Henri Meschonnic, de son propre aveu, écrit pour " respirer dans l'irrespirable " (p. 256), entendez dans le monde inhabitable de la poésie contemporaine : cette dernière formule aurait pu être la sienne, dans ce livre du refus et de l'accusation, notamment à l'encontre du discours heideggérien sur l'habitation poétique du monde. Il s'agit donc d'un livre polémique, malgré les déclarations de l'auteur en introduction : la position de H. Meschonnic dans la théorie et la pratique de la poésie des vingt dernières années est affirmée avec une force péremptoire, à coup de formules parfois efficaces, souvent agaçantes. Et l'entreprise vise à dénoncer les fausses représentations et les " faux poèmes ", sans argumenter pleinement ses propres postulats. En outre, la progression de l'ouvrage n'est pas très claire, puisque trois chapitres sur quatre (" Un poème pour transformer la pensée ", " Situations de la poésie contemporaine " et " Permanence et transformations des impostures de la poésie : Roger Caillois aujourd'hui ") reprennent des interventions à des colloques datant de 1998 et 1999, où sont abordées des questions similaires. Dans le dernier chapitre, " Le veau dort ", la démonstration se fait plus pédagogique : l'auteur se livre au jeu de l'explication de texte en faisant figurer des exemples de poèmes qui, selon lui, n'en sont pas. D'autre part, il aborde des questions " extrêmement " contemporaines, comme la résurgence théorique des notions du lyrisme et du sublime.
Il ne s'agit pourtant pas d'éluder les questions que pose H. Meschonnic à la pensée du poème, surtout lorsqu'il estime celle-ci " nécessaire au langage et à la société " (p. 256), et que ces interrogations, il faut bien l'admettre, dévoilent certains présupposés intenables des représentations les plus largement partagées. Tout commence avec la définition des mots " poésie " et " poème ". H. Meschonnic relève dans les dictionnaires deux sources de confusion : d'abord " l'impensé d'une distinction entre la valeur et la définition " (p. 20), entre la poésie comme qualité absolue et le produit ; ensuite, " la présupposition banale du signe comme séparation d'une forme et d'un contenu ". Cette dernière apparaît dans les fausses définitions de la poésie comme forme, comme genre, ou à l'inverse dans la notion de " poésie pure " chez Valéry, qui sépare l'affect et le concept. H. Meschonnic tranche en choisissant d'accorder une place centrale à la notion de valeur : " Penser le poème, c'est penser la valeur. " (p.33). Et il définit la valeur comme la capacité à continuer d'agir dans le présent de toute situation historique. C'est cette activité qu'il nomme la poésie, et que tout poème réinvente.
Une telle définition a des répercussions massives sur les conditions d'écriture d'une histoire de la poésie. On peut même se demander si elle est encore possible, quand tout poème véritable recrée la poésie, et quand l'histoire de chaque poème, qui ne cesse d'agir, ne cesse de s'écrire ? D'où le paradoxe assumé par H. Meschonnic : on n'est jamais mieux placé que dans le présent pour en faire l'état des lieux poétique. En effet, la modernité se définit selon lui comme " la faculté de rester actif sur le présent " (p. 84). La nécessité de la distance critique, de la mise en perspective, n'a plus de sens. Les notions même de " contemporain " et de " courant " " tendent au cliché " (p. 95). Le corollaire de cette vision de l'histoire consiste sans doute chez H. Meschonnic à dater impitoyablement les représentations de la poésie qu'il rejette. Le mot " vieillerie " est le plus méchant sous sa plume. Une pensée ancienne qui veut se faire passer pour neuve commet un péché capital. Mais la modernité d'Aristote contre ces " vieilles nouveautés " est aussi son argument favori. Il faut que la pensée, comme la poésie, soit " un perpétuel commencement " (p.101). Il emprunte la formule à Bernard Noël. La modernité est le contraire du passager, et donc du contemporain. La proposition " La modernité ne s'oppose pas au passé : la modernité est un universel " (p.171) constitue la pierre d'achoppement d'une histoire de la poésie moderne. Henri Meschonnic rejette les notions sur lesquelles Hugo Friedrich (Structures de la poésie moderne, trad. fr. de 1999, Le Livre de poche) s'appuie pour l'écrire : la rupture, l'obscurité, la distanciation, la transgression des académismes.
La deuxième source de confusion dans les définitions courantes et les pratiques de la poésie réside dans la prégnance du schéma du signe. Selon H.Meschonnic, " l'art commence là où le signe finit " (p. 235). L'entreprise même d'une sémiotique poétique, théorisée par A..-J. Greimas en 1982 dans Essais de sémiotique poétique (Librairie Larousse, Paris) est présentée comme vaine au nom de " l'impensé du langage qu'est le continu " (p.156). Il affirme que le langage poétique ne se distingue pas du langage courant au vu des outils de la sémiotique tels que A..-J. Greimas les définit, à savoir les corrélations et les écarts entre " le plan de l'expression et le plan du contenu " (A..-J., Greimas, p. 7). Hanté par la séparation du signifiant et du signifié, sans voir que la sémiotique travaille justement sur la productivité de leurs relations, H. Meschonnic en fait une fatalité pesant sur la pensée contemporaine de la poésie : il y aurait d'un côté les faux poètes et théoriciens de la forme et de l'autre, ceux du sens. Et l'auteur, qui s'insurge contre la tendance dualiste de la pensée contemporaine, n'hésite pas lui-même à opposer le camp du " ludique ", incarné par Jacques Roubaud et celui de l'essentialisation heideggérienne, représenté par Yves Bonnefoy. H. Meschonnic avance une série d'arguments contre la poésie à contraintes, centrée sur la définition formaliste de la poésie qui la sous-tendrait. Et cette définition, hyper-traditionnaliste, excluerait " l'aventure du sujet " (p.119) " qui a toujours fait la nécessité de la poésie ". H. Meschonnic préfère à la contrainte extérieure " la contrainte intérieure " : la distinction est peut-être illusoire, et il faudrait définir la deuxième.
Quant à l'héritage de Heidegger, H.Meschonnic le décèle dans les métaphores de René Char sur l'activité poétique comme dans l'herméneutique de Derrida, en passant par la poésie référentielle de Francis Ponge. Les principaux tenants de cette " idéologie " sont, du côté des poètes, Michel Deguy, Philippe Jaccottet et Yves Bonnefoy, et du côté des critiques, Michel Collot (La Poésie moderne et la structure d'horizon, PUF, 1989), Jean-Claude Pinson, (Habiter en poète, Essai sur la poésie contemporaine, Champ Vallon, 1995), Christian Prigent (À quoi bon des poètes ? P.O.L., 1996), et Jacques Derrida (" Comment nommer ", dans le Cahier Michel Deguy, Le poète que je cherche à être, le Table ronde / Belin, 1996). Henri Meschonnic vise l'ensemble des concepts repris aux analyses d'Heidegger dans Approche de Hölderlin notamment (Gallimard, 1962) : c'est " l'essence de la poésie ", qui est déterminée comme " fondation de l'être par la parole " (Heidegger, p. 52), au sens d'une " libre donation " (p. 53) par le " dire du poète ", qui consiste dans " la nomination des dieux et de l'essence des choses " (p. 54). Alors l'homme peut " habiter poétiquement cette terre " (Hölderlin), ce que Heidegger glose ainsi : " se tenir en la présence des dieux et être atteint par la proximité essentielle des choses ". (p. 54). Or les dieux, ou l'être, advenant comme " voilement-dévoilement ", le nom lui-même doit être " voilant-dévoilant " (Heidegger, p. 249), c'est-à-dire obscur et sacré. Pour H.Meschonnic, ces métaphores spatiales et visuelles, que complètent celles du visible/invisible et celle de la structure d'horizon, sont inefficaces pour penser la poésie : " Non au voir pris pour entendre " (p. 253), écrit H. Meschonnic dans le chapitre qui sert de conclusion au livre : " Manifeste pour un parti du rythme ". " C'est l'écoute, c'est l'oralité comme forme-sujet qui font le poème. Pas la vision. Pas le visible. " (p. 67). Mais les deux dimensions ne peuvent-elles apparaître conjointement dans le poème ? Ensuite, poursuit H. Meschonnic, l'activité visuelle induit l'activité descriptive du " nommer ", platitude du poème. Ce n'est pas le " nommer " qui fait le poème mais le " suggérer ", emprunté à Mallarmé. Car le " nommer " cache une vieille illusion réaliste du langage, " tout le sacré du continu entre les mots et les choses " (p. 67), que H. Meschonnic reconnaît aussi dans la " fable originiste " de la poésie présente dans le discours d'Yves Bonnefoy. Il oublie de dire que la poésie de ce dernier se donne pour tâche incessante d'interroger l'absence des choses dans les mots. Et qu'on peut donc y entendre " l'acte de l'ineffable " qui constitue selon lui l'activité spécifiquement poétique du " suggérer " de Mallarmé.
Mais H. Meschonnic voit ailleurs que dans la " poéthique ", c'est-à-dire la poésie comprise, ou anéantie par Heidegger, la véritable éthique du poème. Il affirme que " le sacré [ ] est une annihilation du langage, une annihilation du sujet (et de l'éthique), une annihilation de la poésie " (p.109). La question du sujet est récurrente dans l'ouvrage. L'erreur des représentations de la poésie incriminées tient à leur attachement aux sujets psychologique ou philosophique. H. Meschonnic postule un sujet spécifique du poème dont la définition reste vague, et qui renvoie au " poème, énonciateur " de Mallarmé. C'est lui qui nous constitue tous comme sujets : " Pas de sujet sans sujet du poème ". Il faudrait interroger ce pouvoir, tout comme la distinction que H. Meschonnic fonde sur lui, entre le récit et le poème : le premier resterait dans la nomination, et donc l'acceptation-célébration de ce qui est. Il ne formerait pas une " subjectivation maximale du discours " (p. 248). Le second " ne célèbre pas, il transforme " (p. 249). Il transforme notre rapport au monde, et donc la vie elle-même, par la grâce du rythme qui est "LA forme-sujet" (p. 248), ou le mouvement de tout dont nous pouvons participer. C'est à cette fonction à la fois très simple et très générale qu'aboutit la réflexion de H.Meschonnic sur la poésie. Et il peut paraître étonnant qu'avec une vision si exigeante de la poésie, H. Meschonnic n'ait pas trouvé à respirer dans les blancs d'André Du Bouchet lorsqu'il cite des extraits de L'ajour (Gallimard, 1998) : là où il ne voit que le " vide " asphyxiant (p.197) de ce qui est dit, nous sentons le souffle du poète.
Caroline Andriot-Saillant
Doctorante à l'Université de Paris-Sorbonne (Paris-IV)