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Thème du trimestre :
Miss
SMALLEY Bouy |
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Thème: | |
- Miss SMALLEY -1914/1918 - Bouy | |
- Carnet de guerre du soldat Devaux - Septembre - Octobre 1915 - Tahure | |
- J'avais 11 ans en 1914 -Suite- juin15 - aout 20 - Sommepy | |
- J'avais 11 ans en 1914 - Août 14 - juin15 - Sommepy | |
- Froc et Epée - 25 septembre 1915 - Ville sur Tourbe | |
- Médecin militaire - Front de Champagne - année 1917 | |
- Guillaume Apollinaire - Front de Champagne - année 1915 | |
- Face aux Boches - Wargemoulin 5 décembre 1914 | |
- Louise Anna DAVIOT - Infirmière - Vouziers Novembre 1918 |
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- La Légion Etrangère sur le front de Champagne - 1914/1917 | |
- La Sonnerie Aux Morts - Arc de Triomphe le 14 juillet 1932 - | |
- Jazz à la 4è Armée - Champagne 1917 / 1918 - | |
- Le retour au pays de Pol PERSON -17 juin 1917- St Hilaire le Gd - | |
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- L'attaque du Zouave Louis BAC -25 septembre 1915- |
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- L'évacuation par Mme Jesson -août 1915- |
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- Nous étions les "SACRIFIES" par le Capitaine Agostini -Juillet 1918- |
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- Extrait de Paroles d'un revenant de Jacques
D'Arnoux |
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- Contes véridiques -hivers 1915, le Bois Sabot 15RI |
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- Au Front de Champagne: par Frédéric JAPP -La Butte du Mesnil |
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- Les Canonniers-Marins -1915 / 1918 - |
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- Lettres du soldat Theurey -dec 15 / avril 16, La Main de Massiges |
- Le sergent Pascal Dubois du 259 RI secteur de Verdun -août 1914 à mars 1919 | |
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- Paul Doncoeur Aumônier du 35e et du 42e -Les Wacques (Souain) -sept 1915 |
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Extrait des " CONTES VERIDIQUES "
Bois Sabot |
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La nuit était mauvaise. Le "marmitage" n'avait pas cessé un intant, et les Allemands envoyaient sur nos tranchées de première ligne toute la gamme de leurs projectiles, mais sans grand dommage pour nous.
En vue d'une attaque qui aurait pu se déclencher au petit jour, tout le monde était sur pied et avait l'oeil: l'ennemi pouvait venir, il serait bien reçu!
Dans sa cagna, le sous-Lieutenant Hugue Lemaître dégustait un café qui avait laissé toute sa chaleur dans les trois ou quatre kilomètres qu'il avait du parcourir depuis les cuisines roulantes. Enfin, tel qu'il était et additionné d'un peu de " gnole "! Il faisait du bien quand même. Un nègre (c'est ainsi que les troupiers, dans leur langage imagé, appellent les obus à fumée noire) vint éclater si près de l'abri que la charpente en fut toute secouée. Tas de salauds ! Ils ne peuvent même pas nous laisser boire notre jus tranquillement: hurla Boiry, un des hommes de liaison. Son quart vidé, il sortit, et, bondissant à son créneau, il tira quelques coups de fusil sur la tranchée allemande, histoire de se détendre les nerfs.
Hugues Lemaître était un solide gas de trente
ans. Ce n'était pas un officier de carrière. Petit industriel
dans une ville fumeuse et active du Nord de la France, il avait.quitté
comme tant d'autres tout ce qu'il aimait, le premier jour de la mobilisation.
Il n'avait alors, sur les manches de sa capote, que les modestes galons de sergent.
Som régiment avait vécu des heures glorieuses et terribles. Il
avait connu le choc de Charleroi, les étapes douloureuses d'une retraite
savamment combinée, le sublime élan de la Marne Lemaître
disait parfois, en riant:
-Quant on a passé par-là sans y rester, on est vacciné
contre la mort:
Au milieu de tant de dangers, gaiement affrontés,
il avait gagné le grade d'adjudant, puis le liséré d'or
de sous-lieutenant. Sa haine pour les Allemands ne désarmait point. N'avait-il
pas, là-bas, en pays envahi, tout ce qui lui était cher? Sa femme,
sa petite fille toute sa raison de vivre ! Et, au cours des assauts, cet homme,
si doux et si calme d'ordinaire, devainait effrayant d'audace, entrainant ses
soldats avec une vigueur que que rien ne pouvait briser. Boiry s'approcha de
son chef:
-Mon lieutenant, le capitaine vous demande. >
Dans le réduit pompeusement dénommé
poste de commandement, les chefs de sections étaient réunis. Il
y avait là Burrel, un vieil adjudant farouche qui commandait la deuxième,
la première étaient çelle de Lemaître. Puis c'était
Pernis, un tout jeune saint-cyrien de la grande qui marchait à la tête
de la troisième. Enfin venait Bourdoncle, un sergent à grosse
moustache, bourru et bon enfant, hëroique et simple, qui présidait
aux destinnées de la quatrième. Le capitaihe Berthier avait sa
physionomie grave et décidée des grands jours. En mâchonnant
son éternelle cigarette, il agitait une note de service.
-Mes amis, dit-il, je crois que ca va chauffer! D'après les instructions
que je reçois à l'instant, le bombardement que nous subissons
depuis hier soir est le prélude d'une attaque qui, vraisenlablement,
va se produireà l'aube. Prévenez votre monde. Vous, Lemaître,
si nous devons contre-attaquer, vous sortirez d'abord avec vos bonhommes Puis,
la section Burrel.
Ensuite... D'une voix calme, sans émoi apparent,
il précisa ses ordres. On se sépara. Hugues Lemaïtre rassembla
à son tour ses gradés et leur indiqua la marche à suivre.
S'adressant à un sergent, il dit:
-Si je tombe, Leblanc, vous prendrez le commandement. Si vous tombez à
votre tour, ce sera Poirel. Ensuite, à la grace de, Dieu ! Chacun fera
son devoir, j'en suis certain.
Leblanc un peu pâle, reprit:
-Mon lieutenant. Nous en avons vu d'autres: Nous en reviendrons ! Et Le maître,
lui posant amicalement la main sur l'épaule, ajouta:
-C'est vrai, mon brave: Nous avons vu de fichus quarts d'heure ensemble! Mais
prévoir ne fait pas mourir... Maintenant, chacun à son poste!
..
Le jour vint, un jour glacial de novembre. La brume, dans ce coin de Champagne aride et dévasté, s'accrochait aux squelettes mutilés des arbres comme des lambeaux de mousseline sale. De larges gouttes d'eau tombèrent. A chaque créneau un homme était posté, le doigt sur la détente du fusil. Dans la lumière trouble, des taches noires apparurent ça et là sur le sol: des cadavres…
Hugues Lemaître allait et venait le long du secteur
qu'il avait à défendre. Boiry rappliqua au pas de course.
-Mon lieutenant, le capitaine vous fait dire que des mouvements insolites sont
signalés chez l'ennemi, à la corne Est du bois 140. A la gauche
de la section Bourdoncle, une mitrailleuse francaise lacha une bande d'essai.
Leblanc se tourna vers son officier:
-Mon lieutenant, j'aperçois des formes vagues qui glissent vers nous!
A la jumelle, Lemaître reconnut la véracité
du fait. A soixante mètres de nos fils de fer, des Allemands rampaient,
parmi les herbes et les branches brisées. Boiry repartit, toujours courant,
porter la nouvelle au commandant de compagnie. On attendit. Le bornbardement,
qui était ralenti depuis une demi-heure, cesse brusquement. A voix base,
très maître de soi, le sous-lieutenant ordonna:
-Feu à volonté à mon coup de sifflet seulement:
De bouche en bouche l'ordre passa. On distinguait parfaitement
maintenant les silhouettes des allemands. Trois ou quatre d'abord, puis dix,
puis cent puis l'effectif d'une compagnie, davantape peut-être. Parfois
une tête surgissaiti puis plongeait à noveau dans les broussailles.
La tranchée francaise demeurait muette, et il était impossible
à l'ennemi de savoir si l'alarme avait été donnée.
A vingt mètres du réseau barbelé, un guttural " Hoch !
" retenti et la horde vociférante des Bavarois se précipita à
l'assaut. Au même instant, le sifflet de Lemaître déchira
l'air, sergents et caporaux hurlèrent:
-Feu A volonté! ..
Et; dans le fracas d'une fusillade infernale, les premiers rangs des assaillants s'écroulèrent. Il y eut un flottement dans l'attaque. Mais les suivants s'étaient ressaisis et chargeaient à nouveau. Une salve plus meurtrière que la première, car les mitrailleuses tiraient à la cadence rapide, fit une ligne de cadavres.
Des mourants, des morts, restaient accrochés aux
ronces artificielles, ils avaient des allures de pantins brisés. Au même
instant notre artillerie déclenchait un tir de.barrage. Les Bavarois
s'étaient arrêtés et, tant.bien que mal, tiraient sur la
tranchée, dont le parapet était criblé de balles. Lemaître
cria, dans le tumulte assourdissant :
-Lancez les grenades.
L'éclatement des projectiles provoqua une débandade
parmi les assaillants. Ceux qui se levèrent furent fauchés, d'autres
jetèrent leurs armes dans un " kamarade " affolé. Une poignée
se rangea autour d'un officier dont la tête rousse était coiffée
du casque à pointe. Alors, revolver d'une main et sabre de l'autre, le
sous-lieutenant Hugues Lemaître se dressa et, terrible, d'une voix formidable,
sa voix des jours de grande lutte, il tonna :
- En avant: ...A la baïonnette !
Le petit groupe d'allemands ne pesa pas lourd dans la tempête. Mais déjà derrière arrivait un nouveau contingent. Nos obus avaient fait de larges coupes, mais les rangs se reformaient et leur masse accélèrait. Sa marche au chant: " Die Wacht am Rhein ". Ils avaient des gestes d'automates et des yeux de fous, des yeux d'hommes ivres que l'on avait grisés afin de les envoyer à la mort. C'était le corps à corps. Leblanc, aux prises avec grand diable qui le dominait de toute la tête, perça son adversaire à la hauteur du coeur. Poirel, atteint d'une balle au ventre, eut encore la force de se redresser pour jeter un suprême cri de: Vive la France! Avant de retomber pour toujours.
Lemaître menait la danse. Passant auprès d'un entonnoir d'obus, il ne fit pas ettention à deux Allemands blessés qui s'y étaient blottis. Il n'avait pas fait trois pas qu'un cri de Boiry: " Attention, mon lieutenant ! " lui fit faire un bond sur la gauche, une grenade lui frôla l'épaule. C'était l'un des Allemands blessés qui tentait de l'assassiner par derrière. Il n'avait pas eu le temps de se rendre compte du fait que le mauser d'un lieutenant ennemi était braqué vers lui. D'un coup de sabre instinctif, il écarta l'arme et sa lame vint s'enfoncer dans la carotide de l'assaillant, qui s'écroula pendant que, giclant de la blessure, le sang allait souiller le ruban noir et blanc de sa croix de fer... Hugues recut une rafale de mitrailleuse dans l'épaule dont la violence du choc le fit tournoyer sur lui-même. Il voulut se raidir contre la douleur, il lui semblait que son sang coulait à flots. En av…..! Il ne put achever et tomba.
Les Français, trop peu nombreux, avaient du se replier. Emporter les blessés et les morts, il n'y fallait pas songer, tant les mitrailleuses faisaient rage. Au reste, nos pertes étaient légères, comparées à celles de l'ennemi. La journée fut marquée par une fusillade nourrie de part et d'autre. Leblanc, qui, suivant les instructions de son officier, avait pris le commandement de la section, fit un appel des survivants et en rendit compte au capitaine. On répara provisoiremant les parties des tranchées boubersées au cours de l'attaque, on suivit, dans le ciel gris, les évolutions d'un aéroplane qui réglait le tir d'une batterie de 120 long, sans souci des flocons blancs dont l'entourait l'éclatement des " schrapnels ".
Là-bas, à quelques trente mètres de la ligne allemande, Hugues Lemaître, après plusieurs heures, sortit de son évanouissement. Dans sa tête alourdie, il perceveit des élancements aigus et ses oreilles bourdonnaient, sa vue était trouble…Où était-il ? Il ne savait pas : un grand trou noir était dans sa mémoire. Il voulut remuer, se soulever, comprendre... Une douleur atroce lui mordit l'épaule. Il se rappelait... Il était blessé! Depuis combien de temps? Qu'étaient devenus ses hommes? ... Problèmes insolubles pour lui! Le sang avait cessé de couler, mais il avait, en séchant collé la chemise sur la plaie, et cela provoquait des tiraillements affreux. Une balle allemande siffla très près. Un guetteur s'était dit: " Tiens: Un Français qui remue encore! " et en bon adepte de la kulture, il s'acharnait après cet adversaire tombé qui était peutêtre un mourant! Le soir descendait et la brume revenait, glissant sur le champ de bataille, pareille à un immense linceul. Des blessés dans l'ombre s'agitèrent. Monotone, déchirante, la plainte oppressée d'un agonisant s'éleva, couverte par instants par la voix des Canons. Puis ce fut le silence, ce silence angoissant et lourd des fins de combat...
Des heures passèrent. Engourdi par le froid et par la souffrance le sous-lieutenant Lemaître n'avait plus la notion exacte des choses. Ainsi qu'en un rève, l'image de sa femme et de sa petite fille lui apparaissait. Oh! comme il était loin de la guerre! Les toits rouges des petites maisons flamandes étaient devant lui; l'usine, dont la cheminée crachait des tourbillons de fumée, bourdonnait d'une activité fiévreuse de ruche... Visions de paix! Visions d'un irrémédiablement envolé peut-être ! Une branche craque, des pas lourds ébrenlent le sol: c'est une patrouille allermande. Oh: pas une patrouille destinée à reconnaître un terrain ou une position: Une patrouille dont le but n'est pas dangereux, mais profondement ignoble: détrousser les cadavres! Un officier la commande, cette patrouille de vampires, un de ces hobereaux pleins de morgue dont la douce Allemagne a le monopole. Il ne vient pas pour ce treître! Il cherche des souvenirs! S'il y a une nuance dans la forme, il n'y en a pas dans le fond. Et puis que lui importe? La civilisation allemande excuse tout. Sous la pression d'une patte brutale, Hugues entrouvre les yeux et frissonne. La lune, qui troue le rideau de brouillard, lui montre la figure grimaçante et hargneuse du voleur. Et la voix lourdement ironique du hauptmann profère: Ach: II n'est pas mort ce con de Français: Un coup de revolver et le sous-lieutenant Hugues Lemaître, blessé à nouveau, perd toute connaissance, pendant que l'affreuse bande s'éloigne avec des ricanements satisfaits.
Et maintenant voici la fin de cette très véridique histoire.C'est à titre de témoin que je vais vous la narrer.. Le sous-lieutenant Lemaître ne mourut pas. Quelques heures après le lache attentat dont il avait été victime, quatre hommes commandés par le sergent Leblanc sortirent de la tranchée dans le but de rechercher le cadavre de leur officier et de lui rendre les derniers devoirs. Au prix de mille dangers ils le découvrirent et purent l'emporter sans être inquiétés. Grande fut leur surprise en constatant que leur chef respirait encore. Le capitaine Berthier, aussitôt mis au courant, fit emporter son subordonné par les brancardiers. Pensé sommairement au poste de secours, Hugues fut conduit à Suippes, à l'ambulance divisionnaire. Une piqure antitétanique lui fut faite et un train sanitaire l'emena vers Paris. Soigné dans la clinique du célèbre professeur T, de l'Académie de Médecine, il fut de longs jours entre la vie et la mort. Si la blessure reçue au combat était grave, le sommet d'un poumon était perforé, la balle du capitaine Bavarois avait glissé sur les côtes, produisant une plaie longue mais peu dangereuse.Comme il entrait en convalescence, il reçut une lettre de Leblanc.
Le brave sous-officier disait ceci, en substance:" Mon lieutenant, nous avons attaqué les Allemands hier dans la journée et nous avons été assez heureux pour prendre leur tranchée. L'affaire a été chaude. Le pauvre Boiry est tombé en brave, comme il a vécu. A la place où vous aviez été blessé, j'ai trouvé un petit portefeuille de cuir fauve. Il contenait diverses lettres, écrites en allemand, que j'ai remises au capitaine Berthier. Il y avait aussi dans l'une des poches, une carte de visite:KARL VON KALTENHAYN Munich C'est surement le nom du lache qui a tenté de vous achever. Recevez, mon lieutenant, etc… "
Deux mois plus tard, Hugues Lemaître rejoigneit sa
companie, à laquelle je venais précisement d'être affecté.
La légion d'honneur et la croix de guerre avec palme ornaient sa poitrine.
Nous fûmes bientôt les meilleurs amis du monde. Un jour, dans un
cantonnement de repos, des prisonniers allemands allaient défiler. Nos
poilus faisalent la haie en grillant des cigarettes. Bientôt, encadré
par des cavaliers, le morne troupeau apparut au bout de la rue principlie du
bourg: Tout le groupe s'arrêta sur la place de l'église. Les officiers,
hautains et durs, affichaient pour leurs hommes un suprême dédain.
Tout à coup je vis Lemaître sauter à la gorge d'un des gradés
ennemis. L'autre devint d'une pâleur affreuse, pendant que notre ami le
secouait violemment en criant:
- je te tiens, Karl von Kaltenhayn!
A demi-étranglé, l'Allemand articula péniblement
:
- Ya !...Alors Hugues, lui montrant le petit portefeuille de cuir fauve s'écria
:
- Canaille: Et ceci, le reconnais-tu?
Aphone soudain, le hauptmann opina d'un geste. Lemaître,
d'une violente bourrade, poussa son ennemi au mur, et froidement il le mit en
joue avec son browning... L'autre, sous l'empire d'une peur sans nom, grimaçait
son hideux visage verdi par la haine et l'épouvante. Il y eut une seconde
de silence effrayant. Brusquement Hugues baissa son arme, et rendu livide aussi
par l'effort surhumain qu'il faisait pour se contenir, il dit d'une voix calme
en désignant le sinistre Bavarois:
- Enmenez-le; Moi je ne suis un assassin!
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PAROLES D'UN REVENANT
"Le Rève Brisé" |
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15 septembre 1915. - Dans les tranchées situées au nord-est de Perthes-les-Hurlus.
Le lieu où tu te trouves est une terre sainte.
L'aurore se lève sur les charniers de Perthes-les-Hurlus: tranchées légendaires aux parois humaines où les morts abritent les vivants, séjour de pestilence, hérissé de croix, submergé de fumée où l'écroulement des bombes est éternel. Ces croix déchiquetées, sans cesse arrachées, sans cesse replantées dans les mêmes parapets, racontent les carnages de février. Sous un morceau de képi rouge, je lis à voix basse : " Ici reposent 12 soldats du 10è régiment. Respectez cette place. " Tout à côté : " Ici reposent 15 braves du 11è régiment. Respectez cette place. " " Ici 3 officiers... ", illisible. Beaucoup d'autres épitaphes effacées...
Je m'avance lentement, et tout le long du fossé putride creusé à travers ces fosses communes, je vais récitant cette litanie héroïque. Des membres putréfiés, des lambeaux de capotes émergent de tous côtés : pas un pied de ce sol qui ne soit devenu sépulture. Et cette terre grasse et verdie qui cimente les cadavres est elle-même cadavéreuse.
Un avant-bras saille d'un pare-éclats. La main toute noire s'avance au milieu de la tranchée et les doigts crochus se crispent tout écartés... Plus loin une bombe, en défonçant le parados, vient d'exhumer une tête à demi scalpée qui s'écrase contre le clou d'un brodequin. Je m'approche: une face immonde. Plus de narines: l'os est à jour. Les fourmis grouillent sur les gencives découvertes et dans les orbites vidées. Entre les dents rapprochées pénètrent et sortent des mouches vertes. Un poignard allemand traverse de part en part le cou charbonneux. L'extrémité, recourbée comme celle d'un cimeterre, apparaît derrière l' oreille gauche qui pend toute décollée. Au-dessus du sein droit, près de la clavicule, deux trous dans la capote jaune bleu. Ces cavités sont étroites comme celles d'un coutelas; l'ennemi a dû frapper plusieurs fois pour terrasser son adversaire... J'appelle un des miens et le prie de voiler d'une pelletée de boue l'horrifique apparition.
Parvenu au bout de la galerie macabre, j'explore le terrain: nos "défenses accessoires " sont broyées. Plus de réseaux barbelés, plus de chevaux de frise comme dans la Somme; et les Allemands à trente pas. C'est la région des mines, des torpilles et des corps à corps. Combat de grenades, massacres au couteau, éruptions de volcans. Je passe la matinée à reconnaître mon nouveau secteur et rentre dans une bauge où fourmillent des cloportes,
17 Septembre, 20 h. 30. - Une fusillade grésille vers la gauche : on dirait des feux follets sur un cimetière. Mais la voilà qui se rapproche tout près de nous. Un barrage s'allume devant le 3è bataillon : attaque.
Nous sommes de nouveau sous l'avalanche des torpilles. Elles s'engloutissent dans ces monceaux de putréfaction et leur explosion gigantesque fait sauter avec les croix des haillons fétides et des tronçons de cadavres. Tantôt voûtées, tantôt redressés, nous les voyons jaillir dans la clarté phosphorescente. Des coups de vent méphitiques nous brûlent le visage, des effondrements nous assomment. Je cours de pare-éclats en pare-éclats, frappé par de lourds débris, glissant sur des viscosités infectes, trébuchant sur des éboulements... Projeté au sol par un coup de foudre en me relevant, je tressaille, quelqu'un m'agrippe dans le dos : la main noire.
La nuit se passe à refaire les parapets, à enfouir inlassablement les restes misérables que ces chacal déterrent aussitôt.
Enfin les bras rompus, les nerfs élimés, j' essuie mes mains gluantes, commande la relève des sentinelles et vais me reposer avec mes fossoyeurs. Écoeuré de ma bauge, je préfère la tranchée, et calant mon sac contre les brodequins d'un trépassé, j'ai dormi là tout un matin comme un cadavre...
Brusque réveil sous l' écrasement d'un minen. Un képi rouge gisait à mes pieds. Il était rempli de limon jaune et de morceaux de crane plaquée de cheveux. Je me suis rappelé avoir senti tomber sur moi un bloc de terre...
En courant vers les factionnaires, je me souille au passage à des viscères bleus qui pendent d'une crosse brisée. L'orgie des bombes ne cessait pas. Le parapet était déchiré sur une longueur de cinq mètres et les balles cinglaient la travée découverte. Dans la paroi éventrée, à travers des haillons de sacs à terre, j'aperçois deux bustes étroitement collés. Un visage livide qui semble encore vivant s'écrase sur un autre visage couleur de jais.
Je fis sur-le-champ couvrir cette horreur... mais en vain... La vision du cauchemar ne s'est pas effacée et m'a souvent rappelé le supplice antique où l'on attachait le patient blême à quelque cadavre pourri, face contre face, lèvres contre lèvres, pour les jeter ensuite dans la fosse.
Mes sentinelles sont là embusquées dans la tranchée, les yeux en l'air, guettant l'apparition des bombes. Avant de courir au point propice, quelle placidité pour toiser la mort et calculer son point d'impact ! Cependant quand les rafales se précipitent dans tous les sens j'en vois quelques-uns dont l'agitation risque d'être mortelle. Combien dans cette guerre se sont ainsi jetés sous les projectiles qui ne les cherchaient pas, ou plutôt qui les cherchaient : Dieu arracherait-il la vie pour l'avoir défendu trop impétueusement ?
Vers midi le ciel est vert. Ces blocs de pourriture sans cesse bouleversés fermentent sous le torride soleil. L'atmosphère est tellement chargée de déchiquetures putrides qu' elle semble devenue poussière de cadavre. Des haut-le-coeur nous suffoquent pendant nos repas, Le pain, la viande, le café, tout sent le cadavre, tout en est saturé. Pour ne pas respirer ces bouffées nauséabondes, qui par instant font défaillir, je fume jour et nuit du tabac anglais. Quelle robustesse nous avait donnée cette vie au grand air pour braver impunément tant de germes pernicieux ! Ce n'est pas le microbe qui fait la contagion, mais le corps de l'homme.
Minuit. - Plus de bruits souterrains. Les pionniers allemands ont quitté leurs puits, Nous attendons l'explosion d'une mine. Le lieutenant Richard passe près de moi et me dit avec un sourire flegmatique . " Il paraît que nous allons sauter. "
Elles ont passé, les nuits de la cote 141 où, paisibles spectateurs, nous regardions déflagrer les horizons dans un tonnerre de catastrophes et le ciel d' Auvilliers s'embraser d'une aurore boréal.
Ou crèvera le mystérieux volcan ?. A quelle heure ? A quelle minute la terre va-t-elle se soulever dans une tourmente de flammes ? Heures d'agonie et de vertige"...
Serons-nous engloutis au fond de la crypte que l' ennemi a creusée sous nos pieds ou bien dispersés en lambeaux sur l'immense cirque de débris ... ?