terrain revue d'ethnologie de l'Europe

> sommaire du numéro

terrain n°19 octobre 1992 Le Feu

"Vivement la guerre qu'on se tue !"

Sur la ligne de feu en 14-18

 Texte intégral

Pères, qu’avez-vous fait à la guerre ? A écouter vos récits, à lire vos correspondances, vos carnets et mémoires, et à feuilleter vos albums de photos, il semble qu'en comparant toutes ces sources, on puisse décrire toute la vie menée dans cette zone interdite aux civils, qu'on appelle la ligne de feu ou, en argot de soldat de la Première Guerre mondiale, le rif ou la rifflette.

Tous les soldats n'y vont pas et les fantassins ridiculisent ceux qui, malgré cela, se font passer pour des combattants, les traitant de « visages pâles », « bras cassés » ou « poudre de riz ».

Entre eux, ils en parlent de manière indirecte ; ils disent « nous remontons ce soir », « là-haut », « nous allons bientôt remettre ça ». Avant d'y aller voir par eux-mêmes, ils sont amenés à croiser les initiés : « Et sur les routes, continuellement, des fourgons, des autos, des camions, des convois et des régiments minables qui en reviennent, qui y retournent » (Fraenkel 1990 : 54). Le parcours qui mène à ce lieu peut ne pas présenter de caractéristiques qui le distinguent des lieux avoisinants, tout au moins dans les premières années de la guerre. C'est incidemment, par des camarades, que Théodore Fraenkel, médecin auxiliaire devant rejoindre une ambulance à la lisière de la forêt d'Argonne, apprend qu'il se trouve près de la ligne de feu : « Il paraît que je suis sur le front, la ligne de feu étant à douze, treize kilomètres » (54).

Il est des soldats qui parlent de cette ligne de façon mystérieuse pour ceux qui ne la connaissent pas ; à les entendre, elle a tous les attributs d'une Terre promise où l'homme enfin se réalise. « Chaque soir, depuis des semaines, nous avions vu passer, devant le seuil de notre villa, les troupes de relève. Elles allaient au feu, à la mort, alors que dans une salle bien chauffée et suffisamment close, aucun souci immédiat ne nous atteignait. /.../ Chaque fois, ces allées et venues de soldats exaspéraient notre désespoir de ne plus encourir, comme eux, les risques du combat » (Kadoré 1917 : 182-183). Et, quand ce soldat, enfin, atteint la zone des combats, son enthousiasme laisse pantois les enfants et les petits-enfants des combattants des deux guerres mondiales que l'on a toujours mis en garde contre les horreurs de la guerre : « Ah ! combien la vie nous semblait incomparablement plus belle, maintenant qu'à nouveau la mort nous menaçait de plus près / et que / revenait l'espoir des franches bordées, des coups directs, de la bataille, enfin ! » (183-184). Cet officier de marine, commandant un groupe d'automobiles blindées armées de canons de 37 mm et de mitrailleuses, se souvient avec émotion, après coup, de cette vie sur la ligne de feu : « Cette vie qui jamais ne laisse le cerveau vide, qui tend les artères et fait battre plus largement le cœur » (137). Quand le groupe fut dissous en janvier 1916, la mort dans l'âme, il dut « renoncer à cette belle existence qui exalte toutes les qualités de l'âme et du cerveau » (207).

Le silence gardé par les anciens combattants sur leurs années de guerre, à l'exception de quelques anecdotes amusantes et superficielles, est justifié quelquefois par un serment exigé par l'armée, une sorte d'obligation de réserve qui les obligerait à taire ce qu'ils ont vu et fait à la guerre. Ce silence ne facilite pas l'approche descriptive de ce lieu de vie et de mort qu'est la ligne de feu ou première ligne, présentée alternativement dans les écrits produits par les soldats, comme un enfer sur terre, comme un lieu exaltant où s'accomplissent de belles actions de bravoure, version des médias de l'époque, ou encore comme une zone pittoresque, le monde des « poilus », avec son mode de vie spécifique et ses relations de forte camaraderie nouées dans les tranchées que les anciens combattants aiment tant évoquer dans leurs souvenirs. L'éloignement temporel de la Première Guerre mondiale et la disparition des derniers survivants permet peut-être aujourd'hui de confronter ces représentations contradictoires ou complémentaires, et de lever un peu le voile sur ce qu'ont bien pu faire nos ascendants à la guerre.

Sons et lumières

Sur le front, le spectacle diffère de celui que la tradition, sous le pinceau des peintres de batailles, nous avait habitués à voir. Charles Leleux, ambulancier, découvre, sur la route de Souain dans l'Aisne, le 28 septembre 1914, à quoi peut bien ressembler un champ de bataille du xxe siècle après deux semaines de combat : « En arrivant de Marson /.../ nous nous étions arrêtés sur le haut plateau qui domine Suippes vers le sud. Et de là, nous avions pu comprendre ce que c'est qu'une guerre moderne : combien différente de ces campagnes de Louis XIV ou de Napoléon, dont les van der Meulen et les Vernet nous montrent les armées en mouvement, les chevauchées en masse, les charges furieuses ! Au lieu de cela, imaginez un immense panorama de quinze ou vingt kilomètres, aux extrémités duquel s'élèvent de grosses fumées blanches ou noires, tandis qu'entre elles... vous ne voyez rien » (Leleux 1915 : 65-66).

Les très rares images cinématographiques des premières lignes, prises dans les deux premières années de la guerre, quand l'état-major n'avait pas encore complètement interdit la visite des opérateurs, illustrent fidèlement les observations de l'ambulancier. Au loin, on voit sortir de terre des grosses bulles blanches ou grises qui éclatent et s'effilochent en s'élevant doucement dans le ciel2. Charles Le Goffic, sur le front d'Artois en décembre 1915, souligne l'aspect innocent du paysage guerrier, vu de loin et à l'œil nu. « La guerre ? Quelqu'un qui ne saurait rien de ces dix-huit derniers mois et qu'un coup de baguette magique aurait transporté brusquement sur le plateau de Lorette, ce quelqu'un pourrait croire qu'on se moque de lui, si on lui disait qu'à ses pieds deux peuples sont aux prises, qu'une bataille de plus d'un an est engagée. Des deux fronts rivaux on ne voit rien, on n'entend rien. Ces petits éclairs qui s'allument dans la plaine pourraient être aussi bien des étincelles de trolleys, au passage d'un tramway /.../, à trois ou quatre kilomètres en deçà et au-delà, des deux côtés de la ligne de feu, on travaille comme en temps de paix » (1916 : 211-212).

De nuit, la ligne de feu vaut le coup d'œil. Dans le secteur de Verdun, le 19 août 1916, entre Fleury et Thiaumont, le lieutenant Jean Daguillon décrit cette fête pour les yeux, réservée aux seuls guerriers : « Tous les soirs nous avons maintenant le spectacle féerique de plusieurs centaines de canons effectuant leurs barrages ; peu de gens certainement, parmi les exécutants de l'orchestre, voient ce que nous voyons. La plaine est piquetée d'éclairs, et l'on croirait avoir devant les yeux un paysage-jouet avec des canons et des éclatements en miniature ; la voix puissante du canon, et le téléphone, et les fusées vertes et rouges, sont là pour nous rappeler à la réalité » (lieutenant Daguillon 1987 : 201).

Pour le soldat encore profane et qui attend, avec impatience ou crainte, son baptême du feu, la guerre ne se présente pas sous un trop mauvais jour et, en appât, déploie pour lui toute sa gamme de prodiges visuels et sonores. En Lorraine, en réserve devant le Rémabois, le 28 juin 1915, un dragon assiste pour la première fois à une attaque : « A dix heures tapant /.../ la canonnade commence, comme une grêle, et tout de suite atteint son diapason le plus haut, tonnante, violente, dure, drue, serrée, suivie, nourrie, précise, coupant à l'horizon le ciel nuageux de brusques lueurs blafardes. L'artillerie allemande répond aussitôt /.../ La belle musique et le beau spectacle ! Dans le ciel, une gerbe en forme de boule, trouant l'air d'un feu rouge et rond, quelque chose se rompt, puis le miaulement coléreux des éclats et des balles. Entre ces éclairs, la courbe étincelante des fusées lumineuses, pour déjouer l'ombre et ses dangers. Au bout de leur course, elles s'ouvrent et laissent tomber, doucement balancées dans l'air, au vent qui les entraîne, des globes d'un feu blanc qui dure une vingtaine de secondes et projette une brève lueur fantastique, sous laquelle, soudain, les formes agrandies apparaissent en découpures étranges : hommes, arbre, brins d'herbe, décor, coin de tranchée... Puis le noir se referme. Rumeurs, lueurs, fracas des éclatements, éclairs de départs, sur tout l'horizon déchaîné ! Mille bruits s'entrecroisent : sourds, étouffés, vibrants, secs, sifflants. C'est beau, solide, vigoureux. C'est aussi amusant qu'un feu d'artifice et c'est plus réel. Tout à ma joie, je me dis cela ; et soudain je pense que ce sont les nôtres qui sont dessous » (Henriot 1918 : 49).

Pour voir ce qui se passe précisément dessous cette nuée de lumière et de fracas, il faut se rapprocher et accompagner les combattants sur le chemin de l'« avant », jusqu'au cœur de la bataille, à cette première ligne.

On ne l'atteint généralement pas sans peine ; après des jours et des nuits de train, sans information précise, sauf une vague direction géographique, les soldats sont débarqués dans de petites gares, et de là, en camion ou le plus souvent à pied, ils se rendent dans la zone des combats. Là, la guerre commence à se faire sentir, moins par les nombreux villages en ruine traversés et le son de la canonnade que par l'intense activité qui y règne ; d'interminables convois se dirigent vers les lignes, provoquant de nombreux embouteillages qui bloquent et ralentissent la progression des troupes. Quand enfin on y est, tout près de cette première ligne, le plus dur reste à faire : « Ici c'est le front proche qu'on ne semble jamais atteindre tant il faut faire de détours en marchant pendant des heures, quelquefois toute une nuit pour y parvenir. Des arbres hachés par les shrapnells ou déracinés par les "marmites" [obus] indiquent la zone dangereuse. Les miaulements des balles nous le confirment. Çà et là, quelques huttes de terre où des troupes en réserve ou au "repos" se blottissent /.../. Par monts et par vaux en plein bois, nous allons en colonne par un. Nous formons un long serpent interminable parmi les hautes fougères arborescentes » (Hardouin 1934 : 339).

Henry-Jacques Hardouin, dit « Arpajon », en référence à son origine géographique, mitrailleur au Ier grenadier de France, décrit son premier contact avec le feu, le samedi 22 août 1914, près de Longwy : « Le brouillard se dissipe lentement sur la plaine et nous dévoile pour la première fois des morts allongés çà et là » (1934 : 56). « Nous sentons que ce n'est plus la guerre pour rire et que le moment suprême, qu'on appelle le baptême du feu approche » (61). « Une balle allemande – la première – vient siffler à nos oreilles et s'aplatit sur une branche dans un claquement sec. D'un mouvement d'ensemble et instinctif nous baissons la tête pour la saluer » (62). « Tout à coup, un sifflement lugubre déchire l'air. Il s'amplifie comme s'il s'approchait de nous. Un bruit formidable derrière notre position... Vraoum ! Le premier obus allemand vient d'éclater tout près. [...] Un, deux, puis trois obus arrivent en se suivant et nous font autant de fois courber l'échine » (63). « Les obus arrivent un peu plus serrés. Ils pètent, éclatent, soulèvent la terre, couchent les arbres autour de nous et nous obligent à faire des "plats-ventres" pour laisser passer les éclats qui bourdonnent comme une ruche en effervescence » (64).

Sous le feu du ciel

Pour les combattants de la Première Guerre mondiale, le feu, c'est celui du canon. Dans les carnets de route les moins loquaces, il est mentionné après le temps qu'il fait et avant la liste des lettres reçues et écrites. Les mêmes adjectifs se répètent au fil des pages, pauvres et monotones, « bombardement intense », « bombardement terrible ». Les débutants ont cherché à fixer dans leur carnet les impressions ressenties : « Le sifflement qui grandit à toute vitesse, s'approche et devient formidable, c'est la menace, le coup qu'on voit tomber. Puis c'est le fracas formidable, puis la pluie des éclats et des pierres comme les gouttes de l'arbre après la pluie » (Fraenkel 1990 : 66). Ignorant, au début, l'identité exacte de ces bouches à feu, ils jouent avec leur inculture en matière d'artillerie, en leur attribuant des noms fantaisistes : « Les "914" ou les "606", comme les a déjà baptisés notre télémétreur, histoire de railler, et qui, comme nous, n'a aucune notion des calibres des obus de siège ou de campagne des adversaires » (Hardouin 1934 : 66). Pragmatiques, ils les distinguent selon la couleur du nuage qui suit leur explosion, tels les « gros noirs » qui « font des trous à ensevelir un ou deux chevaux et projettent la terre à une grande hauteur dans un nuage noir » (68).

Imaginer à quoi ressemble la vie sous une pluie d'obus des heures durant, n'est pas facile, voire impossible pour qui a eu la chance d'échapper à ce genre d'expérience. On ne peut que citer la recette donnée par le jeune philosophe Louis Lavelle dans ses carnets de guerre : « Le bombardement peut très facilement être imaginé comme une condition permanente d'une vie normale. A tous les autres risques de la vie, il suffira d'ajouter le risque fréquemment renouvelé de la mort la plus brutale » (1985 : 31). Ajoutons le risque d'une vilaine blessure ou de la mutilation (Desbois 1992).

Dans les carnets de route, après chaque bombardement, le résultat local est inscrit : tant de morts et tant de blessés. La cohabitation avec les cadavres n'est pas faite pour affaiblir la perception du danger. Si chacun, par-devers soi, espère bien en sortir sain et sauf, la fréquence des parties à jouer diminue les chances de survie. Le lieutenant H. M., mitrailleur au 23e colonial, tente d'analyser son comportement en face de ces menaces répétées : « Nous sommes tous devenus plus ou moins fatalistes ; nous nous abandonnons avec résignation au dieu Hasard ; c'est la cause de notre indifférence apparente en face du danger le plus évident. En réalité, quand nous sommes parvenus à ce stade, nous ne pensons à rien ; il ne nous reste plus que la conviction absolue de ne pouvoir faire autrement que vivre avec la mort » (Barthélémy 1930a : 66). Alors, quand les soldats ne sont plus des « bleus », ils se terrent sous des protections dérisoires, une toile de tente, du feuillage ou quelques rondins, et tuent le temps ; ils écrivent, s'épouillent, cassent la croûte, jouent aux cartes et dorment quand ils ne sont pas de garde ou employés à nettoyer et à approfondir la tranchée. Mais si ce lieutenant juge que ses compagnons « n'ont plus les foies », l'arrivée d'un obus « maouss » peut encore leur procurer quelques sensations : « Nos visages sont livides sous la couche de poussière qui les recouvre ; nous sommes pourtant familiarisés avec la mort, mais nous avons beau essayer de crâner, nos voix sont altérées ; nous avons une peine inouïe à dominer la sensation hideuse qui vient de nous étreindre brutalement et qui ressemble fort à ce qu'on appelle la Peur » (1930a : 70).

De tout cela, on ne dit rien dans les lettres à la famille, mais cela ne suffit pas, les soldats doivent détourner l'attention de leurs proches et inventer une vie en grande partie fictive qui, par ses détails réalistes, peut tromper le lecteur qui ne demande que ça.

Le lieutenant Jean Saleilles du 355e régiment d'infanterie, réprimande son frère, soldat lui aussi, et lui reproche de ne pas assez bien mentir à leur mère. Les conseils donnés dans une lettre du 24 mars 1915 nous mettent en garde et nous invitent à ne pas prendre pour argent comptant le contenu des lettres écrites sous le feu ; la censure n'était pas responsable de tous ces récits riches en anecdotes plaisantes : « Tu ne devrais jamais lui parler que des oiseaux qui chantent, des grands arbres et des tours des "poilus". Parle-lui donc un peu du pittoresque de cette vie de guerre » (lieutenant Saleilles 1916 : 98). Pourtant ce lieutenant qui, comme on dit, « trouvera la mort » à l'attaque de la ferme de Navarin, le 28 septembre 1915, ne cache pas à ce même frère, dans une lettre datée du 14 mai 1915, l'issue probable de sa participation au combat : « Le meilleur moyen, je crois, de trouver le calme sur un champ de bataille est de se dire : qu'est-ce qui peut m'arriver de pis ? C'est d'être zigouillé. Or, que je le sois par une balle ou par une marmite [obus] de 210, par du fer, du feu, du plomb, du chlore ou de l'huile bouillante, le résultat est toujours le même. Et le résultat est que je serai mort au champ d'honneur, en faisant mon devoir, pour mon pays et mon Dieu en leur offrant ma vie » (123).

Si la mort personnelle ou celle des camarades peut être évoquée dans les lettres « d'homme à homme », il est une autre mort dont on ne parle jamais à tel point que l'on doute qu'elle puisse exister, c'est la mort infligée à l'ennemi. Bien sûr, il y a des cadavres allemands dans les descriptions des soldats, ceux qu'on découvre quand on creuse les tranchées et ceux qui gisent allongés entre les deux lignes, mais leur mort semble quasi naturelle, provoquée par des engins tombés du ciel, mais non imputables au soldat. Déjà en 1868, anticipant les conditions de sa propre mort à la guerre de 70, le colonel Ardant du Picq décrivait le combat moderne sans intervention humaine apparente : « Aujourd'hui /.../ je n'ai plus affaire aux hommes, je ne les crains pas, mais à la fatalité de la fonte et du plomb. La mort est dans l'air, invisible et aveugle, avec des souffles effrayants qui font courber la tête » (1948 : 61).

Pour penser l'activité de tuer, il faut refermer ces milliers de lettres et de carnets et faire des efforts pour se convaincre que les millions de victimes en face ont bien été l'œuvre de nos soldats.

Feu !

Les manifestations du souvenir, les commémorations et les monuments aux morts font référence aux seuls « morts pour la France » – tués le plus souvent mais pas toujours par l'ennemi – et n'évoquent pas le moins du monde la face active du combat. Il y a peu de chances que la transmission familiale ait légué aux descendants quelques informations sur – comment appeler ça sans offenser les anciens combattants ? – les actions individuelles dans le combat ayant entraîné la mort de soldats ennemis. Tous les combattants n'ont pas – lâchons le mot – tué à la guerre, tout simplement parce que l'occasion ne s'est pas présentée. Les carnets d'Emile Henriot de 1915 et de 1916 fournissent un bel exemple d'une vie de guerre inoffensive. Le 9 août 1915, dans la tranchée, la nuit venue, il entend une fusillade : « A ce moment-là, j'ai eu le fol espoir que nous étions attaqués, qu'il allait s'ensuivre quelque chose, et qu'enfin nous allions nous battre. J'ai serré contre moi mon fusil avec amour » (1918 : 86). Mais non, ils n'ont pas attaqué et cette guerre étonnante qui rendait caduques toutes les représentations guerrières traditionnelles créa un nouveau mode de vie pour des millions de soldats. Emile Henriot la résume dans une jolie formule : « La vie des combattants partagés entre les cantonnements de repos, où ils ne se reposent pas, et les premières lignes, où ils ne se battent pas » (187). Le 7 mai 1916, en nettoyant ses cartouches, il prend conscience de cette curieuse vie de guerrier : « graissant avec une vieille brosse à dents les douilles de cuivre jaune et les balles effilées, je me prends à songer soudain qu'il y a onze mois que je suis au front, dans les tranchées, en première ligne – pas toujours aux meilleurs endroits – et que, pourtant, je n'ai même pas encore tiré un seul coup de fusil » (249).

Dans la masse de documents écrits par un même soldat, la plupart du temps, on ne trouve pas une ligne qui mentionne le fait de tuer. Les exemples cités plus loin présentent un caractère de grande rareté et il faut lire beaucoup de pages pour lire le verbe tuer et non le substantif tué, lui, très courant. Dans le carnet d'un officier de dragons de l'armée de Lorraine, c'est au détour d'une phrase que l'on découvre, presque par effraction, qu'on se bat à la guerre de façon active. Le 18 septembre 1914 : « Nous nous battons ; – et c'est si morne, cette saignée quotidienne infligée et reçue, cette habitude de tuer et de défendre sa peau, qu'on oublie presque pourquoi on se bat » (La victoire de Lorraine 1915 : 51).

Etre soldat à la guerre, c'est d'abord être là pour tuer, on l'aurait presque oublié avec ces millions de victimes, disparus, tués, blessés et mutilés. Quand on interroge les combattants de cette guerre-là ou d'autres plus récentes, sur cet aspect de leur participation au combat, la plupart des réponses sont évasives. Oui, ils ont tiré, mais c'était en l'air pour effrayer l'adversaire, ou il faisait nuit, ou c'était un paysage boisé, en tout cas, ils ne savent pas s'ils ont touché quelqu'un. C'est qu'il s'agit là de questions impliquant trop la personne. Seules les femmes, sœurs, mères ou épouses, veulent ignorer le rôle du combattant et ne retiennent que les dangers courus, mais les jeunes hommes mobilisés savent à quoi s'en tenir, même s'ils le déplorent : « Plus encore que la passivité de la guerre qui est de recevoir les obus et de supporter les misères, je hais son activité qui est de porter le corps en avant et de tuer » (Lavelle 1985 : 40). Tuer sur ordre et en toute légalité ruine les systèmes de valeur les mieux établis. En temps de paix, tout est fait pour vous en dissuader, et les « bleus », au début, ont un peu de mal à concevoir cette « liberté » nouvelle. Un officier de chasseurs alpins rapporte dans son carnet ce dialogue de novices avant leur premier engagement, le 16 août 1914, au bois de la Croix, sur la frontière : « Je ne crois pas qu'aucun de nous soit bien pénétré de ce fait que nous allons à la lutte :

– On va se battre, dit un chasseur, c'est pas possible tout de même !
– J'ai bien lu qu'il y avait des gens qui se faisaient la guerre, autrefois, mais vraiment je ne croyais pas que je pourrais faire comme eux, dit naïvement un autre.
– Tu vois ce fusil, eh bien, il va sans doute tuer un homme. Si tu en avais tué dans le civil, qu'est-ce qu'on t'aurait fait ?
– On m'aurait coupé le cou. Maintenant, on me félicitera ! » (Carnet de route d'un officier d'alpins 1915 : 7).

La déclaration de guerre ouvre la chasse à l'homme, l'interdit est levé ; les jeunes gens, non seulement peuvent, mais doivent tuer. Les principes de la guerre moderne imposent une nouvelle division du travail qui veut que l'artillerie écrase et l'infanterie occupe. Si les artilleurs sont, comme on dit, de braves garçons, ils doivent sans doute cette réputation à leur éloignement de la ligne de feu où se font sentir les effets de leurs actions. Ils peuvent tirer sans établir un lien trop direct entre leurs gestes et les cadavres sur le terrain. Ce sont d'ailleurs, parmi les soldats des autres armes, les seuls qui décrivent sans trop d'inhibition, de quoi est fait leur travail quotidien, quand les autres éludent soigneusement ce sujet. Voici comment Marcel Gauthier, du 55e régiment d'artillerie3, rend compte dans son carnet de route, de deux journées particulièrement bien remplies en août 1916 : « Lundi 27 août. Je vais tirer avec le 75 [canon de 75], j'ai pour but d'atteindre un poste d'écoute qui est à 50 mètres de notre poste avancé, il ne faut pas se tromper, après avoir tiré 28 coups le poste n'existe plus, l'adjudant Bécart qui était au poste d'observation en 1re ligne pour régler le tir dit avoir vu sauter en l'air tous les sacs à terre, il m'a félicité. Mardi 28 août. Je recommence aujourd'hui le tir avec le 75 et avec la 2e pièce parce que le pointeur Macé est devenu sourd au bout de 154 coups. Je fais un feu de barrage à l'angle 20 jusqu'à 24 et à la dérive 200 jusqu'à 250, j'ai tiré 412 coups sans arrêter. Les Boches ont dû prendre quelque chose. Le soir je continue, après avoir tiré 3 coups, la pièce casse, je prends la première qui ne servait pas et je tire 115 coups, total de la journée 527 coups plus 154 que Macé a tirés = 681 coups de canon. »

Les fantassins, eux, étaient condamnés la plupart du temps à l'inaction et subissaient la guerre sans pouvoir la faire. Aussi, certains attendaient avec impatience cette percée qui leur donnerait l'initiative, les ferait participer à ce qui pour bien des jeunes gens se présentait comme une grande aventure, et qui peut-être leur permettrait de faire reconnaître leur valeur. Un soldat se lamente dans ses feuillets de route, d'avoir, à cause d'une permission, raté une belle occasion, lors d'une avancée de son régiment : « Le 25 mars 1917. J'ai manqué la belle randonnée sur Ham, où mon peloton est rentré le premier après le recul allemand... C'est au camarade C. qu'échoit la citation que j'aurais peut-être eu la chance d'obtenir... Ce sera pour plus tard peut-être4. » Cette citation tant désirée, il l'obtiendra un an plus tard, lors de la contre-attaque sur Montdidier et Le Mouchel, le 30 mars 1918. Son commentaire sur cette expérience du feu, sera des plus sobres : « Pas trop de pertes, nous avons la chance pour nous. Dures journées. »

Dans la vie de tranchée, passablement monotone bien que risquée, les patrouilles offrent à petite échelle des micro-épisodes de guerre : elles s'avèrent périlleuses mais permettent de surveiller les activités ennemies. C'est lors de ces sorties hors des lignes, de nuit, où les soldats se métamorphosent en Sioux de western, que s'effectuent les « coups de main » contre l'adversaire. Ceux d'en face font la même chose et ainsi se déroulent de fréquentes parties de gendarmes et de voleurs où l'on peut tuer ou être tué ; cela fait partie des risques du métier. Cela peut paraître surprenant mais les officiers n'ont pas trop de peine à trouver des volontaires pour ces expéditions nocturnes, séduisantes malgré le danger. Un jeune Méridional, J. Delort, du 137e d'infanterie, sous le sceau du secret, confie à son cousin ses exploits de la veille : « le 1er janvier 1915. Je suis patrouilleur volontaire et hier encore, à la nuit tombante, tout seul, en rampant sous bois, j'ai été reconnaître les tranchées boches. J'ai même rapporté, avec des renseignements, un morceau de fil de fer coupé avec des cisailles à quinze mètres des ennemis. Evidemment, ne parle de rien à mes parents, ils crieraient au secours » (Pelous 1991 : 32).

Les officiers qui ordonnent ces patrouilles le font sans état d'âme ; les morts qu'elles peuvent provoquer ne sont pas comparables au nombre des victimes qu'occasionnerait une attaque surprise. Un lieutenant de 31 ans, dans une lettre à ses parents, datée du 17 janvier 1916, raconte, sans penser à mal, un de ces grands jeux de nuit. On sent bien au ton employé, que pour cet officier, ces escarmouches font partie du « train-train » de guerre et ne méritent pas qu'on s'en indigne malgré les pertes occasionnées : « Ceux-ci [les Boches] m'ont joué un sale tour hier : j'ai actuellement deux postes avancés dans un bois de bouleau en avant des tranchées. Hier, à la nuit, une patrouille ennemie s'était embusquée sur une crête à 100 mètres de là et quand mes hommes sont arrivés sans méfiance à leur emplacement, ils en ont tué un et blessé deux. J'espère leur rendre la pareille un de ces jours-ci. »

Pour certains, la guerre devient une affaire personnelle où l'ennemi n'est plus un être humain mais une cible vivante. Un jeune soldat belge, engagé le 7 août 1914, à l'âge de 17 ans, ne cèderait à personne sa place au combat, à l'assaut de Ramscapelle, dans les Flandres, fin octobre 1914 : « Mon commandant a été tué, nous avons un nouveau capitaine ; [...] son ordonnance a été décorée de la médaille de l'ordre de Léopold II, alors que c'est moi qui suis allé en reconnaissance, mais je me moque des médailles, je n'ai qu'un plaisir, c'est quand j'aperçois un boche, je le vise bien et je ne le rate pas souvent5. » Dans ces cas-là, il n'y a plus identification à l'autre, à la victime, mais plaisir à la tuer. Depuis les tranchées de Mesnil-les-Hurlus, le 3 avril 1915, un soldat décrit la prise d'un fortin allemand, dans une lettre adressée au curé de son village. A la lecture des premiers mots : « Ce n'est plus une guerre ! c'est un carnage, une boucherie », on pourrait croire que ce soldat, en bon chrétien, maudit la guerre et regrette ses victimes, mais la suite nous détrompe, la boucherie ne le choque pas, bien au contraire : « Le 75 fait du beau travail. Avant de commencer l'attaque, il balaie les tranchées ennemies. Aussi, quand nous arrivons, c'est plein de cadavres boches, mais pas assez, car il faudrait que tous soient tués » (Pelous 1991 : 37).

C'est pour la France !

Que le pays ait été attaqué et envahi, suffit pour lever l'interdit de tuer chez bon nombre de soldats et le retourne en devoir patriotique : « Cher monsieur le curé. Pour notre deuxième départ pour le front, nous avons été affectés au 149e d'infanterie, un des meilleurs régiments de France comme il a été lu au rapport. Me voilà rempli de courage comme avant ! Il ne fait pas beau. Au contraire, il pleut et il fait froid. Mais c'est pour la France ! On parle de nous envoyer bientôt en première ligne. Je ne demande que ça » (Pelous 1991 : 64). Certains éprouvent à tuer une satisfaction qu'ils jugent légitime puisqu'ils l'écrivent et en autorisent la publication. Il ne s'agit pas pour autant de criminels de guerre, lesquels sont accusés de ne pas avoir respecté les « lois de la guerre », non, ceux-là ont strictement rempli le rôle qui leur était imparti, mais cette aisance à tuer désarçonne le lecteur du temps de paix. Un officier de chasseurs alpins, commandant une section de mitrailleuses, décrit, dans ce qui n'est pas un carnet de route mais sa réécriture pour publication, l'ambiance qui régnait sur le champ de bataille, lors du déclenchement de l'attaque, au combat de Vassincourt, le 8 septembre 1914 : « Arrivés [...] jusqu'à un fossé, brusquement je donne l'ordre d'ouvrir le feu, et la fusillade réconfortante – celle qui émane de notre ligne – apporte, comme toujours, parmi les hommes, l'entrain et la gaieté. [...] Mes hommes s'excitent et accompagnent leur tir de réflexions et de cris de joie. [Des groupes de soldats ennemis prennent la fuite] Nous profitons pour tirer sans relâche sur ces groupes d'Allemands. A chaque fois que l'un d'entre eux dessine son mouvement, la mitrailleuse se met en branle. Et c'est un plaisir que de voir les ennemis tomber, s'affaisser sur le sol en esquissant les gestes de la souffrance, du râle ou de la mort. Vraiment, cela réchauffe le cœur » (Carnet de route d'un officier d'alpins 1915 : 71 à 73). Cet officier ne dédaignait pas « mettre lui-même la main à la pâte » dans des circonstances assez éloignées de la légitime défense. « Il est certain poteau télégraphique où, régulièrement, tous les officiers allemands venaient se coller pour inspecter notre position et chercher un abri. Bienheureux poteau d'exécution ! Je l'avais désigné à l'un de mes hommes, nommé Chambon, qui avait l'œil et ne ratait jamais son coup. Du reste pour atteindre plus sûrement l'ennemi, j'avais soin de viser le même Allemand que mon brave chasseur. Et c'est ainsi que, pendant plusieurs heures, nous avons réussi, à nous deux, à « descendre » l'un après l'autre, méthodiquement, chacun des officiers allemands qui s'exposait imprudemment à nos coups » (29).

L'historien et combattant Jean Norton Cru avait toutes les raisons du monde, en son temps, de dénoncer les clichés qui présentaient la bataille comme une charge aboutissant au choc de deux armées, à la mêlée. Il fait appel, à titre d'expert, au colonel Ardant du Picq pour marteler que « le combat de près n'existe pas », « l'abordement n'est jamais mutuel », « l'ennemi ne tient jamais sur place, parce que s'il tient, c'est vous qui fuyez » (Norton Cru 1930 : 51). C'est donc à l'artillerie que revient la plupart du temps la charge de nettoyer les tranchées adverses que les fantassins viennent occuper après le bombardement. Mais ce n'est pas pour autant qu'il faille en conclure que les attaques d'infanterie se passent comme à l'exercice. Norton Cru veut mettre à bas l'imagerie épique en montrant la réalité du calvaire du soldat, mais il ne dit rien sur le rôle des mêmes soldats dans le calvaire des gens d'en face. Ce n'est pas salir la mémoire des combattants que de rappeler que la guerre, c'est tuer ou être tué. Il ne faut pas dissimuler cet aspect de leur vie de combattant, ce serait s'interdire de comprendre une part importante des traumatismes et des névroses de guerre qui se déclarent à la fin des hostilités, quand l'idée même de tuer redevient scandaleuse et criminelle.

Dans le feu de l'action

L'acte de tirer et donc d'éventuellement tuer, s'inscrit le plus souvent dans une phase intense de la bataille, l'attaque et la défense contre une attaque. Les descriptions des soldats sur leur implication émotive à ces moments-là montrent bien la tension extrême des acteurs : « Quel combattant ? – qui se dit tel – n'a vécu ces moments critiques où les tempes commencent à battre, où le cœur s'arrête un instant pour doubler sa mesure aussitôt... Qui n'a senti ce long frisson qui vous remue le corps quelques minutes avant la première charge à la baïonnette ?... C'est l'affaire d'un moment qui vous paraît un siècle. Alors, c'est comme un mirage qui vient cascader devant vos veux. On vit dans une espèce d'hallucination. On entend tout et on n'entend rien malgré les obus qui éclatent près de vous dans un fracas épouvantable. Puis l'oreille s'habitue et le bruit semble s'atténuer au point qu'il couvre à peine la voix des chefs. Alors on devient des machines qui avancent automatiquement comme poussées par un ressort gigantesque se déclenchant aux commandements » (Hardouin 1934 : 137).

La défense d'une tranchée attaquée par l'ennemi peut sembler une position plus confortable mais les sacs de terre ne constituent qu'un faible rempart. Les soldats doivent contenir leur peur et savoir attendre que l'ennemi soit à portée de fusil pour commencer à se défendre ; aussi, quand cet ordre est enfin donné, il libère les énergies tendues, dans la fusillade et dans les cris proférés à l'encontre de l'autre qui les menace. Le Goffic (1916) reproduit la lettre d'un fusilier-marin à ses parents, où il leur raconte une attaque allemande dans le secteur de l'Yser, le 9 mai 1915 : « Ils arrivent ! Un par un les Boches sortent de la tranchée et s'étalent en tirailleurs dans la prairie, sac au dos et baïonnette au canon [...] Un commandement : "la hausse à 250 mètres, feu à volonté !" Alors, oh ! mais alors, Jean Gouin6 se met en colère et l'on tire en poussant les cris les plus divers : "Envoie dedans ! Vas-y ! Ça chic ! Regarde-moi ces c...-là ! Tiens, salaud, pour ta gueule !" J'en passe. C'était pour nous une joie de taper dans ces andouilles qui venaient tout debout, en plein soleil à 150 ou 200 mètres. A la première salve, beaucoup se couchèrent, mais nous les avons eus quand même... Et le 75 entra en action pour couper l'arrivée de leurs renforts. Leur tranchée sauta en l'air, pendant que les hourrahs des marins saluaient les explosions de nos obus : "Bravo ! Vive la France ! On les tient ! On leur casse la gueule ! Envoie dedans !" Nous tirons toujours comme des fous. Seul l'officier parvient jusqu'à 30 mètres des fils de fer avec une escouade. Cadio le tue. C'est fini. Plus rien ne bouge. "N... de D... ! dit un marin, ils nous ont fait manger des betteraves à Dixmude, mais ici ils boufferont la luzerne !" » (Le Goffic 1916 : 156).

Cette lettre nous rappelle que la bataille n'est pas une situation isolée, mais qu'au contraire, elle s'inscrit pour le soldat, dans une suite de combats, victorieux ou perdus, dans une histoire individuelle de guerre, où les coups donnés aujourd'hui répondent aux coups reçus hier. La frénésie et la cruauté succèdent à la peur et à l'humiliation qui en résulte, et se justifient par le souvenir très proche des camarades de combat blessés ou tués sous les yeux du combattant.

« Allons-y carrément casser la gueule aux Allemands » (chant de soldat)

Des scènes dramatiques ont été transmises par l'intermédiaire de chroniqueurs de guerre qui, si on leur fait confiance, n'inventaient pas mais reproduisaient dans leurs ouvrages, des matériaux qu'ils avaient recueillis auprès des combattants et de leur famille, lettres et carnets. Certaines posent problème tant elles paraissent outrancières. Elles tranchent sur la mesure et la discrétion de la majorité des lettres et des carnets de route dont les auteurs ont préféré donner en détail le menu des repas (Desbois 1990). Mais ils cachaient à leur famille la mort de leurs camarades, donc on peut supposer qu'ils pouvaient aussi cacher d'autres réalités difficiles à recevoir pour des civils. La guerre pouvait se permettre de noirs épisodes où les soldats se livraient à de sérieux excès, ne respectant plus, par exemple, l'ennemi qui se rend, en souvenir d'expériences passées ou de récits rapportés. Max Barthélemy cite les pages d'un carnet de sergent-mitrailleur qui se battait à Douaumont, la première semaine de mars 1916. Lui et ses hommes tirent à la mitrailleuse sur une colonne ennemie : « Les trois Hotchkiss, démuselées et soudain crépitantes, se mettent à cracher sur cette masse [...] Quelle dégringolade ! Quelle salade ! Quelle panique ! En tête de la première vague marche un gros ventru [...] je le vois encore faire un saut périlleux, je vois encore son casque sauter d'un côté et son sac rouler de l'autre. Toute la smalah, prise d'enfilade, s'écroule comme un jeu de quilles ; ceux qui cherchent à escalader le talus, ou à gagner le ravin, sont cueillis par les deux autres pièces qui n'en laissent pas s'écarter un seul [...] Les Fritz s'entassent les uns sur les autres en un monticule grouillant, gesticulant et hurlant, dans lequel nos balles entrent comme dans du beurre. Quel tableau ! Certains d'entre eux se mettent à "fuir en avant" pour faire "Kamarad" devant les pièces. "Rien à faire, messieurs. Inutile de jeter vos armes, inutile de lever les bras, nous voyons les grenades que vous avez dans les mains ; il faut y passer !" Et nos mitrailleuses dévorent les bandes de cent vingt [...] Dans notre trou, puant et fumant, il n'y a plus que des espèces de démons aux masques convulsés, aux rictus de fauves [...] Nous tirons sur tout ce qui remue, nous tirons jusqu'à la dernière bande ; nous n'avons plus qu'un but : tuer ; qu'un seul espoir : survivre [...] Nous tirons à présent dans le dos des fuyards, nous ne voyons plus que des derrières, des culs vert-de-gris, galopant à quatre pattes. [Certains rescapés réussissent à s'enfuir] Nous les tirons au vol et les culbutons comme des lapins. Quelle boucherie ! Quelle leçon ! C'est ce matin-là, sûrement, que, durant toute la guerre, nous avons tué le plus d'ennemis » (1930b : 142-145).

Les « démons aux masques convulsés et aux rictus de fauves », ça fait peut-être un peu trop mélodramatique, mais après tout, je n'ai jamais été auprès de combattants au cœur d'une bataille et je ne pourrais dire à quoi ils ressemblent. Peut-être qu'eux-mêmes ne pourraient pas se reconnaître. Si on peut soupçonner ce texte d'en rajouter, il en est d'autres dont l'authenticité est garantie et qui n'en donnent pas moins des frissons dans le dos. François Bluche publie les carnets du lieutenant Jean Daguillon, polytechnicien, sous-lieutenant dans l'artillerie, qui n'avait que dix-huit ans en 1915. La jeunesse excuse, peut-être, la teneur des propos, mais en tout cas, ce jeune officier ne mâche pas ses mots : « Quel plaisir d'être artilleur et de pouvoir faire une bouillie de ces animaux-là ! » (1987 : 44). Il joint bientôt les actes à la parole et troque son emploi d'artilleur contre celui d'un fantassin, pour varier ses divertissements : « A l'entonnoir de droite [au bois Quatre près de Perthes], j'ai pu me donner le plaisir de faire du tir à la cible sur un officier boche ; on me le signalait comme regardant par moments par-dessus le parapet. L'animal qui me disait cela le voyait fort bien, mais ne tirait pas dessus ; j'ai attrapé le "flingue" et attendu ; une fois : monsieur regarde entre deux sacs ; il était tout de noir habillé, avec une grande casquette plate comme on représente les soldats anglais ; il se haussait sans vergogne, et l'on voyait ses épaules. Puis, coucou ! Seconde édition, mais le fusil veillait ; à 30 mètres, autant qu'on peut être sûr d'abattre quelqu'un ; j'ai eu l'impression qu'il s'affalait, à travers un petit nuage de poussière qui s'élevait entre les deux sacs » (95). Si le lieutenant ne ressentait aucune gêne à noter ses impressions dans son carnet, sur ce qui, avec soixante-dix ans d'écart – et surtout l'abîme entre la paix et la guerre –, pourrait ressembler à un meurtre commis de sang-froid, c'est que la morale de paix ne s'applique pas au temps de guerre sur le territoire de la guerre. Dans le cas du lieutenant, il s'agit finalement d'un acte moins lourd de conséquence qu'un coup de canon bien calculé. Mais la guerre ne se contente pas d'initiatives individuelles et requiert un travail plus organisé. Le lieutenant – et c'est l'un des rares à en parler – rend hommage aux « nettoyeurs » de tranchée qui à l'arrière des compagnies s'assurent par tous les moyens qu'il ne restera pas de survivants dans les tranchées conquises, qui pourraient tirer dans le dos des assaillants. « Le 27 septembre 1915. Les zouaves ont travaillé et montré leurs talents de "nettoyeurs". Les boches nous ont insufflé leur état d'esprit, et nous nous sommes assimilé (!!!) leurs idées, celles qui nous faisaient bondir au début de la guerre. Ils tuaient par principe, pour anéantir notre race. Je ne sais si c'est pour la race ou par la gêne que des prisonniers nous imposent en ce moment où il faut absolument percer, et d'avancer à tout prix ; mais plus on en tue et mieux ça vaut ; d'autant plus que, cette fois encore comme à Arras, des prisonniers qu'on ramenait dans nos lignes ont blessé des nôtres. Aussi les sections de nettoyeurs font-elles bien leur besogne » (110).

La guerre sans ornements

La Grande Guerre a toujours été sortie de la longue suite des guerres françaises. Sa durée et le très grand nombre des victimes ont fait que dans les représentations et la mémoire collective, elle n'était pas comme les autres. Elle se passait sur le territoire français qui était envahi, mais surtout, c'était une guerre faite par les civils sous l'uniforme, la guerre de tous contre l'ennemi, l'agresseur et l'occupant. Pouvait-on, devant la douleur des familles, rappeler qu'à la guerre, on passe facilement de la place de victime à celle de bourreau. Non, l'image pieuse ne pouvait être écornée. Héros et victimes, il n'y avait pas d'autre alternative possible. Bien sûr, les journaux du front dénonçaient les « embusqués », ceux à qui tous les niveaux de l'organisation militaire, cherchaient une place plus tranquille qu'en première ligne, dans l'infanterie, et si nombre de soldats n'ont jamais tué personne, ce n'est pas le cas de tous.

Les guerres posent un problème aux chercheurs, car les matériaux, récits de vie, correspondances et carnets, peuvent rester muets sur ce sujet. Pourquoi les soldats laisseraient-ils des traces sur des actes qu'ils ont la plupart du temps exécutés par la force des choses, dans cette situation extrême qu'est le combat ?

Les militaires de carrière, lors des guerres exotiques, sont plus à l'aise pour parler sans complexe de leur métier, qui consiste à se battre dans des contrées lointaines contre des gens qui ne vous ressemblent pas. Un brigadier de vingt-deux ans, artilleur au Tonkin, écrit pendant ses trois années de campagne, à ses parents habitant Nuits-Saint-Georges. En 1930, alors que des troubles éclatent dans la région, il s'en réjouit et s'en explique : « Moi, j'attends les événements pour qu'on puisse taper dans le tas, avec des coups, comme cela on monte plus vite en grade. » Recevant une lettre de ses parents lui annonçant leur participation à une noce au village, il leur répond : « Pendant que vous étiez en train de vous en mettre plein le buffet, moi j'en mettais plein aux pirates avec ma mitrailleuse7. »

La guerre, c'est ça, mais bien peu osent le dire. Ce silence sur l'activité des combattants constitue le grand mystère de notre société, dans cette guerre-là et dans les autres. Rien ne doit filtrer, et tous, gouvernement, presse, état-major et soldats, imposent ou respectent cette loi.

Pour conclure, il faut citer les phrases d'un soldat français au solide franc-parler. Il s'agit du sergent Léon Mercier, soldat au Tchad en 1901, 1902 et 1903. Dans une de ses lettres à son cousin de Sedan, il décrit ce qu'éprouve un soldat au combat : « Ils sont des milliers et nous 400 dont une douzaine de blancs seulement [...] Cela va être un chic coup, et d'un coup d'œil épatant, mais je t'assure que je serai plus content après qu'avant. Je vais donc encore avoir l'émotion du moment, à moins que je sois devenu plus rassis. Je t'assure que c'est cinq minutes de bile, avant que tout le système soit redescendu à son sang-froid voulu, après on n'y pense plus ; l'on voit tomber Pierre, Paul, on n'y fait plus attention, et on ne demande ensuite qu'à aller de l'avant, un peu pour que cela soit fini plus vite, puis par électrisation » (1989 : 85). Après le combat, au Kanem, contre les Touaregs, Léon peut respirer : « Après cela, Pernod, tabac et rasades sur le combat. » « Mais je me souviendrai du 20 janvier [1902] où je l'ai échappé belle ! Que je te dise que j'avais précieusement conservé 12 cent. de tafia que je bus au premier coup de fusil, un signe de croix là-dessus et en avant pour la mort ou pour la gloire » (92). Ce fut pour la gloire et Léon fut proposé pour la médaille coloniale. « Qu'ai-je fait ? Ce que chacun aurait fait ! J'ai été deux fois en grand danger en une heure, mais dans ces occases on pense à autre chose qu'au présent. [...] En voilà une affaire ! J'ai fait mon métier comme toujours dans ces occasions puisque je ne suis pas novice dans l'art de tuer ! J'ai reçu le baptême du feu le 10 janvier 1892, c'est pas d'hier » (112).

« La guerre est une fièvre », écrivait Louis Lavelle, au front (1985 : 26), « malheur à ceux qui la font sans avoir cette fièvre. » Les quelques exemples cités dans ce texte, émanent de soldats, qui, pendant de brefs instants, ont échappé à la menace constante de la mort qui caractérise l'espace de la ligne de feu, pour basculer dans la toute-puissance ressentie en tirant en face, sur l'autre, pour une fois à découvert. La grande majorité s'en gardait bien, sauf en situation désespérée, craignant ces hommes au tir facile qui les faisaient repérer et attiraient sur eux d'inévitables représailles. La plupart, soldats de circonstances, attendaient impatiemment la relève qui les ramènerait vers l'arrière, où, si l'on retombait dans la plate vie militaire avec tous ses tracas, revues, exercices et manœuvres, on pouvait néanmoins respirer librement sans craindre à tout moment l'arrivée d'un obus. Les rescapés de la Première Guerre mondiale se souviendront toujours de ces terribles premières lignes, la plus dure des épreuves de la guerre, contents d'avoir connu le pire et de s'en être miraculeusement sortis vivants.

  Bibliographie

Ardant du Picq, 1948. Présenté et annoté par L. Nachin, Paris, Berger-Levrault.

Barthélemy M., 1930a. 1914-1918. Mémoires d'une « Gueule cassée », Nevers, imprimerie de Nevers.

1930b. 1914-1918. Les combattants nivernais. Episodes ignorés, Nevers, Imprimerie de la Nièvre.

Carnet de route d'un officier d'alpins. Août-septembre 1914, 1915. Paris, Berger-Levrault.

Desbois E., 1992. « Grand-Guignol. Blessés et mutilés de la Grande Guerre », Terrain, n° 18, pp. 61-71.

1990. « Paroles de soldats entre images et écrits », Mots, n° 24, pp. 37-53.

Fraenkel Th., 1990. Carnets 1916-1918, Paris, Editions des Cendres.

Hardouin H. J., 1934. Avec les « bleus » du 1er grenadiers de France, Paris, Ed. Eugène Figuière.

Henriot E., 1918. Carnets d'un dragon dans les tranchées (1915-1916), Paris, Hachette.

Kadoré P. de, 1917. Mon groupe d'autos-canons. Souvenirs de campagne d'un officier de marine (sept. 1914-avril 1916), Paris, Hachette.

Lavelle L., 1985. Carnets de guerre, 1915-1918, Québec, Les Editions du Beffroi, Paris, Les Belles Lettres.

La victoire en Lorraine. Carnet d'un officier de dragons, 1915. Paris-Nancy, Berger-Levrault.

Le Goffic, 1916. Bourguignottes et pompons rouges, Paris, Ed. Georges Crès et cie.

Leleux Ch., 1915. Feuilles de route d'un ambulancier, Paris-Nancy, Berger-Levrault.

Lieutenant Jean Daguillon, 1987. Le sol est fait de nos morts. Carnets de guerre (1915-1918), Paris, Nouvelles Editions latines.

Lieutenant Jean Saleilles, 1916. Lettres de guerre, Dijon, Imprimerie Darantière.

Mercier L., 1989. Léon la France, Arles, Actes Sud.

Norton Cru J., 1930. Du témoignage, Paris, Gallimard.

Pelous M., 1991. A l'encre bleu horizon, Lodève, Ed. des Beaux-Arts.

  Notes

1Expression en vogue dans les casernes avant la Première Guerre mondiale.
2Imperial War Museum, n° 138.01. With the British Expeditionary Force. France, 1916.
3 Camets d'un artilleur originaire de Beaugé, Maine-et-Loire.
4A. R., maréchal des logis au 1er régiment de cuirassiers.
5Carnet d'Emile Goubert communiqué par M. Verney.
6Petit nom d'amitié que se donnent entre eux les fusiliers-marins.
7Correspondance de Julien, sous-officier au 4e régiment d'artillerie coloniale, communiquée par Me Ballée.

 

 Pour citer cet article

Evelyne Desbois, « "Vivement la guerre qu'on se tue !" », Terrain, Numéro 19 - Le Feu (octobre 1992) , [En ligne], mis en ligne le 21 juillet 2005. URL : http://terrain.revues.org/document3046.html. Consulté le 18 décembre 2006.

  Quelques mots à propos de :  Evelyne Desbois

CNRS – LASMAS

 
Nous adhérons à
Revue Terrain
Numéros parus
Auteurs
Thèmes
Index géographique