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On pourrait croire, à
première vue, que la guerre d’Algérie a contraint
les populations à l’immobilité. Ainsi en Oranie,
dès 1955, “villes indigènes“, “villages
nègres“, sont soumis à l’isolement, aux barbelés,
aux contrôles avec fouille à l’entrée comme
à la sortie. Dans les campagnes, les secteurs d’opérations
contre les maquis deviennent des zones interdites, se déplacer
pour son travail devient dangereux, ou simplement pénible: contrôles,
longues attentes, brutalités. Mais comment immobiliser le travail,
la vie, pendant des années? Plus s’accroissent les contraintes,
plus les hommes bougent. Ceux qui le peuvent émigrent à
la ville (famille éloignée, bidonville) ou à l’étranger;
la plupart des autres à partir de la 2e moitié 1957 sont
cantonnés d’autorité, le plus souvent loin de leurs
terres, dans les “villages de regroupement“.
Les officiers français de l’“Action
psychologique“ avaient lu dans Mao Tsé-tung qu’une
armée révolutionnaire doit être dans le peuple “comme
un poisson dans l’eau“. Leur conclusion: pour que les “fellaghas“
ne soient plus dans les campagnes comme un poisson dans l’eau,
enlever le peuple, le regrouper sous surveillance derrière des
barbelés, et décréter tout le terroir “zone
interdite“.
Un général déclare à une journaliste: “Quand
on a nettoyé le terrain, on est tranquille; à partir de
ce moment-là, tout ce qui se trouve devant soi, c’est du
méchant“ (France-Soir, 14 avril 1960).
En décembre 1960, taux (officiels) de population regroupée
dans l’Ouest algérien: arrondissemts de Nemours: 98 %;
Beni Saf: 37%; Marnia: 37 %; Tlemcen: 25 %; Sebdou: 63 %; Telagh: 36%;
Méchéria: pratiquement 100 %; Aïn Sefra: 44 % (Données:
Service de statistique générale de l’Algérie)
[1].
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En 1961, le nombre de regroupés en Algérie
s’élève au moins à 2 350 000, soit plus d’un
rural sur trois. Il faut y ajouter tous ceux qui se sont réfugiés
en ville ou, comme ceux que nous allons montrer, au-delà des
frontières avant l’achèvement des deux barrages:
ainsi, c’est plus de la moitié de la population des campagnes
algériennes qui a été forcée de quitter
son habitation et son lieu de travail [2].
- Progressivement la mobilité vers l’extérieur devient
impossible : c’est toute l’Algérie qui se trouve
enfermée, par deux barrages (carte: Oranie et
frontière ouest), souvent appelés “Ligne Morice“,
du nom du ministre de la Défense nationale de l’époque
[3]. En principe, c’est
pour empêcher les passages d’armes et de combattants: les
militaires s’occupent d’abord des militaires. Mais c’est
aussi le couronnement de la politique générale dont nous
venons de parler: “enfermer et punir“ les villes et villages
(à commencer par la Casbah d’Alger), les campagnes (zones
interdites, regroupements), et puis logiquement, le pays tout entier.
Travail commencé en août 1956, achevé pour l’essentiel
en 1958, mais prolongé et perfectionné jusqu’en
1960. Les deux barrages s’étendent chacun sur des étendues
gigantesques: 750 km du seul côté marocain. Réseaux
de fil de fer barbelé, sur deux à trois lignes successives;
haies électrifiées (total 1150 km côté Maroc,
dont 70 éclairés); champs de mines (2 600 km côté
Maroc; total 3,5 millions de mines), miradors, radars déclenchant
le tir automatique de canons, pistes de surveillance, etc.; largeur,
1 à 5 km selon le terrain. Soit un coût de 2 250 000 f
le km (environ 3 500 euros), pour le contribuable [4].
Pour implanter ce dispositif, et lui ménager de vastes glacis
bien dégagés, il a fallu d’abord faire évacuer
des milliers de kilomètres carrés; des dizaines de milliers
d’hommes ont ainsi perdu leurs terres et leurs troupeaux.
[1] Reproduit,
in Michel Cornaton, Les regroupements de la décolonisation
en Algérie, Paris, Éditions ouvrières, 1967
[2] P. Bourdieu, A. Sayad, Le
déracinement, éd. Minuit, 1964; Cornaton, op. cit.
[3] André Morice: “un
ministre de la Défense, dont l’entreprise familiale a une
expérience des fortifications“ (P. Viansson-Ponté,
Histoire de la République gaullienne. L’auteur
fait allusion à la participation de cette même famille,
déjà, à la construction... du “Mur de l’Atlantique“).
Le nom s’applique plutôt au barrage Est, le plus perfectionné,
doublé d’une "ligne Challe".
[4] Cf Général
J. Delmas, "La guerre d'Algérie. La défense des frontières",
Revue intern. d'Hist. militaire (76), 1997; A.-R. Voisin, Algérie,
1952-62, la guerre des frontières, 2002; H. Alleg, dir., La guerre
d’Algérie, 1981. Dès la fin de 1958 le franchissement
du barrage devient quasi impossible sans un matériel perfectionné.
En 1960 il devient exceptionnel, même pour l'ALN (cf également
M. Harbi, FLN, mythe et réalité).
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