Codes
de conduite et labels sociaux : le meilleur et le pire
Anne Peeters
Codes de conduites et labels sociaux font l'objet d'un engouement à
peine voilé de la part des entreprises et, de plus en plus, de
consommateurs " militants ". Pourtant, les pièges ne
manquent pas...
Sous la poussée de mouvements de travailleurs, de consommateurs
et d'environnementalistes, le monde de l'entreprise a vu, au cours des
dernières années, se multiplier les codes de conduites et
les labels sociaux et
environnementaux. Instruments de marketing ou fruits de négociations
plus ou moins longues avec des mouvements sociaux, labels et codes pourraient
être qualifiés de nouveaux outils dans les politiques menées
par les entreprises. Ils constituent notamment des tentatives de réponses
aux interpellations de divers acteurs sociaux, mais aussi d'organisations
publiques nationales, régionales ou internationales.
Le phénomène a pris une certaine ampleur au cours des dernières
années. Une énumération précise est d'autant
plus malaisée que les labels, codes de conduite et chartes d'entreprise
recouvrent des réalités et des contenus parfois très
différents. A côté des labels environnementaux et
sociaux, on a vu se développer, ces dernières années,
un certain nombre de codes de conduite et de déclarations de principes
où l'on trouve, avec plus ou moins de détails, les exigences
sociales que les entreprises concernées entendent faire respecter.
La plupart de ces codes sont auto-imposés, rédigés
par les entreprises elles-mêmes sans qu'il y ait eu nécessairement
interpellation et donc consultation des partenaires sociaux. Ces codes
portent souvent sur des normes en matière de santé, d'environnement,
parfois de respect des droits de l'homme et, de plus en plus souvent,
sur des normes sociales. Les plus connus en la matière sont ceux
des fabriquants de chaussures de sport Nike et Reebok, du secteur de la
distribution textile avec C&A, plus récemment celui de Rio
Tinto (mines) ou encore de Shell (pétrole). Ces codes, plus que
les autres catégories de déclarations de principes sans
doute, posent le problème des contrôles et de leurs limites
comme on le lira.
Tous n'échappent cependant pas à la consultation des syndicats.
C'est le cas de la firme Levi's qui, en 1992, après de graves accusations
de recours à de la main-d'oeuvre chinoise surexploitée,
adoptait un code de conduite.
Ces codes, chartes ou déclarations de principes -les intitulés
varient- ressemblent souvent autant à des textes pour les consommateurs
qu'à outils de marketing destinés aux syndicats ou aux associations
tiers-mondistes ou de défense de l'environnement.
Enfin, un tour d'horizon de ce qui existe en matière de labels
et de codes de conduite serait bien incomplet s'il n'évoquait pas
les normes mises au point aux niveaux nationaux et européen, en
matière de sécurité ou d'environnement. En principe,
les entreprises ne sont pas obligées de s'y soumettre, mais il
est certain qu'en cas de non soumission, elles risquent par exemple de
ne pas pouvoir répondre à des offres de marchés publics
très strictes. Elles ont dès lors, dans certains secteurs,
un avantage net à s'y soumettre.
Quant aux normes ISO, elles seraient à classer dans les labels
" privés ". Actuellement, ils ne portent pas (encore)
sur les normes sociales, mais surtout sur des normes techniques, de sécurité
ou environnementales.
En bref, négociés avec les acteurs sociaux ou, au contraire,
proposés par les entreprises elles-mêmes, les labels et codes
de conduite présentent des limites si on les confronte à
l'objectif de développement durable et d'équité sociale
et économique.
Obstacles et limites
Ainsi, lorsqu'ils sont d'ordre privé, ils sont avant tout des instruments
de marketing dans le meilleur des cas, des outils destinés à
" calmer" les organisations de défense des travailleurs,
de l'environnement ou de développement dans le pire. Au moins,
lorsqu'ils visent le marché des consommateurs et qu'ils s'accompagnent
de ce fait même d'une publicité plus ou moins large, peut-on
espérer un effet positif. On peut en effet raisonnablement penser
que la qualité et l'exigence du label ou du code de conduite ne
pourraient être que directement proportionnelles à la publicité
qui lui serait faite et...aux contrôles qui l'accompagneraient.
Mais les entreprises n'ont pas toutes des motivations liées à
une quelconque conquête de marchés. Face à une campagne
de dénigrement, face à des accusations plus ou moins graves
d'atteintes aux droits de l'homme, de l'environnement, proposer un code
de conduite, adopter un label existant ou négocier une charte avec
un interlocuteur social ou environnemental, est de l'ordre de la stratégie
défensive.
Ainsi, attaquée pour ses atteintes à l'environnement, aux
droits de l'homme et aux droits des peuples au Nigéria, Shell a
adopté un code de conduite. Alors que plusieurs pays européens
sont le théâtre de campagnes pour le respect des droits fondamentaux
des travailleurs dans le secteur textile, Levi's a accepté, à
grands fracas de publicité, d'adopter un code négocié
avec les syndicats. Une entreprise de distribution néerlandaise
qui s'apprêtait à ouvrir des succursales aux Etats-Unis invitait
une organisation de défense des droits de l'homme bien connue à
lui proposer une charte.
Si dans ces exemples, les consommateurs sont la cible, ce n'est pas toujours
le cas. Certes, ils constituent souvent un objectif privilégié
mais parfois non pas dans le cadre de stratégies de commercialisation,
mais aussi parce que l'image d'une firme auprès du public influence
largement la cote des entreprises en bourse.
La rencontre des objectifs de conquête des marchés via l'image
de marque, d'une part, et de la recherche de coûts minimaux d'autre
part, n'est pas toujours évidente. Lorsqu'un pouvoir public veut
proposer un label, le réalisme et l'efficacité veulent qu'il
cherche à ce que celui-ci soit le moins cher possible pour les
entreprises afin de ne pas décourager ces dernières. Ainsi
dans une de ses récentes propositions en vue de créer un
éco-label européen, la Commission a fixé un plafond
pour les redevances annuelles. Elle a suggéré également
d'introduire un taux réduit pour les petites et moyennes entreprises
et les producteurs des pays en voie de développement. De telles
mesures, dit-elle, sont indispensables pour conserver leur attrait aux
codes de conduite et labels en tous genre. Elles ont cependant pour nécessaire
corollaire la prise en charge du coût des contrôles par les
pouvoirs publics. Et c'est ici que se pose la question de la responsabilité
globale des acteurs économiques et notamment des entreprises, responsabilité
qui est en réalité, dans un certain nombre de cas supportée
par des pouvoirs publics.
La question des contrôles et de leur prise en charge est une des
plus importantes posées par les acteurs sociaux à propos
des codes de conduite et des labels. Aucun système ne semble idéal.
Le système privé, qui est grosso modo celui des normes techniques,
revient à donner aux experts un pouvoir qui peut paraître
démesuré et qui est, en tout état de cause, inapplicable,
au sens strict du terme, au domaine social où les normes et critères
sont trop sujets à des interprétations subjectives.
Dans le même ordre d'idées, un contrôle de normes effectué
par des " techniciens " peut aboutir à une pénalisation
de certains acteurs, pénalisation injuste au regard de certains
critères, même si elle est conforme à une réalité
technique. Ainsi, depuis de nombreuses années, l'île de Trinidad
exporte en grandes quantités un liant bitumeux naturel qui contribue
ainsi largement à ses recettes d'exportation. Les normes techniques
imposées par l'Union européenne sur ce type de produit ont
de facto constitué un barrage à l'importation de ce dernier
qui, jusqu'à la détermination des normes, était pourtant
un des plus utilisés en Grande-Bretagne.
Un certain nombre d'entreprises ayant adopté des codes de conduite
en matière de droits des travailleurs et notamment des clauses
très restrictives en matière de recours au travail des enfants,
ont dû renoncer ou, à tout le moins, assouplir leurs règles.
Confrontées à la réalité de certains pays
et de certaines situations socio-économiques, une application trop
stricte de ce type de principes débouchaient sur une pénalisation
des victimes qu'elle était sensée protéger. En relâchant
quelque peu le carcan, certaines entreprises ont ainsi préféré
la mise sur pied de fonds destinés par exemple à financer
les systèmes éducatifs.
Certaines entreprises, c'est le cas de l'entreprise de distribution textile
néerlandaise C&A, ont elles-mêmes mis sur pied leur propre
bureau de contrôle, en l'occurrence pour C&A, " Service
Organisation for Compliance and Audit Management " (SOCAM). Présentée
comme totalement indépendante de la fonction Achats de C&A,
la société n'en demeure pas moins la propriété
de l'entreprise, ce qui constitue évidemment une sérieuse
atteinte sa crédibilité.
Nécessaire cohérence
Les domaines sociaux et, en partie, environnementaux ne sont pas traités,
ou alors très peu, par des contrôles officiels. Ce type de
contrôle, on les retrouve au niveau des normes techniques, de sécurité
et de certaines normes environnementales. En 1996, le conseil européen
a ainsi proposé de réviser le label écologique et
de mettre en place, parallèlement, une organisation européenne
du label écologique (OELE). En rendant récemment son avis
sur la question, le parlement soulignait les lacunes des systèmes
de contrôle et de l'arsenal juridique existant. Les écolabels
ne sont pas neufs. Etant donné le succès qu'ils rencontrent
auprès des consommateurs, ils se sont multipliés au cours
des dernières années: plus de cinquante actuellement (souvent
confondus d'ailleurs avec des attestations " écologiques ").
Cette prolifération souligne la nécessité d'une cohérence
entre les initiatives prises aux niveaux nationaux et celles prises au
niveau communautaire européen.
L'engouement constaté pour les labels environnementaux n'est pas
à la mesure de l'intérêt très prudent manifesté
par les entreprises pour les matières sociales ou de droits de
l'homme. C'est que le social, cyniquement parlant, se vend moins bien!
La déstructuration des tissus sociaux, la pratique du dumping social
ou, plus simplement, celle du moindre coût possible, y compris du
coût de la main-d'oeuvre, est un élément de la globalisation
économique, donc du commerce international tel qu'il se pratique
actuellement.
Une des caractéristiques de ce dernier est la privatisation croissante
du droit et des méthodes de règlement des différends.
En cette matière, les entreprises ont de plus en plus recours à
des règles ou à des instances privées, notamment
celles de la Chambre de Commerce internationale où siègent
des experts et non des juges, comme cela se passe aux niveaux nationaux
pour ce qui concerne les matières commerciales. Les atteintes à
d'éventuels codes de conduite européens ou internationaux
-on touche ici aux filières internationales- ne peuvent pas être
traitées dans de telles enceintes, à moins d'être
qualifiés juridiquement, d'éléments intrinsèques
de la concurrence internationale. Une telle démarche pose évidemment
un certain nombre de problèmes. L'examen d'une telle hypothèse
souligne le danger d'un vide juridique grandissant en ces matières
et dès lors l'urgente nécessité de valoriser ou d'ériger
des instruments juridiques nationaux. Certains misent également
sur le développement d'un droit des consommateurs qui mettrait
ces derniers à l'abri de dérives purement consuméristes,
bien en-deça d'objectifs de développement social et environnemental.
Reste que l'intérêt pour les codes de conduite sociaux occulte
parfois un élément plus inquiétant: celui du développement
d'une sorte d' " éthique privée " des droits des
travailleurs, alors qu'il existe d'ores et déjà des instruments
qui semblent, face à la mondialisation, avoir perdu en efficacité:
à savoir le Bureau international du Travail et les conventions
de base de l'OIT en matière sociale.
Cette dérive là est notamment le fruit d'un affaiblissement
des Etats devant une série d'instances internationales et devant
un secteur privé rendus plus puissants par une parfaite articulation
de leurs intérêts, de leurs logique et de leur pratique.
Des règles démocratiques semblent malheureusement avoir
perdu leur place dans un tel scénario. Face à une telle
évolution, force est de constater que les acteurs de la société
civile, en ce compris les consommateurs tournés vers une éthique
sociale et environnementale, ont une place à prendre.
Anne PEETERS
Secrétaire générale du GRESEA
1998
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