Pendant toute notre lecture des Nouveaux Mystères de Paris, nous allons appréhender le monde à travers le regard de Burma. Malet justifie ainsi le choix de la narration à la première personne : " Je suis un autodidacte et je sais qu’il est très difficile d’écrire à la troisième personne quand on n’a pas étudié le discours. En écrivant à la première personne, je peux me permettre certaines incorrections qui passeront comme un effet de l’art " (1). Certes la narration à la première personne s’avère plus aisée, mais elle est source d’enjeux. En effet Burma ne peut donner un avis objectif de ce qu’il perçoit de la ville et de sa population ; au contraire, chaque regard est teint d’un avis personnel qu’il donne à partager au lecteur. C’est pour cette raison que l’image de Paris chez Malet va prendre une dimension particulière, parce qu’elle n’est perçue que par un seul personnage, lui-même haut en couleurs. Il est donc important d’essayer de cerner l’approche que Burma a de la ville, ainsi que les mots et le vocabulaire qu’il emprunte pour nous rendre compte de cette approche.
Dans Les Nouveaux Mystères de Paris, Burma, narrateur principal, parfois relayé par sa secrétaire, nous raconte l’intrigue, mais surtout il nous donne à voir : ses yeux sont les nôtres. En tant que lecteur, nous sommes otages de ce regard et si Burma préfère le diriger vers un café plutôt que vers un monument, il nous faut le suivre. Tout au plus nous suggère-t-il une alternative: " mon regard avait le choix entre la Tour Eiffel (…) au delà de la terrasse de Chaillot, le monument élevé à la gloire de l'Armée Française, contre le mur du cimetière Passy " (Pas de bavards à la Muette, p. 225). Ce n’est jamais un panorama qui nous est donné à voir, jamais une vision d’ensemble, mais plutôt un aperçu pointilliste, à l’échelle du regard humain, ne pouvant embrasser qu’une partie d’un paysage. Le regard de Burma est précis et aiguisé. Lorsque avec lui nous recherchons sa voiture dans M’as-tu vu en cadavre ? il nous guide ainsi: " Je m’engageais dans un passage obscur à l’entrée duquel stationnaient deux autos. Aucune n’était la mienne. Un peu plus loin, avant de déboucher dans le Faubourg Saint-Martin dont on apercevait les lumières, le passage s’élargissait et formait une placette. Il y faisait à peu près aussi clair qu’à l’intérieur d’un four, mais mes yeux de propriétaire distinguèrent une carrosserie qui m’était familière " (p. 996). C’est son véhicule que cherche Burma ici, son regard ne s’égare donc pas, il se dirige vers tout ce qui est susceptible de ressembler à une Dugat 12, mais pas ailleurs. De même, lorsqu’il file Yves Bénech, Burma ne voulant pas le perdre de vue, ne se laisse pas aller à la contemplation du cadre environnant, et, quand bien même voudrions nous, juste un instant, regarder la fameuse maison de Balzac rue Berton, Burma n’y jetant pas un regard, le lecteur non plus ( Pas de bavards à la Muette).
Nous cherchons, par conséquent, en même temps que le détective, sans avoir plus de pistes ou d’éléments que ceux qu’il possède, et la description qu’il fait des lieux s’intègre au cours du récit. Il en va ainsi de tout Les Nouveaux Mystères de Paris, où chaque lieu que Burma fréquente est réduit à la vision qu’il veut bien nous en donner.
Paris telle que nous la présente Burma est une ville accessible. Nous arpentons la capitale à l’échelle humaine, c’est-à-dire que, comme un piéton, nous ne percevons des quartiers que ce que notre regard peut embrasser: une rue, une place, un café, mais en aucun cas tout un boulevard ou tout un arrondissement. C’eût été le cas, si nous avions eu affaire à un narrateur omniscient, nous dévoilant qu’au moment où nous nous trouvons boulevard Delessert, par exemple, un crime est en train d’être commis boulevard Haussmann. Pour bien marquer l’importance du choix de la narration à la première personne, établissons une rapide comparaison avec un extrait de La Première enquête de Maigret, de Georges Simenon (2), où toute la narration est effectuée par un narrateur extérieur : " C’est à huit heures du soir seulement, alors que les becs de gaz dessinaient, en les ourlant d’un perlé lumineux, la perspective des avenues autour de l’Arc de Triomphe, que Maigret, qui ne gardait plus beaucoup d’espoir, prit contact avec la réalité qu’il cherchait. (…) Il n’avait fait, pendant des heures, qu’arpenter un secteur étroit, entre l’Etoile, la place des Ternes et la porte Maillot ". Le narrateur, parce qu’extérieur à l’intrigue, peut donner à voir au lecteur l’ensemble " des avenues autour de l’Arc de Triomphe " ou tout un quartier " entre l’Etoile, la place des Ternes et la porte Maillot ", ce qui est impensable dans Les Nouveaux Mystères de Paris, Burma n’ayant jusque ici que deux yeux. C’est toujours dans un " secteur étroit", pour reprendre les termes employés par G. Simenon que Burma rôde, et chaque paysage qu’il nous donne à voir ne peut être inscrit que dans le périmètre que son regard embrasse. Si Malet avait opté pour un narrateur omniscient, tout Paris eût été alors à la portée d’un seul regard, mais il n’y aurait plus eu ni réalisme, ni plaisir. Car, avec Nestor, nous découvrons Paris consciencieusement, au rythme du piéton qui se promène, lançant des regards curieux à droite et à gauche. Nous nous égarons avec lui dans les ruelles et les rues où il nous conduit, et nous trouvons en lui un guide passionnant. Nestor Burma, parce que nous partageons son regard, se doit en effet d’appréhender la ville d’une manière qui nous intéresse, car si ce n’était pas le cas, lassés, nous l’abandonnerions au détour d’une rue. C’est là aussi un des paris de Léo Malet que de réussir, uniquement grâce à un personnage et à la vision de la ville qu’il lui attribue, à promener tant de lecteurs dans les divers arrondissements parisiens. Il fallait pour ce faire que l’image de Paris soit bien exotique et dépaysante, de manière à prouver qu’il s’agit réellement d’une découverte de la ville. L’exotisme est absent dans le sens où Paris est un univers connu de tous, mais présent dans la manière de l’aborder qui s’éloigne, elle, du quotidien.
Le regard du détective le révèle, c’est en regardant Paris que Nestor se dévoile. Parcourir Paris en compagnie de Burma s’avère être une véritable aventure, mais ce qui est encore plus passionnant, c’est que, bien entendu, à force de partager la vision d’un personnage, on finit par le cerner et le connaître. Le regard de Burma se posant sur la ville se pose dans le même temps sur lui-même, car c’est sa personnalité et sa sensibilité qui déterminent ce qu’il retient ou perçoit d’un lieu. Dans le même temps, la description d’un paysage est elle aussi tributaire de l’état d’esprit du détective qui le regarde. C’est à force de le fréquenter que nous pouvons prétendre cerner quelque peu la personnalité originale du détective, ce ne serait pas le cas si nous avions affaire à un narrateur omniscient qui nous confierait tout sur chacun. Là encore la découverte d’un personnage se fait ‘à l’échelle humaine’ ; nous ne devinons de Burma encore une fois que ce qu’il veut bien nous en dire, et c’est souvent dans sa manière d’appréhender la ville qu’il se révèle.
Bien que le Groupe Surréaliste ait dénoncé l’incompatibilité de l’activité romanesque avec la leur, il semblerait que dans le tableau que Malet brosse de Paris se trouvent quelques touches inspirées du mouvement d’André Breton. Malet, en effet, ne se contente pas d’attribuer à son détective les seules qualités de guide parisien, il le dote également d’un regard de poète, déambulant dans une ville emplie de charme.
La beauté selon Burma, voici une grande question à laquelle nulle définition ne pourra sans doute correspondre avec exactitude. Cependant, on peut déjà affirmer que la beauté de Paris, selon Nestor, ne réside pas dans ces grands monuments autour desquels la foule se presse, pensant contempler l’essence même de la capitale. Se promenant dans le Marais, il ironise: " C’est souvent que, dans ce coin de Paris, des touristes admiratifs se plantent devant les vieux palais historiques " (Fièvre au Marais, p. 635). Dans Le Soleil naît derrière le Louvre, il affirme qu’un lieu n’acquiert pas sa beauté du fait qu’il est connu ou fréquenté et il argumente, prenant l’exemple de la place Vendôme, " la place la plus triste de Paris, mais aussi une des plus célèbres, celle où s’érige la colonne Vendôme " (p. 447). Pourtant, nous avons vu dans le deuxième chapitre, que, même si Malet laisse de côté ces quartiers trop connus, ceux où il nous entraîne apparaissent dépourvus de toute poésie.
La poésie ne réside pas dans les lieux mêmes, mais bien dans la manière de les appréhender. Malet parlant de Breton, dit : " Quand on pense à Nadja de Breton (…), on se dit qu’il arrive à Breton des choses extraordinaires. Non, Breton capte seulement ce que les gens n’enregistrent pas, parce qu’ils ne font pas attention " (3). C’est dans ce regard que Burma porte sur un univers en apparence quotidien et banal, que naît ce qu’on pourrait appeler la "poésie urbaine".
Se promenant dans la capitale, le détective prête attention à tout ce que les gens ne regardent plus. Ainsi traversant la foule dans Le Soleil naît derrière le Louvre note-t-il avec précision les divers éléments qui la composent, jusqu’aux voitures : " Je fendis la foule très dense, jusqu’à la rue Coquillière. Travailleurs nocturnes, épaves sociales aux occupations mal définies et boutiquiers mêlés, avec très peu de noceurs dans le tas. Rue du Bouloi, c’était déjà moins animé. Les voitures des détaillants de banlieue qui venaient s’approvisionner aux Halles, stationnaient, serrées les unes contre les autres, de chaque côté de la rue. Des bagnoles de toutes marques, de tous modèles et de tous âges. L’une d’elle, veuve de sa portière, n’avait rien à redouter des voleurs " (Idem, p. 434). Et plus tard : " Le soleil n’avait pas tenu exactement les promesses de l’aube. Mais de temps en temps, il glissait un rayon paresseux qui suffisait à tout égayer, encore qu’il fût bien pâle. Les quais offraient leur habituel spectacle. De paisibles citoyens fouillaient dans les boîtes à bouquins. Les marchands de graine, d’instruments aratoires et d’oiseaux encombraient le trottoir de leurs éventaires colorés et bruyants " (Idem, p. 494). Nestor prend le temps de marcher, de savourer pleinement l’endroit, en jetant un regard curieux sur tout ce qui l’entoure, comme si chaque lieu était perpétuellement à découvrir, à s’approprier.
Le regard du détective est soucieux de l’importance des détails. Dans un premier temps, il regarde les gens, leurs activités et déambulations, et ce sont souvent les détails qu’il remarque d’abord, comme dans ce restaurant chinois où il dîne en compagnie d’Hélène dans Boulevard…ossements: " Tout en savourant le poulet aux amandes, les germes de soja sauce spéciale et autres mets originaux, j’observe autour de moi. Il y aura toujours des marrants, dans les restaus chinois. Je parle de ces cornichons de blancs qui, sous prétexte de couleur locale, s’obstinent à vouloir utiliser les baguettes, alors qu’ils ne sont pas fichus de les manœuvrer congrûment. Ils éparpillent des grains de riz de droite et de gauche, mais ne semblent pas s’en apercevoir. Je n’en dirais pas autant de leurs voisins immédiats. Et avec ça, ils boivent du vin rouge ! Comme couleur locale, c’est fadé. (…). A part les cornichons que je viens de dire, il y a là quelques touristes, des étudiants de type asiate, et une paire de gars, type Pigalle, avec nageoires presque apparentes " (p. 448-49). Ce qu’il constate en premier lieu, c’est que certaines personnes ne savent pas manger avec des baguettes, puis il regarde la salle dans son ensemble : il part d’un détail pour aller vers le reste, alors que la plupart des gens aurait d’abord regardé l’assemblée, puis aurait peut-être, ensuite, aperçu " les cornichons blancs ", sans leur donner la moindre importance. Cette démarche, Burma l’entreprend absolument dans toutes ses pérégrinations : donner de l’importance au détail, à l’infiniment petit, parce que c’est lui qui rend l’ensemble magique et poétique.
Les détails, c’est surtout ce que les gens ne perçoivent plus parce qu’ils n’en prennent plus le temps, alors qu’il suffirait parfois de lever un peu les yeux pour apercevoir un paysage somptueux et pourtant si quotidien, comme le lever du soleil : " Je passai au salon. Je tirai les rideaux, ouvris les fenêtres et m’aventurai sur le balcon. L’air était glacial. Un brouillard jaunâtre stagnait sur Paris. Mais il serait bientôt dissipé. Le soleil naissait derrière le Louvre " (Le Soleil naît derrière le Louvre, p. 492). Le soleil a tellement pris l’habitude de se lever chaque matin que personne ne le voit plus, sauf Nestor, attentif à son éclat et à sa valeur. Le détective lève le nez pour contempler, après le lever, le coucher du soleil: " Tous deux accoudés à la barre d’appui de la fenêtre, nous offrons notre visage au nocturne vent printanier de Paris qui glisse sur les toits. Au-delà d’une forêt de cheminées, en direction de la gare Saint-Lazare, le ciel change alternativement de teinte: il rougeoie, verdoie, etc. selon que s’allument ou s’éteignent telles et telles enseignes lumineuses de la place du Havre " (Boulevard… Ossements, p. 519).
Burma prend bien soin, chaque fois qu’il nous donne à partager la vue d’un paysage, de le situer dans ses moindres particularités, comme lors de sa promenade dans le XIV° arrondissement : " Entre les talus en pente raide, herbeux et plantés d’arbres touffus élevant leurs branches vers le ciel, la double rangée de rails luisants courait sur son lit de cailloux. A quelque cent mètres de part et d’autre de la passerelle, elle disparaissait sous un tunnel. Çà et là, dans le fossé, on apercevait, abandonnés à leur triste destin, un cageot à légumes démantibulé ou une boîte de carton. Il y avait aussi une chaussure, solitaire et désolée, plus très neuve, et accroché à un fourré de ronces, quelque chose comme un pantalon. Il y a des gens comme ça à Paris, qui ignorent l’existence des poubelles " (Les Rats de Montsouris, p. 880-81). Voici donc ce que Burma voit du paysage : une boîte, une chaussure, un pantalon ; le reste, il ne nous le montre pas, c’est sans importance. Ce qui compte, ce sont ces objets, parce que, même s’ils semblent banals à première vue, leur présence en ces lieux ne l’est pas, et en parler, c’est souligner que c’est par la présence de ces objets que le lieu revêt un caractère hors du commun, poétique. Doisneau disait: " Ce qui est bien, c’est de révéler aux gens qui traversent le paysage de tous les jours, qu’il peut apparaître surréaliste, qu’il est porteur d’émotions, et même parfois, porteur de beauté " (4), et c’est ce que fait Malet dans Les Nouveaux Mystères de Paris, en gratifiant Burma d’un regard d’aigle, sachant mettre en valeur ce que les gens ne voient plus, et qui est pourtant à la base d’une poésie qui pourrait être quotidienne. Rapprocher la démarche de Léo Malet de celle de Doisneau s’avère être en effet judicieux car il s’agit bien de la même manière d’appréhender la ville. Le regard de Burma est analogue à celui du photographe, flânant dans les rues en quête d’inédit, d’insolite, mais surtout en quête de l’instant. L’instant fugitif où la photo devra être prise, assez rapidement pour qu’il s’agisse d’un morceau détaché du réel, pris sur le vif, sans fioritures, dans le mouvement, comme arraché. C’est exactement de cette manière que Burma rend compte de la capitale : il découpe un morceau de réel, souvent insolite, et le transmet non par la photo, mais par le mot. Le photographe, comme l’écrivain, mettant en valeur et en mouvement un élément du quotidien, le rendent dans le même temps insolite et poétique.
Mais ce n’est pas seulement dans le regard poétique que Burma a des lieux, que le détective se rapproche de l’appréhension surréaliste de la ville, mais aussi dans la manière qu’il a de l’arpenter.
Les itinéraires dans la capitale qu’ont tracés André Breton dans Poisson soluble (1924) (5) ou dans Nadja (1928) (6), Aragon dans Le Paysan de Paris (1926) (7), ou encore Philippe Soupault dans Les dernières nuits de Paris (1928) (8), se rapprochent plus de la déambulation que de la promenade. " Ce n’est pas moi qui méditerai sur ce qu’il advient de " la forme d’une ville ", même de la vraie ville distraite et abstraite de celle que j’habite par la force d’un élément qui serait à ma pensée ce que l’air passe pour être à la vie. Sans aucun regret je la vois devenir autre et même fuir. Elle glisse, elle brûle, elle sombre dans le frisson d’herbes folles de ses barricades, dans le rêve des rideaux de ses chambres où un homme et une femme continueront indifféremment de s’aimer. Je laisse à l’état d’ébauche ce paysage mental " écrit Breton à la fin de Nadja. Les termes de " paysage mental " sont essentiels, car on pourrait les appliquer à la vision que rend Burma de la ville : Paris se découvre dans un état proche du somnambulisme, dans le laisser aller au gré des pavés. C’est ce que fait Burma, solitaire, il se laisse happer par la capitale, toujours attentif à tout ce qui se déroule autour: " D’un pas lent, j’atteignis la rue Vercingétorix et commençai à déambuler sur le trottoir, entre le passage de Gergovie et la rue d’Alésia, sans craindre de trop attirer l’attention. La rue Vercingétorix était aussi morte que l’Auvergnat dont elle porte le nom. Le silence était total. A certaines heures, c’était un quartier comme ça. Propice à la méditation. Ou au coup du père François. Les candélabres électriques semblaient éclairer l’allée d’un cimetière. Rue d’Alésia, il passa bien deux trois bagnoles, pas précisément à allure réduite, et en arrachant, assez brutalement même, le goudron liquéfié de la chaussée, mais on ne pouvait ranger ce feulement bref dans la catégorie des bruits. Il mourait à peine né, comme certaines amours. A un moment, le désert paru s’animer. Un bonhomme aux jambes en cerceau s’engagea dans la rue, puis rebroussa chemin. Il devait s’être gouré de destination. Avec des guibolles pareilles, je le voyais plutôt habitant Maisons Lafitte…Ou peut-être lui avais-je fait peur. Ce sont des choses qui arrivent " (Les Rats de Montsouris, p. 852). Seul dans une rue, Burma la contemple, médite, et une pensée en entraînant une autre, il finit par rapprocher le bruit d’une voiture de l’amour. Ce rapprochement naît de la rêverie, mais aussi d’un élément banal et quotidien: le bruit d’une voiture, qui s’avère être source d’inspiration poétique. C’est parce qu’il s’arrête sur chaque chose, sur chaque détail, et qu’il laisse vagabonder son imagination en tout lieu, que Burma rend de la ville une image poétique proche de la poésie surréaliste.
Les itinéraires du détective semblent se rapprocher d’un parcours initiatique. Aragon, dans Le Paysan de Paris, précise : " J’aime à me laisser traverser par les vents et la pluie : le hasard, voilà toute mon expérience. Que le monde m’est donné, ce n’est pas mon sentiment ". Paris n’est pas donné à Burma, il s’y intègre en déambulant dans ses rues, et la vision qu’il nous en donne n’est que " le paysage mental " qu’il forge de la ville. " Paysage mental " dans le sens où l’image qu’il perçoit du lieu naît de la poésie qu’il lui confère, et même s’il nous le donne à voir, nous ne pouvons partager pleinement cette vision, car face à ce lieu, nous y verrions tout à fait autre chose. Par exemple, le tableau enthousiaste que peint Burma de la place de la Contrescarpe nous séduit certes, mais s’il nous était donné réellement à voir, peut-être n’y trouverions-nous aucun attrait: " Chère place de la Contrescarpe, provinciale et touchante, avec sa vespasienne, son kiosque de la RATP, son terre-plein planté d’arbres, sa ceinture de vieilles maisons s’étayant l’une l’autre, ses bistrots. La populeuse rue Mouffetard, qui y débouche, était aussi calme que la place. Ce n’est pas souvent que le silence enveloppe la Mouffe. Mais à cette heure-ci, les commerçants faisaient encore la sieste ou se penchaient sur leurs livres de comptes… " (Micmac moche au Boul’mich, p. 715). Mais, ce qui importe dans la démarche de Malet / Burma, ce n’est pas tellement que nous adhérions à la vision qu’ils nous présentent de la ville, mais que la promenade qu’ils nous proposent constitue une sorte de parcours initiatique pour nous apprendre à regarder et à contempler cette source de poésie qu’est le quotidien. Apprendre à regarder est la condition sine qua non pour percevoir la beauté d’une ville.
Quant au hasard évoqué par Aragon, il tient une place notable dans l’œuvre de Malet, car il favorise souvent les rencontres que fait Burma lors de ses déambulations dans un arrondissement, rencontres de personnes ou d’indices généralement liés à l’enquête. C’est le cas lorsqu’il se rend aux locaux du journal Le Crépuscule rejoindre Marc Covet, et qu’il croise plusieurs fois, par hasard, celui qu’Esther Lévyberg l’a chargé de surveiller: " Rue Réaumur, je m’attardai à regarder les photos exposées dans les vitrines du Parisien libéré (…) lorsque j’entendis dans mon dos, succédant à un brusque coup de frein, un type hurler un de ces mots qui l’auraient fait recaler au concours. Je me retournai. C’était un piéton standard, rouge de colère, qui expliquait à un automobiliste ce qu’il pensait de sa façon de conduire. L’automobiliste était au volant d’une Plymouth et avait plus ou moins failli envoyer le piéton se faire véhiculer par Borniol. L’automobiliste paraissait nerveux, mais ne répondait pas aux invectives du piéton. M. René Lévyberg, d’un naturel peu prolixe, avait épuisé son stock de répliques avec moi. (…) Un peu avant d’arriver à l’immeuble que Léon Bailly fit construire (…), je revis la bagnole de mon millionnaire, rangée le long du petit square. J’entrai dans le hall de la S.N.P.E. et je vis Lévyberg sortir des bureaux réservés à la réception des petites annonces. Nous nous suivions ou quelque chose comme ça " (Des Kilomètres de Linceuls, p. 547). Contrairement à ses collègues, le hasard est pour Burma l’ingrédient essentiel de la réussite d’une enquête ; il s’éloigne ainsi de l’esprit rigoureux et mathématique de Sherlock Holmes par exemple. C’est en rôdant et en déambulant que la solution lui vient à l’esprit. Ainsi se promenant avec Jeanne sur le port de Javel, il remarque " une bagnole bicolore, qu’il (lui semble) avoir déjà vu quelque part. Et brusquement (…) ça (lui revient). (Il) la (revoit), replacée dans le décor où (il) l’(avait) remarquée la première fois. C’était derrière elle qu’(il s’était) glissé, l’autre soir, avant de (s’)acheminer vers la tanière de Demessy. (…) (Il tenait) peut-être une piste " (Les Eaux troubles de Javel, p. 410).
L’esprit de Burma, quelque peu volage, ne se fixe pas sur un paysage, il s’égare comme nous l’avons vu vers des détails, ou tout simplement vers d’autres horizons. Paris est donc rendu par "touches", comme s’il nous fallait reconstituer un puzzle avec les quelques pièces que le détective consent à nous fournir.
Lorsqu’il découvre un lieu, le détective établit diverses constatations qui l’éloignent souvent de la description qu’il pourrait nous faire de l’endroit. Ainsi se promenant dans le Marais, il aperçoit des hôtels particuliers : " Devant moi, à l’angle de la rue des Francs Bourgeois et Vieille du Temple, se dressait un élancé alibi de pierre construit depuis des siècles. La Tour Barbette, sauf erreur, dernier vestige d’un hôtel ayant appartenu à Isabeau de Bavière…J’avais lu récemment un article là-dessus, je ne savais plus dans quel canard " (Fièvre au Marais, p. 636). Il nous relate l’histoire de l’édifice, enchaîne sur diverses anecdotes, mais le lecteur se promenant dans Paris ne pourra pas reconnaître cette Tour Barbette, car le détective ne lui en a fourni aucune description architecturale.
Lorsqu’elle existe, la description est réduite, courte, et sommaire. Burma se rendant chez le docteur Dalaruc, nous renseigne de la manière suivante: " Le soleil inondait la place Denfert-Rochereau, au centre de laquelle le lion de Belfort, sur son socle, dressait son imposante masse verdâtre. La maison où j’allais, faisait le coin du boulevard Arago et dominait le paysage de l’architecture solidement bourgeoise de ses cinq étages construits aux environs de 1900. Le rez-de-chaussée l’immeuble abritait une pharmacie " (Les Rats de Montsouris, p. 895). Nous savons donc précisément où la demeure du médecin se situe, mais absolument pas à quoi elle ressemble. La description de Léo Malet est souvent réduite au minimum ; considérons par exemple ce que Burma nous dit de la rue du Dobropol : " Des voitures stationnent des deux côtés de la chaussée. A part deux ou trois tinettes qui ne paient pas de mine, ce sont, pour la plupart, des autos chics, faites surtout pour rouler l’été, décapotables. Petites, juste deux places. Madame et Monsieur " (L’Envahissant cadavre de la plaine Monceau, p. 914). On remarque que les deux dernières phrases n’ont même pas de verbe. De même, lorsqu’il nous renseigne sur l’itinéraire qu’il emprunte dans Brouillard au pont de Tolbiac, c’est sans fioritures : " Je m’en fus impasse du Gaz (…). Je remontai sur le pont National par le large escalier de pierre qui va du quai d’Ivry au boulevard Masséna. Je traversai devant les bâtiments de la Compagnie de l’Air comprimé et descendis le boulevard jusqu’à la station du chemin de fer de ceinture. (…). Par l’escalier qui passe sous la gare de ceinture, j’atteignis la rue du Loiret. Et je me retrouvai au carrefour Cantagrel-Watt-Chevaleret " (p. 322). Inutile de s’attarder sur ce qui n’intéresse pas Burma, ce qu’il voit, il nous le livre, mais dès lors que son regard s’éloigne, la phrase et la description n’ont plus lieu d’être.
C’est bien pour cette raison que les descriptions les plus construites et complètes sont encore une fois celles des détails que distingue Burma dans la ville, comme par exemple dans le XVII° arrondissement, où c’est le toit de l’hôtel particulier du couple Désiris qui va retenir son attention: " De son toit d’ardoise, fortement déclive et terminé par des flèches dont une ornée d’une girouette aussi ridicule qu’inutile, surgissent deux mansardes à œil-de-bœuf, à l’encadrement tarabiscoté " (L’Envahissant cadavre de la plaine Monceau, p. 882). Comme le précise très justement Gérard Durozoi, (9) " les lieux où évolue Burma font l’objet non d’une description systématique, mais bien d’une évocation sélective ". Encore une fois, c’est le souci d’authenticité qui prend le dessus : Malet ne peut, après nous avoir présenté un détective au regard pointilliste et à la vision sélective, lui prêter de longues tirades décrivant des lieux qu’il n’est même pas censé apercevoir. Au contraire, Burma va retranscrire de la réalité exactement ce qu’il en perçoit, ni plus, ni moins.
Le désir de la parole authentique est poussé à tel point que le texte semble ne pas avoir été retravaillé, on a la sensation d’entendre réellement quelqu’un nous raconter les événements tels qu’ils surgissent devant ses yeux, au fur et à mesure. Ainsi avons-nous l’impression d’être avec Burma devant le Palais de Cristal, tellement nous partageons avec lui une vision traduite instantanément par le mot: " Le nom de la vedette du programme, couvrant toute la largeur de la bâtisse, s’allumait et s’éteignait alternativement, giflant la nuit : Gil Andréa, Gil Andréa. D’abord le prénom flamboyait, puis ça restait noir quelques secondes, après quoi le nom apparaissait en rouge vif. Tout s’effaçait d’un coup et l’instant d’après, respiration reprise, la mécanique électrique épelait le nom de l’idole à l’attention des midinettes sachant à peine lire. Un G vert, un I jaune, un L bleu, etc. Un assemblage de couleurs à vous faire sauter les dents, d’un mauvais goût certain mais efficace. Prenez-en plein la vue. Enfoncez-vous bien ça dans le cœur " (M’as-tu-vu en cadavre ? p. 951-52). Nous voyons d’abord le G, puis le I, enfin le L, en même temps que le détective ; il s’agit d’une description que J.M Adam appelle la " description procédurale ", qu’il définit ainsi : il s’agit de " la description d’un objet en cours de fabrication " (10). S’il ne s’agit pas là de fabrication à proprement parler, Burma rend par contre bien compte d’une vision qui se modifie exactement au moment où il en parle. L’emploi de phrases courtes, voire nominales, renforce l’aspect simultané de la description. C’est par cette perception de la vitesse, de l’instantanéité, que l’on peut remarquer que, justement, le texte a été retravaillé afin de donner au lecteur cette impression de partager avec le détective la même vision, au même instant. La ponctuation hachée rend, elle aussi, compte d’un rythme voulu par Léo Malet, qui permet d’insuffler mouvement et vie à la description d’un édifice rigide. Chaque regard du détective est ainsi remis immédiatement au lecteur et fait de lui un double de Burma, capable d’appréhender la ville exactement au même moment. L’emploi d’un certain vocabulaire, dans la description comme dans toute la narration, favorise aussi ce rapprochement du lecteur et de Burma.
Burma se doit en effet d’être un personnage accessible, ouvert, capable de promener un même lecteur dans les vingt arrondissements parisiens. Les descriptions que font Burma, on l’a vu, sont fort courtes, mais elles sont en plus dotées d’un vocabulaire typiquement parisien : la gouaille. La gouaille, c’est le langage de la rue, un mélange de plusieurs argots, c’est-à-dire le langage même de ce que Burma nous donne à voir. La narration à la première personne permet en effet l’intrusion de vocabulaire et de commentaires très personnels, comme par exemple lorsqu’il parle de la police: " Ils sont comme ça les flics. Même les moins tocards. Dans l’impossibilité d’envisager qu’on puisse agir par pur désintéressement. Après tout, ils ont des excuses. De par leurs fonctions, ils ne voient que le mauvais côté des choses, la face dégueulasse et sordide de la vie. A longueur de journée et de nuit, ils n’ont qu’à connaître, en fait de sentiments délicats, que violence et brutalité. Ils vont d’un crime à un autre crime, de la femme débitée en rondelles au type à la cervelle à l’extérieur, en passant à l’inverti perforé. Ils pataugent dans la sanie des rues étroites, hument le remugle nauséabond des corridors des hôtels borgnes. Et quand, par hasard, ils ont affaire dans une chambre de palace, c’est qu’un macchabée nécessite leur présence, et une chambre de palace même dans beaucoup de sang, mais agrémentée d’un macchabée tout chaud, ça ne diffère pas des masses d’un bouge infect " (Micmac moche au Boul’mich, p. 676). Les termes qu’il emploie sont crus (" macchabée "), relèvent souvent de l’argot comme lorsqu’il parle de la " Tour Pointue " pour désigner la Conciergerie (ces termes reviennent régulièrement dans Les Nouveaux Mystères de Paris), ou font appel à des images peu délicates telle que celle de " la femme débitée en rondelles " ou de " la cervelle à l’extérieur ". Roger Rabiniaux rappelle rapidement les mots d’argot les plus employés par Burma (11) : " polop (interjection signifiant ‘rien’), branque (client d’une prostituée), chichi (faire des manières), pilon (désigne soit le pied, le mendiant ou le parasite), (…), brignolet (le pain), nippé ( un vêtement ou l’adjectif habillé), etc. ". L’emploi d’un vocabulaire ‘désinvolte’ a plusieurs fonctions. Il permet d’abord au détective de faire de l’humour noir et de tourner en dérision la situation, comme lorsqu’il dit à Bélita, parlant du cadavre qu’ils transportent: " - On l’a paumé, ricanai-je amèrement. Il ne se plaisait pas en notre société ou il n’aimait pas l’auto-stop. Maintenant, il faudra aller rue des Morillons, dans le XV°, au Bureau des Epaves, et dans un an et un jour… ", et pour justifier cette perte il ajoute plus tard : " C’est ce corniaud qui roulait à gauche…C’est quand il m’a obligé à exécuter ma figure de stock-car, que le macchabée nous a faussé compagnie… " (Brouillard au pont de Tolbiac, p. 300). Chaque situation, chaque description devient savoureuse lorsque Burma lui prête cette once de cynisme, semblant toujours à cent lieues de la gravité du moment. Malet a d’ailleurs obtenu en 1958 le Grand Prix Xavier Forneret de l’humour noir pour Les Nouveaux Mystères de Paris. Mais l’argot permet aussi à l’auteur de renforcer l’aspect réaliste qu’il désire donner à l’œuvre et, bien entendu, au détective. Il préfigure, dans une moindre mesure, le personnage de San Antonio, que Frédéric Dard a doté également d’un vocabulaire populaire, le rendant ainsi on ne peut plus virulent et authentique. Malet emprunte à la ville qu’il peint le vocabulaire qui court ses rues et fait de Burma un personnage moderne et ouvert sur l’extérieur, en le dotant de ce même langage. Le détective semble être en parfaite adéquation avec la ville et la population qu’il fréquente. D’autre part, c’est le contraste entre le langage argotique et le langage parfois soutenu que Burma emploie, qui étonne. Ce contraste souligne la double appartenance de Burma : proche de la rue et du pavé, il n’en n’est pas moins un individu cultivé, sensible, ayant du vocabulaire et étant capable de s’en servir. Ainsi il emploie des mots tels que le " remugle " (Micmac moche au Boul’Mich, p.676), tels que le verbe " inoculer " (idem, p. 758), ou crée de jolies images comme celle du cycliste qui passe " dans un bruit soyeux de pneus " (idem, p. 760). A l’inverse, il emploie l’argot ou un langage populaire, voire vulgaire : " tocards ", " putain ", " folichon ", etc. Le lecteur se trouve donc face à une ambiguïté: il sait son guide capable de prouesses verbales et constate pourtant que sa verve est le plus souvent délurée. Il s’agit là encore d’un procédé littéraire. Doter Burma du langage de la rue, c’est le définir comme un personnage typiquement parisien, en relation intime avec le pavé et la population, et souligner surtout son expérience de la rue. En effet, l’argot est une langue à part et Burma semble assez bien la connaître pour ne pas l’avoir apprise en un jour, bien au contraire. L’utilisation de l’argot, permet à Malet de peindre son détective comme contestataire de l’ordre. Employer un vocabulaire qui, même s’il est devenu urbain, a été longtemps celui de la pègre ou des mendiants, c’est faire du détective un personnage qui s’insurge contre une société trop ordonnée. C’est aussi mettre en exergue le vocabulaire de la rue qui peut s’avérer aussi virulent, juste et coloré que celui employé par l’élite intellectuelle que Burma connaît. Le ton de la narration est toujours juste, l’expression de Burma devient un art verbal, et le mélange judicieux de deux types de langage en étroite opposition crée l’épaisseur et le caractère du détective. On remarque enfin qu’il ne s’agit pas de n’importe quel argot, mais bien de l’argot parisien. Malet suit là les traces de son prédécesseur Eugène Sue, qui avait presque, par une utilisation très fréquente de l’argot, fait des Mystères de Paris un dictionnaire d’argot. Paris devient alors une ville étrangère à qui n’est pas parisien car elle possède une langue qui lui est propre ; on pourrait même dire que Paris devient un pays à part entière sur le territoire français.
Une autre originalité de Burma dans sa narration, c’est qu’il parvient à suggérer le paysage qui l’entoure, simplement par des jeux de mots et des calembours. Le détective n’oublie presque jamais de nous rappeler les noms des rues que nous traversons, et en souligne parfois le non-sens, comme dans Brouillard au pont de Tolbiac : " Le 13e arrondissement fourmille de rues aux noms charmants et pittoresques, en général mensongers. Rue des Cinq Diamants, il n’y a pas de diamants ; rue du Château des Rentiers, il y a surtout l’asile Nicolas Flamel ; rue des Terres au Curé, je n’ai pas vu de prêtre ; et rue Croulebarbe, ne siège pas l’Académie Française " (p. 294-95). En tournant en dérision les noms de rues, Burma parvient à rendre du paysage, non pas ce qui le compose, mais plutôt ce qui ne le compose pas. Ce passage sur les noms de rues du XIIIe arrondissement, triste, désolé et pauvre, rappelle quelque peu le texte de Prévert : " Les rues les plus pauvres ont les plus jolis noms. Les pauvres les ont trouvés, ces noms, pour embellir les choses. " (12).
De tous ces talents, à savoir prendre le temps de regarder, transformer instantanément la vision en verbe, savoir manier le mot avec légèreté, naissent des passages descriptifs hauts en couleurs et en poésie, tel celui de la peinture de la Foire du Trône, dans Casse-pipe à la Nation : " Lutteurs, tirs, berlingots, loteries. Faites vos jeux, la roue part, c’est le 15. Le 15 emporte les cinq kilos de sucre. Voyance, lignes de la main. Horoscope de l’amour. Balançoires. Le nain à deux têtes et l’homme à toutes mains. L’enfant colosse. Vingt ans, deux cent kilos, deux mètre de tour de taille. Emma et ses serpents. Eve et ses filles. Pour adultes seulement. Musée Dupuytren. Curiosités médicales. Quelque part, on écrase les pieds de Gilbert Bécaud, car il barrit plus fort qu’à l’accoutumée. On lutte, on lutte, on lutte. (…). Cris d’animaux, hurlements, mirlitons, rires, pleurs. Barbe à papa. Chiques lyonnaises. Baptême de cochons : claquements secs des carabines, des pistolets. Essayez votre adresse. Tentez votre chance " (p. 547). On a l’impression d’y être : submergé par la foule, les odeurs, les bruits, les attractions. Burma, par des phrases courtes, des mots justes, rend bien compte de ce regard présent ici sur tous les fronts, rapportant chaque détail tel qu’il le voit ou l’entend. Plusieurs critiques se sont d’ailleurs intéressés à ces passages décrivant la Foire, tel Maurice-Bernard Endrèbe qui en parle ainsi dans la revue Arts : " la Foire du trône, comme si vous y étiez. Lorsqu’on composera une anthologie de la littérature inspirée par les fêtes foraines, il y a ici des pages qui devront y figurer en bonne place ". Francis Lacassin va même jusqu’à qualifier ces chapitres de " véritables poèmes en prose (…) à ranger à côté de ceux consacrés par Pierre Mac Orlan aux Fêtes foraines " (13). On peut facilement rejoindre l’opinion de Francis Lacassin car cet extrait de Casse-Pipe à la Nation représente l’amalgame de tous les procédés littéraires analysés précédemment. L’emploi de phrases courtes et nominales donne rythme et mouvement à la description et rend parfaitement compte de l’agitation qui règne dans la Foire. La technique ‘d’instantanéité’ dans la description lui donne un aspect réaliste : " Faites vos jeux, la roue part, c’est le 15 ". Comme devant le Palais de Cristal, nous partageons en même temps que le détective non seulement la vision de la foire, mais aussi les bruits qui la peuplent (" cris d’animaux, hurlements mirlitons "), voire les odeurs de la "barbe à papa " ou des " chiques lyonnaises ". Burma regarde de tout côté, et nous rend ainsi compte de l’agitation qui y règne, mais aussi de la diversité de la Foire : les attractions, la voyance, la cuisine, la musique, les animaux, etc. Il ne nous livre pas une impression d’ensemble qui pourrait se rapprocher d’un brouhaha général, d’une sensation d’étouffement, il nous donne à voir, une à une, les composantes de la foule et les met, par ce procédé, en valeur. Encore une fois, c’est cette mise en relief du détail détaché de l’ensemble qui fait de ce passage un texte poétique. Enfin, le détective ne nous prive pas de sa verve habituelle, et ne manque pas, une fois de plus, d’humour: " Quelque part, on écrase les pieds de Gilbert Bécaud, car il barrit plus fort qu’à l’accoutumée ". Si ce sont ces passages concernant la Foire du Trône qui ont le plus marqué les critiques, c’est parce qu’il s’agit sans doute des plus longs passages descriptifs des Nouveaux Mystères de Paris. Mais c’est aussi parce que Burma ayant prouvé qu’il était capable de saisir la vie, l’insolite, dans des quartiers tristes et dépeuplés, témoigne que face à l’agitation de la foire il peut faire de la description un véritable poème.
Selon Nestor Burma, la ville est une énigme à appréhender comme une enquête policière : y déambuler à la recherche de l’inconnu, être toujours aux aguets, le regard à l’affût, et se laisser guider par le hasard… C’est dans ces conditions qu’on peut percevoir la beauté et la poésie de la ville, présente à chaque coin de rue. Malet a su dans Les Nouveaux Mystères de Paris, investir son détective d’une mission que Breton lui avait confiée en 1942 : " Mais foutre, regarde donc la rue, elle est assez curieuse, assez équivoque, assez bien gardée et pourtant elle va être à toi, elle est magnifique " (14). Dès lors, Paris n’est plus la ville que le lecteur pense connaître, ce n’est plus cette ville qu’il fréquente tous les jours, c’est un jardin coloré et vivant, et Burma dit de la capitale : " Moi, il n’y a que Paris qui m’inspire ", soulignant ainsi la source d’inspiration que le décor quotidien peut susciter, mais aussi le tempérament d’artiste que le détective peut revêtir (Boulevard…Ossements, p. 532). La peinture de la ville est d’autant plus attractive qu’elle est rendue par un flux verbal, non seulement instantané, mais surtout authentique ; un langage que Pierre Boileau qualifie de " riche et percutant, coloré, savoureux, tour à tour féroce et tendre… ". L’emploi de l’argot donne mouvement et couleur à toute la narration des Nouveaux Mystères de Paris, les images et la justesse des mots que Burma emploie, renforcées par l’humour noir de Malet, font souvent sourire, voire rire. Cette manière de voir et de rendre le monde se rapproche de celle des Surréalistes, et Malet a si bien su l’appliquer à Paris que Roland Stragliati le désigne comme " cet autre Paysan de Paris " (15), et, en effet, comme le conclue Noé Gaillard : " La présence du surréalisme dans les romans de Malet, par l’utilisation des techniques d’écriture et d’appréhension du réel, mêmes déformées par les besoins du genre, est réelle et importante ".