Le Chaos : la destruction du sens
« Le XXe siècle a été celui de l’hypertrophie des Etats. Le XXIe sera peut-être celui de leur faillite.» Pour Thérèse Delpech, nous sommes dans une période de chaos, d’instabilité permanente. La fin de l’hostilité est/ouest a provoqué l’émergence de forces remettant en cause l’organisation étatique : la criminalité internationale, le trafic de drogue, le terrorisme entraînant par là même une « vulnérabilité universelle». La politique du chaos est née faisant concurrence avec la société des nations.
L’ordre contre le chaos
La dualité entre l’ordre et le chaos n’est pas nouvelle dans les jeux vidéo. Dans de nombreux RPG dont Eye of the Beholder 2 et Ultima 5, le héros doit combattre la mauvaise partie de son père qui représente le chaos (l’Ombre, la tyrannie, l’oppression, l’Enfer) pour rétablir la civilisation (cf. le travail de Pierre Bruno). Mais les représentations sont parfois plus contemporaines: dans Dog of War, vous incarnez un mercenaire tout à la fois enclin à libérer des prisonniers de guerre américains au Vietnam qu’à aider le gouvernement soviétique à récupérer des missiles volés ou à lutter contre l’apartheid. La multiplicité de ces causes laisse percer une «perte de sens» (puisque la figure du mercenaire veut qu’on ne s’affilie pas à un camp ou un autre) mais l’objectif est «un» : lutter contre le chaos pour restaurer l’ordre.
La mise en scène du chaos
La perte de sens est d’abord le fruit de l’asymétrie extrême entre le sens et la puissance. Le sens est détruit. Et la puissance se disloque, s’éparpille, se dissémine. Cette disparition du sens n’a pas qu’un effet géopolitique. Dans nos sociétés occidentales, elle affecte durablement le Projet des lumières, la croyance dans le progrès selon laquelle le monde va nécessairement vers le meilleur. Cette crainte du positivisme se traduit de manière de manière la plus extrême dans les jeux vidéo par la mise en scène du chaos : la destruction de la Civilization dans son projet positiviste greffé aujourd’hui au capitalisme mais aussi plus radicalement l’anéantissement du contrat social et des droits de l’homme.
La fin de l’ordre et le retour à l’auto-détermination des individus
Dans les jeux vidéo, ce chaos se matérialise en terme de gameplay par une lutte contre tout ce qui symbolise l’unité, l’ordre, la stabilité et la sécurité. C’est le monde providence en flammes, déstructuré, éclaté, atomisé dans lequel règne une anomie sociale permanente (destruction des règles, des structures, de l’organisation liant les individus). Le territoire du bien s’en trouve assiégé par les forces du mal, non celles que l’on combat dans Conflict Desert Storm mais par les ennemis de l’intérieur : les pauvres, les désenchantés, les nihilistes… C’est un univers détotalisé : la neutralisation sécuritaire visant à défendre aveuglement le bien en prévenant l’intrusion du mal n’a plus cours. La terreur que cette politique faisait régner n’existe plus car l’ennemi total a tout simplement disparu. La notion de mal existe-t-elle encore ? Puisque l’anomie sociale conduit à l’individualisme le plus extrême où chacun désigne son adversaire en fonction de ses motivations propres : c’est la destruction du sens puisque toutes les barrières communes (morales, éthiques, politiques) s’écroulent. Dans GTA San Andreas, le «don't blame me, blame society» proféré par le héros lors de la commission de ses infractions les plus graves sonne comme une charge cinglante envers le traitement criminalisant des problèmes sociaux opérés par les gouvernements menant des politiques sécuritaires. Autrement dit, la criminalité trouve sa source non pas dans les intentions des individus mais dans un contexte social particulier (pauvreté, chômage…), seule une solution « sociale » permettant de résoudre ce problème. Mais c’est surtout le constat exprès de l’irresponsabilité pénale et sociale. L’ordre ne peut plus être garanti par l’Etat, ce qui est la porte ouverte à l’expression des seules volontés individuelles. Le Dieu logiciel qui incarne une morale spécifique n’existe plus car l’ordre n’est plus. Place est faite à l’auto-détermination de l’individu qui peut se soustraire au schéma narratif et à un code moral auquel il ne souscrit pas nécessairement. Cela n’équivaut pas à la liberté totale puisqu’un scénario existe bien mais refuser de s’y plier ne retire pas toute substance à l’univers ludique (les villes de GTA 3 restent riches en interactions en dehors du parcours scénarisé) Dans les jeux subversifs mettant en scène le chaos, l’Etat de droit est aboli, aucun refuge «providence» n’existe, la «sûreté» est prise à défaut : nous évoluons dans un univers instable où les ennemis d’hier sont les amis d’aujourd’hui et vice versa. Dans GTA 3, vous migrez de clan à clan au rythme de vos intérêts et de ceux de vos pourvoyeurs de missions criminelles.
Le complexe militaro-industriel qui essuie un tir de barrage de la part des organisations subversives se révèle incapable de contrôler et de se réapproprier le monde providence. Dans Fallout, RPG post-apocalyptique, il est significativement représenté par la Confrérie de l’Acier, une organisation souterraine devenue minoritaire qui s’est reclue pour développer un arsenal technologique surpuissant. De manière générale, le chaos est parfaitement mis en scène dans les jeux cyberpunks comme Chaos Overlords vous plaçant à la tête d’une organisation criminelle qui doit étendre son contrôle sur un territoire fractionné et disputé par des clans rivaux. Outre que cette configuration est reproduite dans GTA 3 : toutes les manifestations de l’ordre (respect des règles de la circulation, forces de police et armée) y sont en plus ridiculisées (les manœuvres sauvages des forces de l’ordre qui écrasent les passants) et doivent être enfreintes. C’est un peu comme dire : l’Etat possède le monopole de la violence illégitime pour mieux se réapproprier avec brutalité les libertés fondamentales dont la terreur sécuritaire nous avait privées (droit d’aller et de venir, liberté d’expression…)
La contestation de la forme étatique
Les jeux subversifs contestent aussi l’unité des pensées, la centralisation politique et la concentration des pouvoirs. Republic The Revolution qui met en scène une révolution dans un Etat dictatorial né de l’éclatement de l’URSS semble imprégné d’une conception post-totalitaire de défiance envers l’Etat. Pour déloger le dictateur en place (ancien responsable de la police soviétique), on ne cherche pas fondamentalement à prendre le contrôle des institutions de l’Etat (en participant à des élections) ni à s’attirer des soutiens auprès de proches du régime, on va tenter de mobiliser la société civile en recrutant dans toutes les classes de la société (des religieux, des financiers, des leaders ouvriers) à la manière du mouvement Solidarnosc en Pologne. L’Etat est présenté sous l’angle exclusif de l’instrument d’oppression puisqu’on se doute bien que l’héros que l’on incarne va lui-même devenir dictateur (le Parti est en effet construit autour d’un leader charismatique). Republic The Revolution opère donc une lecture libérale (au sens d’Adam Smith) où la société civile évolue de manière autonome, en dehors d’un Etat Leviathan dont la place doit être à tout prix réduite pour protéger l’exercice individuel des libertés.
Le capitalisme ou le non-sens
Dans les jeux vidéo, il n’existe aucun espace entre le libéralisme politique et économique et le chaos. Hormis quelques simulations isolées conçues durant la guerre froide, aucun modèle alternatif ne peut être mis en œuvre. Dans Civilization, l’anarchie est le seul facteur susceptible d’interrompre la croissance économique qui assoie le capitalisme. L’anarchie n’est pas un mode d’organisation sociale, c’est un mode de désorganisation, ce qui ne correspond pas à sa définition théorique mais au sens commun qui correspond au chaos. Selon ce postulat, la lutte contre le capitalisme aboutirait donc à un non-sens intellectuel, à un désert total. Le communisme a été disqualifié suite à l’effondrement de l’URSS (selon l’idéologie tendant à assimiler marxisme et stalinisme), le fascisme s’est écroulé avec l’Allemagne nazie, l’idéologie libérale s’imposerait donc comme le seul horizon possible et souhaitable, en somme l’unique sens face au néant. Le choix ne s’effectuerait donc qu’entre le capitalisme et le chaos, le sens et le non-sens. A l’unité des Civilizations vouées inexorablement à la grande marche du Progrès ne répond que le morcellement décadent d’une société anomisée (GTA 3, Fallout) Puisque toutes les propositions alternatives sont effacées, la critique du capitalisme ne devrait se manifester qu’au travers du nihilisme constitutif du chaos. Elle n’est jamais constructive et débouche donc directement sur une impasse : le non-sens. Ce qui nous fait dire que le jeu vidéo est un medium post-critique. Le modèle néo-libéral est si imprégné dans les structures mentales que seul ce système fait «sens», toute proposition alternative se révélant impossible à mettre en œuvre, ce qui signifierait en somme la fin de tout événement possible. Voire plus, l’aboutissement de la pensée humaine et l’achèvement de l’Histoire telle qu’analysée par Fukuyama (dont on rappelle que la thèse fut publiée à la même période que Civilization 1).
L’anéantissement du contrat social
Le contrat social est rompu : c’est le retour à l’état de nature où l’homme est un loup pour l’homme. Le retour à l’ordre naturel est bien sûr liberticide (puisqu’en théorie, la liberté s’arrête là où commence celle d’autrui, le contrat social permettant de faire respecter cette règle). Le chaos étant l’expression du libertarisme et du nihilisme, dans les jeux «subversifs», vous ne construisez rien (Sim City), vous détruisez (State of Emergency). Vous n’organisez rien (Football Manager), vous désorganisez (Storm Over Europe).
Toutefois, si les clans de GTA 3 sèment le chaos sur l’espace public de Liberty City, ils épargnent toutefois la sphère privée et intime (on ne peut encore pas encore entrer dans les habitations). Les suburbs de The Sims composent précisément ces espaces domestiques dans lesquels les truands de GTA 3 n’entrent pas. Ces banlieues sont tout le contraire du chaos : sécurisantes (car restaurant les liens familiaux), stables, tranquilles. Pourtant, si elles constituent le dernier refuge des libertés fondamentales (le droit de propriété est bien le fondement de la société américaine), elles moins limitent pas moins les libertés réelles (au sens de Marx) en mettant en production toutes les activités de la vie privée. Le choix de celles-ci systématiquement attachées à une valeur comptable doit notamment obéir à un utilitarisme en phase avec le système économique. Par exemple, si l’ordinateur rend heureux dans les Sims, c’est aussi parce que le secteur informatique est jugé économiquement productif (et accessoirement, parce que les développeurs des Sims ont intérêt à ce qu’il le soit). The Sims promeut l’aliénation totale des individus où les chaînes ne sont plus les lois de l’Etat mais bien les contrats du capitalisme.
Wargamers
Le panorama de la cyberwar n’est pas monolithique mais constitue plutôt un espace fractionné par des tensions multiples : guerre propre contre guerre totale, universalisme contre différentialisme, le sens face au chaos dont les représentations tantôt se recoupent ou entrent en conflit. Dans chaque cas, la détermination de la guerre, du rapport à l’Autre, à la vie et à la mort n’est pas le même. Néanmoins, comme nous l’avons vu, la guerre propre et le chaos constituent à leur façon une guerre totale contre les hommes et leurs libertés, l’un du fait de la terreur préventive qu’il met en oeuvre, l’autre par l’anéantissement radical du contrat social. La cyberwar est en tout cas floue, illimitée et permanente : les joueurs sont perpétuellement en guerre, pas seulement parce que les jeux de guerre constituent une part écrasante du paysage ludique mais aussi parce qu’il y a toujours un ennemi virtuel à combattre nouvellement désigné : des êtres maléfiques, un dirigeant fantoche, des terroristes impitoyables, la cyberwar étant avant tout la vitrine de l’irrésistible entreprise d’auto-destruction humaine.
Sources :
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