Cette image simple prête à rire : de la sorte, on maintient une certaine distance avec elle. Pourtant, le rictus est contrarié car l’image de la baguette est prégnante, elle existe bel et bien à l’étranger, mais aussi en France, « pour les touristes » souligne-t-on.
Tout comme la baguette à une histoire, l’image associée à ce produit atypique en a également une. Sujet certes atypique, la reconstitution de ce cliché n’en fait pas moins appel à l’histoire économique, à la psychologie collective, à l’histoire des relations internationales, bref à un champ d’investigation extrêmement large. Les sources peuvent se trouver partout, quelle que soit la nature du document : ouvrages de boulangerie, reportages télévisuels ou radiophoniques, cartes postales, manuels scolaires, articles de presse, souvenirs individuels... Les media, les supports de la communication sont, de manière générale, les véhicules privilégiés des clichés. Ce travail historique s’apparente à celui d’une fourmi : rechercher les moindres indices de l’existence de l’image du Français type, en sachant que l’exhaustivité est impossible, que la reconstitution est marquée de périodes sans information. J’avais en mémoire, pendant ce travail, la démarche d’Alain Corbin qui, dans Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot 1798-1876 (Paris, 1998), essaye de reconstituer la vie d’un paysan français à partir des traces écrites laissées par les faits et gestes de cet inconnu (registres paroissiaux, actes notariaux, etc).
L’origine de la baguette de pain remonte aux années 1830 lorsque le pain viennois est introduit en France. Ce pain long, à base de levure de bière et non de levain, est cuit dans un four à vapeur ce qui permet l’apparition d’une croûte : c’est un pain aristocratique, ancêtre de la baguette. Parce que ces pains blancs dits de fantaisie sont détaxés et parce que les habitudes alimentaires des citadins changent, le pain long se répand en ville. Sa composition change : le lait est supprimé ce qui abaisse les coûts de production et par conséquent, le prix de vente. Le pain viennois ainsi transformé devient un pain de travailleur, acheté quotidiennement du fait de son faible poids et de sa mauvaise conservation.
De plus en plus long, ce pain non moulé doit être mis à reposer dans des pannetons, paniers en osiers oblongs destinés à conserver sa forme au pain façonné ; d’où le nom métaphorique de « baguette ». Seul pain au monde ayant cette forme, il attire l’attention des voyageurs en France et celle des locaux entourant les Français expatriés.
Après un retour au pain noir lors de la Première Guerre mondiale, la baguette des années trente atteint l’apogée de sa qualité et de sa consommation. C’est à partir de cette période que naît véritablement une image autour de la baguette. Les caractéristiques de ce pain rappellent celles des Français : simplicité et originalité du genre de vie. La baguette fait alors penser au Français se rendant à la boulangerie, lieu de sociabilité du village, pour acheter son pain quotidien, aliment basique mais goûteux. Ce que les Français ne remarquent plus, les étrangers le constatent et le recherchent quand ils viennent dans l’Hexagone : tout le monde va, chaque jour, dans une des multiples boulangeries du quartier pour acheter sa baguette qu’il ramène sous le bras, éventuellement en grignotant le bout.
Cette image est véhiculée aux Etats-Unis, en Europe et dans les colonies par les écrivains, les cinéastes, les soldats, les touristes, les administrateurs et autres voyageurs.
Après la Seconde Guerre, la boulangerie française se modernise. La baguette étant un pain facilement mécanisable, les pétrins et les fours se perfectionnent : l’industrialisation de la baguette, la massification de la production corrélative entraînent la création d’un nouveau modèle de panification à la française, à côté du modèle anglo-saxon (pain de mie).
Contrairement aux petits artisans, les industriels de la boulangerie ont les moyens de s’attaquer aux marchés étrangers. Ils utilisent l’image de la baguette comme produit typé à l’origine d’une vie saine et sans complication, pour exporter du pain puis lancer une production hors des frontières hexagonales. Le pays d’accueil doit être intéressé par le produit et doit avoir les moyens de financer les machines, les importations de farine et de levure, l’acquisition du savoir-faire. Toute la filière farine française est impliquée dans l’exportation. Une méthode de conquête des pays se met en place : du Japon dans les années cinquante aux pays européens dans leur ensemble, une nouvelle géographie de la baguette voit le jour durant les années 1960. Les courbes d’exportation de pain et de machines de boulangerie attestent de cette augmentation rapide de la demande mondiale en baguette, toute proportion gardée.
La conséquence de cette politique industrielle est l’utilisation de l’image de la baguette comme argument de marketing : sa véracité n’est pas un souci, tant qu’elle fait vendre. Toutefois, la France a continué à changer : les Français consomment de moins en moins de pain, ils sont en grande majorité des citadins qui ont abandonné la vie traditionnelle du village depuis des décennies. L’image, ainsi coupée de sa base réelle, se mue en stéréotype, ou cliché.
Dans les années quatre-vingt, une petite révolution affecte le monde de la boulangerie françaiseavec la surgélation des pâtes crues et la maîtrise de la fermentation en différé. Ces nouvelles techniques permettent d’exporter à moindre coût et en plus grande quantité des pâtons surgelés dans les pays n’ayant pas les moyens de former des boulangers. Les pâtons sont fabriqués en France, avec le savoir-faire et les ingrédients locaux ; ils sont cuits dans des fours spécialement conçus pour une main d’œuvre peu qualifiée. Tel est le cas en Chine.
Les répercussions de cette technologie sont importantes sur la restauration hors foyer (RHF). La restauration rapide à la française, à base de sandwichs-baguettes, y gagne un second souffle en pouvant s’adapter à la demande, sans avoir un surcoût dû à la gestion de stocks périssables. Ainsi, quelle que soit l’heure de la journée, le pain est toujours chaud et quelle que soit la demande, il y a toujours choix et quantité.
De grandes sociétés de RHF comme le groupe Le Duff (La Brioche Dorée, Le Fournil de Pierre, etc) s’implantent massivement à l’étranger : Royaume-Uni, Allemagne, Etats-Unis, Canada, Japon, Singapour et bien d’autres pays encore sont les lieux d’une concurrence acharnée entre les marques françaises et étrangères, et même entre Français.
Aussi y a-t-il peu d’endroits dans le monde où on ne peut trouver de pain français. Tout comme la baguette s’est adaptée au mode de vie français à la fin du XIXe siècle, elle se transforme également au contact des autres cultures : elle raccourcit etépaissit en Extrême-Orient, elle est fourrée en Allemagne et en Angleterre, elle est faite avec de la farine complète aux Etats-Unis. Son nom évolue également : pariguette, miniguette, bioguette... A défaut d’une législation stricte sur la définition et le contenu du produit, la baguette à l’étranger et même en France est mal protégée.
En conséquence, tout le monde n’associe pas le même pain au mot « baguette », ni la même image. Pour une minorité d’Américains, la baguette ne représente plus la France. Pour certains, le stéréotype du Français baguette sous le bras est rétrograde et passéiste. Pour d’autres, c’est le folklore français ; son charme désuet n’a rien de dégradant. Cette scission de la perception de la baguette au sein du groupe social engendre une dislocation de la base conative de l’image, déjà dépourvue de son caractère cognitif. Il ne reste donc au stéréotype que l’affectif : parallèlement à la mutation de la baguette sous l’influence industrielle, il y a une mythification de l’image associée.
Or n’est-ce pas de l’affection que les Français ressententpour leur image devenue mythe ? N’entretiennent-ils pas eux-mêmes, depuis la France, l’image née autrefois à l’étranger ?
La réponse affirmative à ces questions serait vraisemblablement différente pour d’autres produits symboles de la France tels le cognac ou le camembert. Il serait intéressant d’étudier ceux-ci afin de dresser une synthèse plus représentative du rôle des stéréotypes français à l’étranger. Un nouveau champ de recherche pour les relations internationales semble donc s’entrouvrir et je remercie M.Robert FRANK de m’avoir laisser la liberté de m’y frayer un chemin.
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