GRANDS BARRAGES: LA FIN D’UNE ÉPOQUE? Peter Coles, journaliste britannique spécialisé dans les questions scientifiques et d’environnement. |
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Construction d’un barrage dans le cadre de l’immense projet des Trois Gorges en Chine. |
Les dommages qu’occasionnent
les grands barrages l’emportent-ils sur les bénéfices escomptés
par un pays? Dans ce débat, c’est la notion même de développement
qui est en cause. Il existe environ 4 000 grands barrages (dont la hauteur est supérieure à 15 mètres) sur les fleuves de la Terre, estime la Commission internationale des grands barrages (CIGB)1. La plupart d’entre eux ont été construits au cours des 35 dernières années. Quelque 1 600 autres sont en chantier dans plus de 40 pays. On peut cependant se demander si l’époque des très grands barrages ne touche pas à sa fin: aux Etats-Unis et en Inde notamment, des organisations écologistes et des communautés rurales menacées d’être déplacées ont fait pression, avec succès, pour l’arrêt des chantiers. Au mois d’août 2000, la Commission mondiale des barrages (CMB) – fondée en 1998 par la Banque mondiale et l’Union mondiale pour la nature (UMN) afin d’étudier l’efficacité des barrages sur le développement à long terme – publiera ses conclusions après deux années d’enquêtes. Les rapports préliminaires de la CMB suggèrent d’ores et déjà que les grands barrages ne tiendront pas toutes leurs promesses en matière de développement. Ils soulignent aussi que les personnes qui en profiteront le moins se trouvent déjà au bas de l’échelle sociale. «Les barrages constituent à la fois une option technologique et un choix de développement», a déclaré en décembre 1999 Kader Asmal, ministre sud-africain de l’Education et président de la CMB. Il estime que la Commission, en examinant en priorité la réponse que les barrages apportent aux besoins des sociétés, se trouve inévitablement amenée à réfléchir à la notion même de «développement». «Nous nous attaquons à deux grandes questions, ajoute-t-il. Quels rôles jouent les connaissances, les intérêts et les valeurs dans la décision de construire ou non un barrage? Comment arbitrer au mieux entre des intérêts concurrents?». Une partie de la mission de la CMB consiste à mieux cerner ces intérêts. Ils peuvent, par exemple, opposer les besoins de l’industrie à ceux de l’agriculture, ceux des citadins à ceux des ruraux ou, de façon plus cynique, l’industrie des barrages aux partisans de solutions plus traditionnelles pour relever les défis du développement. Pour la CIGB, les deux conditions préalables au développement d’une nation sont l’énergie et l’eau. Mais comme ces ressources sont plus rares là où la demande augmente le plus vite, les barrages sont quasiment devenus synonymes de développement. Alors que les pays développés en ont très peu construit au cours des 10 dernières années, des travaux de très grande envergure ont été entrepris dans les pays en développement, comme l’immense projet chinois des Trois Gorges ou le projet de la vallée de la Narmada en Inde (voir article). Environ la moitié de tous les grands barrages (plus de 22 000 au total) se trouvent en Chine, et l’Inde est devenue le troisième constructeur de barrages du monde (plus de 3 000 pour ce pays). Les revers de l’irrigation Selon la CIBG, les barrages produisent environ 20% de l’électricité mondiale et 7% de l’énergie totale, sans émettre de gaz à effet de serre. Leur intérêt premier est le contrôle de l’eau. Les retenues peuvent fournir de l’eau potable, tout en régulant les cours des fleuves ou des rivières. Il suffit de stocker les excédents d’eau pendant la saison des pluies et de les libérer en période de sécheresse. Mais les barrages permettent aussi l’irrigation. D’après le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), elle représente plus de 75% de la consommation d’eau dans les pays développés. Dans certains d’entre eux, ce pourcentage dépasse les 90%. Aujourd’hui, un tiers de la nourriture produite dans le monde provient de terres irriguées, selon les études de la CIGB. Cette commission considère que seule l’irrigation pourra contribuer à satisfaire l’accroissement de la demande. Elle prévoit que 80% de la nourriture produite d’ici 2025 proviendront de terres irriguées. Toutefois, d’après le Réseau international des rivières (RIN, organisation non gouvernementale), les canaux d’irrigation provoquent l’eutrophisation2 et la salinisation des eaux si le drainage est insuffisant. Or, ce drainage n’est jamais pris en compte dans les plans et les budgets des barrages. Auteur d’un rapport pour la CMB, Himanshu Thakkar explique que les systèmes d’irrigation ont transformé 3% des terres cultivables de l’Inde en marécages. Par ailleurs, les produits récoltés sont souvent destinés à l’exportation et ne nourrissent pas les pauvres. Or, ce sont souvent eux qui ont perdu leurs maisons, leurs fermes et leurs moyens de subsistance, lorsque des vallées ont été inondées. Avant même qu’un barrage ait produit son premier watt, des dizaines de milliers de personnes doivent parfois être déplacées. Selon le RIN, au moins 30 millions de personnes dans le monde ont dû ainsi abandonner leurs terres et leurs foyers depuis les années 30. Les gouvernements considéraient souvent ces déplacements comme un «effet secondaire» inévitable du développement. Aujourd’hui, ces populations déplacées luttent pour être entendues. «Les expériences passées, constate un rapport réalisé pour la CMB, montrent que les programmes de re-localisation des populations sont souvent préparés tardivement, manquent de moyens, sont conçus à partir d’une connaissance insuffisante des particularités sociales, culturelles, économiques et psychologiques des populations. Ils ont trop fréquemment pris fin avant même que toutes les populations déplacées soient réinstallées et réadaptées, sans guère se soucier qu’elles retrouvent leurs anciens niveaux de revenus». La perte d’un mode de vie rurale pour certains est-elle le prix qu’une nation doit payer pour parvenir à la sécurité du plus grand nombre? C’est l’une des questions auxquelles la CMB devra tenter de répondre. Certains opposants à la construction de grands barrages comme le RIN estiment que l’argument selon lequel ceux-ci favorisent le développement est fallacieux, même pour les communautés urbaines qui en bénéficient directement. Dans la présentation du livre Les Rivières silencieuses, co-édité par le RIN, celui-ci écrit: «Les grands barrages sont bien plus que des machines à générer de l’électricité et à stocker de l’eau. Ils sont la traduction – en ciment, roche et terre – de l’idéologie dominante de l’ère technologique: ce sont des icônes du développement économique et du progrès scientifique au même titre que la bombe atomique et l’automobile». D’autres critiques avancent que l’industrie des barrages se tourne vers les pays en développement parce que le marché des pays développés est presque arrivé à saturation. Par le passé, les prêts de la Banque mondiale et des organismes d’aide internationale ont indirectement contribué à maintenir à flot ce secteur d’activités, tout en permettant un commerce très lucratif et des transferts de technologique. Aujourd’hui, devant l’opposition grandissante des groupes de pression, le gouvernement américain et de nombreux Etats européens renoncent à s’impliquer dans des projets comme ceux des Trois Gorges et du Narmada. Le prochain rapport de la CMB devra au moins fournir quelques lignes directrices sur les questions suivantes: comment faire en sorte que les personnes déplacées bénéficient elles aussi des barrages; comment réduire au maximum les dommages irréversibles qu’ils occasionnent? 1. Fondée en en 1928, la CIBG vise à promouvoir l’art et la science des barrages hydrauliques. Elle a environ 6 000 membres et des comités dans 80 pays. 2. L’eutrophisation est un phénomène des eaux stagnantes, qui engendre une prolifération excessive de végétaux aquatiques et l’appauvrissement en oxygène des eaux profondes. |