L'oeil est l'esprit
Jean-Baptiste Berthelin
CNRS-LIMSI
article paru en 1996
dans la revue
Æsthetica Nova (numéro 5)
En suivant les quais de la Seine un dimanche après-midi, j'ai cru reconnaître mes camarades Philémon et Anatole, très occupés à débattre de questions sérieuses, malgré le bavardage ambiant. Et je me dis : « Au moins, ils se sont installés à l'ombre, en prévision d'un échange prolongé. »
Hésitant à les interrompre, je m'installe un peu en retrait, sur un banc également ombragé, et je tâche de suivre de loin leur entretien. Même si cela constitue une indiscrétion, je vous le retransmets.
PHILÉMON : Non, Anatole, je ne vois toujours pas pourquoi tu persistes à vouloir appliquer la Dioptrique de notre vieux copain Descartes à tes recherches sur la structure des images mentales. Il me semble que c'est un fondement trop incertain, venant d'un auteur dont la démarche s'égare au point de dire que le rayon lumineux joue le même rôle que la canne blanche de l'aveugle. Ne crois-tu pas, au contraire, que c'est précisément l'absence de contact entre la chose vue et l'observateur qui donne tout son prix à la sensation visuelle ?
ANATOLE : Philémon, tu ignores l'invraisemblable complexité que recouvre ton usage de la locution « absence de contact ». Tu parles presque comme si tu n'avais jamais lu l'essai de Merleau-Ponty qui s'intitule, je crois, « L'OEil et l'Esprit ».
PHILÉMON : Si, pourtant, j'ai dû le lire, et même, cela m'a marqué. Rappelle-moi quels en sont les thèmes principaux, et le détail de l'argumentation me reviendra à coup sûr.
ANATOLE : Pour le situer à grands traits, il s'agit d'une méditation en cinq mouvements, qu'à mon sens il importerait de faire précéder, et surtout suivre, d'un profond silence ; car le ton en est incisif.
PHILÉMON : Vraiment, à ce point-là ?
ANATOLE : Oui, c'est d'ailleurs à cela que l'on reconnaît un bon Merleau-Ponty.
PHILÉMON : Mais imagine que j'ai respecté le profond silence initial, et dis-moi ce que nous apporte le premier mouvement. Est-ce qu'il règle son compte une fois pour toutes à la Dioptrique ?
ANATOLE : Non, pour cela, il te faut patienter. Le premier mouvement se borne à rappeler que la science, au temps où elle avait sa dignité, respectait l'opacité du monde. En cet âge d'or qui appelle notre nostalgie, tout chercheur gardait perpétuellement à l'esprit que les entités, notamment celles qui sont visibles, s'imposent d'abord à l'homme en tant qu'éléments de l'histoire de sa vie ; ce n'est que dans un deuxième temps que l'on peut les faire entrer dans un jeu de modélisation et de prédiction. Mais à présent, cette précaution est oubliée, ou plutôt, la priorité est inversée, pour des raisons d'efficacité. L'objet est premièrement évalué comme matériau pour la recherche, et accessoirement, s'il reste du temps, on en pense et on en dit quelque chose. Pour remédier à cette dérive menaçante, Merleau-Ponty suggère aux hommes de science de se plonger dans la « nappe de sens brut » que leur propose la peinture.
PHILÉMON : Tu veux dire que, contrairement à l'écrivain, le peintre n'a pas à développer d'appréciations sur ce qu'il perçoit, et par là-même est libre de développer une sorte de puissante paraphrase de ce qu'il voit ?
ANATOLE : En effet, et cela débouche sur le deuxième mouvement de notre réflexion : où est le moteur de cette activité apparemment gratuite du peintre ? Certains, qui ne vont pas chercher bien loin, affirment que c'est tout simplement son inscription corporelle dans le monde visible.
PHILÉMON : Pourtant, nous aussi, nous avons un corps visible et qui fait partie du monde, et cela ne fait pas de nous des peintres !
ANATOLE : L'implication ne fonctionne pas dans ce sens-là. Avoir un corps, voir ce corps dans le monde, ne sont que des conditions nécessaires, et nullement suffisantes, pour devenir un « voyant ».
PHILÉMON : Appelles-tu « voyant » un être pour qui l'oeil est l'esprit ?
ANATOLE : Oui, au sens où l'on peut dire « out of sight, out of mind ». Le monde visuel, tout en se sachant partiel, a son esprit, qui est non seulement humain, mais indispensable à une démarche typiquement humaine comme la construction d'une science.
PHILÉMON : Mais qu'arrive-t-il si la science en question se donne justement pour objet le contact visuel entre l'homme et le monde ? Il me semble que c'est là que la validité, ou la fragilité, des positions cartésiennes doit être examinée.
ANATOLE : Tu as raison, mais ta question est double. Soit l'homme de science commence par se faire peintre, et, en cette qualité, il peut parler de ce qui lui arrive lorsque, par exemple, il cherche à construire l'image de son acte pictural : d'abord par un tableau auto-référentiel, puis par un jugement critique sur cet acte d'auto-description. Ou bien, renonçant à vivre ce rapport trop artisanal entre l'homme et le visible, il se lance dans une « Nouvelle Dioptrique ».
PHILÉMON : C'est le thème du troisième mouvement ?
ANATOLE : Evidemment. Même si ta mémoire n'est pas très fidèle, tu m'as rappelé à l'instant le scepticisme que t'inspirait la comparaison entre un rayon lumineux et le bâton d'un aveugle. Mais l'approche cartésienne d'une « science du visible » nous est devenue étrangère par bien d'autres aspects.
PHILÉMON : Quels aspects ? Ceux que Descartes avait dévolus à la métaphysique ?
ANATOLE : Oui, et cela donne à notre ami Maurice une occasion de se montrer sarcastique envers les « opérationalistes » du temps présent, qui, s'étant dispensés de toute recherche philosophique préalable à leur description des observables, se montrent surpris de devoir « y passer » en fin de compte, et réintroduire, dans leurs calculs mêmes, l'expression d'une relation à l'observateur.
PHILÉMON : Alors que nos chers peintres, dans l'instant où leur pensée prend la forme d'une vision qui se fait geste, posent à peu près correctement ce préalable métaphysique.
ANATOLE : Sous réserve qu'ils tiennent leur démarche pour un succès. Le peintre, comme tous les chercheurs, peut se heurter à d'innombrables reprises contre des obstacles mal perçus, et souvent, ce n'est qu'au moment où il renonce à poser le problème qu'il a enfin une chance de le surmonter.
Je crois me souvenir que c'est à partir de ce point que l'entretien se mit à foisonner d'exemples, de contre-exemples, notamment sur des thèmes aussi exotiques que la possibilité, pour le peintre et le sculpteur, d'accéder à un Logos non-conceptuel (quatrième mouvement) alors que le chercheur post-cartésien en est réduit à ruminer sa perplexité. Mais je dois vous avouer que j'avais cessé d'être parfaitement attentif à ce que disaient mes deux camarades. D'abord, parce que les bavardages ambiants m'avaient distrait ; et aussi à cause de leurs perpétuelles comparaisons entre le sort de l'artiste, abreuvé du sens capiteux de la réalité brute, et celui du pauvre employé de recherche, toujours empêtré dans des limitations conceptuelles qu'il passe trop de temps à construire, et vingt fois plus à les dénoncer.
Et je m'interrogeais sur mon parcours. Toi qui rêves sur ce banc, au point de ne plus entendre ce qui se dit autour de toi, n'as-tu pas fait confiance à ces institutions inspirées de Descartes, acceptant de cultiver ton insignifiance au nom d'une mythique division du travail intellectuel ? Si tu avais accepté le défi de la représentation globale de ce que tu perçois, n'aurait-ce pas été l'occasion de former ton jugement de façon bien plus sûre ?
En même temps que ces interrogations ontogénétiques et nostalgiques, l'envie de ne rien changer trop brusquement et de trouver un lieu où me désaltérer se manifesta, si bien que je fis semblant de m'apercevoir de la présence de Philémon et d'Anatole ; je les saluai joyeusement, et leur fis remarquer que leur colloque pouvait bien se poursuivre auprès d'un comptoir. Ils en convinrent, mais quand nous eûmes pris place dans le débit de boissons, la conversation passa à vingt autres sujets qui n'ont pas leur place dans ces pages.