OEUVRES COMPLÈTES DE VOLTAIRE  MÉLANGES V
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LETTRE A L’AUTEUR DES HONNÊTETÉS LITTÉRAIRES,
SUR LES MÉMOIRES DE MADAME DE MAINTENON,
PUBLIÉS PAR LA BEAUMELLE.

On ne peut lire sans quelque indignation les Mémoires pour servir à l’Histoire de madame de Maintenon et à celle du siècle passé. Ce sont cinq volumes d’antithèses et de mensonges. Et l’auteur est encore plus coupable que ridicule, puisque, ayant fait imprimer les Lettres de madame de Maintenon, dont il avait escroqué une copie, il ne tenait qu’à lui de faire une histoire vraie, fondée sur ces mêmes lettres, et sur les mémoires accrédités que nous avons. Mais la littérature étant devenue le vil objet d’un vil commerce, l’auteur n’a songé qu’à enfler son ouvrage, et à gagner de l’argent aux dépens de la vérité. Il faut regarder son livre comme les Mémoires de Gatien de Courtilz(161), et comme tant d’autres libelles qui se sont débités dans leur temps, et qui sont tombés dans le dernier mépris. L’auteur commence par un portrait de la société de Mme Scarron, comme s’il avait vécu avec elle. Il met de cette société M. de Charleval, qu’il appelle le plus élégant de nos poètes négligés, et dont nous n’avons que trois ou quatre petites pièces qui sont au rang des plus médiocres; il y associe le comte de Coligny, qu’il dit « avoir été à Paris le prosélyte de Ninon, et à la cour l’émule de Condé. » En quoi le comte de Coligny(162) pouvait-il être l’émule du prince de Condé? quelle rivalité de rang, de gloire et de crédit, pouvait être entre le premier prince du sang, célèbre dans l’Europe par trois victoires, et un gentilhomme qui s’était à peine distingué alors? Il ajoute à cette prétendue société « le marquis de La Sablière, qui avait, dit-il, dans ses propos toute la légèreté d’une femme. » La Sablière était un citoyen de Paris qui n’a jamais été marquis. Qui a dit à l’auteur que ce La Sablière était si léger dans ses propos? 

Sied-il bien à cet écrivain de dire que « les assemblées qui se tenaient chez Scarron ne ressemblaient point à ces coteries littéraires dans qui la marquise de Lambert avait formé le projet de détruire le bon goût? » Cet homme a-t-il connu Mme de Lambert, qui était une femme très respectable? A-t-il jamais approché d’elle? Est-ce à lui de parler de goût? 

Pourquoi dit-il que dans la maison de Scarron on cassait souvent les arrêts de l’Académie? Il n’y a pas dans tous les ouvrages de Scarron un seul trait dont l’Académie ait pu se plaindre. Ne découvre-t-on pas dans ces réflexions satiriques, si étrangères à son sujet, un jeune étourdi de province qui croit se faire valoir en affectant des mépris pour un corps composé des premiers hommes de l’État et des premiers de la littérature? 

Comment a-t-il assez peu de pudeur pour répéter une chanson infâme de Scarron contre sa femme, dans un ouvrage qu’il prétend avoir entrepris à la gloire de cette même femme, et pour mériter l’approbation de la maison de Saint-Cyr? Il attribue aussi à Mme de Maintenon plusieurs vers(163) qu’on sait être de l’abbé Têtu, et d’autres qui sont de M. de Fieubet. On voit à chaque page un homme qui parle au hasard d’un pays qu’il n’a jamais connu, et qui ne songe qu’à faire un roman. 

« Mlle de La Vallière, dans un déshabillé léger, s’était jetée dans un fauteuil; là elle pensait à loisir à son amant; souvent le jour la retrouvait assise sur une chaise, accoudée sur une table, l’oeil fixe dans l’extase de l’amour. » Hé, mon ami! l’as-tu vue dans ce déshabillé léger? L’as-tu vue accoudée sur cette table? Est-il permis d’écrire ainsi l’histoire? 

Ce romancier, sous prétexte d’écrire les Mémoires de madame de Maintenon, parle de tous les événements auxquels Mme de Maintenon n’a jamais eu la moindre part: il grossit ses prétendus mémoires des aventures de Mademoiselle avec le comte de Lauzun. pourrait-on croire qu’il a l’audace de citer les Mémoires de Mademoiselle, et de supposer des faits qui ne se trouvent pas dans ces mémoires? Il atteste les propres paroles de Mademoiselle: « Elle lui déclara sa passion, dit-il, par un billet qu’elle lui remit entre les mains au milieu du Louvre, à la face de ses dieux domestiques, en 1671; » il y lut ces mots: « C’est M. le comte de Lauzun que j’aime, et que je veux épouser. » Il cite les Mémoires de Montpensier, tome VI, page 53. Il n’y a pas un mot de cela dans les Mémoires de Montpensier. Mademoiselle écrivit seulement sur un papier C’est vous, et rien de plus. Il faut en croire cette princesse plutôt que La Beaumelle. La présence des dieux domestiques est fort convenable et du vrai style de l’histoire. 

Ce qui révolte presque à chaque page, ce sont les conversations que l’auteur suppose entre le roi, Mme de Montespan, et la veuve de Scarron, comme s’il y avait été présent. « Louis, dit-il, n’eût point aimé la vérité dans une bouche ridicule enpie-grièche, que Mme de Maintenon savait envelopper dans des paroles de soie. 

« Mme de Maintenon savait, dit-il, que les amours et les craintes de Mme de Montespan avaient sauvé la Hollande. » Où a-t-il lu que Mme de Montespan sauva la Hollande, qui allait être entièrement envahie si les Hollandais n’avaient pas eu le temps de rompre leurs digues et d’inonder le pays? 

Comment ose-t-il dire que lorsque Mme de Maintenon mena le duc du Maine à Barèges, elle dit au maréchal d’Albert, en voyant le Château-Trompette: « Voilà où j’ai été élevée; mais je connais une plus rude prison, et mon lit n’est pas meilleur que mon berceau? » Tout le monde sait qu’elle était née à Niort, et non pas à Bordeaux, et qu’elle n’avait jamais été élevée au Château-Trompette. Comment peut-on accumuler tant de sottises et de mensonges? 

Il fait dire par Mme de Maintenon à Mme de Montespan: « J’ai rêvé que nous étions l’une et l’autre sur le grand escalier de Versailles; je montais, vous descendiez; je m’élevais jusqu’aux nues, et vous allâtes à Fontevrault. » Il est difficile de s’élever jusqu’aux nues par un escalier. Ce conte est imité d’une ancienne anecdote du duc d’Épernon, qui, montant(164) l’escalier de Saint-Germain, rencontra le cardinal de Richelieu, dont le pouvoir commençait à s’affermir. Le cardinal lui demanda s’il ne savait point quelques nouvelles. Oui, lui dit-il; vous montez, et je descends. Notre romancier cite les Lettres de madame de Sévigné; et il n’y a pas un mot, dans ces lettres, de la prétendue réponse de Mme de Maintenon. 

Il faut être bien hardi, et croire ses lecteurs bien imbéciles, pour oser dire qu’en 1681 le duc de Lorraine envoya à Mademoiselle un agent secret déguisé en pauvre, qui, en lui demandant l’aumône dans l’église, lui donna une lettre de ce prince par laquelle il la demandait en mariage. On sait assez que ce conte est tiré de l’Histoire de Clotilde, histoire presque aussi fausse en tout que les Mémoires de Maintenon. On sait assez que Mademoiselle n’aurait point omis un événement si singulier dans ses mémoires, et qu’elle n’en dit pas un seul mot. On sait que si le duc de Lorraine avait eu de telles propositions à faire, il le pouvait très aisément sans le secours d’un homme déguisé en mendiant. Enfin, en 1681, Charles, duc de Lorraine, était marié avec Marie-Éléonore, fille de l’empereur Ferdinand III, veuve de Michel, roi de Pologne. On ne peut guère imprimer des impostures plus sottes et plus grossières. 

Il fait dire à Mme d’Aiguillon: « Mes neveux vont de mal en pis: l’aîné épouse la veuve d’un homme que personne ne connaît; le second, la fille d’une servante de la reine; j’espère que le troisième épousera la fille du bourreau. » Est-il possible qu’un homme de la lie du peuple écrive du fond de sa province des choses si extravagantes et si outrageantes contre une maison si respectable, et cela sans la moindre vraisemblance, et avec une insolence dont aucun libelle n’a encore approché? Cet homme, aussi ignorant que dépourvu de bon sens, dit, pour justifier le goût de Louis XIV pour Mme de Maintenon, que « Cléopâtre déjà vieille enchaîna Auguste, et que Henri II brûla pour la maîtresse de son père. » Il n’y a rien de si connu dans l’histoire romaine que la conduite d’Auguste et de Cléopâtre, qu’il voulait mener à Rome en triomphe à la suite de son char. Aucun historien ne le soupçonna d’avoir la moindre faiblesse pour Cléopâtre; et à l’égard de Henri II, qui brûla pour la duchesse de Valentinois, aucun historien sérieux n’assure qu’elle ait été la maîtresse de François Ier. On soupçonna à la vérité, et Mézerai le dit assez légèrement, que « Saint-Vallier eut sa grâce sur l’échafaud pour la beauté de Diane, sa fille unique; » mais elle n’avait alors que quatorze ans(165); et, si elle avait été en effet maîtresse du roi, Brantôme n’aurait pas omis cette anecdote. 

Ce falsificateur de toute l’histoire cite Gourville, qui reproche au prince d’Orange d’avoir livré la bataille de Saint-Denis ayant la paix dans sa poche; mais il oublie que ce même Gourville dit, page 222 de ses Mémoires, que « le prince d’Orange ne reçut le traité que le lendemain de la bataille. » 

Il nous dit hardiment que « les jurisconsultes d’Angleterre avaient proposé cette question du temps de la fuite de Jacques II: Un peuple a-t-il droit de se révolter contre l’autorité qui veut le forcer à croire? » Jamais on ne proposa cette question; on ne la trouve nulle part. La question était de savoir si le roi d’Angleterre avait le droit de dispenser des lois portées contre les non conformistes. C’est précisément tout le contraire de ce que dit l’auteur. 

Il s’avise de rapporter une prétendue lettre de Louis XIV, écrite vers l’an 1698 au prince d’Orange, depuis roi d’Angleterre, conçue en ces termes: « J’ai reçu la lettre par laquelle vous me demandez mon amitié: je vous l’accorderai quand vous en serez digne; sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde. » 

Quel ministre, quel historien, quel homme instruit a jamais rapporté une pareille lettre de Louis XIV? Est-ce là le ton de sa politesse et de sa prudence? Est-ce ainsi qu’on s’exprime après avoir conclu un traité? Est-ce ainsi qu’on parle à un prince d’une maison impériale qui a gagné des batailles? Lui parle-t-on de sainte garde? Cette lettre n’est assurément ni dans les archives de la maison d’Orange, ni dans celles de France; elle n’est que chez l’imposteur. 

C’est avec la même audace qu’il prétend que Louis XIV, pendant le siège de Lille, dit à Mme de Maintenon: « Vos prières sont exaucées, madame; Vendôme tient mes ennemis, vous serez reine de France. » Si un prince du sang avait entendu ces paroles, à peine pourrait-on le croire. Et c’est un polisson nommé La Beaumelle qui les rapporte sans citer le moindre garant! Le roi pouvait-il supposer que le duc de Vendôme tînt ses ennemis pendant qu’ils étaient victorieux et qu’ils assiégeaient Lille? Quel rapport y avait-il entre la levée du siège de Lille et le couronnement de Mme de Maintenon déclarée reine? 

Qui lui a dit que Mme la duchesse de Bourgogne eut le crédit d’empêcher le roi de déclarer reine Mme de Maintenon? Dans quelle bibliothèque à papier bleu a-t-il trouvé que les Impériaux et les Anglais jetaient de leur camp des billets dans Lille, et que ces billets portaient: « Rassurez-vous, Français, la Maintenon ne sera pas votre reine; nous ne lèverons pas le siège? » Comment des assiégeants jettent-ils des billets dans une ville assiégée? Comment ces assiégeants savaient-ils que Louis XIV devait faire Mme de Maintenon reine quand le siège serait levé? Peut-on entasser tant de sottises avec un ton de confiance que l’homme le plus important du royaume n’oserait pas prendre, s’il faisait des mémoires pleins de vérité et de raison? 

L’histoire du prétendu mariage de monseigneur le dauphin avec Mlle Chouin(166) est digne de toutes ces pauvretés, et n’a de fondement que des bruits adoptés par la canaille. 

On lève les épaules quand on voit un tel homme prêter continuellement ses idées et ses discours à Louis XIV, à Mme de Maintenon, au roi d’Espagne, à la princesse des Ursins, au duc d’Orléans, etc. Mme de Maintenon assure, selon lui, que le prince de Conti ne commandera jamais les armées, « parce que le roi a toujours été résolu de ne les point confier à un prince du sang. » Et cependant le grand Coudé et le duc d’Orléans les ont commandées. 

C’est avec le même jugement et la même vérité que, pendant le siège de Toulon, il fait dire à Charles XII, occupé du soin de poursuivre le czar à cinq cents lieues de là: « Si Toulon est pris, je l’irai reprendre. » 

De tous les princes qu’il attaque avec une étourderie qui serait très punissable si elle n’était pas méprisée, M. le duc d’Orléans, régent du royaume, est celui qu’il ose calomnier avec la violence la plus cynique et la plus absurde. Il commence par dire qu’en 1713 le duc d’Orléans traversait le mariage du duc de Bourbon et de la princesse de Conti, et que le roi lui dit tête à tête dans son cabinet: « Je suis surpris qu’après vous avoir pardonné une chose où il allait de votre vie, vous ayez l’insolence de cabaler chez moi contre moi. » La Beaumelle était sans doute caché dans le cabinet du roi quand il entendit ces paroles. Ce mot d’insolence est surtout dans les moeurs de Louis XIV, et bien appliqué à l’héritier présomptif du royaume! Tout ce qu’il dit de ce prince est aussi bien fondé. 

Il faut avouer qu’il est très bien instruit, quand il dit que le duc d’Orléans fut reconnu régent au parlement, « malgré le président de Lubert, et le président de Maisons, et plusieurs membres de l’assemblée, etc. » Le président de Lubert(167) était un président des enquêtes qui ne se mêlait de rien. M. de Maisons(168) n’a jamais été premier président; il était très attaché au régent, et il allait être garde des sceaux lorsqu’il mourut presque subitement; et il n’y eut pas un membre du parlement, pas un pair, qui ne donnât sa voix d’un concours unanime. Autant de mots, autant d’erreurs grossières dans ce narré de La Beaumelle, sur lequel il lui était si aisé de s’instruire, pour peu qu’il eût parlé seulement à un colporteur de ce temps-là, ou au portier d’une maison. 

Je ne parlerai point des calomnies odieuses et méprisées que ce La Beaumelle a vomies contre la maison d’Orléans dans plus d’un ouvrage. Il en a été puni, et il ne faut pas renouveler ces horreurs ensevelies dans un oubli éternel. 

Mais comment peut-il être assez ignorant des usages du monde, et en même temps assez téméraire, pour dire que « la duchesse de Berry avoua qu’elle était mariée à M. le comte de Riom, et que sur-le-champ M. de Mouchy demanda la charge de grand maître de la garde-robe de ce gentilhomme? » M. de Riom avoir un grand maître de la garde-robe! quelle pitié! le premier prince du sang n’en a point: cette charge n’est connue que chez le roi. Enfin tout cet ouvrage n’est qu’un tissu d’impostures ridicules, dont aucune n’a la plus légère vraisemblance. C’est un livre d’un petit huguenot élevé pour être prédicant, qui n’a jamais rien vu; qui a parlé comme s’il avait tout vu; qui a écrit dans un style aussi audacieux qu’impertinent pour avoir du pain; qui n’en méritait pas, et qui n’aurait été digne que de la corde, s’il ne l’avait pas été des petites-maisons. 

Il se peut que quelques provinciaux, qui n’avaient aucune connaissance des affaires publiques, aient été trompés quelque temps par les faussetés que ce misérable calomniateur débite avec tant d’assurance. Mais son livre a été regardé à Paris avec autant d’horreur que de dédain. Il est au rang de ces productions mercenaires qu’on tâche de rendre satiriques pour les débiter, ne pouvant les rendre raisonnables, et qui sont enfin oubliées pour jamais. 

FIN DES HONNÊTETÉS LITTÉRAIRES.