L’anthropologie comme philosophie
L’homme de la religion et la religion de l’Homme selon Ludwig Feuerbach
Résumé
Dans L'essence du christianisme, Ludwig Feuerbach jette les bases d'une critique philosophique de la religion chrétienne qui vise pour l'essentiel à mettre en lumière le mode de constitution spécifique de l’illusion religieuse. Celle-ci relève d'un processus complexe d'objectivation aliénante selon lequel l'homme n'accède paradoxalement à la conscience de soi qu'à partir de la fiction projective d'un Autre que soi, Dieu, posé comme sa garantie ontologique et pratique. L'analyse de ce processus « renversant » et de la dialectique du sujet et de l’objet qui le sous-tend revient à mettre en évidence le fondement anthropologique de la conscience religieuse ; mais elle débouche également sur le thème problématique d’une religion de l’Homme où s’alimentent les figures modernes de l’ « humanisme athée » (H. de Lubac).
Abstract
The article aims to examine the sort of philosophical critic of religion that Feuerbach notably offers in L’essence du christianisme. This critic is about the production of religious illusion wich depends on a paradoxal objectivation and alienation process : man’s selfconsciousness is accompanied by the projection of a fictitious Other (God), considered as its ontological and practical guarantee. By analyzing this reversal process and its subject-object dialectics, Feuerbach points out the anthropological foundations of religious consciousness, but he also develops the problematic theme of a mankind’s religion, wich is at the origin of modern “atheistic humanism” (H. de Lubac).
Index
- Keywords :
- alienation, man/mankind., reversal process, subject/object
- Mots clés :
- aliénation, homme., illusion, projection, religion, renversement, sujet-objet
Plan
Texte intégral
1 La démarche philosophique de Ludwig Feuerbach est le plus souvent envisagée comme le chaînon manquant entre celle de Hegel, dont elle aurait entrepris la critique, et celle de Marx, qui aurait dû se défaire de son emprise pour accéder au noyau scientifique de sa propre réflexion1. Or, cette situation intermédiaire de l’œuvre et de la pensée de Feuerbach en signale davantage la richesse propre que les limites. En effet, s’il est assurément réducteur de tenir Feuerbach pour le simple disciple (critique) de Hegel ou pour le simple précurseur de Marx, c’est qu’en réalité il est possible de dire sans risquer l’anachronisme que Feuerbach a été les deux à la fois ; et en ce sens l’étude de sa pensée doit permettre de comprendre ce qu’il y a d’hégélien chez le « jeune Marx » et de matérialiste (en un sens que Marx lui-même critiquera dans la première de ses Thèses sur Feuerbach2) chez ce « Jeune-hégélien »3. Pour commencer à le comprendre, il est instructif de rappeler quelle a été la trajectoire intellectuelle originale de Feuerbach : celui-ci est passé de l’étude de la théologie (à Heidelberg, en 1823) à celle de la philosophie spéculative hégélienne (à Berlin, à partir de 1824), pour laquelle il se passionne jusqu’à la fin des années trente, avant de s’en détacher brusquement, en dénonçant le tournant théologique larvé de la spéculation hégélienne et en se proposant alors de retrouver les racines réelles, humaines et sensibles, de cette spéculation4 . Feuerbach a lui-même donné la formule ramassée de cette trajectoire intellectuelle :
« Dieu fut ma première pensée, la raison fut ma seconde, l’homme ma troisième et dernière. Le sujet de la divinité, c’est la Raison, le sujet de la Raison, c’est l’homme. »5.
2 Cette citation peut être lue comme l’énoncé a parte subjecti d’une sorte de « loi des trois états », au sens où Comte en formulait l’exigence à l’ouverture du Cours de philosophie positive (strictement contemporain de L’essence du christianisme6) : le premier état, l’état théologique de la pensée de Feuerbach, représenterait ainsi le stade infantile de son développement intellectuel ; le deuxième état, rationaliste, ou encore « hégélien », serait celui où il se serait laissé éblouir par la puissance de synthèse de la spéculation hégélienne jusqu’à ce que ce rationalisme intégral lui apparaisse n’être en définitive qu’une théologie déguisée, qui s’ignore elle-même. C'est alors qu'il devient clair pour lui que « si l’on n’abandonne pas la philosophie de Hegel, on n’abandonne pas la théologie »7. Cette conviction lui permet d’accéder enfin à l’état anthropologique de sa réflexion où, une fois « renversée » la philosophie spéculative ou la rationalisation philosophique de la théologie, se découvre ce qu’il appelle « la vérité dévoilée, la vérité pure et nue » 8 de cette spéculation abstraite, à savoir la réalité de l’homme9.
3 Ce schéma général, nécessairement approximatif, permet de comprendre en tout cas que « la transformation et la résolution de la théologie en anthropologie »10 – peut prendre appui sur le rationalisme hégélien, mais pour le subvertir, pour le convertir de l’intérieur11 à une réalité humaine qu’il a oubliée, occultée, refoulée, dans son développement même, notamment en marginalisant le moment anthropologique dans l’économie générale des aventures de l’Esprit faisant retour vers soi. Dans cette perspective, lorsque le jeune Marx cherchera à donner un contenu concret à la formule de la Préface des Principes de la philosophie du Droit, – « Ce qui est rationnel est effectif ; et ce qui est effectif est rationnel »12 –, il ne fera que reprendre le thème initié par Feuerbach d’une réalisation anthropologique de la raison : l’homme devient ainsi le principe réel de toute rationalité, de même qu’il est au principe de toute expression religieuse. Sans doute la « tâche de la philosophie » est-elle de « conceptualiser ce qui est »13 ; mais ce qui est, ce n’est pas tant la raison spéculative que l’homme, qui en est le sujet actif et non seulement l’objet représenté.
4 On accède ainsi au sens général de la critique de la religion chez Feuerbach. Sans doute d’autres Jeunes-hégéliens avaient-ils ouvert la voie, en portant l’accent sur la thèse, déjà impliquée dans le développement hégélien, selon laquelle l’incarnation de Dieu dans le Christ (c’est-à-dire l’Homme-Dieu) met un terme à la séparation entre la conscience humaine individuelle et la substance universelle. Dans cette perspective, on ne mentionnera que le travail de Frédéric David Strauss, auteur d’une Vie de Jésus (publiée en 1835), qui cherchait à démystifier la religion chrétienne en la rapportant à ses origines historiques et en traitant les Évangiles comme des mythes dans lesquels s’exprimeraient en réalité, de manière déformée et voilée, les désirs du peuple juif. Se trouvait ainsi repris, dans le cadre d’une interprétation polémique des Évangiles, le thème hégélien d’une histoire des religions (développé dans le troisième volet de l’Encyclopédie) qui marque et montre le progrès de la conscience de soi de l’humanité. C’est pourtant Feuerbach qui devait donner à cette problématique d’époque à la fois son prolongement et sa torsion les plus originaux. Pour s’en convaincre, il faut donc maintenant se demander quelle est précisément la signification de la critique de la religion, et tout particulièrement de la religion chrétienne, qui est entreprise dans L’essence du christianisme. Cette mise à jour des présupposés de sa démarche devrait notamment nous permettre de pointer l’un de ses axes déterminants, qui concerne la constitution de l’illusion religieuse, ou le moment de l’objectivation aliénante. Il restera alors à montrer comment l’analyse du fondement anthropologique de la religion (de la conscience religieuse) débouche chez Feuerbach sur le thème et le programme – problématiques – d’une religion de l’Homme.
Une critique philosophique de la religion chrétienne
5 L’objectif principal poursuivi par Feuerbach dans L’essence du christianisme est de rendre compte du mécanisme d’élaboration de l’objet religieux, c’est-à-dire d’expliciter comment « Dieu » en vient à être posé comme un être transcendant, radicalement autre que l’homme. Par là, Feuerbach entend dévoiler le fond anthropologique de la conscience religieuse, c’est-à-dire de la religion elle-même. Cette entreprise de « dévoilement » donne immédiatement la mesure de la nature herméneutique du projet feuerbachien d’une critique de la religion : il ne s’agit pas en effet de montrer (seulement) que la religion se trompe, mais bien plutôt qu’elle se méconnaît elle-même, c’est-à-dire qu’elle méconnaît sa part de vérité – anthropologique. Ramener la religion à son fondement anthropologique, c’est ramener la figure d’un Dieu transcendant, absolument extérieur à l’ordre humain, à la figure d’un Dieu de et pour l’homme, c’est-à-dire d’un Dieu pensé, produit, fabriqué directement par l’homme à partir de son « soi » :
« A partir de son Dieu, tu connais l’homme, et inversement, à partir de l’homme son Dieu : les deux ne font qu’un. »14.
6 Ce type de formule, caractéristique de l’entreprise feuerbachienne, établit la thèse d’une réversibilité du rapport de l’homme à Dieu et insiste sur l’équivalence ontologique qui la légitime : la conscience religieuse n’est rien d’autre que la conscience de soi de l’homme, mais prise sous sa forme irréfléchie. Il s’agit en quelque sorte d’une conscience (de) soi de l’homme, si l’on voulait dire les choses à la manière de Sartre – qui invite à distinguer entre la conscience (de) soi, non positionnelle, irréfléchie, qui accompagne simplement le développement de l’intentionnalité et la conscience de soi, auto-positionnelle, ou réflexive, qui enveloppe la représentation de sa propre activité (j’ai toujours conscience (de) moi sans avoir toujours conscience de moi). Une chose est claire en tout cas : une critique de la religion en général et du christianisme en particulier ne vise pas, selon Feuerbach, la disparition pure et simple de la conscience religieuse de l’homme mais au contraire la manifestation ce qu’il y a de vrai en elle, c’est-à-dire de ce qu’il y a de divin en l’homme lui-même – et qu’il serait par conséquent illusoire d’aller chercher en dehors ou au-delà de l’homme, dans l’ordre extérieur d’une transcendance divine. Il s’agit donc véritablement d’une entreprise critique, au sens kantien de ce terme : car Feuerbach s’attache en définitive à définir les limites à l’intérieur desquelles la conscience religieuse reçoit une certaine légitimité et peut avoir un sens positif. Ces limites, ce sont celles de l’humanité. L’homme se trompe (il entre en contradiction avec lui-même, et voile sa propre essence) lorsqu’il investit ses pensées et ses sentiments, sa raison et son cœur, dans un être transcendant, absolu, qui dépasse sa propre mesure ; il convient donc de ramener la religion dans les limites de la simple humanité, en analysant les motivations qui incitent l’homme à franchir ses limites et, ainsi, à se méconnaître lui-même, en s’aliénant sa propre essence.
7 Dans ces conditions, on comprend pourquoi Feuerbach a pu un moment envisager de donner comme titre à L’essence du christianisme : Connais-toi toi-même, ou la vérité de la religion et l’illusion de la théologie. La structure même de cet énoncé, basé sur la reprise du topos socratique du « Gnauti seauton », définit clairement les enjeux de la démarche de Feuerbach et éclaire la structure bipartite de son ouvrage. Une première partie, intitulée « L’essence authentique [das wahre Wesen], c’est-à-dire anthropologique de la religion », s’attache en effet à dégager la vérité inhérente au phénomène religieux, en tant qu’il est un phénomène dérivé intégralement de la conscience humaine. Ce premier moment de l’analyse conduit notamment Feuerbach à identifier les conditions d’une vie authentiquement religieuse : ce n’est que par la connaissance de ce qu’il est vraiment (non pas seulement individu mais représentant de l’espèce humaine ou du genre humain dans son ensemble) que l’homme peut parvenir à l’élucidation la plus authentique de ce qui est divin en lui. La vérité de la religion ne se trouve donc pas dans la religion elle-même, en Dieu, mais dans le rapport religieux, c’est-à-dire imaginaire, que l’homme entretient avec sa propre réalité. Or, cette vérité anthropologique de la religion ne peut se dévoiler qu’à partir d’un travail réflexif, à la fois critique et généalogique, portant sur les ressorts théologiques de l’illusion religieuse, qui occupe alors la seconde partie de L’essence du christianisme, consacrée précisément à analyser, sous le titre « L’essence inauthentique [das unwahre Wesen], c’est-à-dire théologique, de la religion », les formes que prend, dans la perspective d’une métaphysique de la religion, l’autonomisation théorique de l’être de Dieu par rapport à l’être de l’homme, alors même que celui-là procède intégralement de celui-ci. Ce passage du vrai au non-vrai, d’une religion fondée sur la réalité de l’homme à une religion fondée sur la raison spéculative, est d’ailleurs explicitement thématisé par Feuerbach d’un point de vue « historique », au début de la deuxième partie de L’essence du christianisme :
« Lorsque la religion avance en années et avec les années progresse en entendement, lorsqu’à l’intérieur de la religion s’éveille la réflexion sur la religion, lorsque commence le crépuscule de la conscience de l’unité de l’essence divine avec celle de l’homme, bref, lorsque la religion devient théologie, alors la séparation originairement innocente et involontaire de Dieu et de l’homme devient une distinction intentionnelle, érudite, qui n’a d’autre but que l’évacuation hors de la conscience de cette unité qui s’y est déjà introduite. »15.
8 Le progrès historique de la religion, qui culmine dans la conversion spéculative du contenu religieux en sens théologique, représente donc en réalité, du point de vue de l’analyse feuerbachienne, une régression. Plus la conscience religieuse, immédiate, spontanée, devient médiate, discursive, rationalisante, plus se creuse l’écart entre l’homme et Dieu, plus la conscience de soi de l’homme s’opacifie et se voile. L’essence du christianisme se propose donc de retracer ce « progrès » paradoxal de la religion, en insistant sur ce qui l’éloigne de son essence authentique, soit de sa propre origine16. On comprend ainsi l’ordre d’exposition choisi par Feuerbach : la deuxième partie de son ouvrage montre comment les principes anthropologiques élaborés dans la première partie se trouvent non seulement occultés mais mis en contradiction dès que l’on quitte le niveau de la conscience ordinaire et que la raison s’empare de la représentation humaine de Dieu pour l’élever à l’absolu17.
9 Sur le plan méthodologique, cette analyse critique implique que l’on sorte de la sphère d’appartenance du religieux pour en exprimer la vérité et en délimiter ainsi l’espace de légitimité. C’est ce que l’on pourrait appeler le paradoxe épistémologique de la religion, à partir duquel se trouve justifiée pleinement la nature herméneutique de l’entreprise de Feuerbach18. Ce paradoxe s’énonce très simplement sous la forme suivante : comme structure illusoire du rapport de l’homme à soi, la religion se méconnaît nécessairement elle-même. Qu’est-ce que cela signifie ? Pour mieux le comprendre, il est possible de partir de tel énoncé feuerbachien : « La conscience de Dieu est la conscience de soi de l’homme »19, où se condense en quelque sorte la visée théorique de L’essence du christianisme. Cet énoncé ne peut être validé au niveau de la conscience religieuse elle-même, qui n’est conscience de Dieu que comme d’un autre que l’homme (c’est ce que Feuerbach désigne dans la citation précédente comme la « séparation originairement innocente et involontaire de Dieu et de l’homme »). Pour l’homme ordinaire, en effet, l’identité entre conscience (de Dieu) et conscience de soi n’est pas donnée directement ; elle reste nécessairement implicite, c’est-à-dire qu’elle reste à expliciter dans une pensée critique, non religieuse, de ce qu’est la religion dans son essence (et non plus dans sa seule existence factuelle, historique). La religion repose donc en principe sur l’occultation et la déformation de la conscience de soi de l’homme, qui n’est pas d’abord posée pour elle-même, mais effacée ou masquée par une conscience d’autre chose que soi (Dieu) qui la déborde infiniment et où l’homme ne peut pas spontanément se reconnaître lui-même. Par conséquent, si « la religion est la première conscience de soi de l’homme »20, cela signifie que l’homme ne prend conscience de lui-même qu’en faisant un détour par Dieu, soit en se mettant à distance de lui-même et en se dissimulant ainsi à lui-même ce qu’il est réellement. C’est ce paradoxe qui fonde la démarche « historico-philosophique »21 de Feuerbach : il faut partir à la découverte de l’essence de l’homme, telle que celle-ci est à la fois méconnue et présente dans la religion. On retrouve ici l’exigence du « Connais-toi toi-même », qui invite chaque homme à un travail sur soi qui est un travail de réappropriation réflexive de sa propre humanité (subjective et objective, individuelle et générique), provisoirement aliénée en Dieu. Ce paradoxe épistémologique, selon lequel l’occultation, par la religion, de sa propre essence (anthropologique), est sa condition de possibilité la plus irréductible (ou encore selon lequel la conscience religieuse est structurellement irréfléchie), emporte dans l’esprit de Feuerbach deux conséquences majeures.
10 La première concerne le statut d’une vraie critique de la religion. Feuerbach établit en effet que l’« évolution historique des religions » ne suffit pas à produire par elle-même une prise de conscience progressive de l’essence authentique, anthropologique, de toute religion. Au contraire, il semble que l’essence de la religion soit de se prémunir contre l’illusion fondamentale qui garantit la croyance religieuse. La critique de telle ou telle religion ne correspond pas à la critique de la religion en tant que telle, dans la mesure où elle se fait toujours du point de vue d’une religion déterminée. Si donc la connaissance que l’homme a de lui-même paraît quand même marquer des progrès significatifs lorsque par exemple le christianisme critique le paganisme et, qu’au sein même du christianisme, le protestantisme critique le catholicisme, ces progrès sont tout à fait relatifs, dès lors qu’ils se bornent reconduire dans son opacité le contenu propre de toute religion (Dieu), au moment même où celui-ci paraît avoir été identifié (comme humain). C’est pourquoi, pour prendre conscience véritablement de cette connaissance de l’homme déposée au cours des siècles dans les différentes religions qui se sont succédées, il convient de passer à un autre niveau d’explicitation de la religion, qui ne concerne plus tant la forme déterminée de telle ou telle religion, mais son contenu substantiel. A la critique religieuse de la religion, qui accompagne l’histoire même des religions, il convient donc de substituer une critique philosophique de la religion, seule susceptible de « pénétre[r] l’essence cachée à elle-même de la religion »22, c’est-à-dire de dégager ou même de démonter la structure objective de l’illusion qu’elle produit par essence.
11 A partir de là, il est possible également comprendre l’intérêt particulier que Feuerbach porte à la religion chrétienne, au christianisme. En un sens, cette forme moderne de la religion est sans doute celle qui exprime le mieux le paradoxe exposé plus haut. L’homme y est en effet tout prêt d’accéder à sa propre vérité, à sa propre conscience de soi, puisqu’à travers la figure du Christ, incarnation de Dieu sous une figure humaine, s’établit de manière définitive « la relation de l’homme à lui-même ». Et pourtant, cette vérité demeure encore méconnue : car tant que l’on demeure dans la sphère religieuse, la relation immanente de l’homme à lui-même est posée comme une relation transcendante de l’homme à Dieu, « relation de l’homme à lui-même, ou plus exactement à son essence, mais à son essence comme à un autre être »23. Telle est sans doute l’ambiguïté de la Réforme aux yeux de Feuerbach. Celui-ci insiste en effet régulièrement sur l’importance de la Réforme dans le développement même de la religion chrétienne. C’est le cas notamment dans cette note de L’essence du christianisme, portant sur le « Mystère de l’incarnation », et dans laquelle Feuerbach joue d’une certaine manière Luther contre Augustin :
« “Dieu s’est fait homme afin que l’homme devienne Dieu”, Augustin, Serm. ad. pop. Pourtant, chez Luther et de nombreux Pères de l’Eglise, on trouve des passages qui indiquent le véritable rapport. Luther dit par exemple, T. I, p.334 : “En appelant l’homme « image de Dieu, semblable à Dieu », Moïse voulait obscurément indiquer que « Dieu s’incarnerait ». Ici est assez clairement exprimée l’incarnation de Dieu comme conséquence de la divinité de l’homme”. »24.
12 Ce qui est clairement en question, dans ce conflit des interprétations, c’est le rapport de l’homme à Dieu, le sens de ce rapport, dont le Christ est le medium, – et donc le sens véritable du christianisme dans son ensemble. Contre Augustin, qui maintient le primat de Dieu sur l’homme, Luther affirme que la vérité du Christianisme tient toute entière dans le dogme de l’Incarnation, réinterprété comme la « révélation » à l’humanité de sa propre divinité. Dans les Principes de la philosophie de l’avenir, Feuerbach décrit encore le protestantisme comme la religion des temps modernes :
« Le mode religieux ou pratique de l’humanisation [de Dieu] fut le Protestantisme. Seul le Dieu qui est homme, le Dieu humain, c’est-à-dire le Christ, est le Dieu du Protestantisme. Le Protestantisme ne se préoccupe plus, comme le Catholicisme, de ce qu’est Dieu en lui-même, mais seulement de ce qu’il est pour l’homme ; […] il n’est plus théologie – il est essentiellement Christologie, c’est-à-dire anthropologie religieuse. »25.
13 Il y a donc incontestablement un progrès dans l’histoire des religions, et à l’intérieur même du christianisme. Mais le Protestantisme lui-même ne peut s’exclure de la forme religieuse de la vérité anthropologique, qui maintient en dernière instance la relation d’extériorité réciproque entre Dieu et l’homme : la référence à un « au-delà » est maintenue, elle n’est pas encore ramenée à « l’ici-bas de la philosophie »26, c’est-à-dire à la dimension d’une véritable anthropologie non-religieuse, sans Dieu, a-thée en ce sens très précis. L’« essence du protestantisme », qui s’identifie à l’essence du christianisme, c’est donc l’humanisme feuerbachien. C’est dans une philosophie de l’homme sans Dieu que la religion, toute religion en fait, trouve sa vérité et son sens ultimes.
14 Une fois précisé le cadre théorique et méthodologique de la démarche de Feuerbach, il reste alors à comprendre comment se constitue précisément de l’intérieur l’illusion religieuse : selon quel mécanisme se produit cette méconnaissance de l’essence de l’homme par l’homme lui-même ? Comment l’homme en vient-il à s’aliéner en un autre que lui, alors même qu’il cherche spontanément à prendre conscience de lui-même ?
La constitution de l’illusion religieuse : sujet et objet
15 Pour Feuerbach, la religion repose essentiellement sur la distinction entre l’homme en tant qu’individu et l’homme en tant qu’être générique (l’essence humaine en général), et, plus précisément, sur la séparation imaginaire entre ce que l’homme est individuellement et sa propre essence qu’il met à distance de lui-même en l’hypostasiant sous la forme de Dieu. Tout ce que l’homme attribue à Dieu, toutes les déterminations de l’être divin, il convient donc de les lui attribuer à lui-même, en inversant ainsi le processus religieux pour le ramener à son origine anthropologique. A ce compte, élucider l’essence de la religion, c’est rendre compte de l’institution imaginaire de Dieu. Du coup, la relation première de l’homme à Dieu doit être ramenée à une relation de l’homme à lui-même, et plus précisément à une relation de l’individu humain à son essence. Feuerbach établit en effet dans le chapitre 1 de l’introduction à L’essence du christianisme, que l’homme se saisit comme fini à travers l’actualisation limitée (individuelle) de ses pouvoirs infinis que sont « la raison, la volonté et le cœur »27 : il transfère donc en Dieu sa propre infinité, coïncidant avec celle de l’homme générique, faute de pouvoir la réaliser pleinement en lui-même28. Dieu devient alors le support commode de l’infinité de la faculté de penser et du sentiment : il est le fantasme de cette infinité et l’image renversée de la finitude qui est le lot de chaque être humain. De sorte que la source de l’illusion religieuse se trouve dans le besoin d’inconditionné qui habite l’homme et qui lie réellement l’homme à lui-même, même s’il lie imaginairement l’homme à Dieu29. Du point de vue d’une critique de la religion, faire apparaître le ressort illusoire de cette projection en Dieu des qualités infinies du genre humain, cela revient donc à restituer à l’homme toutes ces qualités qu’il attribue spontanément à Dieu : plus Dieu est conforme au désir de la conscience religieuse, plus il exprime l’essence authentique de l’homme – même si c’est toujours sous une forme religieuse, donc imaginaire et inconsciente d’elle-même. Une fois identifiée l’origine de la religion (l’écart entre le fini et l’infini humain, la scission entre l’homme dans la nature et la nature de l’homme), il faut en démonter le mécanisme, pour faire apparaître comment cette illusion produit une auto-aliénation de la conscience religieuse à partir de son redoublement spéculaire.
16 Feuerbach a souvent décrit le processus suivant lequel l’homme en vient à s’aliéner lui-même dans la figure d’un Dieu illusoire. Cette description permet de comprendre en quoi consiste « le mystère de la religion »30, c’est-à-dire comment, dans la religion, les qualités réelles et essentielles de l’homme se trouvent déniées ou relativisées en passant au crédit de Dieu – tout en paraissant ainsi exaltées et portées à l’absolu. Nous nous attacherons ici à deux formulations complémentaires de ce processus de production subjective de Dieu – qui renvoient à la manière dont Dieu est produit par une subjectivité humaine littéralement sublimée et, corrélativement, à la production d’un Dieu-Sujet (il s’agit en réalité des deux extrêmités d’un même processus).
17 La première de ces deux formulations, la plus précoce et aussi la plus étonnante, se trouve dans une œuvre de jeunesse, Pensées sur la mort et l’immortalité (1830). Elle prend la forme d’un poème dont voici un extrait significatif :
« Dieu n’est que ton propre Je
Bien habillé et apprêté.
Tu commences par transpirer,
Ton cœur a un peu chaud ;
Le Soi expire dans la chaleur
Et de lui-même se sépare,
Et ce Je éliminé
Pour le Soi se définit comme Dieu.
Il fait du Je son propre objet,–
Et tu sais tout sur le sujet. »31.
18 Dans ces quelques vers se trouve thématisé l’engendrement par projection d’un Dieu-Sujet absolu. Tous les ingrédients de cette « projection » sont ici rassemblés, ainsi que l’analyse Christian Berner :
« 1/ L’abstraction : le Soi réel est anéanti ; 2/ la distinction et l’objectivation : c’est en se séparant de Soi que le sujet, dépouillé de ses déterminations concrètes par l’abstraction, devient objet ; 3/ la personnification : l’objet est transformé en nouveau sujet. »32.
19 Au terme de cette description, fondée sur la métaphore des sécrétions corporelles, Dieu n’apparaît plus que comme l’effet d’une suée mentale et physique, reconstitué à partir de la perte de substance de l’homme. Retenons de cette présentation que l’institution de Dieu n’est pas seulement le fruit d’une abstraction, c’est-à-dire de cette soustraction mentale opérée par l’entendement séparateur, ordonnant la scission entre le sujet et l’objet de sa représentation (le Je qui est l’émanation abstraite – vaporeuse ou évaporée – du Soi). Il faut encore que ce Je, devenu « objet idéel », « [s’enrichisse] de la concrétude d’une authentique existence attestée dans la nomination : “Dieu” »33. Il y a donc transfert nominal du « Je » à « Dieu » – sans qu’il y ait de changement quant au contenu. La conclusion de l’extrait peut ainsi faire l’objet d’une double lecture : « Tu sais tout sur le sujet » (les italiques sont de Feuerbach) peut signifier d’abord que, dans les quelques vers qui précèdent, Feuerbach a résumé le fond de sa pensée sur ce qu’est Dieu et sur la manière dont il procède du Soi ; mais cela peut vouloir dire également que Dieu et Soi ne forment en réalité qu’un seul et même « sujet », séparé de lui-même au cours d’une opération alchimique ou physiologique inhérente au sujet lui-même, qui transforme son propre aspect et modifie quasi-magiquement sa substance au point de la lui rendre méconnaissable. Mais pour tout savoir sur Dieu-sujet, il reste qu’il faut partir du Soi-sujet.
20 On retrouve ces différents caractères constitutifs de l’illusion religieuse dans la formulation qu’en donne une dizaine d’années plus tard l’introduction de L’essence du christianisme. Cette seconde formulation est plus ramassée et moins imagée, plus rébarbative en un sens que la précédente. Elle a pourtant l’avantage de mettre l’accent sur un élément décisif – l’aliénation qui accompagne la genèse anthropologique de Dieu :
« L’homme – tel est le mystère de la religion – objective son essence, puis à nouveau fait de lui-même l’objet de cet être objectivé, métamorphosé en un sujet, une personne. »34.
21 La thèse de la « projection » se trouve ici clairement articulée en deux moments distincts. Le premier moment consiste dans l’objectivation par l’homme de sa propre essence. Cette objectivation, comme nous l’a rappelé l’image (poétique ?) de la sudation35, s’opère spontanément (involontairement et nécessairement) et correspond seulement au mouvement par lequel la conscience se pose elle-même dans le monde (pour dire les choses en termes sartriens, toute conscience est conscience de quelque chose, par où elle est conscience (de) soi). C’est seulement à partir d’un second moment qu’une structure d’aliénation se met en place : par le biais de ce redoublement de l’objectivation, l’être qui s’objective en objectivant sa propre essence devient prisonnier de cette forme objective, spéculaire, de lui-même. C’est qu’entre les deux moments, se produit une « mystérieuse » métamorphose de l’homme-objet en Dieu-sujet (aussi « mystérieuse » que l’apparition de Dieu dans les vapeurs du Soi). Comme l’écrira encore Feuerbach dans les Principes de la philosophie de l’avenir, « Dieu cesse d’être objet de l’homme pour devenir sujet […] de l’homme »36. L’homme n’accède ainsi à sa propre essence qu’à travers cet être fictif, dans lequel il a projeté toutes ses déterminations mais qui, au final, s’oppose à lui comme un autre être. L’aliénation tient tout entière dans ce processus d’autonomisation et d’altération de l’objectivité humaine, redoublée et retournée en subjectivité divine : tout se passe comme si l’homme ne pouvait se poser qu’en s’opposant à la fois le même et l’autre que lui-même. Sa propre objectivité se sépare de lui pour devenir un principe extérieur, transcendant, sous la dépendance – ontologique et pratique – duquel il se place lui-même.
22 L’analyse de ce mouvement de projection et d’inversion de l’homme en Dieu qui forme le ressort de toute religion conduit pourtant Feuerbach à distinguer entre la « théologie ordinaire » et la « théologie spéculative ». A quoi correspond cette distinction ? Faut-il comprendre qu’il existe des degrés dans l’aliénation de l’homme ? Pour répondre à cette question, il convient de revenir aux Thèses provisoires :
« La théologie est croyance aux fantômes. La théologie ordinaire trouve ses fantômes dans l’imagination sensible, la théologie spéculative dans l’abstraction non sensible. »37.
23 Cette distinction est importante car elle introduit deux figures concurrentes, ou du moins contrastées, de Dieu lui-même. Au point de vue le plus général, nous avons vu que Dieu représente cette structure transcendante et imaginaire dans laquelle se projette et s’aliène la conscience religieuse. Feuerbach invite toutefois à opérer une distinction entre la forme que prend cette figure divine quand elle est envisagée par la conscience religieuse ordinaire ou immédiate (ici, la « théologie ordinaire ») et quand elle est thématisée par la théologie et la spéculation métaphysique (soit, l’onto-théologie, ou encore la « théologie spéculative ») :
« Il faut distinguer l’auto-objectivation religieuse de l’homme, originaire, et l’auto-objectivation de la réflexion et de la spéculation ; cette dernière est arbitraire, la première n’est pas arbitraire, elle est nécessaire. »38.
24 Cette opposition entre deux modalités de l’objectivation religieuse recoupe la distinction entre le point de vue irréfléchi qui caractérise d’abord la religion et le point de vue de la « réflexion sur la religion » qui est l’œuvre des philosophes (et tout particulièrement de Hegel)39. D’un côté, l’homme a affaire à un Dieu concret, dont l’essence s’impose à lui comme une certitude immédiate, comme une évidence, dans la mesure où, sans qu’il en ait clairement conscience, cette figure divine n’est que le reflet – ou l’expression – de ses propres qualités sensibles (l’existence, l’amour, la sagesse, la volonté, la bonté). De l’autre, les philosophes et les théologiens construisent un Dieu abstrait qui répond seulement aux exigences de l’entendement ou de la raison et qui se donne sous l’aspect d’un pur être sans qualités ou d’une Substance indéterminée, sorte de chose en soi inconnaissable. Le paradoxe est alors qu’en croyant exalter Dieu et même prouver son existence, en la haussant au-dessus de toute détermination particulière et de toute qualité sensible, la philosophie spéculative n’aboutit en réalité qu’à nier son existence. Il y a ainsi plus d’authenticité et de vérité dans l’illusion propre à la conscience religieuse, qui porte en elle la vérité de l’homme, que dans une approche philosophique de Dieu qui, en ne donnant à penser que des abstractions (un Dieu abstrait avec des prédicats abstraits) ne peut aucunement délivrer le sens anthropologique réel de la religion mais accentue au contraire la séparation entre l’être de Dieu et l’être de l’homme. Feuerbach va même plus loin dans la critique : il indique que la théologie spéculative, cette religion théorique dégradée en religion de la théorie, n’est plus qu’un simulacre de religion qui masque le plus souvent une irréligiosité pratique : l’homme qui se donne la caution d’un Dieu théorique, qui subsiste absolument hors de lui, veut en réalité ne pas « en savoir davantage sur Dieu, […] le chasser de son esprit »40 . Ainsi, au fondement de l’affirmation théorique d’un Dieu abstrait, non sensible, il y a sa négation pratique : Dieu sans l’être (c’est-à-dire sans l’être réel, sensible), ce n’est plus Dieu, c’est le néant.
25 En pointant de cette manière les faux-semblants d’une attitude théologique qui confine en réalité à l’athéisme pratique, Feuerbach entend donc clarifier sa position et légitimer le sens de sa démarche critique : celle-ci porte non seulement sur la structure générale du phénomène religieux, sur Dieu comme Sujet fantomatique, secrété par l’Homme-Sujet comme une émanation de sa propre substance ; mais cette démarche porte surtout sur les représentations de l’homme vraiment religieux, celui qui tient Dieu pour un être déterminé et existant réellement. Seule la « théologie ordinaire » (qui n’est pas une religiosité de façade) recèle le « trésor caché » de l’humanité, seule elle exprime la présence du divin en l’homme. La critique de la religion se veut donc retour vers l’expérience concrète, affective et sensible, de la conscience religieuse, en-deçà des abstractions qui en masquent le sens anthropologique.
26 Il reste que, suivant la logique générale qui préside au transfert de subjectivité et à l’aliénation qui l’accompagne, l’expression « ordinaire » de la religion prend la forme paradoxale d’une dégradation de l’homme devant Dieu41. A quoi tient ici le paradoxe ?
« Il est ici aussi essentiel de remarquer – et ce phénomène est extrêmement remarquable, puisqu’il caractérise l’essence intime de la religion – que plus Dieu est humain dans son essence, plus grande est apparemment la différence entre lui et l’homme […] et l’humain, en tant que tel objet de la conscience de l’homme, est d’autant plus rabaissé. »42.
27 Il semble donc que le divin ne peut être reconnu dans ce qu’il a de positif et d’essentiel (c’est-à-dire d’humain) qu’en étant posé comme le « négatif » (au sens photographique du terme) de l’homme. Ce rapport d’inversion et de compensation signifie clairement que « pour enrichir Dieu, l’homme doit s’appauvrir ; [et que] pour que Dieu soit tout, l’homme doit n’être rien »43 . Il y a donc ici un double mouvement (toujours irréfléchi pour la conscience religieuse ordinaire) qui aboutit à poser Dieu à partir de l’homme (c’est le mouvement de la projection-aliénation de l’homme en Dieu) et, complémentairement, à nier l’homme à partir de Dieu. Tout se passe comme si l’homme avait à se renier lui-même pour que Dieu puisse être affirmé dans sa supériorité ontologique. L’homme se soumet en effet de lui-même à ce sujet illusoire qu’il a en réalité créé et placé hors de lui-même. Créateur, thaumaturge sans le savoir de cette super-créature qu’est Dieu, il s’y assujettit à son tour comme une créature à son Créateur. Ce renversement de perspective et cet échange des rôles tient à ce que la projection en Dieu des déterminations essentielles de l’homme n’aurait aucun sens ni aucun intérêt si Dieu devait n’être qu’un redoublement de l’essence humaine. Pour que Dieu conserve une véritable supériorité sur l’homme, il faut donc qu’il soit plus et autre qu’humain, il faut que l’homme se prive lui-même de ce qu’il accorde à Dieu. C’est l’abnégation de l’homme qui devient la source et le principe de la grandeur de Dieu.
28 Encore faut-il préciser une nouvelle fois que l’homme religieux n’a pas conscience lui-même de perdre réellement ce dont il se prive puisqu’il en jouit encore plus intensément à travers Dieu. La logique religieuse est donc bien une logique de « sublimation », fondée sur la compensation : l’homme se met en position de recevoir en retour de Dieu ce qu’il lui a d’abord donné et qui s’est trouvé, ainsi transposé, exhaussé et magnifié. La figure de Dieu ne fait pas qu’absorber l’essence de l’homme ; comme un miroir, elle la réfléchit et renvoie ainsi à l’homme, même si c’est à son insu, sa propre image, d’autant plus admirable qu’il s’y reconnaît lui-même :
« Si on veut connaître sa propre valeur,
Il faut commencer par se détacher de soi-même ;
Le soi se sépare lui-même de lui-même
parce qu’il aime lui-même se flatter. »44.
29 La logique du sacrifice, qui est une logique du don, peut s’illustrer à travers le cas singulier du vœu de chasteté qui accompagne l’existence monacale : ce point est développé par Feuerbach au chapitre 16 de la première partie de L’essence du christianisme, intitulée « La signification chrétienne du célibat volontaire et du monachisme »45. Le vœu de chasteté y est décrit comme un sacrifice de la sensibilité réelle au profit d’une figure idéalisée du divin (la « Vierge céleste » pour les moines et « Dieu » lui-même pour les nonnes). De la femme ou de l’homme réels à la Vierge Marie ou à Dieu, du plaisir sensuel à une jouissance désexualisée une transposition s’opère ici, qui vient marquer à la fois l’écart absolu qui sépare l’homme de Dieu et la proximité absolue qu’ils peuvent entretenir dans la relation sacrificielle : selon un schéma qui anticipe l’analyse par Freud de ce qu’il appellera l’« idéal du moi », ce qui est refusé sur le plan de la réalité est reconduit de manière idéale, sur le plan imaginaire. C’est ainsi paradoxalement la négation par l’homme de sa propre réalité qui garantit la réalité absolue de Dieu. La première est purement et simplement échangée au profit de la seconde : et cet échange produit une valeur ajoutée. La logique du sacrifice, qui est présentée ici comme celle du don de sa propre personne sensible, est ainsi ambivalente : d’un côté, l’homme se rabaisse et s’humilie devant Dieu, c’est une négation de l’homme qui doit en quelque sorte retrancher de sa personne sa propre sensibilité, car « l’amour sexuel est dans le christianisme un principe profane, exclu du ciel »46.. Mais d’un autre côté, consentir à un tel sacrifice de sa sensibilité contribue à élever l’homme au-dessus de lui-même, en le portant vers sa propre essence idéalisée :
« Le chrétien exclut du ciel la vie du genre : là haut cesse le genre, là-haut il n’y a que des individus purs, sans sexe, des purs esprits, là haut règne la subjectivité absolue. »47.
30 En définitive, le chrétien ne sacrifie à Dieu que ce qui, à ses propres yeux, a une valeur exceptionnelle et le représente ou exprime le plus adéquatement son essence. Feuerbach insiste encore sur cette idée dans les Thèses provisoires :
« Le nom de Dieu n’est que le nom de ce que l’homme tient pour la puissance suprême, l’essence suprême, le sentiment suprême et la pensée suprême. »48.
31 Mais en donnant à Dieu un nom qui revient à l’homme ou en sacrifiant sa propre sensibilité sur l’autel de l’Agapè divine, l’homme ne s’en prive qu’en apparence ; en réalité, cette privation a pour revers positif la sacralisation de ce qui est le plus précieux à l’homme, puisque « quoi qu’il nomme ou exprime, l’homme n’exprime jamais que sa propre essence »49. Dans le sacrifice s’opère ainsi un véritable tour de passe-passe : le sensible ou le contenu anthropologique de tout langage ne sont pas purement et simplement niés ; ils sont au contraire secrètement réhabilités, ou encore récupérés, mais sous une autre forme, à la fois imaginaire et supérieure. Tout ce qui a de la valeur pour l’homme passe en Dieu, où cette valeur est élevée à la puissance. Par un subtil renversement de perspective, propre à l’illusionnisme caractéristique de l’opération religieuse, Dieu devient la garantie suprême des valeurs humaines. Feuerbach résume en un raccourci saisissant ce paradoxe lorsqu’il écrit que « l’homme affirme en Dieu ce qu’il nie en lui-même »50. Dieu n’est ainsi qu’une médiation idéalisée entre l’homme et lui-même ; et la religion n’est que la transposition, dans l’imaginaire, du rapport réel et impossible à la fois que l’homme entretient avec sa propre essence.
Vers la religion de l’Homme
32 Dans ces conditions, le principe général de transposition et d’inversion des valeurs prépare et appelle son propre « retournement » critique, c’est-à-dire l’avènement d’une divine humanité. Après que l’homme a affirmé en Dieu ce qu’il nie en lui-même (c’est-à-dire sa propre essence), il lui reste à nier en Dieu ce qu’il peut affirmer en lui-même (c’est-à-dire sa part d’excellence divine) : si l’élan de l’individu vers une transcendance objectivée et apparemment indépendante vide l’immanence subjective de son contenu (de sa substance), la tâche essentielle de la philosophie, tout au moins de la « philosophie de l’avenir », consiste alors à récupérer, en un geste d’immanentisation, ce qui a d’abord été attribué à cette transcendance fallacieusement réifiée et subjectivée. Il faut donc rabattre le Dieu personnel sur le Je désubstantialisé. Dans cette manière de ramener le supérieur à l’inférieur d’où il procède et dont il tire sa substance, la philosophie nouvelle de Feuerbach se définit comme un matérialisme.
33 De ce point de vue, l’analyse du sacrifice occupe une place centrale au sein de l’argumentation de Feuerbach : à elle seule, elle permet de caractériser l’essence de la religion, avec toute son ambivalence. Car, en un sens, le sacrifice marque le comble de l’aliénation en soulignant la dépendance de l’homme à Dieu ; mais en un autre sens, cette aliénation a un ressort éminemment positif, encore irréfléchi sur le plan de la pratique religieuse, mais mis en valeur par l’analyse critique de Feuerbach : c’est toujours en effet sa propre essence que l’homme aliène en Dieu et celle-ci s’en trouve paradoxalement et médiatement préservée et même affirmée. En Dieu, l’homme porte à l’absolu ses propres déterminations. On est ici en pleine dénégation : en se refusant à soi-même, l’homme peut en réalité pleinement jouir de lui-même – en Dieu. Il y a donc deux logiques superposées et même confondues à l’œuvre dans le sacrifice, et qui lui confèrent sa portée anthropologique. Il y a d’une part sa logique manifeste, selon laquelle l’homme se dégrade lui-même pour affirmer la supériorité de Dieu ; et d’autre part, sa logique secrète, latente, selon laquelle l’homme prend, mais de manière encore (ou seulement) négative, la mesure de son essence en l’objectivant dans une figure hypostasiée de lui-même dans laquelle il se reconnaît (car sinon le sacrifice n’aurait aucun sens) tout en se méconnaissant (car sinon l’homme ne chercherait pas à s’humilier devant Dieu).
34 La dénégation de l’homme en Dieu prépare ainsi l’affirmation du divin en l’homme. En effet, si Dieu n’est pas l’Autre absolu de l’homme, mais seulement la forme que prend son identité lorsqu’elle se méconnaît elle-même, il est possible de comprendre que l’issue de l’aliénation religieuse ne peut consister que dans la réappropriation, par l’homme, de ce « Soi aliéné » qu’il a identifié à un autre que soi, alors qu’il ne s’agissait que d’un autre soi-même. Il faut donc dénouer la trame de l’illusion religieuse pour faire apparaître, sous le masque du Dieu devenu homme de la religion chrétienne, la figure d’un homme enfin divinisé – ouvrant la voie à une véritable religion de l’humanité enfin réconciliée avec elle-même.
35 Feuerbach illustre ce thème général de la conversion de l’homme à sa propre humanité, en utilisant une métaphore particulièrement éclairante, empruntée une fois de plus au registre de la vie organique individuelle, mais élargie ici aux dimensions de la Nature toute entière (en ce sens, elle complète la métaphore de la transpiration, évoquée précédemment) :
« De même que l’activité artérielle conduit aux extrémités le sang que l’activité veineuse ramène, de même que la vie consiste en une systole et une diastole continuelles, de même dans la religion : dans la systole religieuse, l’homme expulse de lui-même sa propre essence, il se chasse, se rejette lui-même ; dans la diastole religieuse, il reprend dans son cœur l’essence expulsée. »51.
36 Il faut donc distinguer le moment de la « systole religieuse » et le moment de la « diastole religieuse », tout comme il faut distinguer la période de contraction du cœur et des artères et la période de décontraction, de dilatation des ventricules cardiaques. Le premier moment correspond à l’institution imaginaire de Dieu comme source rétroactive d’auto-aliénation pour l’homme : l’essence de l’homme lui devient en effet étrangère en même temps que Dieu se révèle plus intime à lui que lui-même. Pourtant, cette inversion projective ou encore cette identification altérante trouve sa propre limite dans la logique inverse qui, loin de la contredire, la ramène plutôt à ses propres conditions de possibilité. En effet, dans la « diastole religieuse » l’homme se réapproprie son « essence expulsée », c’est-à-dire qu’il se découvre enfin au principe et au fondement de son essence. L’altérité imaginaire (de Dieu) est ainsi reconduite à l’identité réelle (de l’homme) d’où elle procède.
37 Le choix et l’usage de cette métaphore éclairent par un biais détourné le rapport de Feuerbach à Hegel. Manifestement, en effet, Feuerbach prend appui ici sur le schéma hégélien d’un retour à soi de ce qui a d’abord été posé dans l’extériorité, d’un dépassement ou d’une « relève » de l’aliénation qui manifeste la dynamique même du devenir de l’esprit. Feuerbach décrit d’ailleurs explicitement dans les Thèses provisoires ce mouvement en termes hégéliens :
« La théologie commence par scinder et aliéner l’homme pour réidentifier ensuite avec lui son essence aliénée. »52.
38 Pourtant, il est significatif que cette reprise du schéma hégélien s’opère ici dans un contexte para-hégélien, voire non-hégélien. Chez Hegel, en effet, le retour à soi se fait ultimement dans la figure de l’Esprit absolu, qui demeure une abstraction spéculative, de même que la figure du Christ demeure une figure abstraite de l’homme, religieuse en son fond :
« Le Christ doit être homme, mais aussi non-homme ; il est donc une équivoque. »53.
39 En définitive, on retrouve ici l’idée selon laquelle la philosophie de Hegel est une forme de théologie larvée ou déguisée : elle est incapable de penser la « vérité immédiate »54 de l’homme dans la mesure où elle interpose toujours entre l’homme et lui-même des abstractions, c’est-à-dire des écrans spéculatifs :
« La philosophie moderne a réalisé et supprimé l’être divin séparé et distingué du sensible, du monde et de l’homme - mais seulement dans la pensée, dans la raison et dans une raison tout autant séparée et distinguée du sensible, du monde et de l’homme. »55.
40 Autrement dit, « la résolution et la transformation de la théologie en philosophie » n’a pas supprimé l’aliénation religieuse, mais l’a simplement reconduite sur un autre plan, celui de l’abstraction et de l’idéalisme absolu : la philosophie hégélienne opère seulement la rationalisation de la religion chrétienne en mettant la Raison à la place de l’Être suprême. La critique feuerbachienne de Hegel s’attache donc avant tout à marquer un retour au sol concret de l’expérience humaine (l’expérience du cœur), ressaisie dans son développement immanent et dans ses contradictions propres. L’homme n’est pas seulement le produit dialectique d’une relève de la raison : il est avant tout le fondement réel, sensible, de toute élaboration religieuse et spéculative, dont le propre est d’oublier sa propre origine dans le processus de constitution de la divinité ou de l’illusion onto-théologique.
41 Ce « renversement du renversement »56 (théologico-philosophique) du rapport de l’homme à sa propre essence ouvre ainsi la voie à une « philosophie nouvelle », à la « philosophie de l’avenir », établie sur les ruines de la précédente, et qui se propose comme programme rien moins que la défense et l’illustration d’une religion de l’Homme57. Celle-ci est l’autre nom de l’humanisme de Feuerbach. De quoi s’agit-il exactement ?
42 Nous avons noté précédemment que l’analyse de Feuerbach s’appuie (là encore en référence décalée à Hegel) sur l’histoire des religions pour manifester, au sein même de cette histoire et au sein du développement de la religion chrétienne en particulier, un mouvement progressif de sécularisation du divin, prenant la forme double d’une extinction du divin et d’une affirmation de l’humain. Comme il l’écrit encore dans la dernière des Thèses provisoires :
« La religion chrétienne a uni le nom de l’homme et le nom de Dieu dans un seul nom : celui de l’homme-Dieu. Elle a donc élevé le nom de l’homme à l’état d’attribut de l’être suprême. »58.
43 L’homme-Dieu, c’est Dieu qui se fait homme dans le Christ. Mais cette humanisation de Dieu ne correspond en réalité qu’à une vérité tronquée, inversée : car ici, Dieu est sujet et l’homme son attribut (son prédicat). On reste donc prisonnier de l’illusion religieuse : l’être transcendant dans lequel l’homme s’est objectivé devient une sorte de Sujet absolu, alors que l’homme, sujet initial de cette opération, devient simple attribut de ce sujet. L’herméneutique feuerbachienne reprend donc et accomplit l’émancipation de l’homme à l’égard du divin dans l’ordre du réel et non plus dans celui de l’imaginaire. En faisant valoir l’essence anthropologique de la religion, Feuerbach met en valeur l’essence divine de l’homme. C’est ce qui est expliqué dans la suite du même paragraphe :
« Conformément à la vérité, la philosophie nouvelle fait de cet attribut [l’homme] la substance, du prédicat le sujet. La vérité pure, libérée de toutes les contradictions et de toutes les falsifications, est une vérité nouvelle, une action nouvelle et autonome de l’humanité. »59.
44 Ce texte est en quelque sorte l’acte de naissance de l’humanisme feuerbachien. Dans le Christianisme, l’homme n’est affirmé qu’à partir du divin, alors que, dans l’humanisme, c’est le divin qui doit être affirmé à partir de l’homme. Ce dernier est ainsi rétabli dans sa position de sujet, et Dieu est reconduit à sa véritable valeur : celle du « nom » que l’homme donne à sa propre essence pour en exprimer le caractère exemplaire. L’humanisme de Feuerbach radicalise donc le christianisme et en ce sens accomplit son essence. Mais en même temps, il en sape le fondement ou le principe constitutif : car le principe du divin n’est pas transcendant à l’homme, il lui est plutôt immanent, c’est-à-dire qu’il exprime la transcendance propre de l’homme, liée à l’infinité de son essence générique. A la religion de Dieu peut ainsi succéder une religion de l’Homme, à entendre comme cette réconciliation de l’humanité avec elle-même, non pas d’ailleurs dans la forme positive d’une identité immédiate, mais plutôt dans la forme d’un processus d’identification progressive60.
45 « Homo homini deus est » : l’homme est un dieu pour l’homme61. C’est dans cette formule que s’est concentrée l’essence de humanisme feuerbachien, développé sur le mode d’un « retour du refoulé » chrétien. Le Dieu que le christianisme maintient hors de l’homme, dans un au-delà illusoire, il faut que chaque homme apprenne à le découvrir ici-bas, en lui-même comme dans tous les autres hommes. Dieu n’est donc que l’autre nom de l’homme, ou plutôt le nom de cet autre de tout homme, l’Humanité, qui lie les êtres humains entre eux et, en même temps, les sépare d’eux-mêmes en les rapportant à un infini (un genre d’être) avec lequel ils ne peuvent jamais vraiment coïncider. Le projet feuerbachien de retrouver en l’homme, dans l’immanence des rapports à soi et aux autres, le contenu de la transcendance divine coïncide alors avec le projet de la « civilisation humaine », dont Feuerbach affirme qu’elle « n’a pas d’autre objet que la réalisation d’un ciel terrestre » par opposition au « ciel religieux »62. C’est dans ce projet que se saisit le mieux la nature de la religion de l’Homme telle que la propose Feuerbach ainsi que ses ambiguïtés. Car Feuerbach paraît bien en définitive reconduire, au nom de l’Humanité, la structure religieuse qu’il cherche à analyser par ailleurs63. En définitive, et c’est ce que lui reprocheront aussi bien Stirner que Marx, Feuerbach est resté prisonnier de ses propres prémisses, selon lesquelles il y a, au principe même de toute activité religieuse, une insatisfaction chronique, liée à l’écart irréductible entre l’imperfection et la finitude de l’individu et « la perfection et l’infinité de l’espèce » à laquelle il appartient. Si la religion est la mesure imaginaire de cette tension réelle entre sa finitude et le besoin d’inconditionné qui est au cœur de l’homme, la critique de la religion n’aboutit peut-être pas à autre chose qu’à substituer à une figure illusoire de la réconciliation (Dieu) une figure tout aussi illusoire et tout aussi abstraite de la transcendance (l’Homme). L’Humanité, l’Homme en tant qu’être générique et suprême, apparaît alors comme le nouveau « fantôme » de l’anthropologie philosophique de Feuerbach. Poussée jusqu’à ses propres limites, celle-ci repose en définitive sur un cercle vicieux : sans l’homme, il n’y a pas de Dieu ; mais sans un Dieu, il n’y a plus d’Homme. C’est ainsi que l’humanisme sans Dieu devient religion de l’Homme.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Philippe Sabot, « L’anthropologie comme philosophie », Methodos, 5 (2005), La subjectivité, [En ligne], mis en ligne le 7 avril 2005. URL : http://methodos.revues.org/document320.html. Consulté le 05 janvier 2009.
Auteur
Philippe Sabot
Université Lille 3 – UMR 8519 « Savoirs et Textes »
phsabot@club-internet.fr
Articles du même auteur :
- Les deux visages de la science. [Texte intégral]
- Paru dans Methodos, 6 (2006), Science et littérature
- Primitivisme et surréalisme : une « synthèse » impossible ? [Texte intégral]
- Paru dans Methodos, 3 (2003), Figures de l'irrationnel