La liberté de la presse en Algérie En trompe l’oeilDjamaldine Benchenouf, octobre 2005 « Il est incontestable que la plupart des patrons de presse sont soit des auxiliaires, soit des otages du pouvoir. » Salima GHEZALI Depuis quelques mois, comme par un tacite accord, les journalistes Algériens et plus particulièrement les patrons de presse, ne disent plus "presse indépendante" mais "presse privée". Ils se sont délestés d'un qualificatif un peu lourd à porter mais qu'ils n'en revendiquaient pas moins avec une pathétique obstination. Cette mutation sémantique est pourtant significative. Les forces qui avaient émergé à la faveur de l’interruption du processus électoral en 1992 et qui avaient trouvé dans la presse « indépendante » un allié de choix, qui l’ont conditionné et qui l’ont utilisée, sont aujourd’hui en phase de recomposition. Ou de décomposition. Celles qui émergent depuis l’élection et surtout la réélection du président Bouteflika, ont dorénavant la main. Elles procèdent d’autorité à une redistribution des cartes. La presse privée est sommée, toujours de façon brutale, de revoir sa copie et de témoigner au clan présidentiel, la même déférence et surtout la même réserve que celle qu’elle observe à l’endroit des généraux. Elle qui s’était, dans sa majorité et à des degrés divers, engagée contre la réélection de Bouteflika et pour le candidat Benflis, n’ose pas avouer qu’elle a été trompée par ses commanditaires galonnés. Ceux-ci, qui en avaient fait leur principale machine de guerre contre la réélection du président sortant, lui avaient donné l’assurance que Benflis serait élu. Certains patrons de presse, prudents, ont préféré ne pas insulter l’avenir. D’autres, par contre, se sont jetés tout entiers dans la bataille. Toute la corporation connaît l’exemple de quotidien francophone, le deuxième du pays, qui avait été embrigadé du jour au lendemain dans la lutte sourde pour la « bénédiction » de celui qui devait devenir le président de la République. Le staff et la ligne éditoriale furent réaménagés en deux temps, trois mouvements. Les journalistes de la rédaction centrale s’opposèrent farouchement au parachutage du nouveau directeur et menacèrent de démissionner en bloc. Le propriétaire du journal, richissime homme d’affaires, se présenta au siège et asséna aux frondeurs qu’il avait donné sa parole, que sa décision était irrévocable et qu’il ne cèderait pas au chantage de la démission collective. En l’espace de quelques jours seulement, le journal entra en guerre. Sur un ton proche de l’hystérie. Le dénigrement systématique et sans nuance du clan Bouteflika devint la principale matière du journal. Jusqu’à l’écoeurement. Les sources étaient des officines qui avaient été mises en place pour fournir aux journaux « pro-Benfis » des scoops parfois sordides. La principale rubrique du journal, une page à sensation la plus lue de la presse francophone, a été des mois durant et au dam des journalistes qui avaient fait sa réputation, consacrée à cet usage presque exclusif. L’élection de Benflis semblait acquise. Mais Bouteflika réussit, à force de tactiques mais aussi de concessions, à emporter l’adhésion des généraux et à imposer sa réélection. Benflis fut lâché du jour au lendemain par ceux qui lui avaient promis un destin national. Ils ne lui accordèrent même pas la faveur d’une sortie honorable. Sa carrière politique, prometteuse, fut broyée. Tous ceux, politiques ou commis de l’Etat, qui l’avaient soutenu furent remerciés sans autre forme de procès. La mise au pas de la presse privée fit partie du deal conclu entre Bouteflika et les généraux. Le cas de Benchicou, le directeur du Matin est exemplaire de cet accord. Le ministre de l’intérieur et néanmoins ami du chef de l’Etat, avait été dénoncé dans une série d’articles du Matin comme ayant torturé un citoyen avant de le spolier d’un local commercial. L’affaire avait fait grand bruit. Après cela et parallèlement à une attaque en règle contre le clan présidentiel, Benchicou avait fait paraître en France Une imposture Algérienne, un livre pamphlétaire fourmillant de révélations gravissimes sur Bouteflika. A ce moment là, celui-ci et les généraux étaient encore à couteaux tirés. Le puissant ministre de l’intérieur avait promis, presque publiquement, qu’il jetterait Benchicou en prison et qu’il interdirait son journal. Ce qui fut fait dès que l’entente fut conclue avec la junte. Le journal fut fermé, son siège bradé aux enchères publiques pour régler partiellement des dettes et un redressement fiscal effarant. Après un procès cousu de fil blanc Benchicou qui aurait dû, dans le pire des cas, écoper d’une amende et d’une peine avec sursis, fut condamné à deux ans de prison ferme et immédiatement incarcéré. D’autres plaintes pour diffamations sont instruites contre lui et pourraient lui valoir de rester plus longtemps en prison. Le jeune et nouveau directeur de l’autre journal fut gentiment viré. Il fallait bien un fusible au puissant propriétaire. Celui-ci s’est d’ailleurs très bien tiré d’affaire et a trouvé la panacée pour se prémunir puisque contrairement à ce qui lui avait été réservé, le redressement fiscal et la mise en faillite lui furent épargnés. Le ton était donc donné. Le nouveau clan fort s’est imposé aux généraux. Ceux-ci ne sont plus les seuls décideurs. Les patrons de presse ont compris que leurs alliés de conjoncture ne peuvent plus ou ne souhaitent plus les protéger. Ils entament depuis lors un repli stratégique et adoptent un profil bas. L’unanimisme obtus autour d'une certaine idée de la presse "la plus libre du monde arabe et du tiers monde" aura vécu. En bons gestionnaires de leurs titres et de leurs statuts de nouveaux riches, certains patrons de presse ont compris qu'il allait maintenant de leur intérêt de se délester de cette image niaise, même si elle fut payante, de pourfendeurs de la dictature et de redresseurs de torts. Aujourd'hui, ils répètent à l'envi qu'une presse indépendante et réellement objective n'existe nulle part au monde et qu'il n'est pas immoral pour un média d'avoir ses propres engagements, ses ancrages et ses choix politiques. Mais ces nouvelles professions de foi suffiront elles à faire oublier des compromissions qui ont lourdement pesé sur la crise algérienne ? La presse privée est d’autant plus choquée d’être ainsi répudiée qu’elle croyait avoir mérité pour toujours une place au soleil. Elle avait, en effet joué depuis l’interruption du processus électoral un rôle extrêmement important, celui de complice actif, puisqu’en plus de passer sous silence des crimes et des manipulations abominables, d’une ampleur insoupçonnée, elle a contribué à endormir et à leurrer l’opinion internationale. C’était là le rôle dévolu surtout à la presse francophone, dont tous les titres réunis ne disposent même pas de 15% du lectorat algérien, mais qui a pourtant la prééminence, aux yeux du pouvoir, sur la presse arabophone. Celle-ci est ou n’est destinée qu’à la consommation locale. Des trésors d’imagination avaient été déployés pour parer l’une et l’autre d’une crédibilité inattaquable. Ceux qui l’ont utilisée sans compter en ont fait leur porte parole et le garant de leur honorabilité aux yeux du monde. Au moment où ils avaient ourdi et mis en œuvre une guerre contre les civils. Contre une population qui avait osé voter pour le FIS et qui continuait de lui témoigner sa sympathie. Les généraux avaient compris que la population devait être retournée toute entière contre les islamistes armés. Il y allait de leur survie. Au sens littéral du terme. Avec une froide détermination, ils mirent en œuvre une stratégie meurtrière qui consistait à infiltrer les rangs islamistes, à créer et à récupérer de nouveaux groupes particulièrement sanguinaires, comme les GIA, pour leur faire perpétrer des massacres collectifs d’une rare sauvagerie. Les journaux et la télévision avaient été investis de la mission de propager ces évènements, d’en répercuter les scènes les plus insoutenables. Les islamistes ne furent pas en reste et firent leur part de carnage. C’est tout ce que l’oligarchie attendait d’eux. Sous prétexte de sauver la République de la sauvagerie islamiste, la presse algérienne adopta une démarche totalement inféodée aux généraux. Après avoir cautionné et justifié l’interruption du processus électoral et largement contribué à la diabolisation du FIS, elle réussît la gageure de passer sous silence le massacre de dizaines de milliers de civils innocents par le pouvoir, des milliers d’enlèvements, une pratique de la torture instituée en règle généralisée de la torture, au point d’être désignée sous le vocable quasi officiel d’ « exploitation ». En février 1992, la période de flottement qui succédait à l'interruption du processus électoral a été l’occasion d’une recomposition des forces au sein des clans. Le coup d'Etat était cousu de fil blanc. Les généraux avaient décidé d'empêcher les islamistes d'accéder au pouvoir, non pour sauver la démocratie, mais parce qu'ils n'avaient pas réussi à négocier avec ceux-ci et avec Chadli, des parts du pouvoir et l'engagement qu'ils ne seraient pas inquiétés. Les islamistes étaient ivres de leur écrasante victoire. Mais ils savaient que les Algériens, toutes tendances confondues, les avait plébiscités, non seulement pour leurs discours de mosquées mais surtout parce qu'ils promettaient de juger les généraux et de rapatrier les fortunes détournées. En menaçant ouvertement ces derniers et en ne leur laissant aucun échappatoire. Les islamistes montrèrent ainsi toute leur incapacité d’adaptation à la conjoncture et à la réalité politiques. Ils se montrèrent inflexibles, promettant du haut de leurs chaires des procès retentissants. Le président Chadli jouait le jeu et déclara publiquement qu’il était prêt à cohabiter avec les islamistes. Aculés, convaincus qu'ils allaient être jetés en pâture à la foule, les généraux ont joué le tout pour le tout, sachant qu’ils allaient mettre le pays à feu et sang. Ceux qui n'étaient pas avec eux étaient contre eux. Ils mirent en branle une politique de répression d'une rare brutalité. Ils avaient battu le rappel de tous ceux dont la voix était suffisamment entendue pour couvrir le bruit de leurs exactions. Certains s'étaient lancés, à leurs côtés, dans la tourmente, en toute bonne foi, clamant que des deux maux, il fallait choisir le moindre. On parlait alors de peste et de choléra. Ce fut, comme de nombreux autres, le cas du Président Boudiaf que les généraux réussirent à piéger. Il donna à leur entreprise toute la légitimité qui lui manquait. Lorsque, plus tard, il envisagea de les écarter et de détruire le système de corruption qu’ils avaient mis en place, ils le firent assassiner de façon spectaculaire. En direct et en gros plan à la télévision. Comme une réédition de l’affaire Kennedy. Avec la même fin en queue de poisson. De nombreux intellectuels, syndicalistes, politiciens de l'"opposition" et journalistes dits indépendants furent récupérés. Il n’était pas de bon ton, voire extrêmement périlleux, d’afficher la plus timide hésitation. Celui qui n’adhérait pas à la dynamique des généraux était un traître, un pro islamiste. Toute exaction contre lui, y compris son exécution s’en trouvait justifiée. Les islamistes furent poussés inexorablement à la violence. Ce qu’ils firent avec une rare férocité. La presse"indépendante" s'impliqua totalement dans le combat pour la « sauvegarde de la République ». Un nouveau bréviaire était né. Dans une Algérie à feu et à sang, il n'y avait plus que des "forces rétrogrades et moyenâgeuses" d'un côté et les " patriotes républicains", « la famille qui avance » de l'autre. uiconque apportait la moindre nuance à ce manichéisme outrancier devenait un renégat aux yeux d'une presse hystérique et qui en faisait parfois plus que ses commanditaires n'exigeaient d'elle. Les journalistes de cette presse devinrent les ennemis à abattre pour les islamistes. Cinquante trois d’entre eux furent assassinés, de façon horrible et cinq autres ont été enlevés dans des circonstances très troubles. Certains furent égorgés sous les yeux de leurs propres enfants. Beaucoup d'entre eux, ainsi que d'autres intellectuels, artistes, syndicalistes et politiciens particulièrement estimés de la population, furent assassinés par les services de sécurité ou par des islamistes manipulés par ces derniers. Pour aviver la haine et hâter le basculement de l'opinion publique du côté du régime. Une politique de carnage et de dévastations fut froidement mise en branle et exécutée sans sourciller. Politique qui se soldera par plus de 200 000 morts selon la propre estimation du Président Bouteflika. Les crimes des terroristes islamistes seront rapportés avec un souci de détail qui confinera au macabre. L’information dite sécuritaire était dictée par les services. Certains journalistes ont été spécialisés pour cette activité. Ils rapportent des faits supposés se dérouler en zone de combat avec une précision qui laisse imaginer qu’ils étaient présents sur les lieux, qu’ils connaissent l’organisation des groupes terroristes dans leurs plus infimes détails. En fait, ils sont littéralement connectés au DRS. A un certain moment, ils ne s’en cachaient même pas et semblaient même s’en vanter. Ils sont devenus une sorte de secte dans la corporation et y sont notoirement connus. Ils jouissent de privilèges au sein de leurs rédactions respectives et sont relativement à l’abri de certains besoins, comme le logement, la voiture, un bon salaire et des entrées dans des cercles de décideurs. Des dizaines de journalistes ont ainsi été infiltrés ou retournés par le DRS. En plus de leur mission de conditionnement de l’opinion en faveur du régime, ils se prêtent à des règlements de compte entre clans. Des journalistes qui s’étaient activement engagés en toute bonne foi contre les islamistes et qui déploraient tous la perte de confrères et d’amis, étaient tiraillés entre ce qu’ils savaient des méthodes des généraux et du danger que représentaient les islamistes s’ils prenaient le pouvoir. Ils convenaient qu’il existait bien des «dépassements » mais ajoutaient qu'"on ne peut faire une guerre avec des gants blancs".C’était là, pendant la moitié des années 90 un leitmotiv récurent. Plusieurs d’entre eux et pas des moindres reviennent aujourd’hui de leurs illusions Des personnalités qui s'étaient élevés contre ces horreurs érigées en épopées guerrières seront vouées aux gémonies par cette même presse. Des représentants des ligues des droits de l'homme, comme Me Ali Yahia Abdenour et d'autres qui seront enlevés, séquestrés et même assassinés, ont été l'objet d'attaques abjectes. Ils seront insultés à longueur de colonnes, diffamés, traînés dans la boue, parfois même ouvertement menacés. Certains journalistes zélés proposeront même de les déchoir de leur nationalité algérienne. Pour avoir seulement dénoncé la torture, les exécutions sommaires, les massacres de civils et les enlèvements perpétrés par les services de sécurité ou les escadrons de la mort. La presse privée ira plus loin dans la défense de la junte en attaquant violemment les organisations non gouvernementales, comme Amnesty International et tant d’autres qui tentaient d’alerter l’opinion sur ce qui se passait réellement en Algérie. Elle mit un zèle remarquable à fustiger, des années durant, les tenants du « Qui tue qui », niant farouchement que l’armée algérienne et les services de sécurité aient la moindre responsabilité dans les massacres. Elle reconnaissait néanmoins et du bout de la plume, pour faire bonne mesure et montrer patte blanche, quelques bavures isolées. Alors que tous les Algériens savaient, à des degrés divers, que le massacre des civils n’était pas le fait des seuls islamistes. Mais la presse indépendante, républicaine, démocratique et patriote, comme elle aime à se qualifier, ira plus loin encore. Lorsque des membres de l’armée et des services de sécurité parvinrent à fuir le pays et qu’ils firent des révélations inouïes sur le rôle des généraux dans les massacres, la presse privée déclencha contre eux une campagne aveugle, un tir de barrage généralisé. Elle les accusait de toutes les ignominies. Sans leur laisser le moindre bénéfice du doute. Elle les accusa d’être des traîtres. Le lieutenant Souaidia, auteur de La sale guerre, eut droit à des dizaines d’articles, tous plus corsés les uns que les autres. Jusqu’à lui reprocher d’être manipulé et à le traiter de repris de justice agissant sous l’effet de la rancune. Des journalistes allèrent jusqu’à persécuter sa famille à Tébessa. Cette presse continua de défendre les généraux contre les accusations de crime contre l’humanité, sous l’alibi de défendre la République, même lorsque le lieutenant Colonel Samraoui apporta à son tour un témoignage bouleversant dans cette stratégie du crime collectif. Samraoui était pourtant un adjoint direct du général Smail Lamari, l’un du quarteron des décideurs militaires. Ses révélations sur le rôle des généraux dans cette guerre contre les civils sont effoyables. Pourtant, grâce au rôle que joua la presse privée algérienne, elles furent littéralement passées sous silence et n’eurent pas l’effet qu’elles auraient dû avoir. Aujourd'hui, il est question de faire passer une loi d'amnistie qui absoudra autant les terroristes islamistes que ceux en uniforme. Pour contourner toutes les prescriptions de crimes contre l'humanité, il est prévu de faire passer la loi par voie référendaire. Ce sera le peuple souverain qui pardonnera. Cette nouvelle tactique, dont la motivation principale est d’absoudre les généraux, en plus de leur permettre de couler des jours heureux et de jouir des immenses fortunes qu’ils ont amassées, est le fruit d’un deal conclu entre ces derniers et le Président Bouteflika avant sa réélection. Les généraux ont accepté de sacrifier le candidat Benflis auquel ils avaient pourtant promis la présidence et de bénir le candidat Bouteflika, si celui-ci acceptait de leur donner des garanties de ne jamais être jugés ou seulement inquiétés. L’amnistie pourrait même être étendue à une dimension financière. La cagnotte amassée à la faveur de la flambée du prix des hydrocarbures va permettre, encore une fois, d’anesthésier les consciences et d’effacer l’ardoise. La presse se montre assez timide en face de cette gravissime initiative. Il y a quelques années pourtant, lorsque des personnalités courageuses ont tenté d’initier un processus d’apaisement et de règlement pacifique de la crise, comme lors de la rencontre de San Egidio, la presse a déclenché contre eux une attaque en règle, d’une violence inouïe. Au point où ceux qui avaient osé évoquer un possible retour à la paix n’osaient même plus sortir de chez eux. Lors de cet épisode, les opérations d’intox avaient atteint leur apogée. L’Algérie fut de nouveaux déchirée entre « réconciliateurs » honnis et « éradicateurs » sauveurs. Les premiers étaient malheureusement si rares. En ces temps, les généraux avaient encore besoin de maintenir l’Algérie dans la tourmente. La situation induite par la violence leur avait permis d’ériger des fortunes colossales. Le syndrome Pinochet n’existait pas encore et ils n’avaient pas encore été inquiétés par le spectre des cours pénales internationales. Aujourd’hui qu’ils ne peuvent se rendre dans un pays européen sans craindre d’être entendus à la suite d’une plainte pour crime contre l’humanité, ils ont décidé de faire mettre en route une dynamique de grand pardon. Bizarrement, mais parce que la consigne est tombée, les éradicateurs d’hier sont devenus les plus zélés des réconciliateurs. Ils sillonnent le pays pour prêcher la réconciliation. Du coup, leurs zélateurs de la presse découvrent les vertus de la concorde et de la paix retrouvées. Ils manifestent en même temps une étonnante modération, deviennent plus critiques vis à vis d’eux mêmes, plus nuancés puisqu’ils évoquent même, quoique timidement, l’opposition des familles des victimes du terrorisme, reconnaissent des erreurs, révoquent le qualificatif de presse indépendante, mettent aujourd’hui un bémol à leurs critiques contre un chef d’Etat qui a su s’imposer aux militaires. En somme, le roi est nu. La presse privée, qui a compris avec l’affaire Benchicou, que les généraux ont accepté de la lâcher voire à l’accabler cherche ses marques et ne sait plus très bien où donner de la tête. Surtout que depuis quelques mois, sa liberté de ton en trompe l’œil ne fait plus illusion. Car jusqu’à cette croisée des chemins où se trouve aujourd’hui l’Algérie, le non initié étranger ne comprenait pas le procès qui est fait à la presse privée algérienne. Depuis la Une jusqu’aux faits divers, il n’y était question que de la dénonciation des scandales, des passe-droits, de fines analyses politiques, d’éditoriaux édifiants et de caricatures remarquables. Pour ce dernier point, il faut savoir que ces journaux ont le privilège d’avoir des caricaturistes de très grand talent et de renommée internationale. L’un d’entre eux, Dilem, croque presque chaque jour des généraux dans des postures hilarantes. En plus de ses positions courageuses et tranchées, ses bulles n’en sont pas moins géniales. On raconte qu’un général avait mis une de ces caricatures qui le représentait sous le nez d’un journaliste occidental. On l’y voyait ventru, fessu, moustachu, avec le nombril qui dépassait de la ceinture et les poils qui lui sortaient des oreilles. «Pensez vous qu’une presse aux ordres puisse représenter impunément et aussi honteusement un général qui est censé être un dictateur et un assassin ? »Dit il ! Mais la caricature mise à part, la question est de savoir s’il y a eu un seul article de fond qui fait état des graves violations des droits de l’homme ou du pillage éhonté dont se sont rendus coupables ces généraux ? La matière est pourtant largement disponible. A profusion ! Dans ce pays mis en coupe réglée, où des crimes contre l’humanité ont été commis en toute impunité et où la corruption est instituée en principe cardinal. La seule fois où cette presse s’était faite l’écho d’une attaque contre un général fut l’affaire Betchine. En fait, ce général, véritable Ubu roi, mais néanmoins ami intime du chef de l’Etat de l’époque, s’était révélé une menace pour ses pairs qu’il essayait en quelque sorte de doubler. Il tentait de s’emparer de parcelles supplémentaires du pouvoir sans les négocier avec ses comparses. Il lorgnait même du côté du fauteuil présidentiel. Un ancien journaliste, M.Boukrouh, qui avait crée un minuscule parti politique à la faveur de l’ « ouverture démocratique » fut « sollicité » pour rédiger un brûlot contre le général Betchine. Des journaux arabophones et francophones à grand tirage furent « sollicités » à leur tour pour faire paraître le brûlot. En fait, cette attaque ne fut spectaculaire que parce qu’elle dérogeait à un tabou. C’était la première fois, hormis l’affaire Belloucif qui relève d’une autre logique, qu’un général Algérien était publiquement cloué au pilori. Dans le fond, ce n’était là qu’un tir à blanc. Le général Betchine l’avait bien compris puisqu’il ne se défendra que très mollement, alors qu’il disposait d’un puissant groupe de presse et qu’il avait à sa disposition des informations accablantes sur ses adversaires. Mais il savait que cette attaque n’était qu’un avertissement et que ses confrères étaient capables du pire. Il se le tint pour dit. M. Boukrouh a été bombardé ministre. La presse privée algérienne a été créée deux années après les émeutes d'octobre 88. Les vielles méthodes du parti unique avaient fait leur temps. Partout dans le monde les systèmes autoritaires s'effondraient, laissant avec plus ou moins de bonheur la place à l'émergence du multipartisme. En Algérie, le régime sut canaliser à son avantage les aspirations populaires. En mettant lui-même en place une impressionnante façade républicaine. Les Institutions élues furent réaménagées dans la « transparence ». Une soixantaine de Partis politiques ont été crées, pratiquement du jour au lendemain, après 27 ans de parti unique. Beaucoup de publicité et de tapage médiatique ont été entretenus autour de ces nouvelles formations. our faire croire que le changement était bien réel mais aussi, de façon subliminale, pour exhiber tout le côté loufoque de la quasi-totalité de ces pseudos partis. Un show télévisuel fut donné à la population, des mois durant. On y voyait quotidiennement d’illustres inconnus, bombardés chefs de partis, se laisser aller à des diarrhées verbales et réclamer leur part de pouvoir. L’un de ces pitres, questionné sur ce qu’était son programme, répondit qu’il n’était pas dupe et qu’il ne le rendrait public que lorsque le peuple l’aura élu à la magistrature suprême. Cette incroyable anecdote et bien d’autres encore, fut transmise en direct aux téléspectateurs médusés. Au point où les Algériens ne tarderont pas à regretter le FLN, ce parti qu’ils honnissaient pourtant et dont ils avaient dévasté les sièges et les permanences dans tout le pays, en octobre 88. De la même manière, la presse algérienne "indépendante" sortira toute casquée du crâne des maîtres du pays. Tous les anciens journalistes de la presse publique pouvaient, s'ils le désiraient, jouir d'un nouveau dispositif pour créer leurs propres titres. Beaucoup, qui avaient été des plumes zélées au service du FLN et du régime, s’embarquèrent dans ce qu'ils qualifièrent assez pompeusement d’"aventure intellectuelle". Des aides substantielles leur furent accordées. Deux années de salaire, des subsides, des locaux, une assistance technique, des crédits très importants et autres facilités du genre. En peu de temps, de nombreux journaux de tout genre seront crées. Avec une facilité déconcertante pour un pays dont l’administration est parmi les plus tracassières du monde. Beaucoup d'entre eux ne tiendront pas la route. La presse "indépendante" était née. De la même manière et avec les mêmes facilités que « l’opposition » partisane qui pullulait. Les maîtres du pays avaient néanmoins mis une limite infranchissable à la fringale de libéralisation. La télévision et la radio restaient le monopole de l'Etat. Parce qu'ils savaient que c'était là leur vrai talent d'Achille. En Algérie, le taux particulièrement élevé de l'analphabétisme, environ 40%, celui très important des femmes au foyer, le faible niveau scolaire d'une grande partie de la population et la propension des Algériens à privilégier la télévision et la radio sont autant de facteurs qui ont pesé sur la stratégie des décideurs. En libéralisant la presse écrite, ils savaient qu'ils faisaient, en fait, une bien maigre concession. D'autant qu'ils prendront des dispositions pour que ce qui allait devenir aux yeux de l'opinion internationale, une liberté de ton inégalée dans les pays Arabes et du Maghreb, ne puisse jamais menacer leur main mise sur le pays. Un « dispositif de régulation », pour reprendre une terminologie de la sécurité militaire a été mis en œuvre. Les journaux ne pouvaient recourir qu’aux services exclusifs des imprimeries et de la société de diffusion de l’Etat. Pris dans le piège d’une comptabilité approximative et délibérément faussée, les journaux se retrouvent tous pris dans un lourd endettement. Convaincus qu’ils se servaient, à l’instar des classes dirigeantes, au râtelier de la rente généralisée, les patrons de presse mangent leur blé en herbe. Ils accèdent au statut de nouveaux riches. Mais ils se rendent vite compte qu’à la moindre velléité d’indépendance, leurs dettes leur sont brutalement rappelées, alors que leurs avoirs dans la société de distribution ne peuvent leur être réglées du fait d’un contentieux inextricable. C’est ainsi que selon qu’ils soient plus ou moins dociles, les journaux peuvent être absous ou contraints de mettre la clé sous le paillasson. Au nom de prétendues règles commerciales. Aucun journal, du plus petit au plus grand n’a pu se libérer d’un tel carcan. Même lorsque deux journaux privés ont réussi à se doter de leurs propres rotatives, ils ont du faire face à d’autres contraintes, comme le monopole de l’Etat sur le papier ou une foultitude d’autres tracasseries, toutes plus insurmontables les unes que les autres. Les ressources du dispositif de régulation sont ainsi inépuisables. La manne publicitaire, dont 80% est du monopole de l’Etat joue le rôle de la carotte. Elle est distribuée comme un satisfecit, aux journaux les plus « méritants ». Deux journaux appartenant à un général, très peu lus, ont bénéficié durant une longue période, de commandes publicitaires supérieures à celles des plus grands journaux du pays. Les lois et règlements qui régissent ce monopole de l’état ont connu plusieurs réaménagements, selon la nécessité à exercer plus ou moins de pression. L’état d’urgence instauré depuis février 1992 vient aussi se combiner à ces mesures et à d’autres encore, plus insidieuses. Il permet en cas de besoin, au nom de la sécurité publique, de prendre toute mesure contre un journal qui oublie de s’autocensurer. Cet hebdomadaire avait adopté une ligne qui était résolument à contre courant des directives de la junte. A une époque où la vie d’un homme n’avait aucune importance, où la violence qui avait atteint un niveau intolérable était devenu un outil de régulation politique. Contrairement à nombre de ses confrères, La Nation condamnait sans ambiguïté la violence d’où qu’elle venait. Ce journal s’était résolument engagé pour le processus de réconciliation et contre les violations des droits de l’homme. Il subira de lourdes conséquences. Suspensions, saisies, intimidations, menaces, violences physiques contre ses journalistes et finalement interdiction de paraître. Il sera surtout abandonné par ses confrères, voire même vilipendé par eux. Mais les journalistes de La Nation traverseront ces années de plomb sans jamais se renier. Après la fermeture de leur journal, certains d’entre eux qui sont restés en Algérie ont rejoint d’autres journaux francophones. Ils ont réussi néanmoins à y imposer une certaine idée de leur métier. Ils ont continué à dire, même si c’est entre les lignes, ce que leur devoir de probité exige d’eux. Comme beaucoup de leurs confrères, ils continuent de résister à leur façon, s’interdisant d’apporter la moindre caution à un régime corrompu. Ceux d’entre eux qui ont quitté le pays continuent d’éclairer l’opinion internationale sur la réalité de leur pays. La situation des correspondants locaux mérite également d’être éclairée. C’est grâce à RSF que le monde à découvert ce lumpenprolétariat du journalisme. Depuis la mort de Béliardouh et l’incarcération de Ghoul, deux journalistes dont le premier avait été poussé au suicide après avoir été enlevé, séquestré et torturé et le second jeté en prison pour avoir dénoncé des trafics à grande échelle. Les correspondants locaux avaient, jusque là, la mission de traiter à outrance des scandales qui avaient lieu dans l’arrière pays. Notamment sur les multiples réseaux mafieux dirigés par des potentats locaux. Cela donnait le change et contribuait, sans risque pour les journaux et leurs propriétaires, à donner l’illusion d’une presse très critique. Ces parrains du trafic en tout genre avaient bon dos et ne risquaient pas grand-chose de toute façon. Il arrivait même que de temps à autre l’on sacrifie un préfet par ci, un procureur général par là. C’est ainsi, que de façon récurrente, la presse privée fourmillait de révélations sur la mafia du foncier, celle du ciment, celle de la contrebande de cigarettes et autres associations de malfaiteurs. Mais tant va la cruche à l’eau ! Ces affaires juteuses ont fini par allécher des barons du régime. Les correspondants locaux qui traitent de cette matière sont donc devenus dérangeants et par conséquents une cible. Certains l’ont payé de leur vie. D’autres ont été jetés en prison dans des cabales cousues de fil blanc. Ces parents pauvres du journalisme, presque tous pigistes, sont honteusement exploités par leurs journaux respectifs. Les piges les mieux payées ne dépassent pas les mille dinars. Moins de dix euros. Ceux qui ont eu la chance d’être « permanisés » touchent un salaire mensuel qui dépasse rarement le SMIC. Beaucoup en sont réduits à recourir à des pratiques peu recommandables pour arrondir les fins de mois. Certains se laissent approcher par les autorités locales ou par des potentats de province. De diverses manières. Ceux qui continuent d’accomplir leur mission sans se censurer sont mal vus par leurs propres employeurs, puisqu’ils continuent de ne pas respecter l’obligation tacite de « réserve ». De ne pas savoir éviter les sujets dangereux. Ils sont tenus, en effet, de ne pas franchir une « ligne rouge » dont seuls les initiés connaissent les contours. Ils doivent continuer d’alimenter leur journal en révélations sur des mafias de provinces et sur les institutions locales, mais ils doivent prendre garde à ne pas déranger des trafics dont les ficelles sont tirées en haut lieu. Comme le trafic du kif à destination de l’Europe, l’exportation frauduleuse des devises étrangères, la main mise du commerce informel par la GGF (Gendarmerie Garde Frontières), le quasi monopole de prête noms de la junte avec les compagnies pétrolières étrangères dans le Sahara…etc.) Leurs articles sont d’ailleurs souvent revus, voire simplement mis à la corbeille. D’une manière générale, tous les journalistes savent que les informations qui peuvent impliquer les barons du régime ne sont pas publiables. Aujourd’hui, la presse écrite privée en Algérie est en fin de ressources. En plus d’être lâchée par ceux qui l’ont utilisée, elle a perdu la confiance de son lectorat. En dépit des graves sanctions qui sont exercées contre de nombreux journalistes et des appels à la mobilisation en leur faveur, la société algérienne reste totalement indifférente à leur sort. Le lecteur moyen, désabusé, et qui pendant les années 90 achetait au moins deux journaux par jour, ne lit plus. Il préfère les chaînes de télévision étrangères captées par satellite, françaises et moyen orientales surtout. La mévente a atteint les seuils les plus bas depuis la création de la presse privée et en dépit de la disparition de nombreux titres. Au point où la plupart des journaux n’affichent plus le nombre du tirage dans leur ours. Pourtant, certains écrits continuent de désigner la presse algérienne sous le vocable de quatrième pouvoir et de qualifier l’Armée de « grande muette ». Ce qui est dans l’un et l’autre cas, le comble de la langue de bois. Djamaldine BENCHENOUF
|
|||||
www.algeria-watch.org
|