deux villages dans le canton voisin, entre Hazro et Lice. Il est vrai que cette région a une tradition de résistance. C’est à Dicle -- qui s’appelait alors Piran -- qu’a été tiré le premier coup de feu de la révolte de cheikh Said, en 1925. Les militaires ne se font apparemment pas d’illusions. Récemment, au cours d’un entretien avec des responsables du village, un commandant de la gendarmerie leur a déclaré: “Vous êtes tous des terroristes, tous, les hommes, les femmes, tout le monde”! Les anecdotes rapportées par les villageois expliquent pourquoi ils ont basculé dans le camp des sympathisants du PKK: “Ils ne cessent pas de nous harceler, raconte un paysan: quand nous passons devant un de leurs postes avec un tracteur chargé de sacs de blé, ils vident les sacs sur le chemin, en disant: on vérifie juste que vous n’avez pas caché d’armes”. Les jeunes, sans travail, passent leur temps à jouer aux cartes dans les cafés, et à répondre aux convocations de la gendarmerie; exaspérés par ces interrogatoires souvent musclés, ils finissent par rejoindre la guérilla, qui dispose de camps dans la montagne, au nord du canton. Il y aurait dans le cimetière plusieurs dizaines de tombes fraîchement creusées -- pour des jeunes maquisards qui ont été abattus, et enterrés comme des chiens, sans que leurs familles puissent organiser une cérémonie religieuse. Et l’on murmure dans le village que souvent ces jeunes ont été mutilés, les gardiens de villages ramenant oreilles, nez, et autres parties du corps comme preuve de leur exploit... “Mais nous ne partirons pas d’ici, dit un ancien; notre vie a toujours été comme ça: c’était déjà comme ça pour nos grand parents; ce fut pareil pour nos parents... et ce sera comme ça pour nos enfants”! Les bonnes affaires de Dogu Bayazit Châtiés pour avoir soutenu la révolte d’Ihsan Nouri, en 1930, les habitants de Bayazit avaient été forcés d’abandonner leur ville, à flanc de montagne, au pied de la forteresse d’Ishak pacha, et de s’installer dans la ville nouvelle de Dogu Bayazit, dans la plaine -- comme les habitants de Kharpout, avaient été forcés, quelques dizaines d’années plus tôt, de descendre de leur citadelle pour s’installer dans la ville nouvelle d’El Azig... Visibles encore aujourd’hui, les ruines de la vieille ville de Bayazit rappellent, s’il en était besoin, que la politique de déportation des populations kurdes s’inscrit dans une longue histoire... À 30 kilomètres de la frontière iranienne, Dogu Bayazit est une ville dont l’armée occupe, comme dans toutes les villes du Kurdistan, comme à Van, comme à Ourfa, une superficie importante: tout un quartier du centre ville, entouré de barbelés, et surveillé par des automitrailleuses, est occupé par les HLM où résident les familles des militaires. Au nord de la ville, une immense base s’étend sur plusieurs dizaines d’hectares: des dizaines de chars, des centaines de camions y sont entreposés, visibles depuis la route qui gagne le palais d’Ishak pacha. Mais selon les Kurdes de la ville, tout ce matériel resterait au garage: contrairement à son prédécesseur, qui était un vrai “fasciste”, le nouveau général commandant la garnison serait un officier éclairé qui aurait passé un certain temps en Europe de l’Ouest avec l’OTAN, et il aurait conclu un pacte plus ou moins tacite avec les maquisards du PKK: “Si vous ne venez pas me chercher, je n’irais pas vous chercher”... L’armée occupe donc ses positions sur le mont Tendurek, mais s’est retirée des contreforts de l’Ararat. Et tout le monde peut se livrer à une activité extrêmement lucrative: l’importation d’essence, thé, et autres denrées d’Iran. “C’est simple, dit un Kurde qui ne cache pas sa satisfaction devant la bonne marche des affaires, ici nous ne connaissons que le dollar: j’importe de l’essence, en provenance de l’Azerbaidjan ou d’Ouzbekistan, qui est transportée par des camionneurs iraniens; et j’arrose tout le monde: la police, les douanes, la sécurité politique (chargée de la lutte contre le PKK), 500 dollars par ci, 500 dollars par là, et tout le monde est content”... D’autres importent du thé, et d’autres produits, en provenance de Dubail. Le mécanisme est le même: tout le monde, forces armées et PKK, en profite. “Si la situation est calme, dit un trafiquant Kurde, nous pouvons donner des vivres, des vêtements et de l’argent au PKK; par contre, s’il y a de la bagarre, les affaires s’arrêtent, et il n’y a plus d’argent”... Et la drogue? Pas chez nous, disent avec candeur tous ces Kurdes: “La drogue, elle passe par Yuksekova”.... Diyarbekir: le réceptacle de tous les malheurs du Kurdistan Inexorablement, la route nous ramène vers Diyarbekir: c’est là qu’échouent, un jour où l’autre, tous ceux qui ont été chassés par l’armée de leurs villages -- comme Sabahat, une femme de 33 ans, dont le mari a été tué en avril 1994, à côté de Sasson; deux mois plus tard, ils incendiaient sa maison, jetant Sabahat et ses 6 enfants (elle en attendait un septième) sur les routes. Relativement privilégiée, Sabahat a été recueillie par sa famille, et vit désormais à Diyarbekir dans un appartement extrêmement démuni -- mais, à la différence de milliers de familles de villageois chassés de chez eux, elle ne vit pas dans un taudis. Mais son existence est brisée, et Sabahat a les plus grandes difficultés à envoyer ses enfants à l’école. Tous les témoignages concordent: la plupart des villages ont été détruits entre 1992 et 1994.Comme le dit un Kurde avec un humour grinçant, “Ils ont tout détruit, ils sont forcés de s’arrêter”. En fait, de nombreux témoignages indiquent que cette politique de déportation continue, à un rythme moins accéléré, certes, mais elle continue: une voisine de Sabahat raconte comment sa sœur de 22 ans a été arrêtée en juin, dans son village, à deux heures de marche de Kulp, au sud de Bingol; accusée d’avoir poussé un villageois à rejoindre le PKK dans la montagne (!), elle a été emprisonnée. Deux mois après son arrestation, les gendarmes sont venus voir sa famille, et ils ont dit: “Si vous ne partez pas, on va incendier votre maison”! Terrorisée, sa famille se demandait ce qu’elle devait faire? Tout abandonner, et vivre dans la misère? Ou rester, et risquer d’être massacrée? Un rapport officiel d’une commission d’enquête du Parlement turc créée en 1997 a établi que 900 villages et 3.000 hameaux ont été “évacués” par les forces de sécurité. Selon ce rapport, le maire de Tunceli a révélé que 70 à 80 pour cent des 374 villages de son district ont été évacués! La commission d’enquête cite également un rapport de l’Union des Architectes et Ingénieurs, qui indique que la population de Diyarbekir a plus que doublé en 5 ans, et que cette ville est devenue un immense “village”, dont plus de 30 pour cent de la population est sans emploi. Alors qu’en Turquie le seuil de pauvreté se situe autour de 400 dollars, ce seuil est fixé à la baisse à 200 dollars au Kurdistan -- et de nombreuses familles survivent avec un revenu annuel de 70 à 80 dollars! La situation est aussi grave à Van, dont la population est passée de 150.000 à 600.000 habitants ou plus, selon le président de la chambre de commerce de Van... où plus de 15.000 vendeurs des rues se pressent dans les artères de la ville... Ce rapport fourmille de données intéressantes, et d’extraits d’interviews des maires des villes de l’est du pays, apportant des témoignages terribles. Mais ce que ne dit pas ce rapport, dans sa conclusion, c’est que depuis 1990 les forces armées turques sont en train de procéder à la plus grande vague de déportations que la Turquie ait connues depuis la fin des années 1930 -- avec un objectif: arracher le peuple kurde à son terroir, lui faire perdre son identité. Les Damnés du Kurdistan Jusqu’en 1993, Jemil a vécu dans son village de Liçok, à une quinzaine de kilomètres de Lice. Père de huit enfants, c’était un paysan relativement aisé: il cultivait 5 hectares de tabac, possédait un tracteur, un moulin, et des vergers. Aujourd’hui, Jemil a tout perdu. Devenu travailleur saisonnier, il erre sur les routes de Turquie: depuis qu’il a fui son village, pendant l’hiver 1993-94, il a vécu dans pas moins de sept endroits différents. Gagnant tout juste de quoi ne pas mourir de faim, lui et sa famille, c’est un pauvre hère, un de ces damnés du Kurdistan que la guerre a chassés sur les routes... Comme des millions de Kurdes, Jemil a été forcé de fuir son village par les forces de sécurité, les “special teams” en particulier, qui venaient harceler les habitants du village, les battant, brûlant deux-trois maisons pour les faire partir. Engin, 15 ans, un des fils de Jemil ayant dit: “Nous, on restera jusqu’au bout”, il fut sévèrement battu par des “gardiens de village” (miliciens kurdes, l’équivalent des harkis); souffrant d’un oedème cérébral, il dut être transporté à l’hôpital -- et pendant ce temps-là les forces de sécurité ont incendié leur maison. Aujourd’hui, le village est pratiquement vide: sur 200 habitants, il ne reste plus que deux ou trois vieux. Jemil s’installe d’abord à Diyarbekir, où il vit trois mois: de nouvelles tragédies s’abattent sur sa famille: son fils aîné, Mehmet, est abattu par un inconnu alors qu’il sortait d’une maison de thé; et un autre fils, Jahit, accusé d’être un courrier du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan), est condamné à 15 ans de prison. La famille décide alors de fuir le Kurdistan, et va à Adapazadé, à côté d’Istamboul, une région où les travailleurs saisonniers peuvent espérer gagner un peu d’argent en ramassant des fruits: Jemil, sa femme, leur fille Tshenay, et un petit garçon et une fille, y passent 50 jours. Ils vont ensuite à Manisa, puis à côté d’Adana,où ils restent trois mois: “On dormait sous des tentes, raconte Tshenay, 21 ans aujourd’hui; on ramassait des oranges”... Errant toujours sur les routes à la recherche de travail, la famille arrive à Izmir, où elle reste deux ans, vivant dans un taudis sans eau courante, survivant grâce à de petits boulots (ramassage de concombres,etc). Puis la famille déménage encore, et va à Bursa, où ils ramassent des tomates. Ayant réussi à économiser un tout petit peu d’argent, la famille retourne à Diyarbekir pendant un an: “C’était un rêve d’aller encore une fois là-bas”, raconte Tshenay. Qu’ont ils-fait là-bas? “Rien, il n’y a pas de travail à Diyarbekir”. Leurs économies épuisées, ils sont revenus à l’ouest, et vivent maintenant dans le rez-de-chaussée d’une petite maison insalubre à Istamboul. Pourquoi avoir voulu retourner à Diyarbekir? “C’est ma ville, c’est mon pays”, répond sans hésiter Tshenay; “quand je suis à Diyarbekir, je me sens chez moi; tout le monde est aimable, c’est une ville humaine, il y a de l’amour... Mais ici, à Istamboul, je me sens une étrangère”... Ayant beaucoup de charme et d’allure, Tshenay a presque l’air d’une étudiante. Mais c’est une analphabète qui n’a jamais mis les pieds dans une école! Rêve-t-elle de faire des études un jour? “On n’a pas la chance de trouver un petit morceau de pain, alors, étudier”.... Plus d’un demi-million de Kurdes errent ainsi sur les routes de Turquie, au gré des saisons, commençant à travailler en avril, désherbant les champs de coton, puis ramassant les concombres et les tomates, cueillant les noisettes, puis revenant pour ramasser le coton. Main d’œuvre corvéable à merci, payés un million de livres turques la journée (20 francs), un peu plus pour la cueillette du coton, vivant dans des gourbis de carton, ils se débattent dans une misère physique et morale qui se situe quelque part entre celle des héros de l’Angleterre pré-industrielle des romans de Dickens et celle des personnages de la Russie pré-révolutionnaire de Gorki: principales victimes, les enfants, qui dans leur grande majorité ne vont pas à l’école, parce que les parents n’ont pas les moyens d’acheter uniforme et fournitures -- mais surtout parce que pour ces familles arrachées à leur mode de vie traditionnel, les enfants constituent la principale force de travail, et souvent leur unique ressource. Parce qu’ils n’ont pas la fierté, ou la fausse honte, de leurs pères. Et aussi parce qu’ils n’ont pas le choix. Et ils se retrouvent, dès l’âge de 9-10 ans, dans les champs à ramasser des légumes ou des fruits, pendant de longues journées sans fin, sous un soleil accablant, ou dans la rue à vendre paquets de kleenex et de cigarettes ou autres bricoles, ou encore dans des ateliers de confection... Pepzi, berger de la région de Mardin, âgé de 44 ans, vit depuis 4 ans avec ses douze enfants dans un gourbi de carton et de nylon, à la lisière d’un village turc, près d’Izmir. Comme les 30 familles kurdes qui vivent à côté de lui, il a l’électricité, grâce un branchement sauvage sur la ligne qui passe à proximité. Mais pas l’eau. La famille survit en mangeant du pain, des galettes de pain confectionnées avec de la farine, la principale dépense du foyer. Accrochée à un pieu, une photo d’un jeune homme: c’est lui, Pepzi, à l’époque, pas si lointaine de sa jeunesse, quand il guidait son troupeau en jouant de la flûte dans les collines de Mardin. Emacié, souffrant d’une blessure qu’il s’est faite en chutant d’un tracteur, Pepzi montre sa barbe blanche et ses mains calleuses, et dit: “Voilà ce que la vie a fait de moi”... Ses enfants ne sont jamais allés à l’école. Seul le fils aîné sait un peu lire et écrire. Au village, au Kurdistan, il y avait une école, mais pas de maître. Et ici, pas question de les envoyer à l’école: ils doivent travailler! “Qu’est-ce que je ferais si je n’avais pas beaucoup d’enfants”? demande Pepzi, qui ajoute fièrement: “Mes grand-parents ont 580 descendants!... Des enfants, ça rapporte”.... Le bout de la route, après les champs d’Izmir et d’Adana, ce sont les bidonvilles d’Ankara et d’Istamboul. Pourquoi des millions de Kurdes échouent-ils dans ces bidonvilles avant de tenter -- une infime minorité -- le grand bond vers l’Europe de l’Ouest? Pour certains, comme Jemil et Tshenay, la réponse est claire: ils n’en peuvent plus d’errer sur les routes. Pour d’autres, c’est la présence d’une famille de parents ou d’amis qui est le facteur décisif. Pour d’autres enfin, c’est le pur hasard. Nevzat, 32 ans, originaire d’un village kurde de la région d’Erzurum, a été chassé de son village en 1989 parce qu’il refusait de devenir gardien de village. “Je ne pensais pas que j’allais rester ici”, dit Nevzat en accueillant ses visiteurs sur le porche de la petite maison qu’il a construite dans un bidonville d’Istamboul, à une vingtaine de kilomètres du centre ville, entre une usine et un échangeur de l’autoroute d’Edirne. Une maison qu’il dû reconstruire quatre fois, car elle a été détruite quatre fois par les bulldozers de la municipalité... “Autrefois, je pensais qu’on allait retourner au village, mais maintenant, je n’y crois plus”...Deux de ses cinq enfants sont nés dans ce bidonville. Nevzat a l’électricité -- un branchement sauvage sur la ligne voisine -- ce qui lui permet de regarder les émissions de MED-TV, la télévision kurde émettant depuis la Belgique et la Grande-Bretagne. Il n’y a pas d’eau: la famille vit avec des bidons remplis une fois par semaine à un camion citerne qui parfois passe sans distribuer d’eau: “Pas d’eau cette semaine”, se borne à dire le chauffeur... Les femmes lavent leur linge à une source se trouvant à quelque cinq cents mètres de là, mais cette eau n’est pas potable. Nevzat travaille dans le bâtiment. Pas pour l’Etat, mais pour des entreprises privées. Il gagne environ 2 millions de livres turques par jour (environ 40 francs) -- quand il a du travail! Depuis la fête de NowRouz (20 mars) il a travaillé 20 jours en 4 mois! “Depuis que la guerre a commencé”, ajoute Nevzat, “il n’y a pas beaucoup de travail”. De quelle guerre s’agit-il? “De la guerre contre le peuple kurde; avant, c’était seulement contre quelques personnes ciblées; mais depuis 1990 l’Etat fait la guerre à tout le peuple kurde”.... Ce commentaire, spontané, reflète la conviction de ces millions de Kurdes chassés de chez eux: l’Etat ne fait plus la guerre contre le PKK, mais contre le peuple kurde. Comment se débrouille Nevzat pour nourrir sa famille, s’il n’a pas de travail? “J’achète à l’épicerie à crédit... Mes dettes augmentent; et on ne mange que du pain et du boulgour (riz concassé): nous n’avons pas mangé de viande depuis plus de deux ans”... Ses enfants ont de la chance: ils vont à l’école. Tous les matins, ils font trois kilomètres à pied pour aller à l’école voisine. “De la chance? Oui, dit Nevzat, mais l’école, c’est aussi l’assimilation. Tous les matins mes enfants doivent réciter un poème disant: “Je suis Turc, je suis droit”... Et Nevzat, dont la dernière petite fille s’appelle Kurdistan -- mais elle a aussi un prénom turc -- se lance dans un longue discussion avec ses visiteurs: “Ici, nous subissons un grand changement de culture. On est un peu loin de la culture kurde, on a une nouvelle vie, une nouvelle culture: mes enfants ne connaissent pas le nom de leur village, ni le nom de leurs grands parents, mais ils savent des chansons turques, et ils connaissent les noms des joueurs de l’équipe turque de football. Mais ma femme, elle ne sait toujours pas parler le turc. La plupart des femmes ne parlent pas turc.” Pourquoi? “Ma femme, elle n’aime pas les Turcs, elle a eu beaucoup de problèmes à cause d’eux, ils sont responsables de nos malheurs, elle ne veut pas apprendre! Mais nos enfants, ils parlent turc à l’école et dans la rue, et kurde à la maison.” Un voisin, qui a quelques années d’école, explique pourquoi l’Etat turc chasse systématiquement les kurdes de leurs villages: “Jusqu’en 1940, ils ont cru qu’ils pouvaient noyer les révoltes kurdes -- il y en a eu 28 depuis 1923 -- dans le sang. Depuis, ils ont compris que ça ne marchait pas, et ils ont décidé de régler le problème par l’assimilation: si un peuple perd son caractère, c’est fini...On te dit: tu es turc... C’est fini! Le but de l’Etat, c’est donc de vider le Kurdistan, d’amener ses habitants à Istamboul, à Izmir, etc: pour avoir de l’argent, il faut accepter de perdre son identité... Au village, on peut faire ce qu’on veut, et en dernier ressort, on peut survivre grâce à la solidarité des voisins. Mais ici, l’Etat te dit: “OK, je vais te donner de l’argent, mais tu te tais”! Dix millions de Kurdes acceptent, mais 20 millions ne se taisent pas. Le problème, c’est un problème d’identité”... Tous les amis de Nevzat se lancent dans la conversation, et racontent leurs problèmes pour trouver du travail: “Il n’y a déjà pas de travail pour les Turcs, dit l’un, alors nous les Kurdes on ne nous donne que des emplois pénibles, sur les chantiers de voirie, ou le ramassage des ordures”. Mais comment sait-on qu’un ouvrier est Kurde? La réponse fuse: “La première chose qu’ils regardent sur notre carte d’identité, c’est, au dos, la région dont nous sommes originaires: s’ils voient Batman ou Mardin (au Kurdistan) ils nous disent: “Bon, on va te rappeler”... Et évidemment ils ne rappellent jamais”. Un chauffeur de camion raconte: “Aux contrôles, sur la route, quand ils voient sur mon permis de conduire que je suis né au Kurdistan, les gendarmes me disent: “Bon, combien de personnes as-tu tué”?... “La seule chose que ce système a réussi, dit un voisin de Nevzat, c’est de dresser les deux peuples (turc et kurde) l’un contre l’autre”. Certains habitants de ce bidonville ont-ils été tentés de gagner l’Europe de l’ouest, comme ces centaines de Kurdes qui ont réussi à gagner l’Italie sur des petits cargos il y a quelques mois, ou comme ceux qui passent clandestinement la frontière chaque jour? “Non, chez nous, ça n’existe pas, dit Nevzat: pour partir, il faut au moins 3.000 marks (environ 10.000F) par personne -- et personne, chez nous, n’a cette fortune”... Et Nevzat conclut la discussion en disant: “Si toutes les mares du Kurdistan devenaient de l’encre, / si tous ses peupliers étaient transformés en papier, / si on commençait à écrire les malheurs des Kurdes, / tout cela ne suffirait pas”... Ce reportage a été réalisé avec le concours de la Fondation France Libertés Les Photos ont été prises avec un Contax T2 (El Mundo, 19-20 de Septiembre 1998) (Al Wasat, 12-19 Octobre 1998) (Dagbladet, 26 Oktober 1998) (Frankfurter Allgemeine Zeitung, 18 November 1998) (Le Soir, 23 Novembre 1998) (Le Courrier international, N° 421, 26 Novembre 1998) (NRC Handelsblad, 28 November 1998) (The Middle East magazine, February 1999)
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