Comment utiliser le manuel Comment exploiter les documents
du livre souvent trop nombreux pour une démarche scolaire ? Les manuels
peuvent-ils aider à construire la réflexion critique ? Les questions ne
manquent pas. Toutefois, c’est à cette dernière question que
s’efforce de répondre le travail présenté ici en prenant l’exemple
d’un objet d’enseignement particulier : le témoignage
Le témoignage : objet d’enseignement
"L'appel à témoins" est relativement récent
dans les programmes. Il résulte de la mise en place des nouveaux programmes de
3e (B.O. n°10, du 15 octobre 1998, hors-série). Pour la première fois, des
témoignages figurent explicitement parmi les documents proposés dans
différentes parties du programme de 3e. Dans la première section du programme,
1914-1945: guerres, démocratie, totalitarisme, la Grande Guerre et la Seconde
Guerre mondiale fournissent l'occasion d'aborder une première fois des
témoignages. Le programme préconise l'étude « Dun roman ou un témoignage
sur la guerre de 1914-1918 », de « témoignages sur la déportation et
le génocide » et enfin sur la Résistance. Le recours à un témoignage se retrouve
dans la seconde partie, Élaboration et organisation du monde d'aujourd'hui.
L'étude de la décolonisation doit se fonder sur témoignage, sans plus de
précisions.
Si le recours à des témoignages est relativement récent dans les programmes, il
n’en est pas de même pour les pratiques. La venue d’un témoin dans
les salles de cours constitue pour nombre d’enseignants le moyen de
donner une dimension particulière à certains secteurs du programme. L’étude
de la déportation et du génocide juif fournit encore l’occasion —
mais sans doute plus pour très longtemps — de rompre avec le traditionnel
face à face de l’enseignant avec ses élèves. Souvent évoquée, cette
situation pédagogique pose des problèmes spécifiques qui mériteraient une
analyse approfondie dans un autre article.
La discipline de référence invite à la prudence. Dès qu‘il s’agit
de témoins la méfiance — commune à toutes les traces sur lesquelles
s’appuie le travail de l’historien — est de règle. Ainsi,
Marc Bloch affirmait qu‘«il n’y a pas de bons témoins ; il
n’y a guère de déposition exacte dans toute ses parties. » Annette
Wieviorka précise la raison de ces précautions : « Le témoignage
s’adresse au coeur, et non à la raison. Il suscite la compassion, la
révolte même parfois. Celui qui témoigne signe avec celui qui reçoit le
témoignage un “pacte compassionnel” […]. »
Le témoin construit une image du passé qui lui est toute personnelle. Or, quand
l’historien s’approprie les traces de ce passé, il les soumet à un
discours qui vise à établir « une vérité impersonnelle » . La
relation pédagogique établie entre un témoin, les élèves et leur professeur
n’est pas exempte d’ambiguïté. Elle peut devenir la source de
travaux féconds quand s’achève le témoignage et qu’il devient alors
possible de rompre « le pacte compassionnel ».
La démarche pédagogique
Le travail présenté s’inscrit dans ce registre. Il
vise à montrer le caractère très personnel du témoignage. Les témoins ici
convoqués sont ceux que fournissent deux manuels lors de la leçon sur la guerre
d’Algérie. La confrontation des manuels permet d’aller au-delà et
fournit l’occasion d’aborder la notion de mémoire. La distinction
entre histoire et mémoire est relativement récente dans le champ de la
recherche. Elle l’est plus encore dans les pratiques pédagogiques où
l’histoire scolaire se présente traditionnellement comme un discours
vrai.
Parmi les manuels disponibles sur le marché, seuls deux (Belin et Hatier)
consacrent une double-page à des témoignages sur la guerre d’Algérie.
Dans le cadre d’un cours consacré à la décolonisation et après une
présentation de la guerre d’Algérie, les élèves ont été conduits à faire
une analyse comparative des deux dossiers. Au terme de la séance,[…] les
élèves ont été invités à construire un paragraphe argumenté (sans précision de
longueur) répondant à la question : « Les choix faits par les manuels
peuvent-ils construire un souvenir différent de la guerre ?
Pourquoi ? »
Les élèves se sont prêtés au jeu avec d’autant plus d’intérêt que
la confrontation des manuels permettait d’opposer des choix éditoriaux
totalement contradictoires.
« Bien sûr car chaque personne à un point de vue
différent mais nous généraliserons en deux camps opposés : la France et
l’Algérie. Les souvenirs des Français seront construits depuis leur pays
et leur nation et même chose pour les Algériens. Dans la page 1, les
témoignages sont surtout français et ils racontent la guerre à partir de leur
point de vue. Dans la page 2, les témoignages sont surtout algériens et ils
racontent leur courage et leur force à résister à leur manière. » Marianne
Pour cette élève qui reflète les conclusions d’une
large majorité de la classe, la notion de point de vue est clairement appréhendée.
Pourtant, elle paraît avoir oublié que les manuels mis à sa disposition sont
tous deux disponibles en …. France.
« Oui, car si on nous dit ce qui s’est passé en
Algérie, on nous dira cela de la version française ; alors que dans le
livres, il y a des recherches pour trouver des témoins algériens qui vivaient
en Algérie à ce moment là. Ils auraient un point de vue différent de celui des
Français. Car pour l’Algérie, c’était à mon avis, très difficile
d’affronter les Français qu’ils [les Algériens] voyaient comme des
êtres sans pitié. »
Par sa réponse, Nabil témoigne du caractère militant que
peut prendre la construction d’une mémoire encore douloureuse.
Jean-Clovis adopte un point de vue radicalement opposé.
« Non, car quelque soit le manuel, le sujet évoqué et
développé est la guerre d’Algérie. Donc que ce soit l’un ou
l’autre, les témoignages portent sur un même sujet […], ils devront
parler de la même chose malgré parfois une interprétation différente des faits
d’une personne à une autre. Donc un même souvenir devait être évoqué pour
tous les acteurs de cette guerre : l’horreur, le sang, la guerre
tout simplement ».
L’élève donne un tour moralisateur à sa conclusion
et vise ainsi à l’établissement d’un consensus.
Enseignements
Le travail proposé aux élèves s’inscrit dans une
séance en rupture avec les pratiques habituelles. Leurs réponses témoignent de
l’intérêt pris à une leçon relativement atypique sur le fond et sur la
forme.
L’insuffisante maturité de la plupart ne permet pas d’aller jusqu’à
la distinction entre histoire et mémoire. Mais même pour des adultes, la
différence reste intellectuellement difficile à envisager. La plupart ont
cependant perçu le caractère militant de la construction d’une mémoire de
la guerre.
Les programmes actuels fournissent de nombreuses occasions d’utiliser des
témoignages, notamment dès qu’il s’agit des guerres. Un rapide
examen des usages proposés par les manuels démontrent que le témoignage sert
souvent à « donner chair » à des événements particulièrement traumatiques.
Le risque de renouer avec le « pacte compassionnel » n’est
jamais très loin. […] La lecture et l’étude d’un témoignage
ne prennent souvent sens que dans la confrontation avec d’autres
témoignages ou avec d’autres documents.
L’usage du manuel prend ici une valeur indéniable. Construit désormais
sur un modèle quasi unique, il offre un « état de la question » dans
une partie cours et de nombreux documents dans la seconde. La confrontation des
deux — ou la première sert souvent de caution scientifique —
s’avère quelquefois décisive pour la construction d’une réflexion
critique. Qu’il s’agisse du cours ou des documents, il n’est
jamais inintéressant de montrer les limites d’un discours qui se présente
toujours pour vrai, hors de toute mise en débat.
La confrontation des manuels permet d’aller au-delà. Le temps manque
alors pour faire une lecture approfondie du témoignage. Ce qui est en jeu
c’est le choix même fait par chaque manuel. Sur la guerre
d’Algérie, la comparaison s’avère particulièrement éclairante. La
construction du souvenir de la guerre n’est jamais tout à fait
neutre ». Elle dément la vision souvent consensuelle véhiculée par le
manuel quand il est utilisé de manière exclusive. La réflexion critique exige
de rompre avec la compassion mais plus encore avec le consensus.
Un regret, exprimé par beaucoup d’élèves au terme de la séance, celui de
n’avoir pu disposer d’un manuel scolaire en usage aujourd’hui
en Algérie sur la même période. Par delà le caractère provocateur de la requête
pour certains élèves, on peut y voir aussi, le souci d’appréhender
l’histoire dans sa dimension critique.