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Introduction à la Philosophie thomiste
par l'abbé J.-M. Robinne
I. Notions
fondamentales.
Avant
de rentrer dans les différents traités philosophiques, il
convient de faire un petit tour par les notions fondamentales. Cette méthode
a ses avantages comme ses inconvénients. Les avantages en sont qu’une
fois ces notions connues (on n’osera pas dire maîtrisées)
il sera alors plus aisé de se mouvoir dans les textes de saint Thomas,
et surtout de saisir les subtilités du langage thomiste.
Cependant,
il faut en être conscient, cette méthode présente un
gros défaut, qui pourrait même devenir un handicap majeur
si on n’y prenait garde. Elle risque en effet de donner de la philosophie
une image de puzzle où pour comprendre il suffirait simplement de
trouver l’ordre dans lequel il faille placer les mots. Ceci serait catastrophique,
nous ne devons jamais oublier que le véritable philosophe vit véritablement
sa philosophie, c’est à dire qu’en lui les concepts sont actués
et que par conséquent il s’élève par sa réflexion.
Nous aurons à revenir sur ce point en psychologie.
Ce
qu’il faut retenir pour le moment c’est que ces concepts, que nous allons
étudier et employer, doivent être compris et non pas seulement
appris.
I.1.
Notion de l’être.
Saint
Thomas parle souvent d’un double sens du verbe
esse :
¤
Ce mot signifie d’une part la réalité, le fait d’être
réel pour les choses qui existent selon les prédicaments.
¤
D’autre part, il indique la composition du prédicat et du sujet,
composition qui se situe dans la seconde opération de l’intellect
(le jugement).[1]
Le
premier sens mentionné est parfois subdivisé en un sens principal,
celui de l’acte d’être qui résulte des principes de la chose,
et en un second sens, celui de l’essence selon laquelle la chose existe.
Mais notons au passage que la composition est basée sur l’être
de la chose, qui est l’acte de l’essence.
Dans
d’autres textes de St Thomas l’étant peut avoir encore d’autres
sens, cependant en ce qui concerne la Question 3 de la prima pars, nous
ne trouvons de références qu’à ces deux sens précis.
I.2.
Le concept de l’être.
La pensée humaine se développe graduellement et va de ce qui est plus général à un savoir plus particulier. Le concept d’étant est le premier connu par nous car il est le plus indéterminé et le plus général. Toute la vie intellectuelle de l’homme est tracée, elle doit rester au contact du réel et est ordonnée au réel.[2] La perfection de notre vie cognitive est la connaissance de l’Être Absolu. Le fait que l’étant est ce que nous connaissons en premier implique aussi que nous expérimentons directement les choses et le monde. Le premier concept du mot étant que nous acquérons est général et encore indéterminé. Mais, le contenu du mot étant signifie tout ce qui est réel et contient en lui-même la réalité de tout ce qui existe d’une manière ou d’une autre. Nous pouvons donc relever qu’étant veut dire « ce qui est ».
Nous
voyons ici un aperçu général et vague du concept d’étant,
nous reviendrons plus tard sur la notion d’être dans la partie sur
l’ontologie, mais avant cela il faut étudier les différentes
divisions de l’étant.
I.3.
La division de l’étant[3].
La
première question qui se pose est de savoir qu’elle est la première
division de l’étant. On pourrait penser que la division en substance
et accident est la première, étant donné que la substance
est la réalisation la plus authentique de l’étant. Pourtant
on peut rapidement s’apercevoir que la distinction entre substance et accident
se fonde sur la division de l’étant en acte et de l’étant
en puissance. Par conséquent même du point de vue psychologique
les concepts d’acte et de puissance précède ceux de substance
et d’accident. L’acte et la puissance sont présents dans tous les
prédicaments[4][5].
I.3.a.
La Puissance.
La puissance proprement dite est une capacité réelle de produire ou de recevoir un acte. La puissance a en effet une relation essentielle à l’acte, c’est à dire, l’achèvement d’un degré particulier de l’être. Mais on ne peut pas réellement définir la puissance. Il s’agit d’un état du réel. Dans ce sens on la qualifie de « subjective ». Il faut donc voir en elle une réalité, tandis que la possibilité « objective » (la possibilité de réalisation d’un cercle non existant) reste de nature purement idéale.
La puissance est une des notions analogiques primitives qui à proprement parler ne peuvent être définies, mais que l’on peut seulement s’efforcer de saisir dans des exemples comme par induction, et en s’appliquant à les distinguer de ce qu’elles ne sont pas.
L’être en puissance appartient à la réalité appartient à la réalité dont il détermine les ordinations effectives à des actuations ultérieures. Cependant, il n’est, dans sa propre ligne aucunement en acte.
« Potentia dicitur ad actum » qui dit puissance dit nécessairement imperfection.
ðOrdre à l’acte, imperfections, tels sont les deux caractères communs à toute puissance.
Nous avons distingué plus haut la puissance subjective (potentia) de la puissance objective (possibilitas). Nous ne regarderons ici que la puissance subjective. Elle se divise elle-même en deux types :
1.Puissance active (principe de l’activité de l’agent)
ð«
Principium transmutationis in aliud in quantum est aliud »
2.Puissance passive (aptitude qu’a une chose à être transformée par une autre)
ð« Principium quod aliquis moveatur ab alio in quantum aliud »
Par rapport à l’agent la puissance passive sera dite naturelle ou obédientielle suivant qu’elle se rapporte à un agent qui lui est immédiatement proportionné ou à un agent transcendant.
I.3.b.
L’acte.
Au sens strict l’acte est ce par quoi l’être se détermine et se parfait[6]. Être en acte c’est donc avoir une existence complète, tandis qu’être en puissance c’est n’avoir qu’une existence incomplète. Lorsque l’on parle du passage de la puissance réelle à l’acte, on parle de mouvement. L’acte se réfère toujours à quelque chose qui existe. De plus l’acte se manifeste dans son opposition à la puissance. Mais si la puissance inclut bien l’acte dans sa notion (dicitur ad actum), l’on ne peut pas dire à l’inverse que l’acte implique nécessairement la puissance, il est d’abord ce qui est effectivement (ex. l’acte pur).
I.3.c.Acte
et puissance.
« Tout étant est parfait en tant qu’il est en acte, imparfait en tant qu’il est en puissance »[7]. Ce principe découle clairement du contenu des concepts de puissance et d’acte : ce qui est, est acte. La puissance est par contre la potentialité à un acte. Il s’ensuit donc que, logiquement l’acte est plus parfait que la puissance, car est parfait ce qui existe, c’est à dire ce qui est en acte. Et pourtant, une puissance peut, parfois être plus parfaite que l’acte, s’ils ne sont pas d’un même genre. Ainsi l’intellect humain qui est une puissance, est plus noble que la forme substantielle de la pierre qui va l’actuer[8]. Seul un acte pur serait totalement parfait. En effet, un acte pur, existe pleinement, c’est à dire à l’exclusion de toute puissance.
Regardons maintenant la causalité entre acte et puissance, « ce qui est en puissance, n’est porté à l’actualité que par un étant qui est lui-même en acte. »[9]. Pour produire un effet, il faut un agent, cependant, l’agent n’agit que lorsqu’il actualise son action (agit actu). On peut aussi exprimer cette idée par : tout ce qui se meut est mû par autre chose, c’est à dire, qu’il est porté par un autre à cette réalité qui est le terme de ce mouvement. Si une chose, n’est pas une forme particulière, elle ne peut se la donner soi-même (puisqu’elle ne la possède pas), elle doit donc la recevoir d’un autre. On voit petit à petit se dessiner le problème de la métaphysique, en effet, on aperçoit la nécessité d’un être premier, qui ne reçoit rien, et donc qui est tout, ou plus exactement « qui est ». Mais n’anticipons pas trop, continuons l’étude de la relation existant entre l’acte et la puissance. Tout ce qui se meut est constitué d’acte et de puissance car, afin de changer, il doit exister, mais il doit aussi être dans un état de puissance par rapport à ce qu’il devient par ce changement. Dans le processus du changement, la puissance précède l’acte dans le sujet qui est conduit de la puissance à l’acte. Pourtant, en dernière analyse, l’acte précède la puissance, car ce qui est en acte doit être la source et la cause de l’être et du contenu essentiel des choses[10].
Passons à la distinction entre acte et puissance. Dans une chose qui peut changer, l’acte et la puissance doivent être distincts, car ce qui est en puissance n’est pas encore, tandis que ce qui est en acte est déjà. La puissance n’est pas encore en acte, mais peut recevoir une détermination et devenir une réalité. L’acte est déjà une détermination et est réel. Or ce qui existe et ce qui n’est pas encore, sont distincts : « L’être est, le non être n’est pas. » Donc un étant ne peut, en même temps et sous le même rapport, être en acte et en puissance. Nous avons affaire ici à une distinction réelle[11] c’est à dire qu’il faut par conséquent reconnaître une certaine réalité à la puissance en dehors de son actuation par l’acte.
Enfin, terminons, par le principe fondamental concernant la limitation de l’acte. L’acte est une perfection et il ne peut être limité que par une puissance[12]. En effet, l’acte en lui-même est perfection, il ne peut donc pas être limité par lui-même (nous nous positionnons ici au niveau des étants finis, car, pour les anges par exemple, la forme ne compose pas avec de la matière, et dans son domaine, l’acte peut être absolument parfait. Mais soulignons bien le fait que cela se passe dans un domaine particulier.), puisqu’à ce moment là il ne serait plus parfait. Il ne peut être limité que par ce qui le reçoit. Par conséquent, les perfections formelles que nous connaissons et qui sont actuellement limitées, ne le sont pas à cause d’elles mêmes, mais à cause de la puissance à laquelle elles sont reliées ou du sujet dans lequel elles se trouvent.
Nous voyons mieux maintenant la relation entre puissance et acte, et nous voyons donc que seul un être absolument premier peut être acte pur, puisque étant absolument premier, il est obligatoirement acte. S’il y avait en lui une puissance, il faudrait, avant lui, un acte pour actuer sa puissance. Mais, il faut noter également que la notion de puissance et d’acte touche aussi bien les être matériels, que les êtres immatériels. Cependant ne nous occupons pas ici des êtres immatériels, occupons nous plutôt des êtres matériels. Ceux-ci sont composés de matière et forme, après avoir vu l’acte et la puissance, il va être plus aisé de comprendre la composition de la matière et de la forme.
I.3.d.
Matière et forme.
Il nous faut ici, faire une petite distinction, il y a d’une part la matière première, puissance pure, et d’autre part, la materia signata (matière seconde), qui est déjà actuée, tel les parties d’un tout, elles existent, donc sont actuées. Nous allons parler ici de la materia signata, c’est à dire matière seconde.
La matière est l’élément indéterminé, non spécifique, qui se retrouve partout et en tout, avec ses parties multiples étendues dans l’espace. Le problème qui se pose à nous, est de savoir pourquoi, les parties organiques multiples de la matière, étendues dans l’espace, ne se séparent pas comme leur nature propre le leur permettrait, et comme elles le font parfois. On constate en effet dans la nature qu’elles restent constantes, adhérentes, continues, pour composer un certain corps particulier, différent de tous les autres en grandeur, en figure, etc. Un corps[13] existe avec un unité interne, ses parties organiques ne s’éparpillent pas à droite et à gauche. Cet assemblage, n’était pas nécessaire, mais seulement possible : il n’a pas toujours existé et n’existera pas toujours. Cependant durant le temps où il existe, il y a une cause qui le maintient en état. Or cette cause, ne peut être extérieure, chaque corps a une unité intérieure et propre bien à lui : une unité naturelle dont la source doit se trouver au plus intime de son être, dans sa substance même. Il y a donc en celle-ci outre la matière aux parties multiples, un rassembleur de la matière, une énergie unificatrice, un principe de cohésion présent à toutes les parties, qui s’insinue en elles et les tient par le dedans, leur communiquant leur propre unité. « Omne corpus divisibile est. Omne autem divisibile indiget aliquo continente et uniente partes ejus. »[14]. Admettre cela c’est admettre dans chaque corps une forme substantielle. On arrive ainsi au fait que tout corps est composé de matière et forme, puisque c’est cette forme qui lui donne son unité[15]. Cette forme qui s’oppose à la dispersion, à la dissociation, est nécessairement quelque chose de simple. Ce quelque chose qui maîtrise la matière, qui est un alors que tout le reste est divers, stable alors que tout le reste change, nous l’appelons la forme substantielle.
Donc d’un côté il y a dans l’univers , de la matière : sans quoi nous n’aurions à faire qu’à de l’intelligence pure, nous vivrions dans un monde tout spirituel, parmi des esprits sans corps. Le sensible s’évanouirait. Et d’autre part il y a dans l’univers, des formes : sans quoi rien ne serait précisément intelligible, aucun objet différencié ne s’offrant à l’esprit. Il reste cependant malgré cela une question, comment cette dualité intrinsèque est-elle compatible avec l’unité de l’être ? Comment des principes aussi divers, voire opposés, se réconcilient-ils au point de collaborer à la constitution d’une substance unique ? Par un rapport d’acte et de puissance, la forme jouant le premier, la matière le second. Sous peine de briser l’unité, on ne peut concevoir l’être substantiel comme une simple association. Une nature complexe n’est pas contradictoire. En effet il est tout à fait inconcevable qu’un individu porte en lui deux existences distinctes. En effet cela scinderait sans remède la substance créée. Une matière pure puissance, sans existence propre est absolument requise pour sauvegarder l’unité de la substance. La matière et la forme sont les éléments de l’essence, l’une déterminable, l’autre déterminante, dont l’existence est l’acte commun. La matière et la forme sont deux, leurs essences sont irréductibles. Elles ne feront vraiment un que si un même élément, absolument singulier, rigoureusement unique, est présent en elles, les pénètre également l’une et l’autre. L’essence et l’existence sont les deux aspects de l’être. Puisque la première ne nous fournit pas la raison de l’unité, il nous faut regarder du côté de la seconde. La matière et la forme constituent un seul être parce que, dépourvues l’une et l’autre d’existence propre, elles communient en une existence unique qui les réalise à la fois, à laquelle chacune participe à sa façon, et dont, réciproquement, elles déterminent les modes de réalisation : la matière apportant la capacité d’extension quantitative, la forme étant le principe des qualités. Bref la matière et la forme ne sont pas deux choses juxtaposées, deux êtres absolus et réalisés chacun pour soi, mais les constituants intrinsèques d’un même existant.
Maintenant que nous avons bien vu la composition d’acte et de puissance, ainsi que celle de matière et de forme, et surtout le rapport entre matière et forme et essence et existence, il nous faut aborder, justement, la question de l’essence et de l’existence.
I.3.e.
L’essence et l’existence.
En rentrant dans l’étude de l’essence et de l’existence, nous pénétrons plus à fond dans l’ontologie. Mais avant de parler de la relation qui existe entre l’essence et l’existence, il nous faut d’abord les aborder de façon séparée.
I.3.e.1.
L’essence.
En guise d’introduction à l’étude de l’essence, saint Thomas propose la considération suivante : « Il faut que le mot essence signifie quelque chose qui est commun à tous les contenus naturels par lesquels les différents étants sont placés dans les divers genres et espèces… »[16] De même saint Thomas enseigne que l’étant et l’essence sont ce que l’intellect connaît en premier[17]. Cela veut dire que nous devons aller du concept de l’étant à celui de chose ou d’essence, et que l’essence suit bien l’étant en tant que celui-ci est divisé en prédicaments. Ceci signifie à son tour que « chose » ou « essence » peuvent désigner des contenus, non seulement substantiels mais aussi accidentels. Mais il est vrai que dans son sens le plus propre, l’essence se dit de la substance.
Les choses matérielles sont composées de matière et de forme. Celles-ci appartiennent toutes les deux à l’essence et à la définition, puisque ce n’est pas seulement la forme mais aussi la matière qui constitue la nature des choses matérielles[18]. La définition d’une chose concerne l’essence générale[19], car elle fait abstraction de sa réalisation individuelle[20]. C’est pourquoi dans l’étude de l’essence la matière concrète individuelle n’est pas considérée. Ce qui est propre à Paul en tant qu’il est cet humain là, n’est pas compris dans l’essence quoique, dans l’étant individuel, l’essence soit toujours déterminée individuellement.
Tant le genre que l’espèce expriment l’essence, mais ils le font d’une manière différente. Le genre[21] signifie de façon indéterminée ce qui est contenu dans l’espèce, alors que l’espèce détermine le genre[22]. Parce qu’il est déterminé ultérieurement le genre a les caractéristiques de la matière (sans être lui-même matière)[23]. Les essences spécifiques sont déjà contenues dans leur genre respectif, quoique de façon indéterminée. Le genre et l’espèce dénotent l’essence existante, en tant qu’ils expriment tous les deux ce qui est contenu dans l’individu[24]. Bien que notre concept de l’essence soit un concept universel, son universalité n’appartient pas à la chose existant individuellement. Nous ne disons pas que Paul est une espèce, mais qu’il est homme[25]. Il s’ensuit que dans les choses matérielles, l’essence existe comme réalisée individuellement, même si nous la connaissons comme quelque chose d’universel. C’est pour cette raison que nous ne disons pas que l’individu est sa propre essence[26]. Ainsi ce qui est propre à l’essence spécifique en tant que telle, à savoir son universalité, n’appartient au contenu de ce que les choses sont qu’au niveau de la pensée[27].
Dans les choses non composées il n’y a pas de matière et par conséquent pas d’individuation. En elles l’essence coïncide avec les formes simples qu’elles sont en tant que substances[28]. Mais même dans ces substances l’essence n’est pas l’existence[29].
Saint Thomas envisage l’essence par rapport à l’être de la même manière qu’il envisage la puissance par rapport à l’acte. Avant sa réalisation dans un étant, l’essence n’a aucune réalisation qui lui soit propre. Il nous faut donc pour comprendre l’actuation de l’essence étudier l’existence, qui se comporte comme son acte.
I.3.e.2. L’existence.
« Ce que j’appelle être est de toutes les choses la plus parfaite. »[30]. Le noyau et le centre de tous les étants, c’est leur être, leur existence, c’est-à-dire leur réalité ou leur actualité ou leur ratio essendi. Mais l’être donne aussi de la stabilité et du repos[31]. L’être est la réalité d’un étant, l’actus entis, la réalisation de l’essence[32]. Ainsi l’être est à la forme comme quelque chose qui la suit per se, mais non pas comme l’effet qui découle de la puissance active d’un agent. L’être est consécutif per se à la forme des créatures[33]. Cela veut dire que la forme est la cause de l’être dans l’ordre de la causalité formelle[34]. La forme fait que la substance devient réelle, parce qu’elle même devient réelle grâce à l’action divine[35]. L’être est le facteur le plus déterminant parce qu’il porte une chose à sa réalité et lui donne donc toute sa perfection[36]. Néanmoins la forme « exerce » l’existence qui est son acte le plus élevé.
Au plus intime de lui-même, l’être consiste à être ceci ou cela, cependant au niveau universel, il dépasse le simple fait d’être ceci ou cela, d’être un homme, c’est ce qui rend réel. De lui-même l’être n’a aucune extension comme en ont les corps qui sont portés à l’existence par lui. Il est indivisible[37]. L’être reste en lui-même dans l’état d’un moment actuel et permanent[38]. La temporalité n’est par conséquent pas essentielle à l’être, pour ces raisons l’être est davantage qu’une simple actualité accidentelle.
Il nous reste maintenant à voir le point important qui est la distinction entre l’être et l’essence.
I.3.e.3.
La distinction entre l’être et l’essence
Pour la distinction entre l’être et l’essence, on peut distinguer trois groupes de preuves :
1) Un premier argument est fondé sur la manière selon laquelle nous concevons l’essence de quelque chose. Pour connaître une chose comme une plante ou un animal, nous devons connaître les caractères de son essence. Mais rapidement nous constatons que l’existence n’est pas comprise dans celle-ci. Il s’ensuit que l’existence n’est pas dans l’essence comme l’un de ses attributs mais qu’elle est surajoutée à celle-ci[39]. Cet argument se fonde sur le fait que notre concept de l’essence d’un étant matériel est emprunté à cet étant particulier et que, par conséquent, le contenu de ce concept (res concepta) existe en réalité. Cela est du à la nature spécifique de la connaissance humaine : l’intellect humain est en puissance à la connaissance. Il est fécondé et déterminé par l’intelligibilité des choses, c’est à dire par leur contenu formel. Bien que des choses comme l’eau, le bois, les animaux…fassent connaître avant tout leurs propriétés accidentelles, elles manifestent aussi leurs essences respectives dans cette communication, même si, le plus souvent, elles le font par un concept confus ou générique. Il en ressort dès lors que l’être d’une chose n’est pas contenu dans son essence, dont la connaissance nous est donnée par la chose elle-même. Apparemment il faut situer l’être en dehors de l’essence.
2) Une seconde preuve s’élabore à partir de la contingence des êtres. Saint Thomas appelle contingentes les causes matérielles, qui ne produisent pas leurs effets de façon nécessaire. Est contingent aussi le choix libre de la volonté. Pour saint Thomas le mot contingent désigne ensuite les choses corruptibles qui ont la possibilité de ne pas être[40]. Enfin il emploie ce terme pour indiquer l’existence des choses crées, considérées dans leur dépendance de Dieu qui les a créées librement[41]. A partir de ceci on peut formuler l’argument suivant : ce qui est corruptible ou contingent ne tire pas son existence de soi-même. En effet sinon, il n’y aurait aucune explication au fait que les étants puissent perdre leur existence, ou qu’ils n’existent pas de façon nécessaire. Si quelque chose ne tire pas son être de lui-même cela veut dire que cet être lui est ajouté. Ainsi dans les choses contingentes, l’être et l’essence (essence prise au sens de l’essence individualisée) sont vraiment distincts. Ceci sera plus facilement compris si on considère que ce qui est son être par lui-même ne le perd jamais mais le possède au contraire comme appartenant à son essence. Il est ainsi manifeste que les choses corruptibles ne tirent pas leur être d’elles-mêmes[42].
3) La troisième preuve est tirée de l’unité et de la multiplicité des choses. Si une chose était identique à son propre être, elle ne pourrait jamais exister dans un grand nombre d’individus[43]. L’être en tant que tel signifie une plénitude d’actualisation. C’est une concentration de réalités et de perfection dans l’unité. La multiplicité et la multiplication ne peuvent se produire qu’à cause d’un facteur potentiel et limitatif. Ainsi toutes les choses qui sont des substances ne peuvent être leur propre être[44]. Si une substance devait être sa propre existence, elle serait son propre univers sans aucune communauté avec les autres. En fait ici on utilise la limitation de l’être créé : quand d’une façon d’être particulière et limitée est réalisée, l’être est reçu dans un sujet qui le limite[45]. L’être qui par lui-même est une plénitude d’être sans limite, ne peut être qu’un[46]. Mais notre perception de la multiplicité n’est pas une diversité absolue, car les étants ont réellement quelque chose en commun, ils sont étants, ils ont donc en commun le fait d’être.[47]
L’être commun étudié en ontologie est donc composé de deux principes réellement distincts l’un de l’autre. Une distinction purement logique entre des éléments qui en réalité coïncident ne suffirait pas pour expliquer la multiplicité et la contingence des choses. La véritable unité n’est possible que si les deux parties sont reliées l’une à l’autre comme le sont l’acte et la puissance[48]. Ce sont deux composants (entia quo) qui ne sont pas eux-mêmes l’étant, mais par lesquels l’étant qu’ils constituent existe. L’essence seule n’est pas un étant, puisqu’elle n’existe pas en tant que telle. De même l’acte d’être n’est-il pas ce qui existe. On parle donc de l’essence et de l’être comme de deux composants de l’étant, unis comme une puissance et son acte. Ainsi ils peuvent constituer un étant unique.
De la même manière que la matière est déterminée par la forme, l’essence est portée à la réalité par l’être. La grande différence est, cependant, que la matière ne détermine pas la forme substantielle (sauf en tant qu’elle la limite à un sujet individuel), alors que l’essence détermine la nature de l’acte d’être (au moins dans ce sens que le sujet est ajusté à elle). L’acte d’être est reçu, limité et déterminé par l’essence. L’être qui n’est pas ordonné à, ni reçu dans une essence n’a aucune limitation et possède la plénitude de l’être. Les créatures par contre sont une détermination et une limitation de l’être, à cause de leurs essences par laquelle chacune diffère des autres.
L’essence et son acte d’être sont reliés l’un à l’autre comme le sont la puissance et l’acte. Mais nous devons éviter de considérer ces deux composants comme des principes indépendants l’un de l’autre. En réalité on ne peut séparer l’être de l’essence, car ils sont toujours ensemble : l’être réalise une essence particulière, tandis que cette essence possède et affirme catégoriquement que l’être est l’actus essentiae et que l’essence est créée simultanément avec son acte d’être[49]. Mais ce qui existe c’est l’étant, son être et son essence ne le sont que dans le cadre de ce tout, bien que l’être soit le composant qui fait exister celui-ci. On le voit, la composition de l’être et de l’essence est d’un ordre tout à fait différent d’une composition de parties quantitatives. L’être ne reçoit pas son degré de perfection de l’essence. l’être est attribué aux choses en tant que celles-ci appartiennent à l’un ou l’autre des prédicaments[50].
La doctrine de la distinction réelle est intimement liée à celle de la participation de toutes choses à l'être divin[51]. Saint Thomas souligne que « tout ce qu’il y a, dans une chose, d’extrinsèque à son essence, est le produit d’une cause »[52] et que toutes les autre choses en dehors de Dieu ne sont pas leur propre être mais participent à l’être[53]. Le fait d’être créé implique nécessairement cette composition d’être et d’essence qui constitue, en fait, la nature profonde des étants.
Il nous reste encore un point à observer, la composition de substance et d’accidents.
I.3.f.
La substance et les accidents.
Les étants que nous percevons sont des substances qui possèdent certaines propriétés. Quelques-unes de ces propriétés ne sont pas essentielles car elles peuvent changer, alors que le sujet auquel elles appartiennent demeure le même. Il s’agit alors de déterminations qui ne sont pas la chose elle-même, mais qui lui sont attribuées, ce sont les accidents. Les accidents renvoient toujours à la substance à laquelle ils appartiennent. Dans leur définition la substance est mentionnée comme le sujet auquel ils sont inhérents[54]. Les choses qui nous entourent existent en et par elles-mêmes. En d’autres termes, elles sont des substances. A parler strictement seules les substances existent. Les accidents sont des déterminations à l’intérieur de cette réalité[55]. La substance est la chose qui existe, possède une perfection fondamentale et constitue un tout qui est complet. Les accidents laissent intact ce tout, car ils en sont des déterminations complémentaires, ils ne constituent pas avec la substance, un nouvel étant par soi (ens per se), mais un tout per accidens. Comme toute composition ontologique, cette unité accidentelle repose sur le rapport de l’acte à la puissance[56]. Le rapport entre la substance et ses accidents est caractérisé par une influence mutuelle, c’est à dire, celle qu’exercent les différents genres de causes. Si il y a entre la substance et ses accidents une relation de la puissance à l’acte, cela ne veut pas dire qu’on ait à faire ici à une exception à la règle selon laquelle une puissance et son acte respectif se situent sur le même niveau ontologique. Certes, la substance appartient à un ordre bien différent de celui des étants accidentels. Mais la réponse à la difficulté est que les accidents déterminent la substance dans la mesure où celle-ci est de nature à avoir des dimensions dans l’espace, à être déterminée par des qualités etc. d’une manière accidentelle. Un accident n’est pas un étant qui subsiste lui-même, mais un étant dans un autre[57].
En raison du fait que l’être n’exprime pas de lui-même un contenu particulier, mais est déterminé par son ordre à une forme en sorte d’être ainsi une actualité particulière, il faut faire une distinction dans un accident entre sa forme d’une part et son actualité d’autre part, à condition que cette actualité soit seulement supplémentaire à tout ce qu’est la chose existante. C’est par son être que la substance actualise et pose ces déterminations accidentelles, mais elle ne peut pas les produire quant à leur contenu formel : être Socrate n’est pas la même chose qu’être sage. Quant à son contenu formel cet être accidentel résulte dans la substance de l’influence causale formelle déterminante de la forme accidentelle. C’est l’accident porté à sa réalisation. La forme accidentelle et l’être accidentel résultant son réellement distincts quoique toujours ensembles.
Conclusion
En conclusion, on peut voir que la composition de la substance et des accidents est une conséquence de la distinction d’essence et d’existence : l’Existence même (Ipsum esse) est unique, comme tout acte pur, et elle existe par soi. Tous les êtres qui ne sont pas leur existence existent donc par l’existence même (propriété d’être ab alio). Parmi eux enfin, il faut qu’ils s’en trouvent qui existent en soi tout en existant par Dieu : ce sont les substances (propriété d’être en soi). Saint Thomas est ainsi amené à conclure que la distinction de la substance et de l’accident est elle-même fondée sur la distinction de l’essence et de l’existence. Pour entrer dans le prédicament substance et pour avoir des accidents, il faut réellement être composé d’une essence et d’une existence réellement distinctes.[58] Ainsi on ne peut comprendre la composition réelle de la substance et des accidents sans se rapporter aux autres compositions réelles. On sait que l’existence et l’essence fonctionnent sur le modèle d’acte et de puissance, l’essence se comportant comme une puissance à l’égard de l’acte qui se comporte comme un acte. Et, de plus, il faut également considérer la composition de substance et d’accident sous l’aspect du composé de matière et de forme, surtout si on considère la matière et la forme sous l’aspect considéré dans le De principiis[59]. Il semble alors qu’on ne puisse véritablement saisir la composition de substance et d’accidents que si l’on imagine une double composition de matière et de forme et d’essence et d’existence, ainsi cette composition devient plus claire. C’est par le rapport avec l’essence et l’existence que l’on pourra comprendre la composition de substance et d’accidents[60]. Mais c’est par la composition à partir des compositions que l’on en saisira vraiment l’étendue.
Il faut cependant faire attention à ne pas confondre les prédicaments d’avec les prédicables (genre, espèce, différence, propre, accident) les prédicables disent l’universel qui est dans l’esprit et ses diverses manières de regarder le réel.
1.La distinction de raison est celle effectuée par l’intelligence, c’est à dire qu’elle postérieure à la conception de la raison.
2.La distinction réelle elle est antérieure à la conception de la raison. Bien sûr on pourrait introduire et créer de nouvelles distinctions pour permettre une plus grande précision dans le domaine du donné réel. Mais cela ne semble pas opportun de changer la terminologie thomiste au moment où celle-ci est attaquée (quand elle n’est pas attaquée par ceux mêmes qui sont censés la défendre).
TRADUCTION : Ce terme corps peut être pris en plusieurs sens. En effet, dans le genre de la substance, on donne le nom de corps à ce qui a une nature telle que trois dimensions puissent y être somptées. Mais ces trois dimensions déterminées constituent en elles-mêmes le corps qui est dans le genre de la quantité. Or il arrive que dans les choses, une perfection possédée soit comme un palier pour en atteindre une nouvelle, comme c’est évident dans l’homme qui à la nature sensitive et ultérieurement, l’intellectuelle. Et de même, à cette perfection qu’elle la possession d’une forme apte à avoir trois dimensions, peut s’ajouter une autre perfection, la vie ou quelque chose de cet ordre. Ce terme corps peut signifier une chose qui a une forme impliquant la détermination des trois dimensions, mais de telle sorte que de cette forme, nulle perfection ultérieure ne dérive ; si quelque chose d’autre lui est surajouté, ce sera alors en dehors de la signification du mot corps ainsi entendu. De cette sorte le mot corps sera la partie intégrante et matérielle de l’animal – parce que l’âme sera en dehors de ce qui est signifié par ce terme corps et se trouvera adjointe à ce corps de telle façon que de ces deux éléments, à savoir l’âme et le corps, l’animal soit constitué comme de deux parties.
Ce terme corps peut avoirs une autre acceptation : il signifiera alors une chose possédant une forme de laquelle peuvent procéder trois dimensions quelle que soit cette forme, qu’une perfection ultérieure puisse en dériver ou non ; dans ce sens le corps sera le genre de l’animal parce que l’animal ne comprend rien qui ne soit implicitement contenu dans le corps.
Et in VII Metaph. L.9, n°1467. Saint Thomas attaque une position des Averroistes qu’il considère fausse, cette position est : « Quod nullae partes materiae ponantur in definitione indicante speciem, sed solum principia formalia speciei. »