En rentrant au jour de porter le frère de l’infirmier Guédé, nous demandons au major Hardillault un peu de repos. Ce repos nous est accordé (deux ou trois heures). Nous portons, vers dix heures, encore un blessé. Au tour suivant je suis tellement fatigué que monsieur Brizard insiste pour me remplacer au brancard. Il marche pour moi avec mes camarades d’équipe, Roche, Lescure et Farran. Ils ont à essuyer un bombardement terrible près du poste dénommé Poste Messimi*. Farran reçoit une grosse motte de terre dans l’épaule. Encore un autre blessé le soir. Je puis marcher étant un peu reposé. En rentrant le sergent infirmier nous annonce que, ayant fait demande aux brancardiers divisionnaires**, nous pouvons aller nous coucher un instant. Nous dormons tous d’un sommeil très lourd. (Le ravin avait été, dans la journée, bombardé avec du gros calibre. À six heures ou sept heures du soir à cause d’une attaque faite par nous, nous avons à essuyer un bombardement. Notre sape se trouve juste dans la ligne du tir. Entre autres, deux obus tombent à moins de un mètre cinquante de l’entrée de la sape et éteignent à chaque fois notre bougie). Toutes les munitions et poudres laissées là par les Allemands brûlent faisant des flammes immenses. Heureusement nous n’avons aucun explosif dans notre abri. Le dernier obus qui avait éteint notre bougie était tombé si près que notre sape était envahie d’une fumée sentant très fort le phosphore.
L’eau se trouve à huit-dix kilomètres d’où nous sommes. Nous souffrons de la soif car le service de l’eau est mal organisé. Il faut tomber au bon moment c’est-à-dire lorsque des tonneaux d’eau arrivent au poste Messimi.
* Nom donné au poste de commandement français dans le secteur de Bouchavesnes
**Brancardiers chargés de prendre le relai des brancardiers régimentaires dans la chaîne d’évacuation des blessés.
Nous ne sommes pas dérangés avant neuf heures environ. Nous transportons, à deux équipes, les corps du commandant Guidon et du lieutenant Sérignac. Nous pouvons avoir, chez les Divisionnaires, deux poussettes avec lesquelles nous arrivons sans trop de fatigue aux cuisines. Les corps de ces officiers sont chargés sur une voiture. Nous pouvons manger un peu et boire du café aux cuisines. Nous pouvons également y remplir nos bidons d’eau. Après nous être restaurés, nous rentrons non sans nous faire bombarder de trop près. (Mr Brizard a marché avec nous pour nous relayer). Nous avons pu constater à « Messimi » les effets d’un bombardement en règle. Tous les blessés que nous avions transporté la nuit précédente et qui n’avaient pas été évacués avec assez de rapidité par les brancardiers de l’arrière ont été achevés là.
Le reste de la journée nous sommes tranquilles. Il n’y a pas de blessés. Vers sept heures du soir, bombardement du ravin où nous logeons. Nous craignons un peu non pour notre sape, car bien qu’elle soit solide, elle est très mal orientée. Nous sommes envahis encore une fois (comme la veille) par une fumée âcre. Vers dix heures on vient chercher l’équipe dont je fais partie qui est désignée pour aller au poste de secours du 2e batailllon.
Nous partons, ayant pour guide l’équipe de brancardiers du bataillon qui était venue avec un blessé. Nous n’avons pas à essuyer un fort bombardement. Nous arrivons en une vingtaine minutes à la route de Béthune* où est le poste de secours et recevons l’ordre du médecin de rester dans une sape très profonde en attendant que l’on nous demande. (1 200m des lignes) Cette route de Béthune est bombardée d’une façon effroyable et sans arrêt. Nous nous installons au fond de cette sape pour dormir, mais les détonations, les éboulements, les gaz dégagés par les obus nous en empêchent. Vers cinq heures du matin, nous sommes demandés pour porter un blessé (lieutenant Bury) au poste de secours. Nous rentrons sans encombre et sans être bombardés. Nous nous couchons et dormons toute la matinée.
* Route reliant Péronne à Arras et le long de laquelle se situe la ligne de front lors de l’offensive française dans le secteur de Bouchavesnes-Rancourt en septembre 1916
Nous dormons la matinée, mangeons à midi, déblayons un peu l’entrée de notre sape réduite pendant notre absence par un obus. Nous nous reposons la journée. Àla nuit, autour de dix heures, nous sommes demandés pour aller chercher les blessés au poste de secours du 3e bataillon. La nuit est plus noire que de coutume. Nous sommes encore bombardés de près par des « 210 ». Il y a trois voyages à faire de ce bataillon jusqu’au poste de Messini. Les deux derniers voyages se font par la pluie. Le sol est extrêmement glissant (un de nos blessés pesait cent kilos).
Nous rentrons avant le lever du jour et nous couchons. Nous suspendons dans notre sape nos capotes trempées. Nous dormons tard dans la matinée, puis je vais toucher mes distributions. Notre pain est imbibé d’eau et couvert de boue. La viande est dans un bouteillon que personne n’a eu soin de couvrir pour la préserver de la pluie. Nous mangeons cependant de très bon appétit et buvons notre café froid (nous ne pouvons rien manger ni boire de chaud). Vers neuf ou dix heures du soir, rassemblement de la musique. 4 équipes sont désignées pour aller porter des munitions aux deux bataillons qui sont en ligne. Nous nous mettons en route pour le 2e bataillon avec un cycliste comme guide. Nous marchons avec grande peine dans la nuit noire et dans la boue collante. Notre charge est d’environ soixante kilos que nous portons à trois en nous relayant. Nous avançons avec une lenteur extraordinaire. Notre agent de liaison qui nous servait de guide nous quitte à un moment pour reconnaître s’il était dans le bon chemin. Nous avons le malheur de ne plus le retrouver, alors nous marchons au hasard. Nous arrivons à proximité de la route de Béthune, bombardée sans interruption. Nous sommes perdus avec notre tambour major et pris sous un feu d’artillerie. Nous abandonnons nos caisses de grenades et nous couchons dans des trous d’obus. Nous restons couchés là bien plus d’une heure non sans y recevoir des éclats arrivant heureusement sans trop de force. Farran en reçoit un qui fait une grosse bosse à son casque ; moi-même j’en reçois un sur ma botte et bien d’autres camarades sont touchés sans être blessés. Nous prenons enfin nos caisses à un moment d’accalmie et avons le bonheur de trouver le sentier allant au poste de secours. Nous entrons dans la sape du docteur Ravinat et sommes renseignés par lui de l’endroit où nous devons porter nos grenades. Nous reprenons notre voyage après avoir laissé passer un nouveau bombardement de la route et arrivons sans encombre au poste de commandement. Nous trouvons un chemin très direct pour revenir à notre ravin. Là une nouvelle corvée nous attend pour le 3e bataillon (cartouches et grenades). Il est minuit et demi déjà. La lune nous éclaire un peu. Après avoir cherché de l’eau sans en trouver une goutte nous partons avec un guide. Nous arrivons sans encombre au but situé à environ cinq cents mètres au-delà de la route de Béthune, c’est-à-dire très près de l’ennemi. Nous nous couchons vers trois heures après avoir cassé la croûte. Il nous est interdit de prendre même un quart d’eau aux tonneaux laissés à la garde du sergent sapeur.
Nous mangeons vers dix heures. Nous avions touché un morceau de viande et du pain ; un litre de café et deux litres de vin pour quatre ; et pour vingt-quatre heures. Nous ne marchons pas de la journée. À la tombée de la nuit, une corvée de musiciens va porter des grenades au poste de commandement du 2e bataillon. Nous ne sommes pas trop bombardés dans notre ravin.
Le ravin est bombardé sans arrêt toute la matinée à partir de sept heures et demi. L’équipe qui loge dans la sape voisine vient se réfugier chez nous car nous sommes plus en sécurité. Les distributions n’étant pas arrivées, nous mangeons sur nos réserves personnelles. A midi, monsieur Gasc rassemble la musique pour aller porter des munitions aux bataillons. Il y a dans le ravin un tir de barrage épouvantable. Nous prenons là les caisses de grenades. Avant que nous nous mettions en route, nous recevons très près de nous des obus de tous calibres qui nous éclaboussent de terre. La moitié de la musique marche avec Mr Gasc (2e bataillon). L’autre moitié, dont je suis marche avec monsieur Brizard (3e bataillon) non sans beaucoup de fatigue. Nous arrivons au poste de commandement du 3e bataillon. Nous marchons à découvert dans des endroits où nous sommes en vue de l’ennemi. Trois ou quatre musiciens sont envoyés à chaque compagnie pour porter les munitions en première ligne. De retour, nous rapportons des tonneaux vides. Nous passons par le poste du colonel où nous tombons encore en plein bombardement. Enfin nous rentrons au ravin de l’Aiguille toujours bombardé. Une deuxième corvée part pour le 2e bataillon. Ce soir, mon équipe est désignée pour aller à la disposition du médecin Aubert au 3e bataillon. Nous partons à six heures. Nous sommes encore bombardés. Je reçois quelques éclats sans force dans le dos. Après avoir attendu un peu de calme pour sortir, nous emmenons le caporal brancardier Nattan blessé au pied. Nous avons énormément de peine pour marcher dans la terre labourée par les obus qui colle aux pieds. Nous accompagnons ce camarade jusqu’à la Division et le recommandons aux médecins. Nous nous arrêtons en rentrant à une cuisine du génie pendant que Roche et Farran cherchaient de l’eau. Les cuisiniers nous donnent un peu de pain et du fromage que nous mangeons de grand appétit. Nous pouvons aussi boire de l’eau à notre soif. Mes amis ne peuvent pas obtenir que l’on remplisse leurs bidons d’eau. Ils la volent donc à un gros tonneau de quatre cents litres. Nous revenons dans la direction des Divisionnaires un peu restaurés, prenons un brancard sur lequel un blessé venait de mourir et nous rendons au poste de secours du 3e bataillon. Là, nous attendaient six blessés. Nous repartons après quinze minutes de pause. Nous arrivons avec un mal inouï aux divisionnaires. Pour revenir, nous nous perdons dans la nuit mais heureusement reconnaissons notre chemin à quelques arbres. Je suis si fatigué que je m’appuie à Roche pour arriver au poste de secours. Nous demandons à monsieur Aubert de nous reposer. Permission qui nous est accordée. Nous nous couchons non sans avoir fait un bon petit repas avec les aliments abandonnés à une pièce d’artillerie repérée.