Fragments
sur le sens
À quoi bon ces objets tout en mots, beaux ou laids qu'importe
à la fin, si leur sens peu à peu s'égoutte, s'ils meurent exsangues dans mes
mains, dans les tiennes, lecteur, nos mains cruelles qui toujours et si vite
passent à autre chose ?
À quoi bon s'époumoner à souffler sur la glaise adamique, si l'homme nouveau meurt
en chaque syllabe qui le façonne, si la dernière ligne, dans une douloureuse et
fatale amphibologie, toujours l'achève ? (extrait de Ante faciem venti)
Note liminaire
Ces fragments ne sont que ça, des fragments...
J’ai le sentiment que c’est par là qu’il faut – ou plutôt qu’il me faut
– commencer. Réflexions de quelqu’un qui se veut – correction : aimerait
être – à la fois linguiste et écrivain, un producteur de sens (on verra combien
il est difficile de ne pas l’être) qui voudrait savoir un petit peu ce qu’il
fait – et ce que la langue lui fait faire.
Personne n’est dispensé de penser ses outils. Et il y en a un que nous
utilisons tous et tout le temps – absolument tout le temps, même lorsque nous
ne faisons rien, même lorsque nous rêvons (dans les deux grandes acceptions de
ce verbe). Or devinez comment cet outil s’appelle...
Fragments sur le sens. La première
partie du titre – fragments – est innocente. La deuxième – le sens
– l’est nettement moins. Wittgenstein nous met en garde contre le pouvoir de
suggestion que détient tout nom, à savoir de nous faire croire qu’il désigne
une chose. On peut même dire : qu’il désigne quelque chose. Le nom,
surtout accompagné comme il l’est ici de l’article défini, ambitionne de
désigner, de référer, et de référer à quelque chose de précis, d’éminemment...
définissable. Or, s’il tombe sous le sens que tout mot peut être défini (peut
faire l’objet du travail lexicographique qui consiste à l’associer à des énoncés
particuliers dont le lexicographe prétend qu’ils en révèlent la signification),
il n’est nullement permis d’en conclure qu’il existe quelque chose ‘derrière’
qui soit autre chose que de la langue. Voilà le débat de ces fragments bien
ouvert.
1.
Introduction
Sur le fragment
On s’inspirera de la forme aussi bien que du fond des Recherches
philosophiques (Philosophische Untersuchungen, ci-après PU) de
Wittgenstein : un ensemble d’observations qui offrent des perspectives
d’où examiner la langue. Pas d’essai d’unification, de vue unique qui fasse
système. Il ne pourrait s’agir que d’une simplification qu’il n’y a pas lieu
d’opérer à présent.
Quand le désir d’élaborer un système veut s’emparer de moi, je relis la
préface des PU. Une
intelligence bien supérieure à la mienne, qui ne répugnait certes pas au
système – en témoigne à suffisance le Tractatus
– et qui s’est penchée longuement, très longuement, sur le problème du sens, a
renoncé à systématiser et a choisi de noter, sans plus – voilà de quoi me faire
réfléchir !
Le fragment convient bien à ce qu’on n’appréhende que partiellement. Il est
vain de vouloir cimenter les fragments pour en faire un tout : trop de
ciment pour trop peu de pierres, ça ne tiendra pas.
Pourquoi dès lors tente-t-on si souvent de relier tous les fragments dans
un système ? C’est que le système semble avoir plus de valeur que le
fragment. Celui qui sait tout relier semble posséder une pensée puissante. En
fait il possède seulement le don d’articuler, grâce auquel des charnières artificielles
finissent par avoir l’air naturelles : souvent don de rhétorique, rien de
plus.
Le fragment convient à la découverte, le système à l’invention. Or il
s’agit ici de découvrir ce qu’est la langue, pas d’en inventer une nouvelle.
Sur Wittgenstein et l’évidence
Des quelques ‘grands’ qui ont écrit sur la langue, Wittgenstein est sans
doute le plus difficile. Lui tout comme nous avait à conquérir ses évidences.
Elles ne lui coulaient pas de source, c’est le moins qu’on puisse dire (voir la
biographie de Wittgenstein par Ray Monk, Monk 1990). Il ne faut pas s’étonner
s’il ne peut pas nous les servir sur un plateau, ou si elles n’obtiennent pas
notre adhésion immédiate.
Wittgenstein ne cherche pas
à être profond. Il ne veut admettre que l’évidence. Mais elle est aveuglante. On ne l’atteint qu’en
recherchant d’abord les
évidences. Et surtout (car ce n’est vraiment pas l’endroit) en ne se payant pas
de mots.
Wittgenstein n’était pas linguiste : nous y perdons et nous y gagnons.
Perte : ses instruments ne sont pas les nôtres, ils donnent parfois une
impression de flou, surtout quand il nous entraîne dans des considérations
psychologiques qui nous paraissent décentrées. Gain : son regard n’est pas
le nôtre, il pense à voir des choses que le linguiste estime de plein droit
pouvoir négliger dans des ‘redressements’ méthodologiques qui tendent à lui
présenter comme problèmes les questions pour lesquelles une solution est
envisageable. Le linguiste a sa paire de lunettes sur le nez – et à portée de
main une terminologie, des concepts, des outils à penser qu’il ne peut pas se
permettre de refaçonner à tout moment.
Le plus ardu est de lutter constamment contre la paresse intellectuelle.
Tout est tellement plus facile si on accepte un certain nombre de postulats
sans y regarder de plus près.
2.
Définir le sens
Introduction
═══ Une
investigation du sens doit-elle prendre en charge toutes les acceptions du mot sens ? Si on rend compte de ce
qu’est le sens d’un énoncé, doit-on montrer comment l’explication donnée
convient également au « sens de la vie », etc. ? Je crois que la
réponse doit être négative. On peut, si on estime que cela peut se
faire, fournir une explication qui recouvre toutes les acceptions, mais on ne
le doit pas. La raison en est que les extensions de sens sont
elles-mêmes de nature extrêmement diverse et objet d’investigation. Il n’est
nullement certain qu’on puisse établir une système de connexions qui montre la
nécessité de toute extension d’acception. Or, seul un tel système permettrait d’assurer
qu’on ne peut se lancer dans une explication de ce qu’est le sens d’un énoncé
sans, dans le même mouvement, rendre compte du « sens de la vie ». On
en est bien loin.
═══ Pour
aborder quelques instants tout de même le problème existentiel par nature du sens
de la vie, en ce dimanche de Pentecôte 2005, jour de glossolalies, même si ce
n’est pas dans le cadre d’un éclaircissement sémantique, on pourrait proposer,
qu’au lieu de chercher un sens à la vie, à l’Histoire, etc. – quête qui ne peut
s’avérer que vaine, comme le souligne Clément Rosset (Rosset 1977a) – nous nous
attachions à donner, à instaurer ce sens. Il n’y aurait donc pas
quête, mais don, basé sur une décision de don.
Un premier essai de définition du sens
La tâche de définition du sens est particulièrement ardue et délicate, et
ne peut être confiée – si elle peut l’être ici – qu’à la totalité de ces fragments, pas uniquement à cette
première tentative. Mais il convient de s’y essayer dès à présent, ne fût-ce
que pour déblayer le terrain.
Commençons comme ceci : le sens d’un énoncé, c’est l’éventail des
interprétations de cet énoncé.
L’éventail ou le faisceau plutôt que l’ensemble : les différentes
interprétations sont liées entre elles, bien que ce lien puisse devenir très
ténu.
Le mot interprétation lui-même
est soumis à une polysémie régulière (cf. 0), celle qui lie un processus au résultat de ce
processus. L’interprétation, c’est à la fois l’acte d’interpréter et le
résultat de cet acte. C’est cette deuxième acception que nous privilégions dans
notre premier essai de définition.
L’éventail des interprétations, cela ne peut se réduire à l’ensemble des
interprétations dont l’énoncé a fait l’objet. On ne sait pas quelles sont ces
interprétations ; l’attribution d’interprétation n’étant jamais close, le
sens resterait perpétuellement hors d’atteinte ; enfin, la plupart des
interprétations ne laissent pas de trace, et nous ne les connaissons pas.
Il s’agit donc d’un potentiel ; d’interprétations possibles, qu’elles
aient ou non déjà connu une réalisation, matérialisée ou non dans une trace.
Mais il ne peut s’agir de toutes les interprétations possibles ; on ne
peut pas dire que tout énoncé x convient comme trace d’interprétation de tout
énoncé y (cf. 0). Le faisceau des interprétations, c’est donc le
faisceau des interprétations licites.
Arrêtons-nous un instant.
Nous nous sommes résolument placés du côté de la réception. Le sens n’est pas
immanent, il ne naît que par la grâce d’une interprétation, interprétation qui
émane nécessairement d’un récepteur (ce qui n’exclut pas que le producteur
puisse se faire récepteur, bien au contraire – il ne peut produire que s’il
prend la posture de premier récepteur).
Nous proposons une définition normative. L’emploi du qualificatif licite ne laisse pas de doute à ce
sujet. Se pose dès lors la problématique de l’origine et de la justification de
la norme. Mais nous parlons d’énoncés en langue, et il n’est de langue que
partagée. La norme est fixée par les conditions même de ce partage.
Les problèmes sont au moins les suivants :
a) Une interprétation (résultat d’une opération d’interprétation) n’est-elle
pas une manifestation du sens plutôt que le sens lui-même ? En d’autres
termes, ne peut-il pas y avoir deux interprétations équivalentes,
manifestations d’un même sens ? On pense au dialogue entre Alice et le
Lièvre de Mars :
‘I believe I
can guess that’, she added aloud.
‘Do
you mean that you think you can find out an answer to it ?’ said the March
Hare.
’Exactly so,’ said Alice.
‘Then you should say what you mean,’ the March Hare went on.
(Lewis Carroll, Alice in Wonderland, Chapter 7, A
Mad Tea-Party)
b) De sensu (sensibus) disputandum
– la possibilité de remise en question est due à l’existence même d’une norme.
Votre interprétation n’est pas la mienne, nous pouvons en débattre… et ne
jamais nous entendre !
c) Une interprétation n’est accessible (ne peut se formuler afin de faire
l’objet du nécessaire débat – cf. b) que via une description de cette
interprétation, description qui prendra la forme d’un ou de plusieurs énoncés
et relancera donc tout le processus, car ce ou ces énoncés devront être
interprétés pour avoir accès au sens (cf. 0).
Passons à l’étape suivante. Qu’est-ce qu’une interprétation d’un énoncé ?
Je propose : [exploitation de l’information dérivable de cet énoncé en
vue de] la modification de la représentation-univers du récepteur.
On remarquera que les mots exploitation
et modification sont objets de
la même polysémie régulière que le mot interprétation lui-même. Prenons le
premier dans le sens de ‘processus’ et le second dans l’acception ‘résultat
de’. Nous pouvons dès lors considérer la partie entre crochets comme le
mécanisme conduisant au dégagement du sens approprié.
Notons tout de suite que le degré zéro de la modification est la simple
confirmation de la représentation-univers – cette dernière est toutefois
modifiée par le fait même qu’elle est confirmée.
Qu’est-ce que j’entends par représentation-univers du récepteur ? Il
s’agit du réseau de croyances et de savoirs qui constitue la représentation que
se fait le récepteur de tout ce qu’il appréhende des univers à sa portée et de
la place qu’il y occupe.
Le sens est donc mental, même si sa description ne peut se faire qu’en langue
si on veut la rendre accessible à l’examen.
Les conséquences de l’adoption d’une telle définition de l’interprétation sont
elles aussi problématiques. On mentionnera les plus évidentes :
a) On ne peut distinguer dans l’interprétation ce qui est posé de ce qui est
inféré, qu’il s’agisse d’inférences dues aux postulats de sens (il est veuf à sa femme est morte) ou d’inférences qui sont individuelles au
récepteur parce qu’il y a accès uniquement en vertu de spécifications
individuelles de sa représentation-univers. L’énoncé
Néron est mort en 68.
conduira à l’inférence 68 est la
désignation abrégée de 1968 si je vois dans Néron une référence à l’âne de mon grand-oncle. Pour le commun
des mortels, il s’agira d’un fragment d’histoire de l’empire romain, et 68
désignera l’année 68 de l’ère chrétienne.
b) Les interprétations diffèreront d’individu à individu, car on ne peut
concevoir deux individus différents qui partagent la même
représentation-univers (cela par définition), et on ne peut limiter les
modifications entraînées par l’exploitation par le récepteur d’une information,
aussi générale soit-elle.
c) Il n’y aura pas d’interprétation en l’absence de représentation-univers.
Sans savoir et croyances préalables, pas de compréhension, pas de construction
du sens. Comprendre, c’est intégrer.
Une première objection pourrait se formuler comme suit : le sens est
précisément l’information dérivable de l’énoncé et non son interprétation. Mais
cette information n’est pas dissociable de l’interprétation, elle ne lui est ni
antérieure chronologiquement ni prioritaire logiquement. Si tel était le cas,
ce substrat informatif devrait être le substrat de toutes les interprétations
licites ; or la plupart de ces interprétations ne sont pas disponibles
pour un individu donné (pensez à l’âne Néron).
Si on donne aux deux vocables dérivation et modification l’acception
‘processus’, on dira que les étapes ‘dérivation de l’information’ et
‘modification de la représentation-univers’ ne sont pas dissociables.
Il n’y a donc pas d’énoncé hors contexte lors de l’interprétation,
l’attribution de sens. Si le contexte n’est pas donné, il est créé (cf. le cas
extrême des ‘poèmes trouvés’ dont je traite à la fin de 0). Il est indispensable à l’interprétation en tant que
modification d’une représentation-univers.
On ne trouvera donc pas d’énoncé dépourvu de sens. Tout énoncé sera toujours
passible d’une interprétation, même s’il ne permet pas la création d’images
mentales cohérentes. Dès qu’il
est reconnu comme énoncé (comme participant d’une langue connue du récepteur)
il n’y a plus moyen d’arrêter le mécanisme d’interprétation. Seul un énoncé
dans une langue totalement inconnue du récepteur ne recevra pas
d’interprétation de sa part, bien que dès qu’il reconnaît qu’il s’agit d’un
énoncé il soit prêt à admettre qu’il y a bel et bien quelque chose à
interpréter.
Ce qui manque le plus clairement à notre premier essai de définition du sens,
c’est une prise en compte de son caractère partagé. Les interprétations
peuvent aller dans toutes les directions, et se perdre totalement en cours de
route. Une interprétation donnée appartient à un individu, alors que le sens
quant à lui est nécessairement partagé, car il doit être communiqué pour
accéder à l’existence.
Nous reviendrons dans ces fragments sur diverses propositions de définition
du sens, mais il est opportun de se pencher dès à présent sur la tentative de
définition du sens de Gilles Deleuze (dans Deleuze 1969) dans la mesure où elle
a connu un indéniable retentissement.
Logique du sens est un ouvrage
suggestif, mais dans la définition du concept même de sens il est loin
d’atteindre au niveau de rigueur qui permettrait de l’utiliser comme base pour
des recherches ultérieures.
Commençons par les définitions du sens que l’on trouve dans le chapitre (que
Deleuze appelle ‘série’) consacré à la proposition (dans son acception
logique) :
le sens, c’est l’exprimé
de la proposition, cet incorporel à la
surface des choses, entité complexe irréductible, événement pur qui insiste ou
subsiste dans la proposition. (de la proposition, p.30)
Deux surprises dans cet essai de caractérisation du sens, chacune d’elles
conduisant à un doute sur le bien-fondé de cette caractérisation :
a) Deleuze parle de l’exprimé et non de l’exprimable. Le sens
serait dès lors réalisation plutôt que potentialité.
b) Le sens serait un événement.
Mais ces deux doutes sont vite dissipés. On lit en effet, quelques pages plus
loin :
Inséparablement le
sens est l’exprimable ou l’exprimé de la proposition, et l’attribut de l’état
de choses.
(p.34)
On
peut se demander si le ou qui joint exprimable et exprimé reflète un doute chez Deleuze ; ce
serait l’un ou l’autre, et il ne
parviendrait pas à se déterminer. Car si ce ou génère une
disjonction à l’intérieur même de la définition, on peut s’en étonner, vu que
l’exprimable, subsumant l’exprimé, en rend la mention inutile. Contentons-nous
de noter que Deleuze réinstaure ici la potentialité du sens.
Qu’en est-il du sens comme événement ? On lit, à
la même page :
C’est en ce sens qu’il (=le sens, AM) est « événement » : à
condition de ne pas confondre l’événement avec son effectuation
spatio-temporelle dans un état de choses. (p.34)
Etrange
événement qui n’en est plus un, privé de ce qui caractérise tout événement, à
savoir la possibilité d’en spécifier les coordonnées spatio-temporelles !
Je ne puis parler pour les philosophes, mais je ne sache pas qu’un linguiste
puisse faire grand-chose des intuitions de Deleuze sur le sens. Le linguiste
sera d’autant plus méfiant à l’égard de ces définitions qui se permettent de
redéfinir leurs propres constituants quand il s’apercevra, dans la série du langage, que Deleuze prend de fâcheuses libertés avec les termes de base de sa
discipline. Quel linguiste pourra déceler la partie du discours visée
par :
C’est lui qui constitue l’anneau de la proposition en ramenant la signification
sur la désignation, et le sémantème sur le phonème. (p.215)
Il
s’agit du verbe… Mais il est vrai qu’il ne tarde pas à prendre la majuscule, et
à s’élever au niveau de l’omnifick Word de Milton, le lo,goj de Jean :
L’équivocité est toujours celle des noms. Le Verbe est l’univocité du langage
sous la forme d’un infinitif non déterminé, sans personne, sans présent, sans
diversité de voix. (p.216)
En
même temps, on notera qu’il ne s’agit que du verbe français…
Un deuxième essai de définition du sens
On sait qu’il n’y a pas lieu de s’émouvoir du fait que le mot orthographe ait une orthographe, que
le mot mot soit un mot, ou
encore que le mot sens ait un
sens. Rechercher le sens du mot sens
n’est pas une entreprise vouée dès le départ à l’échec ; cela semble au
contraire une activité lexicographique tout à fait normale, et on serait bien
surpris de trouver un dictionnaire qui renonce à définir le mot sens au motif
de l’inévitable circularité de l’opération.
Le problème se trouve ailleurs : dans l’incapacité où nous sommes de
distinguer le sens d’une description du sens alors qu’au même moment nous en
ressentons la nécessité.
On dira d’une définition d’un item qu’elle donne le sens de cet item, ou d’une acception de cet item si ce
dernier est polysémique. On ne dira pas de cette définition qu’elle est le sens, car on veut distinguer
le sens d’un mot de ce qui n’en est que la caractérisation, la description, à
savoir sa définition. Mais on sait aussi qu’on n’approchera ce sens que par le
biais d’une description de ce sens, comme on le fait pour tous les autres items.
Ainsi le sens recule en se cachant toujours derrière sa description. Il ne
reste qu’une chose à faire, et c’est d’adopter une stratégie qui a ses lettres
de noblesse en philosophie : ériger notre aporie en définition.
On part donc d’une double observation : d’une part que toute définition
qu’on pourrait donner du sens serait insatisfaisante en ce qu’elle ne ferait
que nous offrir une description du sens, et non le sens lui-même ; et
d’autre part qu’on n’arrivera jamais à cerner le sens par autre chose que des
caractérisations ou descriptions, ce qui est le lot de tout élément porteur de
sens dans la langue.
On définira donc le sens comme suit : cette chose (la seule) qui ne se
distingue pas de sa définition.
Quelques mots d’explication seront tout de même les bienvenus.
On distingue aisément une vache de la définition d’une vache : animal
d’une part, description d’un concept de l’autre. On distingue aisément l’amour
de toute définition qu’il nous plaira d’en donner : on ressent l’amour, on
n’en ressentira pas la définition. Et ainsi de suite.
On distinguera un axiome de la formulation de cet axiome, une proposition de la
formulation de cette proposition. Et ainsi de suite.
On veut donc distinguer le sens d’un item de la formulation de ce sens, c’est-à-dire
de la définition qu’on donne de l’item. On voudra donc distinguer le sens du
mot sens de la définition qu’on
en donne. Mais le sens n’est atteignable que par le biais d’une description du
sens. Je peux toucher la vache, ressentir de l’amour, nier la
proposition : je ne peux que reformuler le sens, en rendre une nouvelle
caractérisation, une nouvelle définition, occuper une nouvelle position de
repli.
Cette chose : on peut opter pour un mot plus savant que chose, comme entité : ça ne change rien à l’affaire, c’est le haut degré
de généralité du terme qui nous intéresse ici.
La seule : il importe que ce soit la seule, si on veut maintenir le
caractère définitoire de la définition. Dès lors qu’il y en aurait plus d’une,
il conviendrait de les distinguer l’une de l’autre, ou les unes des autres, et
on ne voit pas comment on pourrait le faire, puisqu’on utilise une aporie au
cœur même de la définition.
Qui ne se distingue pas : c’est-à-dire qu’on ne peut distinguer,
qu’on ne parvient pas à distinguer, qui ne se laisse pas distinguer ;
c’est l’aporie définitoire.
De sa définition : de toute définition qu’on en pourrait donner,
quelle qu’elle soit, y compris la présente. La présence du mot définition dans la définition du sens
est nécessaire ; il ne s’agit pas de n’importe quelle caractérisation ou
description, mais de la définition même, d’un essai de saisie des
caractéristiques essentielles. On se souvient du bipède sans plumes de
Pascal ; c’est une caractérisation qui permet peut-être de distinguer les
humains des autres êtres, mais qui ne les situe pas dans l’univers conceptuel
auquel ils appartiennent ; ce n’est donc pas une définition. Le sens
pourrait se distinguer d’une caractérisation non essentielle, d’une simple
description, précisément car celle-ci ne vise pas à le capturer, mais n’est
qu’une aide à l’individuation, à la reconnaissance. Par contre, dès lors que la
définition est une vraie définition, qui vise l’essence en positionnant le
concept à sa juste place dans l’univers des concepts, elle n’est plus
opérationnellement distincte du sens lui-même, auquel on ne pourra accéder que
par le biais de la définition, et qu’on ne pourra séparer d’elle, même si l’on
sait pertinemment bien que la chose doit se distinguer de sa définition, tout
autant dans le cas du sens que dans le cas de la vache.
Qu’une telle démarche tautologique ne soit pas tout à fait insensée, toutefois,
je n’en veux pour preuve que tel ou tel passage des PU. Citons le
§502 dans sa traduction française (Wittgenstein, Recherches
philosophiques, p.200)
La question du sens. Compare :
« Cette phrase a un sens. » « Lequel ? »
« Cette suite de mots est une phrase. »
« Laquelle ? »
Je crois qu’il convient de lire les deux énoncés proposés à notre réflexion sur
le mode sui-référentiel, c’est-à-dire comme ne renvoyant à rien d’autre
qu’eux-mêmes. Il est alors évident que, dans le deuxième énoncé en exemple,
celui qui concerne la phrase, pour dire de quelle phrase il s’agit on ne peut
faire que répéter la phrase. De même, selon Wittgenstein, pour donner le sens
du premier énoncé, on ne peut que proposer une explication qui ne s’en
distingue pas. On retrouve cette idée au §560 (p.213 de la traduction
française):
« La signification d’un mot est ce
qu’explique l’explication de la signification.»
On n’est pas loin de la tautologie pure et simple. Hacker (dans l’article
consacré à Wittgenstein dans le Companion to Analytic Philosophy, voir Hacker
2001 :85) ne craint pas de plonger dedans jusqu’au cou :
Meaning … is what is understood when the meaning
of an expression is understood.
Il paraît tentant de réserver cette approche tautologique au seul sens, et de
poser cette aporie au cœur même de notre caractérisation du sens.
Les enseignements d'une pensée de Pascal : la Brunschvicg
45
Cette pensée a été l'objet de commentaires pour le moins
bizarres, à commencer par celui de Gouhier.
Il écrit ceci, mêlant son commentaire au texte de Pascal:« Les langues sont des chiffres » écrit Pascal, qui précise:
« où non les lettres sont changées en lettres, mais les mots en
mots »; autrement dit: comprendre, c'est traduire un mot par un autre,
mais ces mots différents sont faits des lettres du même alphabet, « de
sorte que, conclut Pascal, une langue inconnue est déchiffrable ».
(Gouhier 1984, p.200).
C'est là méconnaître totalement la propriété fondamentale des langues que
Martinet a désigné par le terme 'double articulation'. La première
articulation, celle des phonèmes ou ici de leur représentation graphique les
lettres, n'est pas assortie d'un quelconque sémantisme. On peut très bien
posséder la clé d'un système de translittération, et ainsi être à même, disons,
de passer d'un texte grec en caractères grecs à un texte grec en caractères
romains, on n'est pas avancé en ce qui concerne la compréhension du texte grec:
il faut toujours savoir le grec pour pouvoir l'entendre. Et le fait que
l'anglais et le néerlandais partagent grosso modo le même alphabet n'aide en
rien la traduction entre en ces deux langues.
D'autre part, il doit clair être que traduire, c'est traduire, et non
comprendre; et encore que Pascal ne dit nullement qu'on traduit un mot par un
autre, ce qui, on le sait, conduit à des traductions de type 'petit nègre' ou,
pire, Wortsalat.
Reprenons à partir du texte de Pascal. Remarquons tout d'abord qu'il faut
entendre le pluriel les langues dans sa lecture générique (= toutes les
langues). Et que le cryptage (l'opération qui conduit à la création du chiffre)
ne se fait pas nécessairement caractère pour caractère ou mot pour mot, ce qui
conduirait à des chiffres dont le code serait particulièrement facile à
craquer. En effet, je peux, pour ce qui concerne les caractères, prévoir un
traitement tel que le suivant:
c non suivi de h ou d'un blanc se chiffre
en 321 (l'arc habite la flèche silencieuse)
c suivi d'un blanc et d'un h se chiffre
en 22 (l'arc habite la flèche silencieuse)
c immédiatement suivi d'un h se chiffre
en z (l'arc habite la flèche silencieuse)
On aura bien sûr soin de coder les séquences les plus longues en premier lieu.
Pour ce qui concerne les mots, je peux très bien envisager de coder ainsi des
unités lexicales plus grandes que le mot:
flèche se chiffre en arrow
fait flèche de tout bois se chiffre
en makes use of all available means
firent flèche de tout bois se chiffre
en made use of all available means
etc.
Bien sûr, le traducteur sait qu'on ne peut pas espérer développer un système de
traduction de cette manière: le traducteur doit pouvoir s'offrir la possibilité
d'un vrai rephrasing, une vraie reformulation, qui peut franchir toutes les
frontières syntaxiques que l'on veut, y compris celle de la phrase.
Si toutes les langues sont des chiffres, que chiffrent-elles? Une seule
réponse possible, je crois: le sens. Pascal a bien compris qu'il ne peut y
avoir de langue du sens; dès que le sens se fait langue, il se chiffre; mais
les langues sont déchiffrables, car elles chiffrent toutes la même chose, à
savoir le sens, qui pour Pascal est universel, car la pensée même l'est (c'est
ce qui sous-tend tout l'effort port-royaliste d'élaboration d'une grammaire
générale et d'une logique présumée universelle). Pour déchiffrer une langue, il
me suffit(!!) de recouvrer l'invariant qui est chiffré par cette langue et
toute autre langue; pour comprendre snow is white, il me faut recouvrer
l'invariant qui sous-tend snow is white et la neige est blanche.
Pour pouvoir récupérer l'invariant de sens, il faut évidemment que la
traduction d'un énoncé x en langue L en un énoncé x' en langue L' soit telle
qu'on puisse lire la paire comme la traduction de l'énoncé x' en x. Il faut
donc que la traduction soit fidèle (totale). On est immédiatement confronté à
l'impossibilité de traduire d'un coup tout le vouloir-dire d'un énoncé
quelconque. On est donc amené à se contenter de paires où les deux énoncés sont
équivalents sous une certaine interprétation de x (ou de x', ou des deux). Par
exemple, les paires snow is white/ la neige est blanche et the snow is white /
la neige est blanche ont toutes deux un invariant de sens, mais ces deux
invariants ne sont certes pas identiques; je ne peux avoir the snow is white
qu'en équivalence d'une lecture non générique de la neige (la neige [dans ce
tableau] / the snow [in this painting]). Cet invariant, on désirera le décrire,
en faire connaître la structure (sa construction sera le plus souvent de nature
compositionnelle). Dès qu'on le tentera, on instaurera un nouveau chiffre,
parasite car totalement dépendant d'une des langues naturelles pour être à son
tour muni d'une interprétation, quel que soit son niveau d'abstraction et
d'éloignement (apparent) d'une langue naturelle, par exemple:
PR100 -> SUBST 200
le PR100 étant à son tour 'paraphrasé' par '(be) WHITE' et SUBST 200 par
'SNOW', et la flèche par 'attribution du prédicat à l'objet'. On ne pourra
expliciter tout cela qu'en disant que par là on ambitionnait de rendre compte
du potentiel sémantique de snow is white ou de la neige est blanche avec
lecture générique de l'article défini et lecture 'propriété intrinsèque' de
'(be) WHITE'.
Notez que l'affirmation de Pascal qu'une langue inconnue (l'article indéfini
est ici générique également et l'expression une langue inconnue vaut pour toute
langue inconnue) est déchiffrable, n'a rien d'extravagant: pour autant qu'on dispose
de données suffisantes (l'équivalent dans cette langue de quelques millions de
mots dans une de nos langues occidentales) on ne voit pas bien comment le code
pourrait nous résister. Souvenons-nous toutefois de Wittgenstein: si un lion
parlait, nous ne pourrions le comprendre. Il faut que la langue en question
soit une langue humaine: c'est la seule condition que nous posons à sa
déchiffrabilité.
Le sens n'est donc pas une langue, mais la clé des langues, qui nous assure
qu'aucune langue (humaine) ne pourra nous résister, rester indéchiffrable à
jamais. En retournant la perspective, on arrive à la conclusion que la
meilleure façon d'étudier le sens est d'étudier ce que les langues ont en
commun, ce qui les rend traduisibles l'une dans l'autre.
Non-sens et contresens, agrammaticalité et asémanticité
Que veut dire « Cela n’a pas de sens » ? Veut-on dire par là
que l’énoncé incriminé ne peut recevoir aucune interprétation ? Comment le
pourrait-on, vu que personne n’a accès à tous les univers-représentations,
passés, présents et à venir ? En fait, on veut dire qu’il n’existe, aux
yeux de celui qui prononce l’anathème, aucune interprétation qui puisse
s’intégrer à un univers-représentation rationnel. Et cette rationalité est
rendue indispensable par le caractère nécessairement partagé du sens. Il faut
pouvoir reconstruire le sens en se basant sur des procédures reconnues et
partagées.
Un énoncé que l’on déclare dépourvu de sens est un énoncé qui ne trouve pas sa
place dans une combinatoire.
Il peut s’agir de trois types de combinatoire :
a) syntaxique : on ne peut construire l’arbre qui représenterait la
structure syntaxique de l’énoncé, l’agencement de ses divers constituants
(exemple : Jean mais plume or tant)
b) sémantique : viol des règles de sélection, règles qui assurent la
compatibilité sémantique des éléments saisis dans une relation (exemple : un
non-métal de l’orgueil en tel lapin tissé sera fors l’amertume)
c) conceptuelle : on ne parvient pas à construire une image mentale
correspondant à la structure syntaxique et sémantique que les deux
combinatoires précédentes ont permis de créer. On peut donner des exemples,
comme celui de Frege de la ‘série qui converge le plus lentement’ ou celui du
plus grand nombre premier, dont le rejet dû à l’absence de conceptualisation
totale nécessite un certain temps, précisément car un effort de construction de
la cohérence doit être entrepris avant de pouvoir passer à la phase de rejet.
Il est clair que ces combinatoires sont apprises et donc partagées – apprendre
une langue, apprendre une première
langue, c’est précisément apprendre ces combinatoires.
Peut-on envisager de tracer formellement une ligne de démarcation entre les
pôles, das Unsinnige (non-sens) d’une part et das Widersinnige (contresens)
d’autre part ?
Prandi (1987:21) estime que la distribution peut servir ce but, dans la mesure
où elle permet de définir des classes formelles d’équivalence, qui relèvent
exclusivement de la grammaire, alors que les contresens et contradictions y
échappent. Prandi affirme en effet que « les contradictions, et les
restrictions de sélection qui les préviennent, ne sauraient être formulées en
termes de classes formelles distributionnelles (expression nominale, expression
verbale, etc.) ni, à plus forte raison, en termes de parties du discours (nom,
verbe, adjectif). »
Le problème réside dans ce qu’il faut entendre ici par « classes
formelles ». Une classe distributionnelle est une classe qui dépend des
faits de distribution ; elle n’est formelle que si les schèmes distributionnels
ont été orientés de manière à élaborer de telles classes. Il est tout à fait
possible d’utiliser la distribution pour reconnaître des classes qui seront
susceptibles de recevoir une caractérisation sémantique, et de jouer un rôle
dans le débusquage de ‘contradictions’ telles que le ‘Tu lui verses l’espoir’
baudelairien discuté par Prandi.
Il s’agit là d’un point essentiel, car la distribution est à la base même des
études linguistiques. Le linguiste observe un corpus, et y relève des régularités
distributionnelles. La haute fréquence de certains éléments et chaînes lui
permet de dégager des schèmes qui vont lui servir à mettre de l’ordre dans ses
observations ; il pourrait par exemple, pour le français, distinguer les
schèmes suivants :
W est X
Y sont Z
En dépit de la présence dans son corpus d’énoncés tels que Grand est le
Seigneur, en poursuivant la distribution des classes W, X, Y et Z dans d’autres
schèmes, il parviendra à dégager des classes tels que GN sujet singulier, GN
sujet pluriel, GAdj attribut singulier, GAdj attribut pluriel, pour nous en
tenir à des exemples de classes grammaticales. En continuant les analyses
distributionnelles, et en n’ayant pas peur, pour augmenter l’efficacité de la
procédure (quitte à en altérer un peu la nature), de recourir à des énoncés
construits sur base des schèmes distributionnels et des données observées, et
soumis à des informants de manière à en évaluer l’acceptabilité et à en
distinguer les diverses interprétations possibles, il arrivera à distinguer des
classes dont les membres seront nettement moins nombreux, par exemple les
groupes adjectivaux construits autour d’une tête comme semblable ou identique,
et susceptibles d’instancier la variable V(s) dans les schèmes :
X est V à Y (ex : Le
premier cahier est semblable au manuscrit de Leipzig)
X et Y sont Vs (ex : Le premier cahier et le manuscrit de Leipzig
sont semblables).
L’existence d’énoncés tels que ‘Socrate est identique’ dans le corpus couplée
au rejet par les informants de tels énoncés ne remettront pas en cause les
résultats de l’analyse distributionnelle, mais conduiront à la raffiner en
posant des éléments sous-entendus, récupérables en contexte, comme par exemple
ici un syntagme prépositionnel ouvert par la préposition à.
On voit que les procédés de l’analyse distributionnelle peuvent conduire à
l’établissement de classes de plus en plus fines. Ce qu’on ne peut nullement
prétendre, c’est que cette analyse mette au jour des classes qui partagent une
propriété qui leur est propre. Appeler de telles classes classes formelles ne
dit rien qu’on n’ait déjà dit en les appelant classes distributionnelles.
La distribution permet l’établissement de classes, mais ne révèle rien quant à
leur nature. Cette nature pourra se déduire des schèmes utilisés, des jugements
d’acceptabilité et de paraphrase relatifs à des énoncés qui illustrent ces
schèmes, que ces énoncés soient présents dans le corpus ou dérivables à partir
précisément de l’analyse distributionnelle projetée sur le corpus.
Les non-sens qui présentent un danger réel pour le maintien de la langue à
l’intérieur des limites de la rationalité ne sont ni le carré rond et ses
avatars, pas plus que les métaphores, si hardies soient-elles, mais résultent
bien plutôt d’une méconnaissance de ce que la langue prédétermine.
Considérez la question qui est posée dans Varela 1998 et discutée dans Kleiber
1999 (p.19) : « Quelle est la couleur du monde ? »
Je crois qu’il ne fait aucun doute que Varela la présente comme une question à
la fois rhétorique et impertinente, à laquelle nous n’avons pas à fournir de
réponse. La voici en effet dans son contexte :
« Qui voit
la vraie couleur ? Nous, les pigeons qui voient en pentachromatique, ou
les abeilles qui voient dans l’ultraviolet ? Quelle est la couleur du monde ? »
Kleiber 1999 cite Varela et poursuit (p.19) :
« Il
convient donc d’abandonner l’idée d’une perception ou connaissance objective
de la réalité. Nous n’avons pas accès au monde tel qu’il est. Nous ne pouvons
pas savoir quel est le monde objectif ou quelle est vraiment la réalité. »
Ces commentaires sont, eux, absurdes. Il n’y a pas de perception sans
percepteur et il n’y a pas de savoir sans scient, sans détenteur de ce savoir. Il n’y a pas de perception
détachée de tout percepteur, qui serait la vraie perception. Il n’y a pas de
savoir détaché de tout scient,
qui serait appréhension de la vraie réalité, la réalité objective. Le piège est
ici tendu par la nominalisation. Je ne peux pas utiliser les verbes percevoir ou savoir sans leur spécifier de sujet, mais je peux gommer ce
sujet en recourant à la nominalisation. Mais le sujet gommé ne l’est bien sûr
que dans la syntaxe. Il ne m’est pas loisible de le gommer dans la structure
conceptuelle qui se construit autour de ces prédicats.
S’il n’y a pas ce savoir indépendant de tout scient, il n’y pas non plus de vérité absolue, la vérité absolue
étant celle qui se définirait comme indépendante de tout point de vue. C’est
une pure chimère, un objet linguistique inconceptualisable.
La réalité ne peut pas être vraie ; elle ne peut qu’être, tout court.
Seule une représentation pourrait être vraie ; ce serait le cas si
on avait quelque chose à quoi la confronter qui ne soit pas une autre
représentation, ce dont nous ne disposons évidemment pas.
Seule une représentation, disais-je, pourrait être vraie ; et toute
représentation implique un agent (celui qui produit la représentation), une
chose qui fait l’objet de la représentation, mais aussi une audience, le public
visé (qui peut aussi être l’agent ou la chose représentée). D’où l’on voit que
ce qui peut être éminemment vrai – non pas de la vérité qu’on découvre, mais de
celle qu’on instaure – c’est la fiction (au sens large), qui est par
nature représentation. Elle est vraie à un premier niveau si elle correspond à une représentation que
parallèlement je me suis faite ; elle est vraie encore si elle joue le
rôle de révélateur, si elle s’impose à moi en m’imposant sa vérité, si
je la reconnais comme vraie.
D’autre part on notera qu’avancer que le réel est construit par la langue ne
signifie nullement que le réel n’existe pas en dehors de la langue, mais qu’il
n’est appréhendé en langue (ce qui signifie appréhendé tout court) que via les
constructions, les types de visée que propose et permet la langue.
Ce devrait être là un pur truisme. Il est absolument nécessaire de ne pas
tenter de s’y dérober ; deux voies semblent le permettre, et elles sont
toutes deux à rejeter :
a) tout est en langue, rien n’existe en dehors d’elle ;
b) la langue permet d’instaurer une référence directe au réel (c’est-à-dire
sans passer par la langue, ce qui est manifestement absurde).
On pourrait encore évoquer bon nombre de non-sens plus ou moins pernicieux,
selon le degré de facilité à les débusquer. Je propose aux enseignants du secondaire
en sciences de la nature de soumettre l’énoncé suivant à leurs élèves, et
d’enregistrer leurs premières réactions : L’eau est un corps éminemment régulier, comme l’indiquent son point de
congélation (exactement 0° centigrade) et son point d’ébullition (exactement
100° centigrades).
═══ Il
nous est impossible de ‘sortir’ de la langue pour en parler. L’étude de langues
dites exotiques, le développement de divers métalangages, l’analyse du
processus de traduction, n’échappent pas à cette contrainte fondamentale. Bien
mieux : il n’y a sans doute pas de pensée sans langue, du moins pas de
pensée qui mérite ce nom. Et même si la pensée existe en dehors de la langue,
elle ne se laisse appréhender qu’à travers la langue. La langue fait clôture épistémique
(cf. Greimas 1966:13).
═══ Voici
ce qui doit nous consoler de ne pouvoir sortir de la langue : nous ne
comprendrions de toute façon pas une analyse qui se ferait du dehors ;
nous n’y aurions accès qu’après sa traduction en langue, lorsqu’elle aurait
perdu ce que nous ne pouvons atteindre. Il n’y a pas de point de vue de Sirius
sur la langue.
═══ Wittgenstein
dit très bien que le sens de l’univers, s’il en a un, doit se trouver en dehors
de l’univers (Tractatus, 6.41).
De même l’explication de la langue. Nous ne pouvons que décrire la langue de
l’intérieur, pas en rendre compte.
═══ Pensée
indissociable de la langue ? Et pourtant il y a un invariant qui serait ce
qu’il y a de commun entre un énoncé x en langue L1 et sa traduction y en langue
L2. The horse is running
traduisant Le cheval court
(dans l’interprétation où Le cheval
court traduit The horse is running) partage avec Le cheval court précisément cet
invariant, qu’on pourrait appeler la pensée sous-jacente aux deux énoncés. Mais
cette pensée ne peut s’appréhender que par son énoncé en langue, ou dans une
métalangue greffée sur la langue, comme par exemple :
((mod : assertion, tps :
présent, aspct :progressif), pred(sem :currere, arité :1),
arg1 :(sem :equus))
On n’échappera pas à la langue, même si on prend C et E au lieu des mots latins
currere et equus : il faudra bien un jour
relier le formalisme à la langue. On ne peut pas le relier directement à la
réalité, même si on habite Lagado.
═══ Quelle
est la pensée ‘derrière’ Le temps
passe ? On ne peut faire surgir que de la langue : un nom
(grammatical : à quoi renvoie-t-il ?) qui gouverne un verbe qu’il
contient...
═══ J’ai
bien le sentiment que ma pensée préexiste à son expression. Elle semble venir
d’un bloc, en langue, mais elle a dû se former quelque part. Elle ne peut pas
naître comme Vénus. Il y a un processus souterrain d’élaboration de la pensée.
Si je dois donner une conférence ou écrire un article sur un sujet donné,
j’aime le savoir bien à l’avance. Je n’y travaille pas, je laisse le travail se
faire. Si je n’ai pas une période de gestation suffisante, je ne produis rien
qui vaille.
Ce sentiment est peut-être fondé. Mais je ne sais rien de cette pensée
pré-langagière. Elle est déjà langue quand elle est affleure à ma conscience.
Ne sachant rien en dire, ne pouvant même pas établir son existence, j’estime
qu’elle tombe sous le couperet de l’ultime paragraphe du Tractatus.
═══ « Je
m’exprime mal. » Non, tu penses mal. Boileau est ici beaucoup plus profond
qu’on ne pense, et peut-être qu’il ne pensait lui-même l’être : concevoir
bien et énoncer clairement ne font qu’un.
Sur le besoin de sens
═══ La
nature n’a peut-être pas horreur du vide physique ; par contre, il est
certain que l’homme a horreur du vide sémantique. Nous ne supportons pas d’être
confrontés à quelque chose qui n’a pas de sens. Aussi bien sommes-nous prêts à
insuffler du sens à tout énoncé, aussi récalcitrant fût-il à première vue. Ce
don de sens perpétuel de la part du lecteur aide fameusement la littérature.
Eco : « ... un texte est un mécanisme paresseux (ou économique) qui
vit sur la plus-value de sens qui y est introduite par le destinataire »
(Eco 1985:63). Gracq : « L’esprit fabrique du cohérent à perte de vue. » (Gracq 1967:46).
On ne peut exclure de la langue un énoncé qui fait sens, quel qu’en soit le
degré de déviance à tout autre niveau, syntaxique par exemple. Cette déviance
est toujours redressée pour que le sens puisse se faire jour (ou être tout
bonnement insufflé de l’extérieur, comme par exemple dans les productions purement
aléatoires d’un générateur automatique de haïkus). Par contre, un énoncé
morphologiquement et syntaxiquement parfait et qui ne ferait pas sens, serait,
je crois, rejeté de la langue sans hésitation. Je suis obligé d’ajouter le
« je crois » car il m’est impossible de fournir un exemple, et ce
précisément à cause de cette volonté inébranlable que nous avons à donner du
sens.
═══ Dire
que l’univers et l’homme n’ont aucun sens, que tout est absurde, témoigne
néanmoins d’une recherche de sens qui confirme la position esquissée ici. Pour
découvrir que quelque chose n’a pas de sens, il faut avoir cherché ce sens,
parfois bien longuement.
═══ Pourquoi
tant d’écrits sur le silence ? C’est qu’on ne peut se taire sans vouloir
donner un sens à son silence... De même, que de littérature pour dire que la
littérature est impossible ! On ne peut se résigner à se taire, même si on
est convaincu que la parole ne porte pas de sens.
═══ ‘Nos
ancêtres ont probablement commencé à perdre le contact avec la réalité au
moment même où ils ont commencé à parler.’ (Timothy Crow, sur les débuts de la
schizophrénie). C’est que la langue n’a pas pour but de refléter le monde, mais
de permettre à l’homme de se l’approprier en lui donnant sens. Ce faisant, elle
ouvre un espace de liberté dans lequel on peut se perdre.
C’est ce que Parménide, déjà, avait bien vu. Il y a deux lectures possibles
de son attitude face à ces redoutables tautologies (Ce qui est, est ; ce qui n’est pas, n’est pas – Fragment VI
de son Poème), là où il nous
invite à ne pas faire surgir le non-être (Jamais tu ne feras que ce qui n’est pas soit – Fragment VII).
Selon la première de ces lectures, Parménide, se rendant compte que la langue
permet de désigner le non-être, et qu’on ne philosophera jamais qu’à l’aide de
la langue, voit devant lui le précipice béant, et formule l’interdit qui
fermerait à tout jamais la voie par laquelle on s’y précipite incontinent.
Qu’on dise ‘la licorne existe’ ou ‘la licorne n’existe pas’ , ‘Ulysse est passé
par ici’ ou ‘Ulysse n’est pas passé par ici’ importe peu, car la négation ne
fait rien à l’affaire. La simple mention en langue du non-être le fait surgir –
la chimère est évoquée, et plus rien ne peut lui reconférer l’inexistence.
C’est là « le démon de la tautologie » évoqué par Clément Rosset dans
ces écrits, notamment dans le livre qui porte ce titre (Rosset 1997b).
Dans la deuxième lecture, Parménide, conscient qu’on ne peut parler que de ce
qui est, comprend bien que dès lors que l’on parle de quelque chose, ce quelque
chose accède à l’être, à l’existence dans un monde, même s’il ne s’agit que
d’un monde ‘possible’. La littérature et les arts sont par là même justifiés en
tant qu’outils licites pour parvenir à sonder l’être. L’Ulysse d’Homère existe
tout autant dans son monde que son ‘modèle’ dans le monde réel (à supposer
qu’il en ait un, ce qui n’a somme toute pas grande importance).
═══ Notre
besoin de faire sens apparaît clairement dans notre réaction face à une
tautologie. Nous ne disons jamais : c’est une tautologie, ça n’apporte
rien. Nous essayons toujours de justifier l’existence de la tautologie comme
moyen détourné de dire autre chose qu’une lapalissade. Parfois, nous attribuons
la tautologie à une maladresse ou négligence de l’auteur : nous estimons
qu’il se dit que de toute façon nous ‘redresserons’. C’est, pour prendre un
exemple très connu, le cas de Marc 6:10 :
kai.
e;legen auvtoi/j( {Opou eva.n eivse,lqhte eivj oivki,an( evkei/ me,nete e[wj
a'n evxe,lqhte evkei/qenÅ (Et il leur dit : Dans quelque maison que vous
entriez, restez-y jusqu'à votre départ (littéralement : jusqu’à ce que
vous en sortiez)).
Nous interprétons : Ne courez pas d’une maison à l’autre mais restez là où
on vous accueille, et organisez de là votre effort d’évangélisation (du hameau,
du village, de la contrée,...).
Un homme est un homme. La nature
humaine est ce qu’elle est. Ces tautologies peuvent même nous paraître
profondes ! Après tout, la phrase la plus citée du Tractatus n’est-elle pas elle-même une tautologie, ou
presque ?
La même observation vaut pour les contradictions. La contradiction nue a
plus de force qu’une forme édulcorée de l’expression qui la gomme.
En effet, la contradiction sera de toute façon réinterprétée afin que le sens
ne se détruise pas en se construisant. La forme édulcorée ne nécessitera pas ce
mouvement de réinterprétation, mais c’est précisément de ce dernier que
provient la force de l’énoncé : un énoncé si ‘raide’ qu’il a fallu
composer avec sa raideur. Les Évangiles
nous offrent encore un très bel exemple. On remarquera que la contradiction est
présente quatre fois ; seul Luc 8:18 l’efface et, ce faisant, produit un
énoncé moins fort (et littérairement moins intéressant) :
Marc 4:25 o]j ga.r
e;cei( doqh,setai auvtw/|\ kai. o]j ouvk e;cei( kai. o] e;cei avrqh,setai avpV
auvtou/Å (Car celui qui a, on lui donnera, et celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera enlevé.)
Matthieu 13:12 o[stij ga.r e;cei( doqh,setai auvtw/|
kai. perisseuqh,setai\ o[stij de. ouvk e;cei( kai. o] e;cei avrqh,setai avpV
auvtou/Å (Car celui qui a, on lui donnera
et il aura du surplus, mais celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera
enlevé.)
Matthieu 25:29 tw/| ga.r e;conti panti. doqh,setai
kai. perisseuqh,setai( tou/ de. mh. e;contoj kai. o] e;cei avrqh,setai avpV
auvtou/Å (Car à tout homme qui a, l'on
donnera et il aura du surplus ; mais à celui qui n'a pas, on enlèvera ce qu'il
a.)
Luc 8:18 o]j a'n ga.r e;ch|( doqh,setai
auvtw/|\ kai. o]j a'n mh. e;ch|( kai. o] dokei/ e;cein avrqh,setai avpV
auvtou/Å (Car celui qui a, on lui
donnera, et celui qui n'a pas, même ce qu'il croit avoir lui sera
enlevé.)
Luc 19:26 panti. tw/| e;conti doqh,setai( avpo.
de. tou/ mh. e;contoj kai. o] e;cei avrqh,setaiÅ (à tout homme qui a l'on donnera ; mais à qui n'a pas on enlèvera même ce
qu'il a.)
═══
Restons encore un instant penchés sur les Évangiles et étudions le texte de la parabole des
Enfants sur la place (aussi appelée Les Enfants boudeurs) chez Matthieu et chez
Luc (cette parabole ne figure pas dans les évangiles de Marc et de Jean). On
sait que la question se pose de déterminer les relations que les évangiles
entretiennent entre eux, et qu’il faut pour résoudre ce problème se tourner
vers les dépendances textuelles qu’il est possible de débusquer. Voici le texte
de cette parabole dans la traduction littérale qu’en donne Lucien Deiss dans sa
précieuse Synopse :
Mat 11 16-19
|
Luc 7 31-35
|
16 Or à qui comparerai-je cette
génération ?
|
31 À qui donc comparerai-je les
hommes de cette génération ?
Et à qui sont-ils semblables ?
|
Elle est semblable à des gamins,
assis sur les places publiques,
interpellant les autres.
17 Ils disent :
‘Nous avons joué de la flûte pour vous,
et vous n’avez pas dansé !
Nous avons entonné des chants de deuil,
et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine !’
|
32 Ils sont semblables à ces
gamins,
assis sur une place publique
et s’interpellant les uns les autres, disant :
‘Nous avons joué de la flûte pour vous,
et vous n’avez pas dansé !
Nous avons entonné des chants de deuil,
et vous n’avez pas pleuré !’
|
|
|
18 Vint, en effet, Jean,
ne mangeant, ni ne buvant (mh,te evsqi,wn mh,te pi,nwn);
et ils disent : ‘Il a un démon.’
19 Vint le Fils de l’homme,
mangeant et buvant (evsqi,wn
kai. pi,nwn);
et ils disent :
’Voici un homme glouton et ivrogne,
des publicains ami, et des pécheurs.’
Et la Sagesse a été justifiée par ses œuvres.
|
33 Est venu, en effet, Jean le
Baptiste,
ne mangeant pas de pain et ne buvant du vin
(mh. evsqi,wn a;rton
mh,te pi,nwn oi=non);
et vous dites : ‘Il a un démon.’
34 Est venu le Fils de l’homme,
mangeant et buvant (evsqi,wn
kai. pi,nwn) ;
et vous dites :
’Voici un homme glouton et ivrogne,
ami des publicains et des pécheurs.’
Et la Sagesse a été justifiée par tous ses enfants.
|
(Deiss 1964 Vol.2, p.71 ;
voir aussi Aland 1978, p.152 pour les variantes)
A priori les relations entre ces deux textes peuvent être de diverses natures.
Nous nous intéresserons ici aux deux possibilités suivantes : Matthieu est
un condensé de Luc (hypothèse 1) vs. Luc est une expansion de Matthieu
(hypothèse 2). Il est possible de rejeter l’hypothèse 1 sur la base de la
contradiction apparente du verset 18 de Matthieu, contradiction qui ne figure
pas dans le verset correspondant de Luc (verset 33). En effet, le passage de
l’explicite à l’implicite avec introduction d’une contradiction ou absurdité
n’est pas une manipulation que permet la rhétorique de la condensation, alors
que la rhétorique de l’expansion permet voire encourage une explicitation qui
gomme les contradictions. La contradiction n’est pas ici directe, mais passe
par un syllogisme qui fait appel à un élément de base de la connaissance du
monde, élément accessible à tous et donc de nature à fonder l’existence d’une
contradiction ou lapalissade :
a) Jean et Jésus sont des hommes
b) Or les hommes se nourrissent, c’est-à-dire boivent et mangent
c) Donc Jean et Jésus boivent et
mangent.
Le syllogisme explique la contradiction inhérente à Matthieu 11:18 (et la
tautologie de Matthieu 11:19 et de Luc 7:34), mais ne montre pas comment elle
pouvait être levée par les lecteurs ou auditeurs de la parabole telle que
rapportée par Matthieu. On sait que dans nos cultures occidentales la
consommation d’alcool est tellement fréquente que ‘Je ne bois pas’ (et son
équivalent dans d’autres langues que le français) peut servir à affirmer que le
locuteur est abstème et ‘Il boit’ que le sujet est alcoolique. Mais chez
Matthieu c’est la tradition concernant Jean qui permet l’interprétation
correcte de 11:18. Jean se nourrit de sauterelles et de miel sauvage (Matthieu
3:4, Marc 1:6) et l’annonce à Zacharie prédit qu’il ne boira ni vin, ni boisson
enivrante (Luc 1:15). Il est donc possible d’en déduire qu’il ne mange pas ce
que tout le monde mange (du pain) et qu’il ‘ne boit pas’ dans le sens que nous
venons de décrire. Notez que Luc gomme la contradiction (verset 33), mais
maintient l’apparente tautologie (verset 34).
Il est bien sûr possible d’apporter d’autres arguments pour avancer la priorité
de la tradition rapportée par Matthieu sur celle rapportée par Luc, mais ils me
semblent moins probants que l’impossibilité du mouvement rhétorique qui serait
nécessaire pour passer ici de Luc à Matthieu (ou, ce qui revient au même pour
notre propos, de la source de Luc à la source de Matthieu).
La parabole tout entière pose un intéressant problème d’interprétation, et je
me permettrai donc d’y revenir quand je considérerai l’importance des
structures textuelles dans les mécanismes d’interprétation (0).
Sur les manipulations du sens
La transformation d’un support du sens (par exemple une langue source) en
un autre support (par exemple une langue cible) ne peut s’accomplir sans que
nous n’ayons l’impression que le sens a été compris. Certes, dans les cas les
plus élémentaires on peut soupçonner qu’un algorithme a été mis en œuvre qui ne nécessite pas le passage par le sens.
Par exemple, pour ce qui est de la traduction de
1.Le chat est sur le paillasson
en
1’.The
cat is on the mat
nous voyons très bien qu’elle peut s’obtenir par simple mot à mot :
un parcours élément par élément de la phrase source, avec reproduction sur la
bande de sortie (la langue cible) des appariements fournis par un dictionnaire
de paires telles que the-le et mat-paillasson.
Par contre, si j’entre dans un système de traduction la phrase
2. Il se pourrait que les femmes qui
manquent à Pierre leur manquent.
et que j’obtiens
2’.They might miss the women Pierre
misses.
je suis tout disposé à attribuer au traducteur – même si je sais qu’il
s’agit d’un programme informatique – une réelle compréhension du texte, car je
vois que les manipulations ne peuvent se résumer à de simples opérations sur
des données textuelles comme c’était le cas dans la phrase précédente. Si,
entrant ensuite
3. L’homme dont il se peut qu’il vous
manque manque à Marie.
j’obtiens
3’.Marie misses the man you may
miss.
je n’ai plus d’hésitation – visiblement il ne s’agit pas d’un système
d’appariement de phrases toutes faites. Dès lors, le système traduit vraiment,
donc comprend vraiment.
Si on me dit que le système passe par une interlangue pour traduire,
c’est-à-dire une représentation qui soit suffisamment précise pour capter tout
le sens qui doit passer d’une langue à l’autre, de telle sorte que l’opération
de traduction puisse être la conjonction de deux opérations linguistiques qui
se basent sur cette interlangue,
schématiquement :
analyse_génération_langue_A (Langue_A, Interlangue),
analyse_génération_langue_B (Langue_B, Interlangue).
et qu’on me montre quelle est
la représentation interlangue de mon énoncé français 2, à savoir
m(pred(mod:cert_min_2),
patiens(np(pro(p3, pl, _G501))),
desideratum(np(det(def), n(mulier, fem, pl),
rel(m(pred(mod:nil),
patiens(np(n(pierre))),
desideratum(t(desideratum)))))))
et qu’en outre on m’explique
que m désigne miss-manquer, que pred donne des indications concernant la
prédication (ici, la modalité : cert_min_2 pour représenter un degré d’incertitude
élevé, marqué par « il se pourrait que » en français et par « might »
en anglais, et nil
pour marquer l’absence de modalité), que les deux arguments de m (miss-manquer) sont le patiens (celui qui ressent le manque) et le desideratum (l’objet du manque), et que, continuant en
latin, femme-woman est représenté par mulier, et finalement que rel désigne la proposition relative, qui est elle-même une prédication qui
comporte une trace t
indiquant l’argument ayant fait l’objet de la relativisation (relatif qui en français, relatif zéro en anglais,
renvoyant à l’antécédent femmes/women et jouant le rôle de desideratum dans la relative), je commencerai à apercevoir les pierres dont le
système est bâti, mais je ne pourrai toujours pas m’empêcher de croire qu’il
‘sait’ ce qu’il manie, et qu’il le sait parce qu’il comprend le sens de la
représentation interlangue qu’il calcule pour analyser et générer la langue
naturelle. Si on me demande ce que j’entends par compréhension, je serai sans
doute étonné de la question, car qui ne sait ce que comprendre veut dire ?
Bien sûr, je ne suis pas en mesure de décrire avec précision ce qui se passe
dans la compréhension, mais je m’estime capable d’établir s’il y a oui ou non
compréhension ‘au sens commun’.
Toutefois, le traducteur dont nous venons de parler n’a pas le moindre atome de
compréhension du texte source ou du texte cible. C’est un simple manipulateur
de symboles. Je peux l’affirmer non pas parce que j’en suis l’auteur (après
tout, je pourrais avoir donné naissance à un mécanisme doué de compréhension
sans en être moi-même conscient), mais parce qu’il est aisé de prouver qu’il
s’agit de purs symboles. En effet, le système fonctionne tout aussi bien si on
lui propose de travailler avec des suites de symboles qui ne signifient plus
rien pour nous, mais qui pour le système ne signifient ni plus ni moins que les
précédentes, le verbe signifier n’ayant pas de sens pour lui. Il produit alors pour la phrase d’exemple
la représentation interlangue suivante :
a(aa(aaaaa:aaaaaaaa),
aaa(aaaaaaaaa(aaaaaaaaaaaaaaaa(bbbbbbbbbbbbbbb, bbbbbbbbbbbbbbbb, _G499))),
aaaa(aaaaaaaaa(aaaaaaaaaaaaaa, aaaaaaaaaaaaaaa(bbbbbbbbb, bbbbbbbbbbb,
bbbbbbbbbbbbbbbb),
aaaaaaaaaaaaa(a(aa(aaaaa:aaaaaa),
aaa(aaaaaaaaa(aaaaaaaaaaaaaaa(b))),
aaaa(aaaaaaaaaa(aaaaaaaaaaaa)))))))
que j’ai alignée selon le même schéma que celui utilisé tout à l’heure.
On peut bien sûr repasser au système premier par traduction univoque de
l’interlangue (et c’est sur base d’une telle traduction que cette nouvelle
interlangue a été obtenue), mais on a perdu le sentiment que la machine ‘comprend’.
Seul comprend le créateur de l’interlangue et le concepteur du programme tout
entier, qui définit un invariant de sens entre les deux langues et les
manipulations de symboles qui assurent le calcul de l’interlangue au départ de
la langue naturelle, et la production de la langue naturelle cible au départ de
cette interlangue.
On se souvient du test de Turing. On
conçoit aisément qu’un tel test existe, mais on ne sait pas déterminer les
conditions qui assureraient que c’est bien un tel test qui a été mis en œuvre,
et non un pseudo-test qui l’imite et qu’on peut passer sans réelle
compréhension. On se consolera en se persuadant que d’un point de vue pratique
ce sont les manipulations du support du sens qui nous intéressent, et non le
sens lui-même. En traduction, nous n’avons qu’à le faire passer, pourrait-on
dire. Pour d’autres applications, nous avons à le manipuler de diverses
manières, par exemple en produisant les inférences qui nous intéressent. Mais
toujours nous le manipulons, sans avoir à en capturer l’essence.
Sur la centralité du sens en langue
═══ Prenons
un texte écrit dans une langue totalement inconnue (d’abord, qu’est-ce qui nous
fait croire qu’il s’agit d’un texte ? la récurrence comptera beaucoup,
ici). Nous n’hésitons pas à lui attribuer un sens (il en a bien sûr peut-être
plusieurs), car il ne serait pas texte s’il n’avait pas de sens. De même, ce
texte a au moins un auteur, donc aussi au moins un lecteur qui lui donne ou lui
a donné un sens. Il n’y a pas grand-chose d’autre que l’on puisse dire avec
certitude. C’est que le sens et l’intention de sens sont définitoires pour le
texte. Aucune caractéristique formelle ne l’est.
═══ Si
nous voyons des marques sur un matériau quelconque, pierre ou bois, et qu’on
nous dit qu’il s’agit d’une langue, nous y reconnaissons des signes. Même si
nous ignorons ce que ces signes veulent dire, nous savons qu’ils veulent dire
quelque chose, puisqu’ils sont de la langue. Autrement, ce ne seraient que
dessins, ornements, marques aléatoires. Le dessin d’une vache en tant que
dessin est tout différent d’un hiéroglyphe qui n’en serait en rien distinct par
la forme, et dont la signification serait vache, signification unique et parfaitement littérale. Seul le
signe vache peut contribuer à
véhiculer un sens, lui seul peut s’insérer dans un énoncé, entrer en relation
avec d’autres signes. Le dessin de la vache représente une vache, et assure
aussi bien que le signe la référence au morceau du réel que nous appelons vache. Ce n’est pas la référence qui
est constitutive du signe, mais son aptitude à faire sens avec les autres
signes, à les délimiter et à être délimité par eux.
═══ Si je
trace une ligne qui se coupe et qui se recoupe sans aucune périodicité ni
harmonie, sans volonté de représenter quoi que ce soit (un véritable
gribouillis), je pourrai dire de ce gribouillis qu’il n’a pas de sens.
J’entendrai par là qu’il ne représente rien, et on pourra sans peine m’accorder
ce point – mon gribouillis ne sera ni représentation, ni a fortiori signe, il
ne sera pas lisible (notez le mot).
Mais si ma ligne vient à recevoir un ombrage (selon une ou plusieurs sources de
lumière, cohérent ou incohérent), elle se fera (peut-être contre mon gré)
représentation. On pourra y reconnaître des tronçons de serpent, un assemblage
de tubulures, que sais-je ? – quelque chose qui existe ou n’existe pas,
comme par exemple un ‘objet impossible’, impossible à modéliser en trois
dimensions. Si je persiste à dire que mon dessin n’a pas de sens, on peut
continuer à m’accorder ce point, mais en ajoutant à présent qu’il est possible
de l’interpréter de diverses manières, qui m’ont peut-être échappé, mais qui
n’en sont pas moins licites pour la cause – mon dessin est représentation, il a
acquis la lisibilité qui manquait au premier (auquel on pourra néanmoins
revenir, et lui trouver à lui aussi une fonction de représentation du réel (un
fil emmêlé, par exemple).
La langue ne me permet que ce second type de dessin, par le fait même que les
mots sont signes, et qu’il faudrait se situer hors la langue pour les priver de
leur signification (ne pas les reconnaître en tant que signes) – mais alors
bien sûr ils ne seraient plus de la langue, mais de l’encre répandue sur le
papier (avec néanmoins un caractère non arbitraire dans la distribution tout à
fait indéniable).
═══ La
musique au contraire ne permet que le premier type de dessin, ce qui lui
confère une ouverture maximale, une capacité d’accueil au sens qu’on viendra y
déposer, qui sera extérieur à elle et qui sera ce qu’on voudra qu’il soit,
différent sans limite d’un individu à un autre, d’un moment à l’autre. La
musique n’est que ce précieux vaisseau – toute sa puissance d’évocation
provient de son vide initial de sens.
═══ Aucun
aspect formel de la langue n’est essentiel. Ni le support matériel, bien sûr,
ni le type de représentation. On n’a commencé à faire des progrès substantiels
dans l’enseignement des rudiments de langue aux chimpanzés que lorsqu’on s’est
avisé que, puisque le matériau de support et le type de représentation
n’avaient pas la moindre importance, on pouvait utiliser comme signes les
choses que les singes manipulaient le mieux (petits cartons de couleurs et de
formes distinctives – cf. les travaux des Premack).
═══ Il y
a bien sûr des textes de fantaisie (anglais nonsense). Mais ils ne sont pas caractérisés par une absence de
sens, bien plutôt par une plus grande ouverture au sens, une invitation à faire
sens (Lewis Carroll, Edward Lear, les fatrasies).
═══ On
fait tellement peu attention à la forme matérielle du texte (pas seulement
taille, casse, etc. mais aussi les lettres qui le composent) qu’on ne se rend
pas compte tout de suite, loin s’en faut, du caractère extraordinaire du
lipogramme de Perec, La Disparition
(écrit sans la lettre e, comme on le sait). Nous courons au sens. Le reste doit
forcer notre attention.
Le sens est construit
═══
Wittgenstein nous met en garde : ce n’est pas parce qu’on a un nom
qu’on tient une chose, aussi large l’acception du mot
chose soit-elle. Aussi Wittgenstein nous invite-t-il, dans The
Blue and Brown Books, à nous pencher sur l’explication
du sens, plutôt que directement sur le sens lui-même. Austin nous invite à
réfléchir au sens de, plutôt qu’au sens employé
absolument.
═══ Qu’est-ce que le sens ? La réponse
nous échappera toujours, pour les mêmes raisons de clôture qui frappent tout ce
qui touche à la langue. Une caractérisation du sens qui ne sera pas en langue
(référence au réel, pointeur vers une réalité extra-linguistique) sera toujours
trop extérieure, et une caractérisation en langue ne sera qu’un déplacement,
une ‘différance’. Je pourrai toujours me poser la question de la signification
des différents éléments de ma définition, et du sens qu’ils véhiculent quand on
les considère comme formant un énoncé. Retour à la case départ.
On ne peut pas définir le sens, on ne peut que tourner autour (traduction,
paraphrase, construction d’une métalangue). Pour approcher le sens, on est
contraint de générer du sens.
═══ Ce
n’est pas parce que le sens est impossible à définir qu’il faut renoncer à le décrire. Une telle description n’est pas inutile, en effet. Du
point de vue du génie linguistique, par exemple, ce dont nous avons besoin,
c’est de mécanismes qui nous permettent de relier entre eux des énoncés, à l’intérieur
d’une même langue (recherche documentaire, par exemple) ou d’une langue à une
autre (traduction automatique, traduction assistée). Il n’y pas lieu d’attendre
une définition du sens pour commencer à le manipuler. De même, il n’y pas lieu
d’attendre une compréhension en profondeur, qualitativement comparable à celle
de l’humain, pour mettre sur pied des systèmes automatiques qui manipulent le
sens.
═══ « Le
sens d’une phrase, c’est ses conditions de vérité, ce qui permettrait d’établir
si elle est vraie. » On peut éprouver beaucoup de sympathie pour ce
programme davidsonien. Mais on jugera l’arbre par ses fruits. On s’empresse de
nous dire que « ‘La neige est
blanche’ est vrai si et seulement si la neige est blanche. » n’est
pas trivial. Il suffit de remplacer la seconde partie par sa traduction dans
une autre langue, pour bien saisir la distinction langue-métalangue, la langue
étrangère faisant ainsi fonction de métalangue : « ‘La neige est blanche’ est vrai si et
seulement si snow is white. » C’est vrai – notez cependant que j’ai
surtout appris que ‘la neige’ recevait ici une lecture générique, vu l’absence
d’article en anglais. Mais l’utilisation d’une langue naturelle comme
métalangue me permet aussi d’écrire : « ‘Le temps passe’ est
vrai si et seulement si time passes ». Et ici vraiment je n’apprends rien
– la métalangue est affectée du même vice que la langue objet. Et le fait que
je considère une phrase et non un énoncé ne me permet pas de voir que je
m’égare...
═══ La
sémantique vériconditionnelle est mise à mal par l’existence et
interprétabilité du simple énoncé suivant : « Cet énoncé a un sens ». En effet, on remarquera qu’il admet
une lecture sui-référentielle, une lecture dans laquelle le syntagme ‘cet
énoncé’ renvoie à l’énoncé même dont il est le sujet grammatical.
Or, pour atteindre le sens de ‘Cet
énoncé a un sens’ la théorie vériconditionnelle du sens nous invite à
spécifier les conditions qui le rendraient vrai, nous invite donc à regarder
‘au dehors’. Mais de telles conditions ne peuvent être spécifiées sans perdre
la lecture sui-référentielle. Pour établir que ‘Cet énoncé a un sens’ est vrai, et ‘Cet énoncé n’a pas de sens’ est faux (dans leurs lectures
sui-référentielles), il suffit de savoir qu’ils appartiennent à la langue. On
notera que ce n’est pas le cas de l’énoncé ‘Cet énoncé est vrai’, qui n’est pas lisible sur le mode
sui-référentiel. La ‘vérité’ n’est prédicable que s’il y a possibilité de
confrontation avec une représentation du monde, c’est-à-dire adéquation ou
inadéquation d’un sens et d’un monde.
═══ Mais
sans doute convient-il d’interpréter tout autrement les efforts de la
sémantique vériconditionnelle. Tous les énoncés qui lui donnent corps ne font
que spécifier le contenu de ‘est vrai’, qui est réputé être le concept
de base autour duquel s’articule toute la sémantique de la langue. On n’a donc
pas, dans ces énoncés, un membre de gauche qui est explicité par le membre de
droite correspondant, mais la mise en parallèle de deux énoncés, la
spécification d’une fonction de traduction axée sur le prédicat de vérité. Ce
que souligne très bien Putnam quand il avance que les logiciens tentent de
donner l’extension de ‘vrai’ dans une
langue donnée, et non pas la signification de ‘La neige est blanche’ (Putnam
1975:261).
Il s’agit donc de définir un concept de vérité intra-langue, qui ne concerne
pas le monde extérieur. Pour atteindre le monde extérieur, il faudrait que les
parties de droite ne soient pas en langue, et ne dépendent pas d’une
langue pour leur interprétation – ce qui est bien évidemment impossible.
═══ « La signification, c’est
l’usage » (meaning is use). Cette perspective de l’étude de la
signification proposée par Wittgenstein est pertinente pour les lexèmes,
mais non pour les énoncés.
En effet, si le sens, c’est l’usage, alors c’est tout simplement la
distribution ; non pas ce qui rend compte de la distribution, mais la
distribution elle-même. La sémantique est alors plus qu’indissolublement mêlée
à la grammaire, c’est la grammaire elle-même (c’est d’ailleurs l’acception
courante du mot grammaire chez
Wittgenstein). Mais il est clair que l’analyse distributionnelle ne s’applique
pas aux énoncés tout entiers, mais à leurs constituants.
Le sens d’un énoncé ne peut pas être les conditions d’usage de cet énoncé, sauf
pour les formules stéréotypées (même si celles-ci sont beaucoup plus nombreuses
qu’on ne le croit), puisque la plupart des énoncés sont nouveaux (n’ont pas été
proférés ou écrits), et sont néanmoins directement interprétables (créativité
de la langue au sens chomskyen). On serait bien plutôt prêt à dire que c’est le
sens qui fonde l’usage, pas le contraire.
═══ Le sens
d’un énoncé ne peut pas non plus trouver sa place en opposition avec celui des
autres énoncés possibles, puisque ces derniers sont en nombre infini. Des
techniques d’approche (Wittgenstein, de Saussure) qui conviennent à la
signification n’ont pas de prise sur le sens.
Pour un énoncé x, non encore
émis par qui que ce soit, si sa signification doit être ramenée à son usage, usage ne peut vouloir dire que conditions d’usage, possibilités, potentiel. Or comment ce potentiel se calcule-t-il, si ce n’est
sur base de ce que l’énoncé en question veut dire ? Sachant ce que x veut dire, je me fais une idée des
contextes, situations, etc. où x serait approprié. Je peux certes poser que usage=conditions d’usage, et donc que signification=conditions
d’usage, mais si, pour déterminer ces conditions, je dois partir de
dispositions, etc. dictées par le sens de l’énoncé en question, je n’ai fait
aucun progrès, je n’ai à ma disposition aucun concept plus clair ou immédiat
que celui de signification.
═══ Le
sens du sens. On
n’est pas ici au second degré, si on veut tout simplement parler de la signification du mot sens (cf. l’orthographe du mot orthographe, Wittgenstein, PU, §121).
On n’aura pas le sens du sens en ouvrant le dictionnaire au mot sens, on n’aura que les acceptions du
mot sens. On ne consulte pas le
dictionnaire pour trouver la solution à nos problèmes scientifiques ou
philosophiques. Ce qui ne veut pas dire qu’on puisse s’écarter de la
signification ordinaire des mots : nous ne voulons pas inventer mais
découvrir.
═══ Le sens
est une construction théorique, un artefact,
nulle part observable directement.
Il y a grand danger à le réifier. On ne réifie pas un processus. Le sens est
certes le résultat d’un
processus d’interprétation, mais on n’a pas accès à ce résultat, on n’a accès
qu’à des processus de même
nature, car les paraphrases
sont elles-mêmes à soumettre à un processus d’interprétation si on veut en
tirer quelque chose.
═══ L’interprétation
ne concerne que des énoncés, pas des phrases – un énoncé est ancré dans un
contexte d’énonciation, alors qu’une phrase est une abstraction au départ des
énoncés qu’elle est censée pouvoir constituer. On distinguera donc sens et signification (cf. Ducrot 1984, Chapitre III et la distinction
parallèle meaning et sense, notamment chez Culler
1981:50). Le dictionnaire ne peut donner que des significations, éléments qu’on
peut utiliser dans l’interprétation (on consulte le dictionnaire pour obtenir
la signification d’un mot, afin de pouvoir interpréter un énoncé), mais le sens
n’est pas une concaténation de significations ni non plus des significations
prises dans un réseau de relations. Les significations sont secondes par
rapport au sens : on ne construit pas le sens sur base des significations,
mais l’inverse. C’est ce que dit très bien François Rastier : « La
hiérarchie entre sens et signification doit être inversée. Le sens n’est pas de
la signification déformée par le contexte. (...) <La signification>
apparaît (...) comme un artefact de l’ontologie, appuyée sur la lexicographie,
alors même que les sens varient sans limite, confirmant l’intuition que toute
occurrence est unique » (in Rastier et al. 1994:35).
═══
Nous n’utilisons pas les significations pour construire le sens, excepté
dans une situation très particulière, celle où nous consultons le dictionnaire
pour obtenir une signification, opération extrêmement rare (langues et
locuteurs se passent très bien de dictionnaires !).
Considérez l’apprentissage d’un mot. Prenons un mot pas trop familier, comme mansuétude
ou pusillanime. Posons deux locuteurs qui aiment à se reporter au
dictionnaire. À la première confrontation avec
l’item inconnu, ils lisent la définition dans le dictionnaire. Supposons en
outre que nos deux locuteurs utilisent le même dictionnaire. Ils lisent la
définition, la comprennent car ils connaissent déjà la langue. Normalement, ils
ne retiennent pas la définition par cœur, mais l’utilisent pour
l’interprétation de l’énoncé qui leur posait problème car il contenait l’item
en question. Supposons que malgré tout ils fassent l’effort de retenir la
définition verbatim. Ils ont dû construire le
sens de l’énoncé, et rien ne nous dit qu’ils ont pour cela utilisé la
définition de la même façon. D’ailleurs comment auraient-ils pu l’utiliser de
la même façon ? Il faudrait d’abord qu’ils l’aient comprise de la même
façon, ce qui veut dire qu’ils aient donné la même signification à chacun des
éléments de la définition, et construit le sens de la définition de la même
manière. C’est beaucoup demander.
En général, bien sûr, on apprend la signification de l’item nouveau en la
dérivant du sens construit, en s’aidant des indications fournies par l’énoncé
et le contexte d’énonciation. Certains énoncés sont nettement plus instructifs
que d’autres. Il y a d’abord les énoncés métalinguistiques ou quasi
métalinguistiques. Ils peuvent s’avérer très pauvres pour la détermination de
la signification (Mansuétude est
féminin), ou très riches (la définition par exemple, qu’elle provienne
d’un dictionnaire ou soit donnée sur le tas par un locuteur : La mansuétude
peut se définir comme...). La plupart du temps, les énoncés métalinguistiques
sont quelque part entre les deux, et ne s’affichent pas comme tels :
Son attitude frise la mansuétude.
timide jusqu’à en devenir pusillanime
... dépasse les bornes de la mansuétude....
tu appelles ça de la mansuétude....
ce n’est plus de la mansuétude...
On établit par là des repères, on indique les limites de la
signification, on tente de résoudre des conflits (conflit sur le mot, conflit
sur la chose ? nous avons vu que la frontière est parfois impossible à
fixer).
Il y a bien sûr les autres contextes, infiniment plus nombreux, qui n’ont rien
de métalinguistique. Chaque énoncé comportant l’item x modifie l’image que nous
avons de x. Cette image est bien plus que la signification (qu’elle l’inclut,
certes) et c’est toute la valeur (connotations comprises) qui entrera en jeu
dans les interprétations ultérieures d’énoncés comportant l’item.
═══ Le
réductionnisme reste un piège pour les sciences humaines. On croit qu’une
explication dans les termes d’une science plus dure est plus solide, plus essentielle. La linguistique devra
céder le pas à la neurophysiologie, etc. Mais dans ces explications de niveau
supérieur (ou inférieur, c’est comme on voudra), ce qu’on tentait précisément
d’expliquer se sera évanoui. Il y a différents niveaux d’analyse et d’explication,
chacun avec sa pertinence et sa fécondité. Un parallèle : les opérations
informatiques ont beau s’exprimer par des 0 et des 1 en langage machine (0 et 1
se limitant ici à spécifier une opposition binaire, sans référence à leur
valeur numérique), on ne prétend pas pour autant que ce soit là le langage de
prédilection pour la formulation des algorithmes.
═══ Le
sens n’est que partiellement déterminé (il n’est que licensed, autorisé) par la forme linguistique. Le travail de
construction du sens (l’interprétation) peut faire jouer absolument tout, tout
le savoir explicite et implicite, toutes les conventions de l’organisation
sociale, tout ce que nous partageons parce que nous participons à une culture,
parce que nous avons un corps humain, – en un mot, tout. De là vient que la
traduction, qui passe par l’interprétation, peut à tout moment échapper au
savoir linguistique.
═══ D’un
côté, la signification et le verbe signifier,
les acceptions, le dictionnaire, l’extension et l’intension avec s. De l’autre,
le sens (avec la notion pertinente de direction), la lexie vouloir dire, l’intention avec t.
Mean et vouloir dire
L’anglais ‘mean’ signifie (entre autres) :
(a) signifier
(b) vouloir dire
(a) et (b) peuvent être synonymes :
‘Serendipity’ veut dire / signifie
‘propension à trouver des trésors’.
mais ne le sont pas nécessairement :
Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.
n’est pas paraphrasable par :
Ce n’est pas ce que veut dire ce que
j’ai dit.
De même, on a, sans contradiction :
Ce n’est pas ce que tu as voulu dire,
mais c’est ce que veut dire ce que tu as dit.
On peut distinguer graphiquement entre vouloir_dire (signifier) et
vouloir+dire (intention de
signifier).
Je suis le seul à savoir ce que je
veux+dire, mais les autres sont – normalement – à même de saisir ce que mes
paroles veulent_dire. Pour celui qui sait ce que plus (+) veut_dire, le résultat de l’opération 68+57 est nécessairement 125
(nécessairement car il ne peut pas être autre sans entraîner une redéfinition
de l’opérateur plus). Mais moi seul
sais ce que je veux+dire par plus.
N’ayant pas accès à ce que je veux+dire, les autres ne peuvent qu’émettre des
hypothèses sur ce que je veux+dire par plus, alors qu’ils savent ce que plus veut_dire. Ces diverses hypothèses sont tenables pour autant qu’elles
n’entrent pas en conflit (pour autant qu’elles soient compatibles) avec mon
comportement observé (mes différents usages de l’opérateur plus). L’hypothèse selon laquelle mon plus est en fait un quus (a la sémantique de quus – voyez Kripke 1982) est l’une d’entre
elles, et je n’ai qu’une défense à opposer, unique mais tout à fait suffisante,
à savoir que je suis le seul à savoir ce que je veux+dire, et que ce que je
veux+dire par plus correspond en tout
point à ce que plus veut_dire, qu’on
me croie ou non.
Wittgenstein souligne à juste titre que vouloir_dire n’a de sens que dans un
système signifiant, un langage, une langue. En tant qu’individu, je n’ai pas de
prise sur le vouloir_dire ; mais je suis maître de mon vouloir+dire (ce
qui comporte le danger de laisser mon vouloir+dire s’écarter du
vouloir_dire ; mon vouloir+dire ne peut que passer par le vouloir_dire
pour ‘passer la rampe’).
Il y a certes un troisième vouloir dire ; ce dernier ne constitue pas
lexie, mais résulte de la simple juxtaposition de vouloir et de dire, avec
vouloir comme auxiliaire modal et dire comme verbe de dire. Son interprétation
est parallèle à celle de vouloir manger, pouvoir dire, etc.
On peut conclure avec un énoncé et ses interprétations pour illustrer les trois
possibilités : vouloir_dire, vouloir+dire et vouloir dire :
Il
ne veut pas direa ce que veulent direb ses paroles.
1) a=vouloir dire ; b= vouloir+dire :
Il ne veut pas révéler le sens qu’il attribue à ses propres paroles
2) a= vouloir dire ; b= vouloir_dire :
Il ne veut pas révéler le sens véhiculé par ses paroles dans la langue qu’il
utilise (par exemple, une langue que nous ne connaissons pas)
3) a=vouloir+dire ; b=vouloir_dire :
Il veut faire passer un message qui n’est pas celui véhiculé par
l’interprétation normale, standard (pas : première, littérale !) de
son énoncé.
Mot versus image (physique, mentale)
Il y a bien des situations où une image – au sens large : toute
représentation graphique – vaut cent phrases, mais l’inverse est vrai
également.
L’image qui vaut cent phrases : la carte géographique en est le plus bel
exemple. Pour qui sait la lire, elle donne plus d’informations que tout un
livre : il faudrait en effet un bien gros volume pour donner sous forme de
texte les informations de la carte. De plus, et c’est là le point essentiel, ce
texte devrait être tout à fait parasite : une description de tous les
points de la carte (la définition du point dépend de la résolution de la carte)
sur les coordonnées x et y (longitude et latitude).
Autre exemple : un graphique tridimensionnel pour représenter les valeurs
boursières (vallées et sommets) avec un degré d’incandescence variable pour
figurer la récence des mouvements boursiers affectant les valeurs, et un
spectre du vert au bleu pour refléter les conseils d’achat ou de vente d’un
expert. Encore qu’ici une synthèse du graphique en quelques lignes soit déjà
pertinente...
Les résultats d’une entreprise : une série de camemberts dans une
présentation PowerPoint ou la phrase, laconique et jouant sur l’ambiguïté du
mot médiocre (voir 0): ‘Nous obtenons des résultats assez médiocres pour
ce second trimestre’ ? L’analyse finale est toujours en langue, car la
pensée est en langue. Le reste n’est que préparation, matériau brut.
« Un gros chien a traversé la
rue. J’ai freiné brusquement pour l’éviter, et j’ai heurté un parcmètre. »
Nous voyons cela, nous visualisons la scène. Est-ce si sûr ? Une image est
tout de suite bien trop précise (quelle race de chien ? venait-il de
gauche ou de droite ? de quelle rue s’agit-il ? à quelle
hauteur ?). Toutes ces questions et bien d’autres devraient être résolues
dans un film mental censé se dérouler quand nous interprétons. Il n’y pas de
tel film.
De plus, toute image implique un cadre et un point de vue. Un énoncé aussi,
mais cadre et point de vue sont métaphoriques, ce qui est nettement moins
contraignant.
Si je vous dis ‘Imaginez une vache’, vous dites ‘OK’ sans vraiment l’imaginer,
comme il appert clairement si je me mets à vous poser des questions précises
sur la vache de votre imagination, pas plus précises cependant que celles
auxquelles vous pourriez répondre sans hésitation si vous aviez l’image
matérielle d’une vache sous les yeux.
La langue ne peut se permettre de charrier des images mentales : beaucoup
trop précises et trop lourdes, une surcharge inacceptable. Le sens n’est pas
une image mentale, le sens est de la langue. Ce qu’il y a derrière un mot, ce
sont d’autres mots. Julien Gracq dit cela beaucoup mieux que moi :
« toute la langue – en
état de sursaturation, prête à coaguler par grumeaux à un choc même ténu –
flotte présente et convoquée autour d’un fragment de texte écrit : l’image
plastique au contraire refoule et exclut toutes les autres ; l’image,
comme le peintre ne l’ignore pas, ‘cadre’ à chaque instant son contenu
rigoureusement. » (Gracq 1974:81)
Dessinez s’il vous plaît (sur le bout de papier qui vous tient lieu de
signet ou dans la marge même de cette page), et avant de poursuivre la lecture
de ce paragraphe, une vache et une voiture.
C’est fait ? Très bien.
Les images elles-mêmes peuvent subir l’emprise de la langue. Je m’en suis rendu
compte en me demandant pourquoi je choisissais systématiquement l’orientation
gauche-droite pour dessiner des animaux ou des choses qui ne présentent pas
d’orientation linéaire naturelle. Si je dessine une vache ou une voiture, la
vache aura la queue à gauche et la tête à droite, la voiture le train arrière à
gauche et le train avant à droite, en dépit du fait que les vaches ou les
voitures que j’ai pu observer jusqu’à présent doivent s’être distribuées
équitablement entre l’orientation droite-gauche et l’orientation opposée. La
réponse à ma question est toute simple : l’orientation que je donne à mes
dessins est celle de l’écriture. Vous pouvez maintenant vérifier si vous aussi
vous subissez la même influence. Si vos deux dessins sont orientés
gauche-droite, j’avance l’hypothèse que c’est parce que vous dessinez comme
vous écrivez, parce que vous faites de votre vache et de votre voiture des
signes prêts à s’insérer dans une langue qui adopterait dans sa forme écrite la
même orientation que nos langues occidentales.
Où situer le
sens ?
═══ On
m’apporte un champignon séché, et on le pose sur la table du salon. Il pourrait
s’agir d’un x, d’un y ou d’un z. Dans son habitat, en sa saison, il ne peut s’agir que d’un x. Le champignon qu’on m’a apporté,
c’est la phrase. Le champignon dans son habitat, en sa saison, c’est l’énoncé.
═══ L’interprétation
est l’attribution d’un sens à un énoncé. La phrase n’a pas un ou des sens qui
existeraient indépendamment des interprétations de l’énoncé ou des énoncés
qu’elle véhicule.
═══ ‘Cette
phrase a deux sens’ : raccourci dangereux. La phrase en question est sans
doute la représentation écrite de deux énoncés distincts, qui chacun reçoivent
un interprétation propre. La description d’un énoncé comporte la description de
son contexte d’énonciation, et ici intervient la notion de granularité dans la
description : description individuelle (description précise du lieu, du
temps, des interlocuteurs, etc.) ou générique (type de lieu, type
d’interlocuteurs, type de relations entre eux, etc.) du contexte d’énonciation.
On pourra dès lors utiliser énoncé pour ‘classe d’énoncés’, à un certain niveau
de granularité.
═══ Wittgenstein
a très bien montré le danger qu’il y a à tenter d’interpréter hors contexte, à
laisser la langue prendre des vacances,
surtout pour l’interprétation d’énoncés qui semblent véhiculer de grandes
vérités philosophiques. Je reviendrai sur l’interprétation de l’énoncé Le temps passe. Qu’on réfléchisse
déjà sur le fait qu’il n’est nullement nié par Le temps ne passe pas.
═══ « A whole cloud of philosophy
condensed into a drop of grammar » (PU, II, xi, p.222). Penchons-nous
sur la factivité du complément du verbe savoir.
On se souvient que la factivité est cette propriété qui conduit à attribuer la
valeur de vérité ‘vrai’ au complément, indépendamment de la polarité positive
ou négative de la prédication principale, celle qui s’articule autour du verbe
factif. Par exemple, se rendre compte
est factif, puisque a aussi
bien que b présupposent la
vérité de la proposition complément, à
savoir ‘la situation empire’ :
a) Il ne se rend pas compte que la
situation empire.
b) Il se rend compte que la situation
empire.
Savoir est un verbe factif,
comme le montrent les interprétations de la paire c-d :
c) Il ne sait pas que la situation
empire.
d) Il sait que la situation empire.
Dans Moeschler et Reboul (1994 :247), on lit « Mais la factivité du
verbe savoir est annulée à la
première personne du singulier. » Un exemple de cette soi-disant
suspension serait e, 54b dans Moeschler et Reboul :
e) Je ne sais pas que Paul viendra.
Cette phrase, nous disent Moeschler et Reboul, « ne peut à la fois
asserter un fait ignoré et un présupposé connu du locuteur ». Certes. Mais
alors il ne faut pas conclure à la suspension de la factivité du verbe savoir à la première personne, il
faut conclure à l’impossibilité de tels énoncés. Et pourtant e n’est pas agrammatical. Et il n’est
même pas difficile d’imaginer un jeu de langue dans lequel il ait sa place. Il
suffit que le je ne désigne plus une personne, mais une persona. Imaginons un
acteur qui fait remarquer au reste de la troupe qu’à ce moment précis de la
pièce il ne sait pas que Paul viendra. Par le je il ne se désigne pas lui-même,
ce n’est pas lui-même qu’il met en jeu, mais un masque, une persona. Dès lors,
l’énoncé n’est pas agrammatical non plus dans le sens wittgensteinien,
c’est-à-dire qu’il s’insère dans un jeu de langue où il reçoit une
interprétation non pathologique.
Considérez également l’énoncé anglais f :
f) I don’t know that I’m following you
(C.P. Snow, Corridors of Power, in Strangers
and Brothers III, Penguin, 1984 (1972), p.12)
qui peut se traduire ‘Je ne suis pas sûr de bien vous comprendre’. On a affaire
à une interprétation de know où
la factivité du complément n’entre pas en ligne de compte, car know n’est pas ici un verbe de
savoir. Le ‘je ne sache pas’ du français est un cas similaire, mais marqué
morphologiquement :
g) Je ne sache pas que cette assemblée
se soit jamais inquiétée d’une démarche de ce type de la part d’un de ses
membres. (= À ma
connaissance, cette assemblée ne s’est jamais inquiétée…)
Considérez enfin la paire h-i :
h) Je sais ce que je pense.
i) Je sais ce que tu penses.
h sera utilisé dans son jeu de langue avec l’interprétation suivante :
« je me suis fait une opinion claire, précise et arrêtée, je n’ai plus à
me poser de question ». h
et i ne sont donc pas le début
d’un paradigme que l’on pourrait compléter par j :
j) Je sais ce qu’il pense.
Dans i et j, on retrouve le verbe savoir comme verbe de savoir.
On ne répétera jamais assez qu’en étudiant les énoncés dans un jeu de langue
dans lequel ils peuvent s’insérer on évite les déboires liés à la
décontextualisation, les exemples empaillés du taxidermiste linguiste ou
philosophe.
═══ Un
autre exemple, ou, si l’on veut, un petit exercice pour préparer un travail
wittgensteinien sur le verbe ‘savoir’ (tout l’ouvrage posthume de Wittgenstein
connu sous le titre ‘de la certitude’
peut être conçu comme un effort pour déterminer les jeux de langue appropriés à
‘savoir’, ‘croire’ et ‘être sûr’, pour déblayer le terrain d’une étude philosophique
du savoir).
Considérez les paires verbe transitif (direct ou indirect) / verbe pronominal
réfléchi :
laver / se laver
vendre / se vendre
demander / se demander
dire / se dire
Se laver, c’est laver soi-même ; se vendre, c’est vendre soi-même ;
est-ce que se demander c’est demander à soi-même, et se dire, dire à
soi-même ?
Un premier indice que la situation n’a pas cette belle simplicité, est
l’existence du wonder anglais
aux côtés de ask oneself.
Examinons d’abord les contextes d’insertion et les jeux de langue auxquels ces
exemples contextualisés participent.
En parallèle :
(Je lui / il me) demande si Pierre viendra.
(Je me / il se) demande si Pierre viendra.
(Il me répond / je lui réponds) (que) (oui/non).
?? (Je me réponds / il se répond) (que) (oui/non).
Isolé :
Je me demande si je ne l’ai déjà pas
vu quelque part (=je crois bien l’avoir déjà vu quelque part).
On ne se pose pas de questions qui pourraient être résolues par le seul appel à
un savoir que l’on possède et qui affleure, par exemple le type de savoir qui
nous permettrait de répondre d’emblée à la question si elle nous était posée
par quelqu’un d’autre. Se demander
n’est pas parallèle à demander.
Qu’en est-il de se dire ?
En parallèle :
(Je lui dis / il me dit) que Pierre est parti
(Je me dis / il se dit) que Pierre est parti
Je me dis que Pierre est parti :
il ne s’agit pas d’un message que je m’adresse à moi-même, une information dont
je me fais part (notez la bizarrerie de cette expression : dont je me fais part), mais bien une conclusion
à laquelle j’arrive, ou une considération où je cherche à puiser je ne sais
quoi…).
La demande [question] et le dire [affirmation] sont intrinsèquement dirigés
vers autrui. Il n’en va pas de même de parler :
Je lui parle latin
Je me parle latin
sont deux énoncés sémantiquement aussi bien que syntaxiquement
parallèles.
On pourrait examiner selon le même schéma rappeler et se rappeler
(remind et remember).
Les conséquences de cette analyse pour notre verbe savoir sont claires :
1) on ne peut pas ne pas savoir ce que l’on sait et on ne peut pas ignorer que
l’on sait (l’attribution d’un savoir inconscient repose sur une extension de
sens, pas une application du sens de base)
2) on sait ce que l’on sait de manière immédiate : le savoir affleure à la
conscience.
Des thèses bien hardies, dira-t-on, et faciles à contredire. Que faire en effet
de :
Je ne savais pas que je le savais ?
Ce n’est pas parce qu’un énoncé est syntaxiquement correct et a l’air innocent (en
ce sens qu’on ne serait pas étonné de le trouver en dehors des travaux des
linguistes et philosophes) qu’il est susceptible de recevoir une interprétation
régulière (compositionnelle). Il faut examiner le ou les jeux de langage
auxquels il participe. Par exemple,
Es-tu sûr d’être certain de l’avoir
vu ?
n’ouvre pas la porte à une régression à l’infini (comme je crois que je
crois / je sais que je sais…) mais fonctionne comme équivalent de
Es-tu vraiment (certain / sûr) de
l’avoir vu ?
De même, Je ne savais pas que je le
savais s’interprètera à peu près comme Je ne m’imaginais pas que j’étais capable de retrouver cette
information dans les tréfonds de ma mémoire, par exemple.
On s’en rendra mieux compte en mettant la phrase au présent :
Je ne sais pas que je le sais.
Ici, pour obtenir une interprétation, il faut absolument introduction d’une persona
(rôle d’acteur, feinte, etc.)
Dans leurs propres jeux de langage, Je
me disais bien que équivaut à Je
pensais bien que, Posez-vous la
question à Réfléchissez-y,
Je me demande si je ne l’ai pas déjà
vu quelque part à J’ai
l’impression de l’avoir déjà vu quelque part.
À négliger les jeux de langage
on s’expose à tomber dans une fausse profondeur, dont on aura bien du mal à
…s’extirper !
═══ Je
donne un sens à l’énoncé que je prononce ou que j’écris en jouant le rôle de
l’interlocuteur ou du lecteur.
Je ne peux pas me tenir uniquement du côté du producteur. L’énoncé n’est
interprétable par le producteur que parce qu’il peut s’en faire l’interprète,
c’est-à-dire prendre la place de l’interlocuteur. Il n’y a pas de langue privée. Toute langue réputée
privée est parasite de la langue, au même titre que toute métalangue (cf.0).
═══ Le
sens naît au moment où le lecteur ou l’interlocuteur le construit. Il n’est pas
préexistant, prêt à être absorbé ou simplement reconnu.
═══ Le
sens résulte d’un vouloir dire et comprendre, c’est comprendre aussi
l’intention qui a prévalu à la composition du discours. Le français et
l’anglais expriment bien dans vouloir
dire et dans mean ce
lien indissociable entre sens et intention.
═══ Tout
texte a une orientation, un mouvement dans une direction (un sens...), qui
détermine puissamment l’interprétation qui en est donnée. De là notre
incapacité à percevoir de soi-disant ambiguïtés avant qu’on nous les
montre ; de là la fécondité du concept d’isotopie de Greimas. À un niveau plus macroscopique,
contrastez le journal réel, tenu au jour le jour, en pure chronologie, et le
journal fiction littéraire. Le vrai journal ne sait pas où il va, ne sait pas
ce qui fait événement, ce qui est préparation, etc. Le journal fiction sait où
il va, et gomme tout ce qui n’y va pas. De même, les énoncés réels, et non les
phrases des linguistes, savent où ils vont...
═══ Considérons
une phrase des plus banales, qui pourrait illustrer par exemple la transitivité
du verbe manger, ou encore la
structure syntaxique de base P[GN-GV] :
un ange mange une orange
Si on la replace dans le contexte dont je viens de la tirer, à savoir :
Si linguis loquar…
Un ange,
un ange mange une orange.
Or,
chose étrange,
l’ange est dans l’orange,
même si c’est lui,
l’ange,
qui la mange,
elle,
l’orange.
Ainsi toujours s’écrit,
souveraine,
la langue,
langue d’or et langue d’ange.
on voit que sa fonction est de servir de support (certes sur le mode
humoristique) à l’affirmation du primat de la langue sur la parole, sa
souveraineté absolue en poésie. Cette souveraineté s’établit par les
associations que les mots établissent entre eux, indépendamment des relations
logiques articulées sur leurs significations.
On est donc en présence d’un énoncé simple, voire simplet, dont
l’interprétation varie du tout au tout en fonction du contexte dans lequel il
se trouve inséré. Et il faut souligner que le contexte pertinent est bien le
contexte global, dans lequel intervient au premier chef le type de discours
dont le texte ambitionne de relever. Un texte tel que Si linguis loquar… ,
aussi modeste soit-il, est tout simplement inconcevable avant la grande
révolution poétique de la seconde moitié du dix-neuvième siècle.
═══ G.B.
Caird, dans The Language and Imagery
of the Bible (Caird 1997:95), affirme à juste titre que l’ambiguïté est
une caractéristique, non de la langue, mais du discours (Ambiguity is not a characteristic of
language but of speech).
Le traitement automatique de la langue a contribué à placer l’ambiguïté dans la
langue elle-même. Les outils informatiques ont toujours été très élémentaires
et se sont montrés incapables de fournir autre chose qu’une multiplicité
d’analyses pour une phrase unique, ou encore une seule analyse mais dont on
perçoit tout de suite que l’indétermination résulte de l’incapacité à faire les
choix pertinents. On nous dit alors que de telles ‘ambiguïtés’ pourraient être
‘levées’ en perfectionnant les outils existants, et en prenant en compte des
composantes négligées dans le calcul du sens (stratégies discursives,
connaissance du monde, etc.).
L’ambiguïté pour la machine résulte à la fois de la polysémie des items
lexicaux (rappelons que plus un terme est fréquent, plus il est polysémique) et
de la multiplicité des configurations structurelles dans lesquelles ces
derniers sont susceptibles d’entrer. Ces deux facteurs se combinent pour
conduire très rapidement à des phrases astronomiquement ambiguës (calcul de la
factorielle des ambiguïtés locales indépendantes). Un degré raisonnable de
polysémie dans les composants lexicaux de la phrase, combiné à la présence d’un
ou deux groupes prépositionnels rattachables à la fois à des groupes nominaux
d’extension variable, au groupe verbal et à la proposition tout entière, et
nous voilà partis pour les astres. Et ce dans l’analyse de phrases tout à fait
banales ; nul besoin d’amener en renfort Le car entre par la porte de l’est ou La petite brise la glace.
La machine produit une forêt d’arbres syntaxiques décorés d’items lexicaux sous
diverses acceptions, et a bien du mal à pousser l’analyse plus avant.
Pourtant, dans la toute grande majorité des cas, les analyses proposées donnent
lieu à des interprétations tellement distinctes qu’elles ne peuvent pas être
sérieusement proposées comme formant un faisceau de lectures possibles. Pour
prendre un cas extrême, on ne peut pas envisager de contexte de communication
où on puisse maintenir en concurrence la
petite fille brise la couche de glace et le petit vent la refroidit comme interprétations plausibles de
l’énoncé la petite brise la glace.
Seul un contexte créé de toutes pièces pour le permettre peut le
permettre : deux linguistes qui nous montrent que la phrase manifestée
dans cet énoncé est ambiguë.
═══ Si
l’ambiguïté est une propriété du discours, elle réside chez le producteur et/ou
chez le récepteur. Un énoncé ambigu est alors voulu tel et/ou perçu tel. Voulu
tel chez le producteur (mais rappelons qu’il peut accueillir une ambiguïté
qu’il ne perçoit qu’en se faisant récepteur de sa propre parole). Perçu tel
chez le récepteur, s’il se propose plusieurs interprétations suffisamment
distinctes pour exister indépendamment les unes des autres.
═══ Cette
ambiguïté voulue ou perçue est limitée par trois facteurs :
a) la langue est un code, qui connaît des règles. L’éventail des configurations
possibles n’est pas fixé par le locuteur ou le récepteur, mais par le code
(c’est ce code que la machine peut exploiter pour offrir l’éventail de ces
possibilités comme constituant un faisceau d’interprétations possibles). Les
acceptions des items lexicaux ne sont pas définissables de manière unique (dans
ce cas, il n’y aurait qu’un seul dictionnaire par langue, et le nombre et la
longueur des définitions ne dépendraient pas de la taille du dictionnaire mais
seraient des données de la langue) mais d’autre part on ne fait pas dire à un
mot ce que l’on veut. Seul Humpty Dumpty s’imagine avoir ce pouvoir, mais ne le
détient pas vraiment – son pouvoir est d’un autre ordre, celui de définir une
autre langue et d’en imposer l’usage ; mais il aura à l’expliciter, et il
ne pourra le faire qu’en posant des équivalences, en rendant sa langue
traduisible, c’est-à-dire en en faisant un parasite d’une langue existante
(même s’il se contente d’une langue soi-disant privée, il devra passer par le
même processus).
b) le locuteur parle d’un monde. Pas nécessairement du nôtre, celui dans lequel
nous vivons – le locuteur peut signaler qu’il se place dans un monde spécial
obéissant à des lois différentes de celles qui régissent le nôtre et qu’on a
rassemblées sous le terme commode de connaissance du monde. Il faut des
marqueurs de cette remise en cause – la littérature en abonde. Sinon, ma
connaissance du monde agira comme filtre (dont on ne perçoit l’action que si on
examine la communication à froid, de l’extérieur) et rejettera les
‘interprétations’ qu’une machine serait seule à proposer. On peut fournir de
nombreux exemples dans le domaine de la résolution des anaphores.
c) le locuteur a des intentions ; il oriente sa contribution au discours
dans un certain sens, sens qui garantit une cohérence à ses dires (dans les cas
non pathologiques de communication). Le récepteur construit le sens en
recherchant cette cohérence, en évitant autant que faire se peut tout non sequitur.
Ces trois facteurs de désambiguïsation sont censés travailler de concert. Ils
offrent suffisamment de souplesse pour faire face à des situations où ils
semblent tirer le texte dans des sens opposés. Mais ils sont néanmoins
hiérarchisés ; c’est le vouloir dire attribué au locuteur qui prime, suivi
de la conformité avec la structuration d’un monde donné, suivi enfin des règles
de la langue, dont le rôle est avant tout de fournir des frontières.
La combinaison des trois facteurs conduit à un degré minimal d’ambiguïté, du
moins pour les énoncés premiers, où le locuteur et le récepteur sont face à
face, partagent totalement l’ancrage de l’énoncé dans la situation de
communication. L’ambiguïté voulue par le locuteur dans un énoncé premier est
ressentie comme une fraude et s’apparente au mensonge.
Dans les énoncés seconds (qui naissent avec l’écriture), les deuxième et
troisième facteurs viennent à faire défaut, en partie ou totalement. L’énoncé
est désancré, flottant ; le locuteur s’est retiré, il n’est plus là pour
présenter ou défendre son discours (les choses essentielles à ce propos ont été
dites par Platon dans le Phèdre).
Quand l’énoncé est volontairement un énoncé second, quand il prend naissance
comme énoncé second (le cas de toute la littérature), la situation change
drastiquement. Le récepteur compétent tente d’ouvrir au maximum le spectre des
interprétations, il les accueille. Le locuteur se met d’office dans la position
du récepteur, il se fait le premier récepteur de son texte (c’est ainsi qu’on
écrit toujours pour un autre ; cet autre peut être soi-même, mais jouant
le rôle d’un autre, à l’autre bout du message).
═══ « malgré la douleur des étés à ouïr parler de
la guerre » (Saint-Simon). Quelle prodigieuse ambiguïté ! Elle
est entièrement, je pense du moins pouvoir l’affirmer, chez le récepteur, dans
mon chef, lecteur de Saint-Simon plus attentif à sa prodigieuse langue qu’aux
querelles de préséance dont le petit duc faisait si grand cas.
═══ Un énoncé
peut être ambigu, et même volontairement ambigu. Encore qu’il s’agisse le plus
souvent (exception faite des jeux de mots) d’une ambiguïté qu’on ne recherche
pas, mais qu’on accueille quand elle se présente. En conséquence on ne récrit
pas la phrase, on ne cherche plus à promouvoir l’interprétation qu’on avait
d’abord voulue. Je citerai un exemple (tiré de mes propres textes, bien sûr,
puisqu’il s’agit ici d’illustrer une démarche du producteur) :
Tous ces mots qu'en
fin de compte j'accepte, toutes ces lignes que je pousse en avant, comme le
mauvais vent va harcelant mégot, papier gras, feuille morte – que je les emmène
et leur fasse honte dans une douce clairière du silence. Car rien d'essentiel
n'a frémi, n'a pris forme ; à aucune parcelle de la langue je n'ai rendu
la vie nécessaire.
Nécessaire est ici attribut ou épithète. Je ne me souviens plus de
l’interprétation première, mais bien de l’accueil de l’interprétation seconde.
═══ J’apprends
un texte par cœur. Qu’est-ce que je fixe en mémoire ? Pas une simple liste
de mots – d’une langue que je ne connais pas, je peux tout au plus retenir deux
courtes lignes – mais un texte, un tissu, constitué des mots et des relations
(syntaxiques et autres) qu’ils entretiennent entre eux. Ces relations sont
cruciales dans la détermination de l’interprétation ou des interprétations que
je pourrais donner du texte. D’autre part, je fais bien la différence entre le
substrat du texte et le texte lui-même, si bien que je ne garde pas
nécessairement la moindre trace du substrat physique (je ne vois plus le format
de la page, le type des caractères, ou encore, excepté en poésie, les fins de
ligne). J’ai donc mémorisé un substrat abstrait, que je peux concrétiser de
diverses façons, en en refaisant un texte matériel (tout en majuscules, par
exemple, ou en Garamond point 12 sur le traitement de texte de mon portable,
etc.). Je peux, en me récitant le texte, en faire un autre texte, modifier les
relations que j’avais posées pour pouvoir le mémoriser : une manière de
construire le texte m’avait échappé, et se révèle soudain à moi – cet adjectif,
que j’avais pris pour un épithète, je vois maintenant qu’il peut être attribut,
et je préfère l’interprétation nouvelle que cette configuration permet.
═══ « La
langue ne sert pas que la communication, elle sert aussi l’expression.» Certes,
mais son cadre est celui de la communication. Il faut au moins prétendre
communiquer, accepter le jeu. Il n’y a pas de parole adressée à personne – si
on parle à soi, on parle à quelqu’un. Le paradigme de la communication, axé sur
l’intention, le vouloir dire, reste à tout moment pertinent.
═══ « Dans
le contexte y, je donne au mot x une acception différente de celle que lui
donne le dictionnaire. L’ai-je mal compris ? »
Pas nécessairement. Il suffit de se rappeler comment et par qui le dictionnaire
est fait, et ce qu’il se propose de faire.
Ce qui ne veut pas dire que je peux donner aux mots la signification que je
veux. Il n’y a de langue que partagée. Nous avons vu que même Humpty Dumpty
était impuissant à échapper à cette contrainte.
═══ Comment
pourrait-il y avoir deux individus qui comprennent un mot de la même
façon ? Étudier un même dictionnaire par cœur ne ferait pas l’affaire,
pour les raisons que j’ai évoquées plus haut. Avoir exactement les mêmes
expériences langagières (en entrée et en sortie), et tirer de l’observable
exactement les mêmes conclusions quant à l’inobservable (le sens) : ce
n’est possible que si les deux individus n’en font qu’un !
Quand je dis que les locuteurs L1 et L2 ne donnent pas la même acception à
un mot, je ne veux dire
a) ni que L1 pense que le mot désigne une sorte de chapeau alors que L2 sait
qu’il est utilisé pour référer à une espèce de scarabée – simple méprise de
L1 ;
b) ni que le mot a des associations ou connotations différentes pour L1 et L2,
vu leur vécu différent.
Non, je veux dire que L1 et L2 ne s’accordent pas (souvent sans le savoir) sur
la dénotation du mot, qui ne peut d’ailleurs pas être cernée de manière
suffisamment explicite pour établir avec certitude que L1 et L2 s’accordent à
son sujet.
═══ « On
ne s’entend pas sur ce que les mots veulent dire, et pourtant on se comprend
parfaitement bien. Comment expliquez-vous cela ? »
D’abord, il n’est pas vrai qu’on se comprenne parfaitement bien. On s’est
habitué à un certain degré de compréhension et on préfère considérer qu’il est
plutôt bon que mauvais. On peut ainsi plus aisément rejeter les accidents de
compréhension sur le dos de l’interlocuteur, qui devient très vite un
adversaire (« je me suis pourtant exprimé de façon parfaitement
claire » – cf. le « je serai tout à fait clair » dont les
politiciens ont pris l’habitude, ces derniers temps surtout, de nous rebattre
les oreilles).
On peut croire qu’il y a dans la communication un plus petit commun
dénominateur, sans lequel il n’y aurait pas de communication du tout. Mais si
on tente de le déterminer, on se heurte au problème de la description du sens.
On ne peut approcher le sens qu’en créant un sens plus ou moins approché, au
moyen de la paraphrase, par exemple.
On ne vérifie la qualité de la communication que par des moyens somme toute
assez frustes. Par exemple, on vérifie la compréhension d’un ordre en
s’assurant qu’il a été exécuté conformément aux consignes données. Si on prend
un test plus créatif et plus exigeant – par exemple, donner un titre à un texte
– on ne sait comment mesurer les écarts qui se font jour. Il y a un très grand
nombre de titres qui s’équivalent, un bien plus grand nombre encore de ‘bons’
titres, et bien sûr une infinité de mauvais. Et pourtant, donner un titre à un
texte ou le résumer, voilà bien une opération qui ne peut se faire de manière
adéquate sans la compréhension du message véhiculé, l’interprétation du texte.
═══ « Mais
il y a des interprétations correctes et des interprétations
incorrectes ! »
Pour les énoncés premiers, cela ne fait pas de doute – le vouloir dire du
locuteur et l’ancrage dans le contexte d’énonciation sont en général suffisants
pour promouvoir une interprétation ; les autres interprétations, qui
peuvent apparaître au linguiste qui considère l’énoncé à froid, n’affleurent
même pas à la conscience des participants directs à l’échange.
Mais il n’en va pas de même pour les énoncés seconds, isolés de leur contexte
d’énonciation. Quant aux énoncés qui prennent naissance en tant qu’énoncés
seconds – toute la littérature ! – on ne parlera plus
d’interprétations correctes ou incorrectes (sauf à estimer qu’on est en mesure
et qu’il est primordial de déterminer le vouloir dire de l’auteur), mais bien
plutôt d’interprétations cohérentes ou incohérentes, riches (révélatrices) ou
pauvres (réductrices).
═══ Comment
accédons-nous au vouloir dire de l’autre ? Ce ne peut être que par le biais de ce que serait notre propre
vouloir dire si c’était nous qui avions produit l’énoncé de notre
interlocuteur, en nous imaginant ce que c’est qu’être lui, dans la situation
qui est celle de l’énonciation de son énoncé. Donc, nous entrons dans sa peau
et nous parlons à sa place ? Oui, du moins nous essayons de le faire. Mais
comment cela nous est-il possible ? Parce que la parole révèle un moi qui
parle dans un cadre connu de tous, car acquis en commun, en communauté. Un
locuteur peut vouloir+dire (cf.
PU:175) par Die Rose ist rot que
la rose est le rouge, que le rouge c’est la rose. Mais ce vouloir dire n’est
pas reconnaissable, il n’est pas celui qui intéresse la communication. Il ne
s’agit donc pas d’entrer dans les processus mentaux accompagnant l’énonciation
(impénétrables, mais sans intérêt pour la communication) mais de construire une
fonction appropriée de l’énoncé, un vouloir dire insérable dans la communication.
3.
Sens et référence
Introduction
« Le sens n’est pas fermé sur lui-même – vous ne pouvez pas nier qu’il
sert à relier la langue et le monde ! »
Non, bien sûr, il y a un rapport langue-monde, ne serait-ce que parce que la
langue s’insère dans le monde, est elle-même partie du monde, et qu’elle est
nôtre, et que nous sommes partie du monde. Mais ce rapport n’est pas entièrement
ouvert à notre investigation. Nous ne pouvons pas remettre la langue elle-même
en cause dans son rapport au monde (colle-t-elle, ne colle-t-elle pas,
colle-t-elle mieux maintenant qu’il y a vingt siècles, etc.). La langue n’est
pas quelque chose que nous pouvons juger, nous ne pouvons que nous en servir,
c’est en elle-même que se forgent nos instruments de jugement.
Ce qui ne nous empêche pas de parler du rapport entre la langue et le monde, et
notamment de la référence, mais seulement de le juger, par manque de point de
vue extérieur. Il n’y pas de sens à parler de la vérité – ou du plus ou moins
de vérité – du rapport langue-monde.
La référence elle-même (le lien le plus évident entre la langue et le monde)
n’est pas sans problème. Je peux avoir l’impression que le mot table – dans son
acception où il désigne un élément du mobilier – eh bien, précisément, désigne,
donc réfère à, un élément indiscutable du réel, et que cette relation est le
fondement du sens. Remarquez qu’une table est un objet, quelque chose de
construit, de mobile – je peux la déplacer, la brûler, etc. Le rapport de
référence entre mot et réalité est ici, semble-t-il, on ne peut plus clair.
Considérez à présent pied de table. Si je consulte mon schéma de montage pour
la table que je viens d’acheter, j’ai une tablette et quatre pieds – le reste,
c’est un sachet de vis... Un pied de table désigne ici autre chose que, une
fois la table montée, un pied de table scié... Où s’arrête le pied, où commence
la tablette ? – ce n’est déjà plus si clair. Quine 1960 (§4 du chapitre
premier) donne l’exemple de physiciens discutant des neutrinos – leur dispute
concerne-t-elle la référence ou la définition même du mot neutrino ? Deux
faces de la même réalité : les mots construisent le monde, ils ne se
contentent pas de le décrire passivement. Que dire des mots qui désignent des
sensations, des vertus ? Ces sensations et ces vertus, dira-t-on,
existeraient parfaitement sans les mots pour y référer. Ce n’est pas si sûr.
« On ne peut éprouver certaines choses que si on a le mot pour les
exprimer. » (Pessoa)
Ce n’est jamais la langue qui réfère. Celui qui réfère est le locuteur, et
l’acte de référer est un acte langagier comme un autre, même s’il est
fondamental. Pour référer, je donne ce que j’estime être assez d’informations
pour que l’interlocuteur puisse calculer un sens qui va rendre la référence
possible, la référence étant le lien entre le sens et un morceau de réel,
découpé selon les pointillés qu’impose la langue.
On comprend dès lors la distinction établie par Victorri et Fuchs (1996:204)
entre référence actuelle (en langue) et référence au monde. La
référence actuelle a pour objet des éléments de la scène verbale construite,
qu’ils existent ou non dans le monde extérieur au discours. Mais je ne peux
suivre Victorri et Fuchs quand ils posent que « le sens d’un
énoncé-occurrence est la scène verbale qu’il construit ou les modifications
qu’il apporte à la scène verbale que construit le discours auquel il appartient »
(p.203) parce que la scène verbale en question ne peut être que partie
intégrante d’un univers-représentation, et ce dernier doit appartenir au
locuteur, même si la communication n’est possible que si les
univers-représentations des locuteurs sont en grande partie convergents et
partagés.
La référence actuelle ne présuppose donc pas que le visé de la référence soit
un élément du réel ; elle assure seulement l’existence d’une entité
discursive, quelque chose dont on peut continuer à parler. Si je dis Le chat
est sur le paillasson, les deux groupes nominaux ont désormais une existence
discursive – je peux les reprendre par des pronoms, par exemple. De même, tout
l’énoncé réfère à un état de fait en langue, qui lui aussi est un objet du
discours et peut faire l’objet d’une reprise pronominale (Le chat est sur le
paillasson – je le sais).
Une tout autre question est d’établir si le visé a une existence hors
langue. Rorty (1979:284-285) propose de réserver le terme refer à « a
factual relation which holds between an expression and some other portion of
reality whether anybody knows it holds or not »,
détachant ainsi la référence du locuteur pour l’établir au niveau de la langue,
procédure qui me paraît vouée à l’échec dès qu’il s’agira d’établir la référence,
c’est-à-dire la ‘factual relation’ en question, vu que cela ne pourra se faire
sans réinsertion de l’énoncé dans son contexte d’énonciation, dont le locuteur
est partie intégrante.
L’intension (avec s), c’est-à-dire le sens dans le jargon des logiciens,
est ce qui doit permettre le calcul de l’extension, c’est-à-dire la
référence, la dénotation. Soit. Ce qui me frappe, c’est la fréquence avec
laquelle nous n’envisageons même pas de calculer cette extension, nous
contentant de l’intension, et de la présomption que cette extension est
calculable, si nous prenions la peine de la calculer. Si je vous dis Mon chat
est malade vous vous contenterez de savoir que vraisemblablement il existe un
chat dont moi, le locuteur, j’estime que je puis dire qu’il est le mien et que
de ce chat j’estime que je puis dire qu’il est malade.
Cette absence de nécessité de calculer l’extension correspondant à l’intension
est ce qui permet à cette dernière de gagner son indépendance, c’est-à-dire de
s’appliquer à des cas où l’extension n’est pas raisonnablement calculable, soit
parce que le mécanisme de référence n’a pas d’objet bien délimité qu’il puisse
viser (sa flexibilité, la crise que nous traversons, etc.), soit parce que la
typicité est inscrite dans l’expression linguistique elle-même, et interdit le
calcul d’un référent précis et bien délimité (les enseignants, tout le monde, les
incidents de cette nature, etc.)
Le groupe nominal la crise que nous
traversons, qui constitue une description définie, recevrait l’interprétation
russellienne suivante :
ι(x) crise(x) ۸ traverser(nous,x)
paraphrasable par :
il existe une chose et une seule telle que cette chose est une crise et que
nous la traversons
Cette paraphrase est très loin de l’interprétation qui sera donnée à ce groupe
nominal en discours. La qualité primordiale de cette expression définie est
d’être essentiellement vague, pour le locuteur tout autant que pour
l’interlocuteur. Le locuteur pourrait sans doute citer des manifestations, des
exemples, des symptômes de cette crise ; il pourrait peut-être même en
esquisser les causes et les effets. Mais ce dont il a besoin dans le discours,
à ce moment du discours, c’est avant tout une expression compacte : il a
des choses à dire sur cette crise, il ne peut pas passer des heures à tenter de
la cerner, de la spécifier. Il se contente de la poser, de la proposer comme
objet licite du discours. À cette condition seulement le discours peut aller de
l’avant.
Référence et extension
Le visé de la référence n’est spécifiable qu’en contexte, alors que
l’extension d’un terme sous une certaine acception est calculable sur base de
son intension, reflétée dans la définition qu’en donne le dictionnaire.
Guillaume, suivi en cela par Wilmet et Martin, avait introduit le concept d’extensité
pour désigner l’ensemble des objets visés par un acte de référence. Martin la
définit ainsi :
L’extensité désigne,
non pas l’ensemble maximal des objets auxquels le mot convient, mais l’ensemble
des objets auxquels momentanément le discours réfère. (Martin 1992:179).
On peut le suivre dans cette définition, mais non dans son analyse des
exemples fournis :
Dans Le
disque que j’ai acheté, le mot disque vaut pour un objet unique, c’est-à-dire pour un
individu. Dans Le disque se vend moins bien que la cassette, le mot disque vaut, dans la situation où
l’on est, pour tout objet appelé « disque ». De l’une à l’autre
phrase l’intension de disque n’a pas varié, et du fait même est restée invariante
l’extension. Mais la différence d’extensité est considérable. (Martin
1992:179-180)
Il y a ici confusion entre le mot, objet de la pratique lexicographique,
et le groupe nominal (le disque que
j’ai acheté dans le premier exemple – qui, notons-le en passant, n’est
pas une phrase –, et le disque
dans le second) qui seul peut servir dans un acte de référence. L’expression
« vaut pour » cache malhabilement cette confusion. La différence
d’extensité est due au fait que la relative justifie l’emploi de l’article
défini dans le premier exemple, et en force donc la lecture individuante, alors
que l’article défini de le disque
dans le second, parallèle à celui de la
cassette, reçoit une lecture générique.
Référence et individuation
On rappellera tout d’abord que seul le locuteur réfère, la langue se
contentant d’offrir la possibilité de référer via les expressions
référentielles.
Dans une lettre à sa femme, datée du 17-XI-1922, après le discours de Mussolini
à la Chambre, Gaetano de Sanctis (cité dans Bobbio 1977, p.32) écrit :
« Nerone ha parlato ».
On ne peut comprendre cet acte de référence sans le replacer dans son contexte
d’énonciation. Le référent de Nerone est
ici bien sûr Mussolini, le but de l’énoncé étant précisément de faire saisir
cet acte de référence (par le biais d’une prédication –ha parlato– dont la saillance affichée ne s’explique que si elle
reçoit pour actant une seule personne, Mussolini) et, par là, de proposer
l’identification Mussolini-Néron, qui fait de Mussolini le nouveau Néron, Néron
redivivus, avec toutes les
implications qu’entraîne cette identification quant au caractère et aux
qualités de Mussolini ainsi qu’à l’avenir qu’il réserve à l’Italie et qu’il se
prépare à lui-même.
Ce n’est donc que par laxisme (pas toujours sans danger) qu’on parlera de la
référence accomplie par un élément d’énoncé, ou,pis encore, de phrase. Si je
dis Pierre, la lampe, les engagements que le Président a pris au début de son quinquennat,
etc. vous ne savez nullement à qui ou à quoi je me réfère. Vous lisez des
expressions référentielles, et il se fait que je les ai simplement citées, et
non utilisées pour référer à qui ou à quoi que ce soit.
Les ‘référés’ (objets ou personnes ou x à qui ou à quoi le locuteur réfère) se
basent sur un découpé de l’univers (réel ou créé à l’aide de la langue) tel que
présenté ou imposé par une langue donnée.
La référence se fera donc plus aisément à ce qui se détache mieux de
l’arrière-plan. Un référable, c’est tout d’abord un repérable ; on peut le
cerner, l’isoler et, partant, le désigner ; typiquement une personne, un
animal, un objet. La propriété essentielle est la « visibilité »
(dans l’acception plus large de l’anglais salience),
acquise par l’intérêt que nous portons au référable et qui fait qu’il se
détache de l’arrière-plan et s’offre à nous. Il est certain qu’une qualité
telle que la motilité (sens aristotélicien de φόρα) contribue à la possibilité d’individuation,
de repérabilité. Les objets
produits par l’homme et s’insérant dans sa praxis ont ainsi un très haut degré
de référabilité : hautement visibles par l’intérêt qu’on leur porte, aux
frontières généralement bien définies, et doués de motilité.
Cependant, dès lors que les expressions référentielles sont disponibles, elles
proposent un mécanisme, un schéma dans lequel on peut glisser des éléments qui
ne sont pas repérables en dehors de la langue. Considérons le schéma syntaxique
article défini+nom+relative
déterminative. À côté de
la lampe qui éclaire ton livre on
trouve la confiance que tu m’as
témoignée. À première
vue, on a affaire à des actes de référence semblables posés par le
locuteur : il se réfère à deux morceaux de réel, d’une part une lampe
éclairant un livre et d’autre part… un acte, une preuve, des marques de
confiance qui lui ont été données. L’hésitation dans le choix de la paraphrase
en dit long. Il ne s’agit en fait pas d’un acte de référence semblable :
le second est entièrement interne à la langue.
La référence est la clef de voûte dans la mise en relation de la langue
avec le monde. En l’absence d’une telle relation la langue ne serait pas bien
utile et ne servirait guère qu’à entretenir les maladies mentales. Mais il faut
bien voir que le mécanisme est tout à fait à même d’instaurer la relation en
faisant surgir le morceau de réel qu’il prétend seulement découper. Et une fois
cette relation établie, l’individu ainsi créé poursuit son existence dans le
texte, et il est libre de se propager dans le discours, notamment via les
chaînes anaphoriques.
La confiance que vous m’avez témoignée, d’une part je l’ai méritée et
d’autre part j’ai veillé à ce qu’elle soit dûment récompensée.
Mais au fait qu’est-ce que cet individu que l’usage d’une expression
référentielle permet au locuteur de poser ? Il est intéressant de
considérer les rapports de filiation thésaurique établis par le biais de la
copule. Partons d’un exemple tout simple :
Le vélo que j’ai acheté hier est une superbe machine.
La copule joue ici le rôle du isa
des réseaux sémantiques. Bien sûr, l’établissement du rapport isa entre vélo et machine
est la clé de la désambiguïsation du mot machine
(GR : -D.
Spécialt. (1817). - 1. Véhicule* comportant un mécanisme. - Vieilli. Un
cycliste, un motocycliste sur sa machine).
On quitte bien vite la relation de type thésaurique, et on constate alors que
l’individu posé n’est plus notre répérable de tout à l’heure :
Le vélo que j’ai acheté hier est ma deuxième grosse dépense du mois / un
simple prétexte / une pomme de discorde entre ma femme et moi / une grosse
bêtise / etc.
S’agit-il d’une copule de recatégorisation ? Pas vraiment. Il doit y avoir
réinterprétation d’un des deux éléments, soit le sujet, soit l’attribut, et on
constate que c’est le sujet qui accomplit la totalité ou à tout le moins la
plus grande partie du chemin (dans mon
coiffeur est un ange, il y a sélection de l’interprétation métaphorique
lexicalisée de ange, et non
réinterprétation).
Considérons de plus près le mécanisme de réinterprétation, en partant d’un
énoncé réel bien que second (c’est-à-dire appartenant à la littérature) :
Il barbiere era stato un errore. (Fruttero & Lucentini, La donna della domenica, Classici
Moderni, Oscar Mondadori, 1972:13) [ Le coiffeur avait été une erreur.]
Si on lit le roman, on arrive sans peine à interpréter ‘le coiffeur’ comme ‘se
rendre chez le coiffeur (pour se faire couper les cheveux)’. On se demandera
s’il faut vraiment lire le roman pour arriver à une réinterprétation aussi
évidente. On se souvient de la théorie des qualia (voir ci-dessous 0). À
un nom peut être associé une fonction ou un rôle de base, celui du coiffeur
étant de couper les cheveux. ‘Une erreur’ crée le fossé qu’il faut combler car
la catégorie sémantique est celle des actes, pas celle des personnes. On
réinterprète donc le coiffeur
comme l’acte de se rendre chez le coiffeur pour une coupe de cheveux, et le
tour est joué.
Mais cette réinterprétation n’est pas automatique, précisément. Il s’agit d’une
réelle réinterprétation, pas du choix d’une acception métaphorique stockable dans
le lexique. La phrase de Fruttero & Lucentini tient tout aussi bien si le
coiffeur est la troisième personne à éliminer, celle toutefois qu’il eût été
plus prudent de ne pas ‘buter’ – il
barbiere era stato un errore, la goutte de sang qui a fait déborder le
vase des soupçons.
Le coiffeur était le vrai problème (comment l’aborder, comment s’en
débarrasser, comme s’en faire payer, comment le persuader d’accepter
l’expropriation, etc. etc.)
La montagne avait été une erreur.
La montagne serait un avantage.
Il n’y a pas de fin à ce processus de réinterprétation, qui se met en branle
dès que le sens qu’il produit est meilleur que le sens qu’on peut produire sans
y faire appel.
La référence et l’individuation, qu’en reste-t-il dans de tels cas ? Le
mécanisme étant mis en place par la langue, et la possibilité offerte de créer
des individus, le discours ne s’en prive pas. Ce dont on ne dispose pas, c’est
de la capacité de calculer l’univers des référents potentiels sur la seule base
de l’expression référentielle.
Le cas prototypique de la référence est la référence à des espèces
naturelles et des produits concrets de l’activité humaine. Mais on peut se
référer également à des événements, par exemple. Dans ce cas, le nom et la
nominalisation ont un rôle évident et crucial. Je peux me référer à l’acte
d’acheter un crayon en disant :
Jean achète un crayon à Paul.
mais je n’ai pas la possibilité de dire (les verbes sont à lire à
l’indicatif) :
achète / achète un crayon / achète un crayon à Paul
tout simplement parce que la sous-catégorisation lexicale d’acheter prévoit des positions à
remplir par les arguments du verbe, sujet acheteur, objet acheté, groupe
prépositionnel vendeur, etc. La nominalisation est beaucoup plus souple :
Un achat / un achat de crayon / l’achat par Jean d’un crayon à Paul / les achats de Jean / les achats à Paul
La nominalisation permet la référence à des ensembles d’actions ou d’événements
aux contours on ne peut plus flous, comme par exemple la Révolution française (celle de 1789). Et également à des
objets qui n’existent que grâce à la langue, comme par exemple le mois de septembre 2001. Ce mois de
septembre 2001, la langue permet de le considérer comme un individu à part
entière, capable de faire l’objet de prédications telles que :
Météorologiquement, le mois de septembre 2001 a été assez doux.
Le mois de septembre 2001 restera dans toutes les mémoires.
voire de se targuer d’une autonomie tout à fait factice (cf. 0) :
Le mois de septembre 2001 a vu s’écrouler l’espoir d’un ordre mondial basé
sur les valeurs de la paix et de la démocratie.
Ce sont là de petits pièges de la langue. Ceux-ci sont faciles à déjouer. Ils
ne le sont pas tous, comme l’a bien montré Wittgenstein.
La comparaison de langues qu’offre la traduction permet de voir comment une
langue parvient parfaitement à se passer des individus dont sa voisine permet
la création. Considérez la paire d’expressions françaises prendre du retard / rattraper un retard et ses
traductions anglaises les plus idiomatiques, à savoir to lag behind / to
catch up. Nous avons donc un nom en français (retard) et pas de nom en anglais. Or, le nom français peut faire
l’objet d’une mise en exergue, extraction hors du groupe verbal due à la
relativisation :
Le retard que nous avons pris est considérable.
Le retard que nous avons pris ne sera pas facile à rattraper.
Ces deux phrases françaises posent un individu retard par le biais de la structure article défini+nom+relative déterminative. Mais cet individu
(plus précisément son équivalent anglais) n’existe pas de l’autre côté de la
Manche. C’est uniquement le français qui permet de saisir l’expression par le
coin du nom. La traduction doit faire appel au ‘rephrasing’, à la
reformulation, ce qui veut tout simplement dire que le traducteur ne peut pas
traduire en dormant :
We are lagging behind to a
considerable extent.
We won’t find it easy to catch up.
Une question naïve: comment un individu réel pourrait-il disparaître
dans le passage fidèle d’une langue à une autre ? La perspective bilingue
montre que la référence peut pointer vers des individus qui n’existent qu’en
langue.
Les accidents de la référence
Méprise et mensonge sont langue tout autant que les énoncés réussis et
honnêtes. Ils nous permettent de comprendre un peu mieux ce qui se passe dans
les cas dits normaux. On commencera par noter qu’on se sert de ‘tuer’ pour
référer à une action, au même titre que de ‘le Président de la République’ pour
référer à un individu déterminé.
- (a) J’ai tué le Président de la République.
(b) Mais non, vous n’êtes parvenu qu’à le blesser légèrement.
(b) Mais non, vous avez tué Giscard, et il y a belle lurette qu’il n’est plus
Président
(b) Mais non, cet individu s’appelle Jacques Chirac, comme le Président, mais
ce n’est pas Jacques Chirac !
etc.
Le verbe tuer sert ici à
référer, mais il réfère en prédiquant, en établissant des qualités de l’acte
qui en font un acte de tuer. S’il ne s’agit pas de cet acte (par exemple car on
peut vérifier que les inférences qui en découlent ne sont pas valides in casu, par exemple parce que
l’individu prétendument tué n’est pas mort), la référence échoue, au même titre
qu’elle échoue si l’individu n’est pas ‘le’ Président de la République
(c’est-à-dire celui en exercice au moment de l’énonciation). En fait, Président de la République est
également une prédication, mais elle a forme nominale. On remarquera que Jacques Chirac l’est tout autant.
Dans toutes les phrases au futur (ce futur dont l’existence même ne devrait
cesser de nous étonner),
et dans bon nombre d’autres, comme par exemple Il est en train de le tuer, la valeur de vérité de l’énoncé (la
conformité au réel des actes de référence et de prédication) ne peut être établie
dans le présent. Il faut attendre le verdict de l’avenir. Il se peut aussi que
ce verdict ne puisse jamais intervenir, si bien que la valeur de vérité est
strictement incalculable :
Il était en train de le tuer, mais la
police est intervenue à temps.
Veut-on faire du calcul de la valeur de vérité un critère pour déterminer le
sens de l’énoncé, et poser que le sens réside tout entier dans les conditions
de vérité de l’énoncé ? Soit, mais ce critère n’a rien d’opérationnel, il
reste entièrement enfoui dans la langue.
Considérez
Si c’est cela que vous appelez des insultes !
La dispute concerne-t-elle la langue ou la chose, l’acte de référence ou la
nature du référé ? La question est dépourvue de sens — on peut dire qu’on
s’entend sur la chose, mais non sur les mots ; ou au contraire sur les
mots, mais non sur la chose. De toute façon, on ne quitte pas la langue.
Référence et présupposition
Considérez
Comment expliquez-vous que le bruit que
vous n’avez pas fait l’ait réveillée ?
L’article défini du groupe nominal le bruit est justifié par la relative. Un
objet est posé en discours, à savoir le bruit que vous n’avez pas fait. Mais
cet objet semble n’avoir aucune existence à cause de la négation du verbe faire :
un bruit qu’on n’a pas fait n’existe pas.
D’autre part, dans notre énoncé, ce bruit inexistant a bel et bien réveillé
quelqu’un – cette inférence est due à la factivité d’expliquer, qui présuppose
la vérité de son objet, la proposition introduite par le premier que.
Il y a donc successivement un posé d’existence, une négation de ce posé, et un
présupposé qui le rétablit. Tout tombe en place, bien sûr, si on lit la
relative comme une reprise d’un énoncé antérieur (je n’ai pas fait de bruit),
reprise qui indique que cet énoncé était faux puisqu’il ne peut pas se combiner
avec ce que le présent énoncé pose comme vrai. L’énoncé sauve ses propres
meubles en forçant une relecture dans laquelle le bruit que vous n’avez pas
fait devient le bruit que vous prétendez ne pas avoir fait, bruit dont
l’existence revient ainsi à l’avant-plan. Le locuteur premier n’a plus guère de
choix – il doit rompre la coopération discursive (Attendez. Je n’ai rien à expliquer etc.)
Existence et référence
On entend ici par référence une opération linguistique – la licorne qui est dans le jardin et le livre qui n’existe pas réfèrent
tout autant que le lion qui est dans
le jardin et le livre que vous
nous présentez – car s’il n’y a rien, la langue pose : elle est le
plus puissant réificateur qui se puisse concevoir. Le livre qui n’existe pas (ou encore, plus poétiquement, avec
Rilke : das Tier, das es nicht
gibt)
existe en langue et il existe précisément car on peut en parler (ou encore pour
qu’on puisse en parler...). Seules n’existent pas les choses dont on ne peut
rien dire, même pas dire qu’on ne peut rien en dire.
Les sujets grammaticaux : ils ne présupposent pas l’existence de leur référent,
ils se contentent de les proposer comme objets du discours.
a) Ces ruines sont fausses.
b) Ces ruines n’en sont pas.
c) Ton ‘lapin’ est un lièvre.
Ces deux derniers énoncés sont clairement métalinguistiques, dira-t-on. Soit.
On pourrait arguer que a) ne l’est pas moins : comme de fausses ruines ne
sont pas des ruines, le mot ‘ruines’ ne leur convient nullement. En fait, le
caractère métalinguistique d’un énoncé est une question de degré. On peut très
facilement l’augmenter en faisant figurer le mot ruines entre guillemets dans a).
L’existence n’est pas en langue une propriété spéciale. Elle peut être
prédiquée comme toute autre, attribuée ou refusée à un sujet. Il ne s’agit pas
de l’existence conçue absolument, nous l’avons souligné, mais seulement de
l’existence dans ce monde-ci, dit le monde réel. Les exemples de prédication
relative à l’existence ne sont pas tous des exemples construits par des
linguistes ou des philosophes. On trouve d) aussi bien que e).
d) [Il ‘Temple du dégoût’]
sarebbe affollatissimo quanto il famoso quarantunesimo seggio (il seggio che
non esiste) dell’Académie française
(Macchia 1970:12).
e) Le roi de France n’existe pas.
Notez que dans e), l’article défini – pace
Russell – ne présuppose pas l’existence d’un référent pour le groupe nominal,
il ne fait que présenter ce groupe nominal comme objet identifiable du
discours. L’existence peut très bien
lui être refusée. Ce qu’il importe de voir, c’est la différence avec
f) Il n’y a pas de roi de France.
e) n’est approprié que si le roi de France a déjà été proposé comme objet du
discours, proposition qui permet de rendre cet objet identifiable – cette
proposition est ainsi reprise, et l’existence est niée. Ce que e) présuppose,
c’est un énoncé qui a proposé le roi de France comme objet du discours, et sur
lequel e) puisse venir se greffer. Par contre f) convient comme énoncé
d’ouverture, même s’il s’adresse ou feint de s’adresser à un lecteur qui
pourrait croire que la France est un royaume. Il n’empêche d’ailleurs que je peux
commencer un discours par un énoncé de reprise – par là je ferai naître
l’énoncé d’ouverture qu’il présuppose.
Pour bien distinguer la présupposition d’existence de sa discussion par le
biais de la prédication, on peut se tourner à nouveau vers la bête de Rilke, la
licorne, dont on sait qu’elle n’existe pas dans le monde que nous
habitons ; elle hante un monde meilleur, qui ne manque ni de consistance
ni de réalité.
En contexte extensionnel et en position syntaxique, c’est-à-dire dans une
configuration syntaxique où il joue un rôle (sujet, objet, etc.), un groupe
nominal avec article indéfini présuppose l’existence de son référent :
g) Une licorne a mangé mes salades.
Cette présupposition rend caducs les énoncés qui prédiquent l’existence, en
l’attribuant ou en la niant, d’un sujet marqué de l’article indéfini :
h) * Une licorne existe.
i) * Une licorne n’existe pas.
Notez que ces énoncés sont grammaticaux si l’article indéfini est remplacé par
le quantificateur de même forme :
j) Une licorne existe (au moins une
licorne existe, exactement une licorne existe).
k) Une licorne n’existe pas (au moins
une licorne n’existe pas, exactement une licorne n’existe pas).
J’avance que k est grammatical – il faut bien se garder de confondre absurde et
impossible en langue. Dès qu’une modalité affecte la prédication d’existence,
les énoncés sont parfaitement grammaticaux, même s’ils ne sont pas
nécessairement très sensés :
l) Une licorne peut très bien ne pas
exister et néanmoins manger vos salades.
On peut affirmer ou nier l’existence du référent d’un groupe nominal accompagné
de l’article indéfini (c’est même une des deux manières standard de prédiquer
l’existence, l’autre faisant appel à la tournure impersonnelle il existe), mais il faut extraire ce
groupe nominal de la proposition, et le reprendre par cela/ça, comme le fait Desnos :
m) Une licorne, ça n’existe pas.
Le groupe nominal est présenté comme sujet du discours, mais ne participe pas à
la prédication, comme l’indique la rupture intonative marquée par la virgule,
et la reprise par le démonstratif. Reprise et non référence. Cela/ça n’a évidemment pas un
référent qui serait une licorne individuelle, dont l’existence serait affirmée
ou niée. Le démonstratif ne réfère pas, il reprend, il propose.
Quant à l’article défini, nous avons vu qu’il marque le groupe nominal comme
identifiable, sans rien avancer quant à l’existence de son éventuel référent
dans le monde :
n) La licorne, si elle existait, serait
chauve.
o) La licorne existe bel et bien.
p) La licorne, qui n’existe pas, a mangé mes salades.
En résistance à son caractère absurde, p) pourra recevoir une interprétation où
la proposition énoncée par la relative est attribuée à une autre personne que
le locuteur, par exemple le récepteur : qui soi-disant n’existe pas, dont
vous vous acharnez à nier l’existence, etc.
Ontologie et existence
Pour une entité hypothétique donnée, l’accès à l’ontologie et l’attribution
du prédicat d’existence semblent être le résultat d’une seule et même prise de
position philosophique.
L’ontologie est l’ensemble des entités dont une métaphysique POSE la nécessité
(pour les besoins et dans les limites de cette théorie), c’est-à-dire les
éléments dont elle ne peut se passer, qu’elle ne peut REDUIRE.
À ces éléments elle est
disposée à attribuer l’existence ; elle recourt pour cela à un prédicat à
un argument, exister (formalisé
par le quantificateur existentiel $). On notera tout d’abord que le
quantificateur ne précède pas le prédicat exister, ni chronologiquement ni logiquement ; bien au
contraire, il en dépend : il faut bien donner une interprétation en langue
des symboles logiques si on désire utiliser la logique pour rendre compte
d’interprétations d’énoncés en langue, car les interprétations elles-mêmes, se
formulant en langue, ne peuvent rester extérieures à la langue.
Le prédicat exister a en
français un certain nombre d’idiosyncrasies ; il convient d’utiliser
l’impersonnel il existe si on
veut introduire un sujet accompagné de l’article indéfini, comme précisément
dans l’interprétation en langue du quantificateur existentiel :
$x roi(x)
: il existe un x tel que cet x est roi
Le sujet ne peut s’insérer en position normale (avant le prédicat) que
s’il est défini : nom propre ou description définie :
La planète des singes existe.
Dieu existe.
Mais l’existence ne se prédique pas avec la même aisance de tout type de
sujet, même si les règles de grammaire évoquées à l’instant sont respectées.
Par exemple, l’énoncé discuté par Wittgenstein au §58 des PU, ‘Le rouge
existe’, est grammaticalement marginal. L’interprétation qu’en donne
Wittgenstein (Le mot ‘rouge’ a une acception en français, fait partie de la
langue française) est beaucoup plus naturelle, linguistiquement, que la
prédication d’existence elle-même.
Quoiqu’il en soit, la question qui doit être résolue avant de pouvoir tout
simplement transcrire le prédicat exister
en quantificateur existentiel est d’établir l’univocité du prédicat. On sait
que Quine eût aimé que le prédicat exister
fût univoque, et qu’on pût ramener les différences d’interprétation des
prédications d’existence aux seules différences sémantiques résidant dans les
sujets. Dans cette optique, les énoncés
La planète des singes existe.
Les nombres existent.
Le rouge existe.
Dieu existe.
recevraient des interprétations différentes uniquement sur base des
interprétations différentes qu’il convient d’attribuer à leurs sujets, à savoir
la planète des singes, les nombres, le rouge et Dieu.
Toutefois, il est linguistiquement plus probable que l’interprétation de ces
énoncés doive se faire sur la base de la totalité du nexus sujet+prédicat,
l’interprétation du prédicat n’étant pas totalement indépendante du sujet qu’on
lui passe en argument.
Prenons l’exemple de Dieu existe. Supposez que Dieu ne soit pas interprété
comme un nom d’individu (même déclaré inconcevable, mais néanmoins ressenti
comme individu), ni même un nom de chose, mais bien plutôt un nom d’événement,
si l’on veut quelque chose comme le jour ou la nuit. Supposez que l’on puisse
déclarer, parallèlement à
Il fait jour / Il fait nuit,
Il fait Dieu.
Serions-nous prêts à affirmer que dans ce nouvel énoncé Dieu existe, seul le
‘sens’ de Dieu a changé, et que nous avons toujours la même charge sémantique
pour le prédicat exister ?
Certes, on peut résoudre la question par le biais d’une définition par
stipulation. Exister, dans le langage de l’ontologie, est déclaré parfaitement
univoque et traduit sans perte ni ajout par le quantificateur
existentiel : il indique seulement l’admission à l’ontologie. Mais bien
sûr nous ne pouvons plus alors parler d’interprétation du langage naturel –
nous ne trouvons l’univocité que parce que nous l’imposons.
La différence entre exister et être posé/proposé (comme objet du discours)
s’estompe dès que l’on quitte l’univers spatio-temporel. On ne possède un sens
clair du prédicat d’existence que si on le limite à cet univers (les chevaux
existent ; les licornes n’existent pas ; il existe des chevaux, il
n’existe pas de licorne ; il y a des chevaux, il n’y pas de licorne), car
à tout moment nous croyons connaître cet univers et pouvoir lui attribuer une
certaine stabilité (qui s’avère d’ailleurs toujours bien précaire, les progrès
de notre connaissance scientifique ne cessant de la bousculer).
On ne gagne rien à déclarer, par exemple, que les nombres existent ; cela
ne veut rien dire d’autre que ceci : nous les trouvons nécessaires,
pratiques, indispensables à une certaine praxis et à une certaine théorisation,
un mode d’investigation de nous-mêmes et de ce qui nous entoure.
L’existence est semblable à l’identité : dès lors qu’un objet est posé,
c’est-à-dire qu’il apparaît comme objet du discours, il dispose gratuitement de
l’existence et de l’identité (avec lui-même). Si je veux aller plus loin dans
les conditions que je désire reconnaître pour l’accès à l’existence ‘réelle’,
je suis redevable d’une explication de ce que j’entends par ‘réel’ : il me
sera vite apparent que je ne peux m’en tenir à l’existence telle que contrainte
par des coordonnées spatiales, l’existence dite matérielle. Et je serai
contraint d’admettre à l’existence exactement tout ce dont j’ai besoin pour
rendre compte de ce dont je veux rendre compte : telle est l’inévitable
évidence de l’ontologie.
La simplicité et l’élégance d’une théorie ne peuvent s’évaluer (si seulement
elles le peuvent) qu’en prenant en compte tous les éléments et toutes les
dimensions de cette théorie – non seulement les objets dont elle a besoin, mais
encore toutes les propriétés, relations, symboles, opérateurs, etc. dont elle
fait usage. Il n’y a aucun sens à ne mesurer qu’une dimension et à la féliciter
de sa diète ontologique alors que les ‘réductions’ auxquelles elle procède pour
maintenir son ontologie dans des limites très strictes sont elles-mêmes un facteur
de complexité. Tout a du poids.
Article et référence
Commençons par examiner l’article zéro :
a)
Pierre qui roule n’amasse pas mousse.
Ce que nous dit ici l’article zéro du groupe nominal, c’est quelque chose
comme :
Ne me cherchez pas de référent – je suis fondé en langue et non pas en
discours (en fait, il n’est pas question de pierre du tout !).
Il en va de même pour faire boule de neige, trouver
chaussure à son pied, etc.
L’angliciste que je suis est bien sûr frappé par la divergence de fréquence
d’emploi de l’article zéro dans les deux langues. En linguistique anglaise,
pour expliquer l’emploi de l’article zéro, on parle volontiers d’un pur
renvoi à la notion, explication trop facile car on a bien du mal à la
prendre en défaut – elle n’est pas assez aisément falsifiable. S’il y a article
zéro, on dit qu’il y a renvoi à la notion pure. Le renvoi à la notion pure se
définit comme le type de renvoi que permet l’article zéro – on tourne en rond.
On pourrait avancer que plus la notion est abstraite, plus il est facile de
renvoyer à la notion sans passer par la référence. Courage
avec article zéro ne réfère pas, il ne pose pas d’objet, il n’effectue pas de
découpe du réel. Par contre, si on lui donne une spécification :
b) un courage digne de d’Artagnan
c) le courage dont vous avez fait preuve, etc.
on crée un objet (mais cet objet n’a de réalité qu’en langue – un
courage digne de d’Artagnan est une spécification de degré ; il n’y
a pas d’objet extra-linguistique auquel je puis avoir accès en dehors de la
langue). C’est ici le même type de référence que dans
d) Lui avez-vous passé un coup de fil ? – Oui, je l’ai fait et j’en
ai parlé à Pierre.
où le ‘le faire’ et le ‘en’
sont une référence que la langue impose, en découpant dans le réel le coup de
fil et en le réifiant (mais notez qu’on ne dit pas Oui,
je l’ai passé – c’est toute l’expression le faire qui
renvoie à lui passer un coup de fil ; il
n’est pas possible de trouver un référent au ‘l’’ tout seul,
car le coup de fil reste indéterminé dans sa lexie). De même le
courage dont vous avez fait preuve procède à une découpe et
individuation de l’abstrait qui n’est possible que parce que la langue s’est
délivrée des liens qui lient trop étroitement référence et réel.
Que nous dit l’article défini du
groupe nominal qu’il marque ?
Vous en savez assez pour m’identifier.
On en sait assez grâce au contexte situationnel (le Président) ou
linguistique (fléchage de gauche et anaphore, fléchage de droite via la
relative, pour reprendre la terminologie de la théorie des opérations
énonciatives d’Antoine Culioli), ou parce que la référence s’étend à la classe
tout entière.
On contrastera les prédications qui s’appliquent à la classe avec celles qui
s’appliquent seulement aux membres de la classe, même si c’est à tous les
membres :
a) Le lion est en voie d’extinction (–> classe)
b) Le lion est connu depuis la plus haute
Antiquité (pas * un lion ! –>
classe)
c) Un/Le lion est un animal dangereux (Les lions ; les
membres de la classe)
Notez l’importance du : vous en savez assez – on peut
l’utiliser pour placer le lecteur in medias res comme dans
« Il savait pourtant bien que la Mercedes était restée à
l’arrêt une seconde de trop. »
qui ferait un bon début de polar, je crois.
Finalement, que nous dit l’article
indéfini du groupe nominal ?
Ne cherchez pas à établir ma référence. Je ne suis pas le seul membre de ma
classe.
ce qui s’accompagnera souvent de :
A) mais je suis un échantillon typique :
a) Un lion est un animal dangereux.
Notez que la lecture générique doit être étayée : présent de
l’indicatif, au besoin renforcé par un toujours, comme dans la phrase de
Napoléon citée par Guillaume (un enfant est toujours l’ouvrage
de sa mère), alors que l’article défini oblige à se tourner vers la classe
tout entière si l’interprétation individuelle est exclue :
b) À la fin du siècle dernier le soldat belge semblait prendre
plaisir à massacrer les dauphins (‘un soldat’ pointerait sur un individu)
B) mais je suis un échantillon, et c’est un échantillon qu’il vous faut, pas
un individu :
a) Un lion fera l’affaire (lecture générique ou
individuante)
C’est la valeur de any, bien connue des anglicistes (A
(any) lion will do)
Noms propres et espèces naturelles
Un examen dans la même rubrique de ces deux catégories assez disparates
peut paraître étonnant. Les noms propres désignent des individus (pas
nécessairement des humains, bien sûr) alors que les espèces naturelles (nous y
adjoindrons les corps et substances naturels tels que l’or et l’eau) désignent
des classes. De plus, les noms propres ne devraient pas poser de problème
majeur à une étude du sens, puisqu’ils ne semblent pas présenter une polysémie
aussi aiguë que les noms communs.
Ce qui rapproche ces deux catégories c’est le concept de désignateur rigide
(rigid designator) introduit
par Saul Kripke dans son essai fondamental intitulé Naming and Necessity (traduit sous le titre La logique des noms propres), qui en
fonderait les possibilités de référence. Les noms propres aussi bien que les
noms d’espèces naturelles doivent être compris comme des désignateurs rigides.
Il nous faut tout d’abord fournir une définition du désignateur rigide. Nous l’empruntons à Fitch
(2004:37) :
A term d is a rigid designator of an object x if and
only if d designates x at every possible world where x exists and does not
designate anything other than x at any possible world.
Il y
a dans cette définition deux sources de problèmes :
a) la référence au concept leibnitzien de monde possible, formalisé par la
logique contemporaine pour pouvoir rendre compte sur le modèle ensembliste des
concepts de base de la logique modale, possibilité et nécessité (quelque chose
de nécessaire se retrouve dans tous les mondes possibles, quelque chose de
possible se retrouve dans certains mondes possibles mais non dans tous, etc.)
b) l’attribution de la fonction de désignation (référence) aux expressions
linguistiques et non aux locuteurs.
Commençons par le second point. Nous avons insisté déjà sur la nécessité
absolue de ne pas perdre de vue que la référence est un acte qu’accomplit le
locuteur. Nous pouvons aller un peu plus loin et préciser que l’acte de
référence sans autre qualificatif désigne un acte de référence couronné de
succès, c’est-à-dire que le visé de la référence est le même pour les deux
interlocuteurs. Pour que cet acte réussisse, il faut bien sûr que le locuteur
se conforme à toute une série de règles et conventions, qui sont en partie de
nature grammaticale et lexicale, et en partie de nature rhétorique. Mais de
toute façon, on ne peut appréhender la référence qu’à l’intérieur d’un acte
d’énonciation, et pas seulement de son véhicule linguistique, l’énoncé. Dans
une telle conception, Aristote ne réfère pas – je me sers du nom propre Aristote pour référer (au précepteur d’Alexandre, à l’auteur du corpus
aristotélicien, au chat de ma voisine). Nous ne partageons donc pas le cadre
même de discussion de Kripke, qui annonce
d’emblée (note 36 de Naming and Necessity) :
Recall that, in these lectures, ‘referent’ is
used in the technical sense of the thing named by a name (or uniquely
satisfying a description), and there should be no confusion.
Pourquoi
attacher tant d’importance à cette distinction ? On pourrait dire en effet
que Kripke ne fait que saisir la référence une étape plus loin, lorsque
l’interprétation de l’énoncé a eu lieu, et qu’il est alors possible d’associer
référent et expression linguistique de support. Si pour calculer les référents
des groupes nominaux la chaise sur laquelle je suis assis et le fauteuil dans lequel était vautré le Président, je dois me
rapporter à l’acte d’énonciation, pour fixer le référent du je et arrêter le présent sur la ligne du temps dans le premier cas et
fixer le référent du groupe nominal défini le Président et conjointement
la période désignée par l’imparfait, je dois procéder de même, cela est
évident, pour calculer le référent de Néron est mort en
68
(l’empereur romain Néron en 68 après Jésus-Christ, l’âne de mon grand-père en
1968). Mais une fois ce calcul fait, ne puis-je pas tout simplement dire que le
nom propre Néron réfère à l’empereur romain sous la lecture
appropriée ? Ce raccourci est-il dangereux ?
Il faut se reporter ici à la théorie des noms propres à laquelle s’oppose
celle de Kripke. Il s’agit de l’analyse russellienne selon laquelle le nom
propre est l’abrégé d’un paquet de descriptions définies, singularisantes dans
leur ensemble. Aristote est
l’abrégé des descriptions philosophe grec, précepteur d’Alexandre, auteur du
corpus aristotélicien, etc. Un autre Aristote
sera l’abrégé de chat de gouttière, animal familier de ma voisine, etc.
Cette conception du nom propre n’a pas sa source dans un acte qui fixerait la
référence, comme par exemple l’acte de baptême proposé par Kripke, qui
instaurerait le nom propre comme désignateur rigide, lien qui se propagerait
d’abord de manière directe (c’est-à-dire par un contact direct entre l’individu
baptisé et son entourage), puis de façon indirecte, par des actes de référence
à cet individu posés par des locuteurs qui en ont une connaissance directe ou
elle-même médiatisée.
Ce qui est très difficile à admettre pour Kripke, c’est la possibilité
d’enregistrer des variations dans la référence concomitantes aux variations que
peut subir le paquet de descriptions définies associées au nom propre.
Cette pierre d’achoppement provient, je crois, du très haut degré de saillance
des individus (et ici je veux dire des humains) dans nos cultures. Or, les noms
propres sont associés avant tout à des individus. Il est frappant de constater
que les exemples enrôlés dans le débat mené en philosophie du langage ont trait
à des individus humains (on discute d’Aristote plutôt que d’Athènes ou du
Parthénon).
Or, la saillance des individus empêche de jamais les considérer comme une
réalisation de l’ensemble de leurs propriétés. De sa naissance à sa mort,
l’individu présente une continuité qui transcende tous les changements de
situation qu’il subit et tous les changements intérieurs dont il fait montre,
une continuité qui est elle-même définitoire de cet individu. C’est toujours
lui ou elle, quoi qu’il lui arrive. Et on peut reporter ce quoi qu’il lui
arrive dans le domaine des hypothèses (construire des mondes possibles où
l’individu subit tel ou tel changement), c’est toujours lui ou elle – donc, son
nom doit être interprété comme un désignateur rigide ; pour autant qu’on
ne le prive pas d’existence (donc dans tous les monde possibles où il existe),
son nom la ou le désigne, elle ou lui, en toute rigidité.
Toutefois, la saillance d’un individu donné n’est pas constante dans une
culture donnée. Dans la nôtre, peu après la mort de l’individu en question elle
subit une sérieuse chute de tension (au moment où j’écris (printemps 2005),
Pierre Bourdieu en est un bel exemple en France – où sont les Bourdieumen
d’antan et les interprétations bourdivines de naguère?), chute de tension
qui s’accentue au fur et à mesure que disparaissent les personnes qui ont connu
l’individu. Après un certain temps, le souvenir d’à peu près tout le monde
s’éteint – ne restent en lice que les individus que certaines de leurs actions
ou qualités ont rendus remarquables. Mais, précisément, c’est là le point,
c’est uniquement par le biais de ces actions ou qualités que leur souvenir
perdure. Le reste des informations les concernant est susceptible de se perdre.
Si cela advient, il reste des individus fantômes, qui ne sont plus que des
faisceaux de descriptions, mais auquel rien n’interdit de faire référence. Si
toutefois on leur enlève une à une les qualités qui les rendent mémorables, ils
vont tout simplement disparaître. Leur nom n’est plus un désignateur rigide –
il est tout à fait capable de pointer sur le néant.
Il peut aussi pointer encore pour certains locuteurs, et ne plus pointer pour
d’autres. Pour moi il existera toujours un Aristote aussi longtemps qu’existera
le corpus aristotélicien – il est l’individu ou le groupe d’individus
responsable de l’élaboration de ce corpus. Pour d’autres, Aristote disparaîtra
s’il est établi qu’on ne peut plus avancer ni qu’il soit l’élève de Platon, ni
qu’il soit le précepteur d’Alexandre, ni encore qu’il soit né à Stagyre – en un
mot, si on ne sait plus rien sur lui, et que le nom n’est plus qu’une désignation
commode de l’auteur ou des auteurs du corpus (comme c’est le cas pour Homère,
je suppose).
Considérons l’exemple de Jonas. Kripke (1980:87) écrit :
Biblical scholars (…)
think that Jonah really existed. It isn’t because they think that someone ever
was swallowed by a big fish or even went to Nineveh to preach. These conditions
may be true of no one whatsoever and yet the name ‘Jonah’ really has a referent.
C’est ici que se révèle pleinement le danger d’isoler la référence de
l’acte d’énonciation. Si je veux me référer à Jonas, que je ne connais que par
le récit biblique, je ne puis le faire que si on ne l’a pas privé de toutes les
propriétés que lui attribue ce récit. Pour moi qui me référais au prophète
avalé par la Baleine et qui disputait avec Dieu, s’il n’a pas été avalé et s’il
n’a pas disputé, il n’a pas non plus existé – un autre a existé, dont il
m’importe peu de savoir qu’il portait lui aussi le nom de Jonas, car tout le
monde sait que les noms sont utilisés de manière répétée, dans des actes de
baptême innombrables et parallèles. Ma référence à Jonas se conformait au
modèle russellien – pas question de réduire à zéro l’ensemble de descriptions
définies singularisantes. Ou bien nous n’aurons plus qu’un nom dépourvu de
référent – nomina nuda tenemus,
comme cite Adso dans les dernières lignes du Nom de la Rose.
On peut établir un fructueux parallèle avec la distinction introduite par
Keith Donnellan (cf. Donnellan 1966) entre usage attributif et usage référentiel
des descriptions définies. L’usage référentiel est à mettre en parallèle avec
le nom comme désignateur rigide, l’usage attributif avec la conception
russellienne des noms propres.
On sait que Walter Scott a écrit Waverley.
Considérez l’énoncé
L’auteur de Waverley fumait la pipe.
En usage référentiel, l’auteur de
Waverley est une variation élégante de Walter Scott, visant par exemple à éviter une répétition. Sous
cette lecture, si Walter Scott fumait la pipe, l’énoncé est vrai. S’il fumait
la pipe, mais n’avait pas écrit Waverley,
l’énoncé serait vrai tout de même, après ajustement. Le syntagme l’auteur de Waverley, dans cette
interprétation, ne sert qu’à fixer la référence ; dès lors que ce travail
est fait, je peux jeter la description qui l’a rendu possible. C’est comme un
billet de loterie portant un numéro gagnant ; dès lors que j’aurai été
collecter mon lot, je pourrai en toute sécurité oublier le billet et le numéro
qu’il portait.
Par contre dans un énoncé tel que
Cela me surprend de la part de l’auteur de Waverley.
la lecture où le groupe nominal l’auteur
de Waverley est en usage attributif est tout à fait concevable. Il désigne Walter Scott en tant qu’auteur de Waverley ; mais si c’était
quelqu’un d’autre qui avait fait la chose qui me surprend – chose qui ne me
surprend que par ce qu’elle est attribuable à celui qui a écrit Waverley – ce serait ce quelqu’un
d’autre qui serait visé, et on pourrait oublier Walter Scott.
Il suffit à présent de se rendre compte que les noms propres eux-mêmes – par
exemple, Walter Scott – sont
parfaitement ouverts aux deux lectures. Walter
Scott peut fonctionner comme variation élégante de l’auteur de Waverley.
Cela me surprend de la part de Walter Scott
peut s’interpréter en contexte avec l’implication ‘en tant qu’auteur de Waverley’. Nous avons affaire à un
emploi attributif de Walter Scott.
Walter Scott n’y joue pas le
rôle de désignateur rigide qu’on tendra à lui donner dans
Walter Scott fumait la pipe.
Il n’y a donc pas lieu de choisir une fois pour toutes entre désignateur
rigide et abrégé de descriptions singularisantes dans l’interprétation des noms
propres. Il convient de se pencher sur chaque acte d’énonciation, et d’y
analyser l’acte de référence porté par le locuteur.
Il faut se dire que pour mener à bien un acte de référence le locuteur ne
cherche pas à donner une description qui lui permette de repérer l’individu qui
y satisfait – en tant que locuteur, il n’a nul besoin de description, il sait
ce qu’il veut désigner, ce que sa référence vise. Ce qu’il fait, c’est fournir
une description dont il estime qu’elle sera suffisante à son interlocuteur pour
donner à sa description le même visé, ce qui fera de son acte de référence un
acte couronné de succès, et pas seulement une tentative de référence. La
référence est prise dans la communication. Il ne s’agit pas de dire
l’expression linguistique L réfère à
l’objet x
mais
le locuteur A vise l’objet x à l’aide
de l’expression référentielle L (tentative de référence, dont on ne sait
pas si elle est couronnée de succès)
et
le locuteur A réfère à l’objet x à
l’aide de l’expression référentielle L (référence, le visé x étant partagé par le locuteur et son
interlocuteur).
Sous la lecture attributive, les noms propres peuvent varier de
signification d’un individu à l’autre (et bien sûr de référent). Je ne crois
pas que cela constitue le moindre problème pour la théorie russellienne des
noms propres. J’ai insisté sur le fait que nous ne pouvions nullement nous
targuer de donner la même signification aux mots que nous employons, et que le
dictionnaire n’avait pas pour fonction de nous mettre d’accord, étant lui-même
rédigé en langue, et ne pouvant donc proposer qu’une perpétuelle fuite en
avant. Si on devait s’assurer d’un parfait accord quant aux significations des
termes qu’on emploie, on ne prendrait jamais le risque de la parole, conscients
du fait que le premier mot de la première explication nous emporterait dans un
dédale infini. Montaigne déjà avait excellemment saisi les limites du
dictionnaire dans l’exploration des significations :
Je demande que c'est
que nature, volupté, cercle, et substitution. La question est de parolles, et
se paye de mesme. Une pierre c'est un corps : mais qui presseroit, Et
corps qu'est-ce ? substance : et substance quoy ? ainsi de
suitte : acculeroit en fin le respondant au bout de son Calepin. On eschange un mot pour un
autre mot, et souvent plus incogneu. Je sçay mieux que c'est qu'homme, que je
ne sçay que c'est animal, ou mortel, ou raisonnable. Pour satisfaire à un
doute, ils m'en donnent trois : C'est la teste d'Hydra.
(Michel de Montaigne, Essais, Livre III, Chapitre 13 : De
l’expérience)
Avant de passer à une brève étude des noms d’espèces naturelles en tant que
désignateurs rigides, je voudrais aborder le second danger que j’ai mentionné
ci-dessus, à savoir l’argumentation sur la langue basée sur des intuitions que
nous aurions relatives à notre maniement de cette langue dans la description de
mondes possibles.
Un exemple extrême me paraît être l’argument de Putnam basé sur les
significations que nous serions prêts à attribuer au mot papillon. Je suis d’ailleurs tenté de baptiser ce passage
‘Baffling Butterflies’ :
It is possible to give a word like ‘butterfly’ a sense
in which butterflies would cease to be butterflies if they lost their wings – through
mutation, say. Thus one can find a sense of ‘butterfly’ in which it is analytic that ‘butterflies have
wings’. But the most important sense of the term, I believe, is the one in
which the wingless butterflies would still be butterflies. (Putnam
1975:250)
Voyez avec quelle désinvolture Putnam une fois donne (give) et une autre fois trouve (find) des significations aux mots, et les juge ! Les
papillons sans aile seront des papillons : ainsi en a décidé Putnam !
Wittgenstein nous avait pourtant bien mis en garde (§80 des PU) : une chaise disparaît,
réapparaît, disparaît à nouveau – est-ce encore une chaise ? Nous n’en
savons rien (ce qui ne nous empêche nullement d’utiliser le mot chaise sans angoisse). Nous n’avons
pas à décider ce que ferait ou serait la langue dans un monde possible que nous
forgeons à loisir : nous le forgeons à loisir, dis-je, mais pas la langue
qui en rendrait compte – celle-là nous aurions à la décrire, pas à la
créer ; elle ne serait pas nécessairement ce que les intuitions de
certains locuteurs (en même temps philosophes empressés de défendre leur point
de vue) veulent en faire.
L’apex de ce type d’interprétation est cependant illustré par Fitch, qui
nous invite sérieusement à faire comme si la référence était affaire de langue
et non d’énonciation (imaginons un monde possible où ce serait le cas, dit-il)
et à vérifier que nos intuitions relatives à l’emploi des noms propres
n’auraient pas varié (Fitch 2004:104). J’ai dit que je craignais bien que nos
intuitions relatives aux mondes contrefactuels fussent bien peu fiables, mais
je suis certain que si l’usage de la langue elle-même est présenté comme un
donné qui est susceptible d’être soumis à des variations dues à l’élaboration
de mondes possibles, nos intuitions ne seront pas assez solides pour fournir ne
serait-ce qu’un argument secondaire dans la défense d’une théorie.
Passons aux espèces, substances et corps naturels. Leurs désignateurs (les noms
communs tels que le chat, l’eau, l’or) seraient également des désignateurs rigides, car ils
obtiendraient leur référence via un processus d’ostension : un chat, c’est
cet animal ; de l’eau, c’est cette substance ; l’or, c’est ce corps,
où ce, cet et cette pointeraient vers des éléments
de l’environnement physique des locuteurs. Mais il faudra bien sûr apporter des
critères d’identification dès lors que l’identification sera remise en cause.
Je trouve chez certains philosophes du langage, notamment Putnam, une grande
naïveté face aux réponses (jugées ‘définitives’) des sciences naturelles. Nous
savons à présent ce qu’est l’eau car nous en connaissons la formule chimique,
ce qu’est l’or car nous en connaissons la position dans le tableau de
Mendeleïev. Nous déléguons à des scientifiques le soin d’établir si une
substance donnée est de l’eau, et nous nous contentons d’entériner leurs
décisions.
Cette procédure est très sage, mais elle n’a pas grand-chose à voir avec la
signification du mot eau en
français. Cette signification a bien sûr changé au cours des temps, et change
constamment. Ce n’est certainement pas la découverte de la formule chimique de
l’eau qui constitue le moment essentiel de cette évolution. Beaucoup de choses
diffèrent entre l’eau des Anciens et la nôtre – nous savons ce qu’elle véhicule
et peut être amenée à véhiculer, nous savons qu’elle est le composant principal
du vivant, nous savons qu’elle est une ressource qu’il faut gérer car nous en
connaissons la disponibilité, etc., etc. Toutes ces informations sont
intrinsèquement liées à la valeur de l’eau dans notre culture (valeur au sens de 0).
Considérez un élément du relief tel que la Montagne Sainte-Victoire. Grosso
modo je vois le même élément naturel que le Romain Marius quelque vingt siècles
plus tôt (abstraction faite de la Croix de Provence). Mais la signification de
cette montagne dans ma culture est bien différente de la sienne. Entre nous
deux, il y a eu Cézanne, notamment. Et la signification de la Sainte-Victoire
pour moi-même est quelque chose d’unique et de personnel – elle ne serait pas
la même si je ne l’avais pas vue se détacher dans la lumière du soir comme un
vaisseau dans une toile de Magritte ; elle ne serait pas la même si mon
imagination n’avait pas suivi Jacqueline de Romilly dans les promenades qu’elle
relate avec tant de charme dans Sur
les chemins de la Sainte-Victoire.
Bien, mais la référence dans tout cela ? N’a-t-on pas affaire à un
désignateur rigide – la Sainte Victoire, c’est cette montagne-là et ça le
resterait dans tous les mondes possibles ? Je dois avouer que je ne vois
pas le profit qu’il y a à tirer d’une telle approche – le substrat physique est
sans doute le même, mais on ne peut aller plus loin. D’autre part, dans bien
des cas, il y a pas mal d’éléments qui nous portent à croire que ce ne sera plus
le cas très longtemps, notamment pour ce qui est des espèces naturelles –
certains progrès de l’ingénierie génétique, par exemple…
Variation
sur le thème Nom propre et référence
Cette section pourrait
s’intituler Pour déterminer la référence, examinez la prédication ou encore Ce à quoi je me
réfère n’est pas indépendant de ce que j’en prédique.
Supposons un instant que Shakespeare (ci-après :Sh.) ait bel et bien
existé, qu’il soit l’auteur de l’entier corpus shakespearien, et qu’en outre il
se soit exprimé en français dans la conversation courante. À lui-même qui dit ‘je’ et aux autres
qui le connaissent en personne, un très grand nombre de prédications sont
disponibles qui peuvent fournir, au besoin, des ‘variations élégantes’ au nom
‘Shakespeare’ et au pronom personnel ‘je’. Par exemple : ‘my neigbour /
mon voisin’ (locuteur A : Sh. est son voisin), ‘votre serviteur’ (locuteur
B : Sh. en personne), ‘l’auteur de « Hamlet »’ (locuteur
C : il sait que Sh. est l’auteur de « Hamlet »). Il me paraît
certain que si Sh. déménage et cesse ainsi d’être le voisin du locuteur A, ce
dernier cessera aussi d’utiliser le syntagme nominal ‘mon voisin’ pour se
référer à Sh. – il dira par exemple : ‘mon ancien voisin / my former
neighbour’. Et s’il est établi que Sh. n’est pas en fin de compte l’auteur de
« Hamlet », le locuteur C dira ‘l’auteur de « Othello »’ ou
encore, tout simplement, ‘Shakespeare’. Il est extravagant de penser que le
locuteur A ou le locuteur C pourraient dire ou estimer que Sh. n’existe plus.
En aucune façon je ne puis imaginer un locuteur A qui dirait qu’il importe peu
que son voisin ne soit plus le Sh. d’antan, dès lors que celui qui est Sh.,
c’est son voisin. De même pour ‘l’auteur de « Hamlet »’ - on ne dira
pas que l’auteur de « Hamlet » (le ‘nouvel’ auteur) est tout
simplement ‘devenu’ Sh. On a donc bel et bien un ‘Shakespeare’ désignateur
rigide, en tout point kripkéen. Ce ‘Shakespeare’ persiste à désigner l’individu
Sh., indépendamment de ce que l’on peut en prédiquer, semble-t-il. Son nom résulte
d’un ‘baptême’, performatif par excellence, ou de l’application de règles et
coutumes de filiation en Angleterre à son époque, ce qui est du même
ordre : une fixation explicite du nom, permettant sa diffusion.
Le pas à ne pas franchir
est de poser que le nom ‘Shakespeare’ ne peut pas être utilisé autrement, tout
au long de l’histoire de l’humanité et des langues. En fait, on aboutit très
vite à une situation où le locuteur vise un référent qui correspond à ce qu’il
en prédique. Supposons toujours que Sh. ait existé et soit l’auteur du corpus
associé à son nom. Si je dis (aujourd’hui, en 2007) : ‘Shakespeare
croyait-il à la folie d’Hamlet ?’ (question oiseuse, s’il en est, mais
cela n’importe pas ici) et qu’il appert quelque temps après que Sh. n’a pas écrit
‘Hamlet’ et allait jusqu’à ignorer l’existence de tout Hamlet, vais-je me
contenter de la réponse ‘non’, vais-je la considérer comme conforme à la
vérité ? Je crois plutôt que je dirai : par ‘Shakespeare’ je
n’entendais pas Sh., mais l’auteur de « Hamlet » - je ne savais pas
qu’il s’agissait de personnes distinctes. La question reste posée, seul le
référent a changé, et ce pour s’accorder à la prédication qui le concerne.
Il est donc clair que ‘Shakespeare’ dans ‘Shakespeare croyait-il à la folie
d’Hamlet ?’ n’est pas un désignateur rigide – le référent doit convenir à
la prédication, il doit être capable d’être l’auteur de « Hamlet »,
donc à tout le moins un ou une dramaturge de génie (je laisse ouverte la
question de savoir s’il peut s’agir d’un groupe d’auteurs ou d’auteures, ou
d’un groupe d’auteurs et auteures).
Mais cette conception de
la référence n’est-elle pas plausible uniquement en vertu de l’exemple choisi,
à savoir Shakespeare, dont l’existence même est à mettre en doute ?
(notons qu’il est impossible de mettre en doute l’existence de Sh. si on fait
de ‘Shakespeare’ un désignateur rigide, car avec un tel désignateur l’existence
est posée).
Considérez
Walter Scott pensait-il écrire un chef d’œuvre en rédigeant
« Waverley » ?
S’il est établi que WS n’a pas écrit « Waverley » (ci-après :W),
le référent visé par ‘Walter Scott’ devient ipso facto l’auteur de W. C’est
‘Walter Scott’ qui sera ici variation élégante de « l’auteur de Waverley »,
et non le contraire, comme dans :
L’auteur de « Waverley » fumait la pipe.
Pour ce dernier énoncé, s’il appert que WS n’a pas écrit W, « l’auteur de
Waverley » cède la place à « Walter Scott » se référant à
WS ; c’est seulement si ce dernier ne fumait pas la pipe que l’énoncé peut
être déclaré faux sans autre forme de procès. On essaiera d’abord de le
‘sauver’ en récupérant le référent qui était visé par le locuteur – car il
convient de répéter que ce n’est pas le groupe nominal (qu’il s’agisse d’un nom
propre ou d’une description) qui réfère, mais le locuteur qui se sert du groupe
nominal pour référer. Si ce n’était pas le cas, il n’y aurait aucune différence
entre les actes d’énonciation A et B aboutissant à l’énoncé suivant :
L’auteur de Waverley fumait la pipe.
A : vrai ou faux selon que WS fumait ou ne fumait pas la pipe
B : vrai ou faux selon que l’auteur de W, qu’il soit ou non WS, fumait la
pipe
La différence entre A et B existe bel et bien. On peut (en fait : on doit)
la ramener à une question de ‘vouloir dire’ (vouloir+dire), de ‘visée’,
concepts qui trouvent leur ancrage dans l’acte de communication, et qui sont à
associer au locuteur, pas à l’énoncé.
La question qui se pose
alors est de savoir si on peut néanmoins rendre compte de la référence sans
passer par l’acte de communication, en prenant un raccourci qui ferait
l’économie du locuteur, et dans lequel ce serait le groupe nominal qui réfère
ou ne réfère pas (on ne pourrait évidemment plus parler de visée, de tentative de
référence, de référence
réussie, etc., tous
concepts qui mettent en jeu le locuteur). Je crois que dans ce cas on
arriverait vite à la conclusion qu’on ne peut déterminer la référence qu’en
fonction de l’autre pôle de l’acte de communication, le récepteur. Or, celui-ci
n’établit pas d’attributions sans se poser la question du vouloir dire du
locuteur – lequel est remis en selle with a vengeance, pour mêler les langues aussi bien que les
métaphores.
Bien sûr, je peux prendre mes distances par rapport à un acte de communication
donné, comme je suis d’ailleurs souvent amené à le faire (pensons à tous les
énoncés seconds, toute la fiction pour commencer). Je construis alors un
locuteur ‘type’ et un récepteur ‘standard’, suffisants pour un acte de
communication appauvri et spectral. De ‘l’auteur de Waverley’, ce récepteur
type fera « l’auteur de Waverley » (n’y touchant pas, ne sachant pas
que Waverley est un roman) ou ‘l’auteur du roman Waverley’ (il ne sait pas
qu’il s’agit de WS) ou ‘Walter Scott’, qu’il sait être WS (comme vous et moi).
Il n’est donc pas standard du tout, ce récepteur. Je peux certes avancer que,
confronté à
Néron est mort en 68.
il verra dans ‘Néron’ une référence à un empereur romain plutôt qu’à l’âne de
mon grand-père, et il fera de ‘68’ une expression de temps se référant à
l’année 68 après Jésus-Christ, et non une forme abrégée de ‘1968’ (cette
interprétation n’a elle-même qu’un temps, ‘en standard’ ; pensez à la
visée qu’on y associera dès que 2068 sera derrière nous).
Mais ce que j’aurai fait par là ce n’est rien d’autre que formuler des
hypothèses relatives au récepteur – je ne l’aurai pas fait disparaître, pour la
bonne et simple raison que la référence s’évanouit avec lui, de même qu’elle ne
peut prendre naissance sans un locuteur pour la lui donner.
Le nom
Nom commun et nom propre
ne sont pas du tout semblables, même s’ils partagent un certain potentiel
grammatical (celui de constituer le centre d’un groupe nominal). Le nom propre
sert à nommer, pas à caractériser. ‘Mirza’ désigne un chat, mais pourrait
désigner un chien. ‘Un chat’ ne peut désigner qu’un chat, pas un chien.
L’emploi du nom propre permet ou aide l’acte de référence mais surtout, mais
avant tout, il offre une anse.
Sont primaires :
Mirza, prends garde à ce que tu fais !
Le chat de ma voisine porte le même nom que le vôtre.
Sont secondaires :
Chat de ma voisine, prends garde à ce que tu fais !
Le Mirza que vous connaissez n’est pas le chat de ma voisine, même s’ il porte
le même nom.
On baptise (performatif
par excellence) afin de pouvoir saisir (afin d’avoir l’anse). Quand je
dis :
Je suis Archibald
je donne à savoir, non pas qui je suis, mais comment on m’appelle (je donne
l’anse). Le ‘qui je suis’ se résumerait ici au choix dans une liste [Pierre,
Paul, Archibald – moi, c’est Archibald]. Ceux qui me connaissent (m’ont dans
leur liste) peuvent ainsi m’interpeller (fonction du vocatif, qui paraissait étrange
à Wittgenstein – cf. PU §27).
Le nom qui trahirait qui je suis serait bien différent. Je ne peux l’approcher
que via une auto-référence, vide de contenu car tautologique :
Je suis moi.
(et non pas : Je suis Archibald / Je suis Archibald Michiels qui est strictement à consommation
externe, pour les autres)
Pour libérer cette référence de sa prison du moi, il ne me reste qu’à faire
comme Dieu et proclamer
Je suis celui qui suis.
L’incorrection
grammaticale est ici essentielle (c’est le cas de le dire). En français, si on
a en effet
C’est moi qui suis venu vous trouver hier
on a aussi
Je suis celui qui est venu vous trouver hier
et non
* Je suis celui qui suis venu vous trouver hier
Je suis celui qui est signifierait seulement (!!!) que je suis celui qui élève l’existence au
niveau de l’essence, mais encore une fois, à consommation strictement externe.
Le nom que l’on a pour soi ne peut pas être celui par lequel on est désigné,
car ce dernier est irrémédiablement extérieur. Notre vrai nom nous appartient à
nous seul, mais nous ne le connaissons pas, nous n’avons que le tautologique Je suis
moi.
D’où l’immensité inouïe du cadeau que promet l’Apocalypse (2:17):
kai. dw,sw auvtw/|
yh/fon leukh,n( kai. evpi. th.n yh/fon o;noma kaino.n gegramme,non o] ouvdei.j
oi=den eiv mh. o` lamba,nwnÅ (et je lui donnerai un galet blanc et sur ce
galet un nom nouveau écrit que personne ne sait sinon le recevant (traduction littérale))
Remarquez bien que celui qui écrit le nom sur le galet ne le sait pas –
personne ne le sait hormis celui qui le reçoit. Notre vrai nom, dès lors qu’il
serait connu par quelqu’un d’autre que nous, cesserait d’être notre vrai nom et
redeviendrait la anse par laquelle on nous saisit.
Si la fascination pour le prédicat est toute grecque, celle pour le nom est
biblique. Elle va
d’Adam à Scholem.
Adam qui donne aux animaux le nom qui est le leur – Dieu le regarde faire, et
apprend de lui (19 adduxit ea ad Adam ut videret quid vocaret
ea / omne enim quod vocavit Adam animae viventis ipsum est nomen eius / 20
apellavit Adam nominibus suis cuncta animantia / et universa volatilia caeli et
omnes bestias terrae –
Gn 2, 19-20, dans la traduction de Jérôme).
On peut écrire (on a sans doute écrit…) de nombreuses pages sur la différence
qui sépare les versets 19 et 20 – 19 nous montre un Adam baptiseur
souverain : il choisit un nom et ipso facto ce nom devient celui de
l’animal auquel il l’attribue ; Dieu est spectateur, attentif et amusé,
dirait-on. Si 20 n’est pas une simple expansion/répétition de 19, on y voit un
Adam qui sait d’instinct quels noms conviennent aux vivants de la
Création ; il sait le nom qu’ils doivent avoir pour se réaliser
pleinement, pour accéder à leur propre essence – ce nom leur appartient dès
leur création, Adam ne fait que le révéler à eux-mêmes.
Dans sa lettre à Rosenzweig commentée dans l’opuscule de Derrida (Les yeux
de la langue), Scholem
dit que la langue est noms (Sprache ist Namen), ce qu’il faut comprendre comme l’attribution
aux noms de l’essence même de la langue – c’est dans les noms que la langue
elle-même pourrait se révéler, ce sont eux qui emprisonnent le mystère de la
langue, le pouvoir qu’elle a sur la chose. Au creux de chaque nom – de chaque
vrai nom, du nom adamique au nom promis par l’Apocalypse – repose l’essence de
la chose et le destin de l’être.
Existence et essence
Ces fragments n’ont rien à ajouter à la question de l’être, si ce
n’est ceci : la langue ne peut pas exprimer l’être sans se faire violence.
L’usage du verbe être en arité
1 (usage absolu : X est)
exprime l’existence et non l’être. Si en disant Dieu est je ne veux pas dire que Dieu existe, mais bien
attribuer à Dieu la propriété d’être, je m’écarte de l’usage et je me vois
contraint de gloser mon énoncé (Dieu possède la propriété d’être) en réduisant
l’essence à une simple propriété que l’on peut prédiquer au même titre que
toute autre.
Exister n’est pas être, ce n’est qu’accéder à l’être : toute existence a
un début, et peut donc avoir une fin, même si cette fin est niée dans l’énoncé
même (X existe éternellement).
La distorsion à laquelle force l’expression de l’être peut être étudiée dans la
péricope 247 de la synopse de Aland (Aland 1978:328), péricope dont la
désignation même en allemand offre le redressement de la violation entraînée
par le désir d’exprimer l’être en opposition à la simple existence. Le titre
allemand de la péricope est en effet Ehe
Abraham war, war ich dans lequel le second war effectue le redressement. On a en effet dans le texte
original (Jean
8:58) :
pri.n VAbraa.m
gene,sqai evgw. eivmi,Å
où le eivmi va à l’encontre de la
concordance des temps, violation respectée par la traduction latine (Vulgate)
et les traductions françaises et anglaises :
Antequam
Abraham fieret, ego sum
avant qu'Abraham fût, je suis.
before Abaham was, I am
Le gene,sqai du grec et le fieret du latin désignent d’ailleurs le devenir plutôt que l’être,
reprenant la distinction h=n / evge,neto qui est capitale pour
la compréhension du Prologue de l’évangile de Jean (voir à ce sujet l’article John de Frank Kermode dans Alter et Kermode 1987). Saint Augustin était
parfaitement conscient de cette distinction cruciale, et de la distorsion
qu’elle introduisait, proposant lui-même le rejet du redressement obtenu par la
substitution de sum par eram :
Intellege, fieret ad humanam facturam, sum vero ad diuinam pertinere
substantiam. (…) Non dixit : Antequam Abraham esset, ego eram. (Augustin, In
Iohannis Euangelium Tractatus CXXIV : XLIII, 17 (p.380))
4.
Sens et lexique/grammaire
Comment cerner le sens ?
═══ Que
décrit donc le dictionnaire ? Pas le savoir de qui que ce soit. Bien
plutôt une norme, basée sur des observations qui ne concernent jamais
directement le sens, car ce dernier n’est pas observable. Même les énoncés
métalinguistiques les plus nets (x
veut dire y / je donnerai à x la définition suivante : ...) ne donnent
pas du sens, mais de la langue.
═══ Le
lexicographe tente de cerner les acceptions des mots qu’il veut définir en se
basant sur trois types de ressources :
a) le corpus lexicographique – ce que ses prédécesseurs ont fait, tant dans les
dictionnaires monolingues que bilingues et multilingues.
b) un corpus linguistique, dont la taille augmente sans cesse (des millions de
mots) et qu’il faut analyser avec des outils informatiques appropriés (le
calcul de divers types de cooccurrence joue ici un rôle de premier plan)
c) son intuition – comme nous tous, le lexicographe pense qu’il connaît les
acceptions principales des mots les plus fréquents de la langue ; il lui
répugne d’avoir à aller à rebours de cette intuition. Si un ou plusieurs
exemples du corpus le gênent, il dispose des concepts que l’on peut regrouper,
avec Patrick Hanks (cf. Hanks 1998), sous l’appellation d’exploitations (métaphores,
métonymies, dont il faut rendre compte, bien sûr, mais aussi emplois
bizarroïdes qu’on se permet de gommer comme trop idiosyncrasiques).
═══ S’il
est vrai que les mots se tiennent et ne peuvent se définir qu’en opposition
avec les autres du même champ lexical, il faut posséder ce champ lexical pour
définir le mot. Mais il n’appartient au savoir de personne – le locuteur idéal
est une vue de l’esprit. Selon le degré de richesse qu’on attribue au champ,
les limites des items du champ varient. La définition est détermination des fines, des limites du territoire
occupé par le mot. Un marteau
doit être défini différemment selon qu’il s’oppose à maillet ou à pince
et tournevis. Le problème est
que non seulement le champ lexical à décrire n’a pas d’existence dans le savoir
de quiconque à l’exception du lexicographe, mais son degré de structuration est
lui-même variable pour un locuteur donné. Le dictionnaire doit choisir un
niveau de description qu’il propose comme norme. Il n’est dès lors pas étonnant
que le nombre et la précision des acceptions varient en fonction de la taille
du dictionnaire. Rien ne fait mieux voir que les acceptions sont des artefacts et non des réalités à
observer et à décrire.
Si les autres items du même champ me sont en grande partie inconnus, la
définition d’un item donné ne me sera pas très utile : sorte de plante exotique ou terme technique désignant un outil de
menuiserie me seront tout aussi profitables que des définitions plus
acceptables pour les connaisseurs des domaines en question. Le dictionnaire ne
peut s’adapter à la compétence lexicale de l’individu qui le consulte. Il
positionne les définitions en fonction de la rareté de l’acception à
cerner : un terme très technique, ou une acception restreinte à un domaine
très spécifique, seront définis de manière très pointue. C’est donc le lexicographe
qui décide de la connaissance du champ lexical nécessaire à la pleine
compréhension de la définition ; il se forge un locuteur qui possède la
compétence lexicale adéquate. En conséquence, il ne peut que fixer une norme,
même s’il s’affiche descriptif et résolument non normatif.
═══ Dans
son aimable récit Monsieur Ibrahim et
les fleurs du Coran, Eric-Emmanuel Schmitt met dans la bouche de son
héros Momo (à la fois Moïse et Mohammed) une boutade portant sur l’utilité
toute relative des dictionnaires : « Les dictionnaires n’expliquent
bien que les mots qu’on connaît déjà » (p.37). A vrai dire on ne les
connaît pas tout à fait, sans quoi on ne consulterait pas le dictionnaire, mais
à tout le moins leur place est d’ores et déjà réservée dans notre représentation
de l’univers – il ne manque que le mot. Un peu comme l’explication que donne un
des interlocuteurs fictifs de Wittgenstein sur ce qu’est le roi aux échecs – si
on sait tout du roi sauf qu’il s’appelle le roi, il ne reste qu’une place à
remplir (et on peut décider de la remplir avec un autre mot que le mot roi,
mais alors pour un usage strictement personnel). Momo consulte le dictionnaire
pour comprendre le lexème soufisme. La définition donnée (courant mystique de l’islam, né au VIIIe
siècle. Opposé au légalisme, il met l’accent sur la religion intérieure)
l’envoie se promener à l’entrée légalisme (souci de respecter minutieusement la loi) et c’est là la pierre
d’achoppement – Momo lit le syntagme défini ‘la loi’ en le décontextualisant,
ou mieux en l’insérant dans le contexte de la vie de tous les jours – et voilà
les voleurs, et la profession de son père (avocat) qui viennent se mêler au
soufisme : Momo s’est égaré dans ce parcours pourtant relativement bref
parce qu’il ne savait pas à quoi s’attendre – il craignait d’ailleurs que le
soufisme fût une maladie…
═══ Dès
lors qu’un mot est acquis à la langue (et à un locuteur de cette langue), le
mouvement va de la définition vers le mot à définir. La langue et le locuteur
peuvent se passer de la périphrase que constituerait l’emploi en texte de la
définition et la remplacer par le terme approprié, par nature beaucoup plus
compact. L’utilisation de la périphrase sera désormais souvent ressentie comme
trahissant une connaissance insuffisante de la langue, de ses ressources – il
existe un terme approprié pour désigner ce que vise la périphrase, et il
convient de l’utiliser. Et cependant, curieusement, le mouvement inverse se
produit aussi : l’utilisation de la définition en lieu et place du terme
qu’elle définit. Il est intéressant de traquer les occurrences de la lexie ‘donner
à voir’ (=montrer, tout
simplement) dans les textes contemporains, tant littéraires que philosophiques.
On constatera qu’au départ donner à
voir est utilisé quand voir
est conjoint à un autre verbe (donner
à voir et à apprécier, par exemple), mais qu’il n’en va plus de même
dans les occurrences récentes, où donner
à voir est utilisé tout seul, et pourrait sans dommage être remplacé par
montrer. Question de mode
stylistique, sans doute, et rien de plus. Mais il n’est pas exclu que la lexie
vienne à acquérir un sens propre, distinct de celui de montrer. Je n’ai pas pu observer que ce soit déjà le cas.
═══ Si on
pouvait directement observer les lexèmes et leurs acceptions ou les dériver
algorithmiquement de données directement observables, il n’y aurait pas tant de
latitude entre traitement polysémique et traitement homonymique d’une
différence d’acception.
═══ La
définition ne peut et ne doit que présenter le positionnement du mot dans la
langue, côté signification.
Relire Pascal, De
l’esprit géométrique.
Dans la définition de nom, j’impose un mot au moment même où je définis
le concept que ce mot est dorénavant censé recouvrir. Par exemple, je décris ce
qu’est un nombre pair, et au même moment je donne à ce concept le nom de nombre
pair.
Dans la définition de chose, la chose préexiste à ma définition, et
cette dernière est censée décrire ce que le commun des mortels entend par le
nom qui désigne la chose. Lorsque la chose est un des primitifs de l’expérience
humaine (temps, espace, grandeur, etc.), soit la définition de chose
n’apportera aucun éclaircissement car elle tendra à être beaucoup plus complexe
que la connaissance innée ou acquise que nous en avons, soit elle imposera une
signification particulière sous le couvert de la simple description d’une
signification reçue. On croira ainsi avoir accompli un grand pas en avant alors
qu’on aura fait qu’offusquer le sens commun.
Où répertorier le sens ?
═══ Le
dictionnaire n’est pas l’œuvre de Dieu. Il se base sur une tradition, longue et
respectable, certes. C’est un outil indispensable. Certes encore. Mais il ne
détient le dernier mot sur rien. Ni dans sa macrostructure, ni dans sa
microstructure, ni dans ce qu’il dit d’une entrée quelconque.
═══ Caveat avant d’ouvrir le
dictionnaire. La signification d’un item en contexte :
a) ne peut pas être décrite exhaustivement (toute paraphrase entraîne une perte
par rapport à l’énoncé paraphrasé – cf. 0) ;
b) ne se trouve pas au dictionnaire ; le lexicographe n’a pas envisagé
l’item dans cet énoncé précis ;
c) varie ou en tout cas est susceptible de varier d’un locuteur à un
autre ;
d) n’est pertinente que pour ce contexte (contexte global d’énonciation et pas
seulement contexte linguistique) ;
e) n’est pas nécessairement dissociable de la signification de ses voisins
(existence de lexies).
═══ Il
est intéressant d’étudier l’emploi du mot ‘ou’ dans les définitions. Partout où il y a disjonction,
pourquoi ne pas distinguer deux acceptions ? On dira que cela dépend du
degré d’enchâssement de l’opérateur de disjonction. Personne ne pense à définir
porte comme ouverture du bâtiment ou (électr.)
circuit possédant plusieurs entrées et une seule sortie.
Mais un ou dans un
complément circonstanciel de lieu (en
Afrique ou en Asie) ? Et que dire des x ou non, comme le avec ou sans anse examiné par Labov
ou, pour prendre un exemple du Grand Robert (porte
1,2 Monument en forme d’arc de
triomphe, situé ou non sur l’emplacement des portes (d’une ville)). Comment décide-t-on ? Mais on examine
si les deux acceptions sont différentes, pardi ! C’est bien ce que je
craignais...
═══ Une
investigation des acceptions des lexèmes. D’accord, mais ni lexème ni a fortiori acception ne sont des données
observables. Il s’agit d’artefacts,
qui ne trouvent leur justification que dans la théorie dont ils sont des
composants.
Ce qui est observable, ce sont les mots en tant qu’entités typographiques (car
nous sommes dans une culture de l’écrit). S’il nous plaît de rattacher les formes
table et tables au lexème table, s’il nous plaît d’y distinguer table meuble et table tableau de données, c’est notre
affaire. Nous avons de bonnes raisons (distributionnelles) d’opérer le
rattachement et de bonnes raisons pratiques de distinguer les deux acceptions.
Dans la mesure où le dictionnaire s’engage à nous donner des acceptions, autant
qu’il s’arrange pour qu’elles soient raisonnables. Mais il n’y a aucune
garantie :
a) d’une part qu’elles couvrent tout l’espace sémantique couvert par table, puisque cet espace est à la fois
indéterminé et extensible ;
b) d’autre part, qu’elles soient reliées entre elles de manière systématique,
de telle sorte qu’on puisse prédire l’existence d’une acception y si on a l’acception x. J’entends quelque chose de beaucoup
plus structuré et précis que le Par
ext. ou le Par métonymie
de nos dictionnaires. Notez que le concept de métonymie est lui-même entaché de
métaphore, car la contiguïté sur laquelle se fondent les métonymies reçoit une
interprétation volontiers métaphorique (contiguïté non seulement dans l’espace,
mais aussi dans le temps, dans la chaîne de causalité, etc.).
═══ Le nombre
d’acceptions varie en fonction de la taille du dictionnaire, ce qui suffit à
démontrer que la description de la signification que le dictionnaire offre
n’est nullement contraignante.
═══ Les
acceptions décrivent des pôles. Au départ de ces pôles, on construit
l’interprétation qui convient à l’énoncé. Il est parfois possible de passer
d’un pôle à l’autre de manière raisonnée voire continue, et parfois le passage
est discret et l’itinéraire en est perdu (absolument, ou seulement dans la
compétence linguistique d’un locuteur donné). Il n’y a pas de pont entre perche bâton et perche poisson, quels que soient les
enseignements de l’étymologie (j’ajoute que je les ignorais encore il y a
quelques minutes ; et me relisant quelque temps après, je constate que je
les ai déjà oubliés).
═══ « Le
mot x a deux acceptions. »
a) D’abord, comment détermine-t-on qu’il n’y a qu’un mot x avec deux acceptions
y et y’, et non deux mots x et x’ monosémiques ? Réglons le problème en
privilégiant la polysémie au détriment de l’homonymie, la question n’étant
pertinente qu’au niveau de la présentation de l’information. Supposons donc
deux acceptions.
b) Tout énoncé comprenant x a donc au moins deux interprétations ?
Nullement. Donc, l’interprétation comporterait la sélection (le plus souvent
automatique, inconsciente) de l’acception appropriée au contexte.
c) Partant, x ne peut avoir deux acceptions que parce que j’ai repéré deux
interprétations suffisamment différentes de la même forme x ou de formes que
j’ai appris à associer à x par des règles linguistiques fiables basées sur une
récurrence systématique, comme par exemple singulier/pluriel, masculin/féminin,
1e/2e/3e personnes, etc.
d) L’interprétation est donc antérieure à la délimitation d’acceptions telle
que pratiquée par le dictionnaire.
e) Donc, interpréter, ce n’est pas choisir une acception appropriée au
contexte. Les acceptions résultent de l’analyse de l’interprétation, qui est
recherche et attribution d’un vouloir dire.
═══ La
distinction dictionnaire
(s’occupe de la langue) / encyclopédie
(s’occupe des choses) est difficile à maintenir si le dictionnaire doit
donner des définitions. En principe on
devrait écrire :
chat : nom d’une espèce de félin... / nom donné à ...
détraquer : verbe qui signifie...
mais on fait bien sûr l’économie des ouvertures métalinguistiques superflues,
car parfaitement prévisibles. Insidieusement, on se met ainsi plus facilement à
parler du chat réel, et on oublie le chat en langue. Or ce ne sont pas les
mêmes animaux...
═══ La
distinction chose/mot est beaucoup plus nette si le mot vient à
disparaître :
Chat : nom donné
anciennement au minou...
Qu’on ne dise pas que cette définition n’aurait alors plus de place dans un
dictionnaire qui se voudrait synchronique. Le lecteur cultivé doit avoir accès
à de nombreux mots qui ne sont plus d’emploi courant – un mot ne meurt pas,
s’il a eu le bonheur d’être utilisé dans un grand texte, un de ceux qui fondent
notre culture.
═══ La
définition aristotélicienne (genus+differentiae)
est loin de convenir à tous les lexèmes dans toutes leurs acceptions. On
consultera les ‘définitions’ de enfin dans
le Grand Robert pour s’en convaincre.
C’est que la langue ne sert pas qu’à classer, qu’à décrire ; depuis
Wittgenstein et Austin, on est beaucoup plus attentif à l’aspect faire de la langue ; je
reviendrai sur cet aspect performatif. Il y a des mots dont on ne peut dire que
ce que l’on en fait : si je dis que x est un juron, je ne me contente pas
de le classer, j’indique sa fonction dans la langue. Bordel ! dans ma phrase est bien différent de bordel.
═══ Les
dictionnaires donnent beaucoup d’informations. Question de tradition, question
aussi de disponibilité de l’information (pensez aux indications de fréquence
dans un corpus, dont on ne disposait pas il y a quelques dizaines d’années
seulement). Peut-être est-il souhaitable de considérer les fonctions du
dictionnaire ab ovo. Un type
d’information qu’on n’y trouve pas de manière systématique, loin s’en faut, est
le pouvoir de négocier la
signification : quels sont les lexèmes qui acceptent le plus
facilement de faire métaphore ? Dans un ensemble tel que verbe+objet,
lequel des deux tend à rester littéral, lequel cède et laisse sa signification
se négocier ? Dans briser une
carrière, briser cède
plus que carrière. Il ne faut
pas se hâter d’en conclure que c’est toujours le verbe seul qui cède dans le
groupe verbe+objet : qu’on pense à retourner
toute la maison (pour trouver quelque chose).
═══ Dans
une entrée polysémique, quelle acception a priorité dans la conscience
linguistique du locuteur ? De deux entrées homonymiques, laquelle est
prédominante ? On peut imaginer le petit test que voici, sous forme de
squelette de dialogue où x
est l’item (dans l’exemple : perche)
dont on cherche l’acception (ou l’homonyme) prioritaire et y/z (dans l’exemple : poisson/bâton) une explicitation de l’acception dont on veut établir le
caractère non prioritaire.
A : – on a parlé
de ‘perche’ (x).
B : – perche perche (xx) ou
perche poisson (xy) ?
B’ : – perche perche (xx) ou
perche bâton (xz) ?
B’’ : – perche poisson (xy) ou perche bâton (xz) ?
Si B et B’ semblent tous deux assez obscurs, alors que B’’ est seul
parfaitement acceptable, on en conclura qu’aucun des deux homonymes (ou aucune
des deux acceptions) ne ressort vraiment. Si j’applique le test à voler, je constate que, pour moi, B est
de loin supérieur à B’, presque aussi bon que B’’ :
A : – on a parlé
de ‘voler’
B : – voler voler ou voler dérober ?
B’ : – voler voler ou voler comme l’oiseau ?
B’’ : – voler comme l’oiseau ou voler dérober ?
Il serait intéressant de déterminer si ce test donne des résultats convergents
ou divergents sur un échantillon de locuteurs statistiquement pertinent.
═══ La
linguistique a pour tâche de rendre compte de la distribution des éléments
linguistiques. Ces éléments eux-mêmes ne sont pas des données, mais des artefacts qui permettent l’expression
la plus économique et générale des phénomènes de distribution. Ici aussi, tout
se tient.
Toutefois, dès qu’on veut, non seulement décrire un corpus donné, mais aussi
prédire, il faut passer aux déterminants de la distribution elle-même. On
retrouve alors tous les problèmes liés à la détermination et à la
caractérisation des interprétations.
Prenez lire. L’objet de lire désigne de l’information,
typiquement de l’information écrite, mais par extension tout type
d’information :
a) Il sait lire l’avenir dans les
fonds de tasse de thé.
b) Je lis la mer.
a) est un emploi stéréotypé et sera sans doute attesté, mais b) ? Pour
comprendre b), il faut avoir dégagé l’élément information des objets de lire.
Or, le vent, la mer, etc. ne seront pas classés
comme information sur base
d’une analyse de leurs occurrences dans un corpus, aussi vaste soit-il. Il faut
aller au-delà d’une analyse distributionnelle pour rendre compte des exploitations de la norme.
═══ Les
progrès de la dictionnairique permettent d’envisager une organisation du
lexique où tout item (lexème ou élément de lexie) peut jouer le rôle de centre
à partir duquel explorer tout le lexique, et ce selon un réseau de relations de
diverses natures :
a) formelles : mots voisins dans l’ordre lexicographique ; homophones
et mots proches phonétiquement ; mots de même terminaison, de même
longueur, etc.
b) morphologiques : produits de la morphologie inflectionnelle et
dérivationnelle de l’item (dérivés attestés ou non, dans le cas de suffixes et
préfixes productifs)
c) syntaxiques : valence, facettes (slots),
etc., toute la description de l’environnement syntagmatique dans lequel l’item
peut s’insérer
d) phraséologiques : lexies atteintes au départ de l’item (et vice versa,
s’il s’agit d’une lexie)
e) sémantiques : liens thésauriques (hyperonyme, hyponyme, synonymes,
antonymes) ; liens définitoires (A se retrouve sous l’acception x dans la
définition de B sous son acception y, etc.)
f) relations de valeur : orientation positive ou négative ; est le négatif de... ; est le positif de... (voir 0)
g) relations de pouvoir de négociation de la signification : métaphorique pour x ; métonymique pour z, etc.
h) performatives : actes de langage auxquels l’item a part
i) rhétoriques : rôle de l’item dans l’organisation du discours ;
corrélatifs, connecteurs de même valeur ou de valeur opposée, etc.
j) stylistiques : items de même niveau de langue, etc.
k) étymologiques : relations sur base d’un étymon commun
etc.
═══ Pour
chaque lexie, le dictionnaire devrait fournir :
a) la forme la plus canonique possible (souvent le dictionnaire se contente
d’un exemple, sans tenter de faire le départ entre ce qui appartient à la lexie
et ce qui appartient à son environnement)
b) pour chaque élément acceptant variation, la nature et le degré de cette
variation, ainsi que les variations structurelles affectant la lexie tout
entière (on peut convenir qu’en l’absence d’information contraire les formes
non marquées – singulier pour le nom, infinitif pour le verbe, etc. – sont
susceptibles de varier, alors que les formes marquées ne représenteraient
qu’elles-mêmes).
C’est là beaucoup demander – on peut fixer des limites, mais elles auront
quelque chose d’arbitraire. Les lexies se laissent manipuler plus qu’on ne le
pense – c’est la composante du lexique où la créativité se manifeste le
plus ; tant que la lexie est reconnaissable, la variation est permise.
Reconnaissable pour qui ? c’est là la question – en langue autant
qu’ailleurs, intelligenti pauca...
c) une référence à la lexie sous chacun de ses composants, y compris les mots
outils (nécessaire à l’étude de ces mots outils)
d) pour chaque item lexicalement plein de la lexie, là où c’est possible,
relier l’acception en lexie à une acception proche hors lexie (pour l’étude de
la malléabilité des acceptions)
e) origine et nature de la lexie (proverbe, citation, etc.). Dans le cas des
citations, distinguer nettement dictionnaire de citations et dictionnaire de
langue. Il faut qu’une citation soit manipulable pour qu’elle entre dans la
langue. L’inconscient est structuré
comme un langage : pour le dictionnaire de citations ; le cœur a ses raisons :
citation tronquée pour le dictionnaire de langue
f) justification textuelle (fréquence dans un corpus) pour la forme canonique
et les variantes.
Les lexies.
On les définit fréquemment comme des structures dont l’interprétation est
non-compositionnelle. Une oie blanche qui reçoit le même type
d’interprétation qu’un ballon rouge, c’est un groupe nominal
standard. On calcule le sens de oie
blanche au départ des acceptions pertinentes de oie et de blanche,
qu’on combine selon des règles de composition du sens ; on a dès lors une
interprétation compositionnelle. Oie
blanche qui reçoit l’interprétation de fille niaise, reçoit cette interprétation en bloc, de manière
non-compositionnelle ; on ne tente pas de donner une acception de oie qui soit fille, et de blanche
qui soit niaise.
Tout cela semble très raisonnable, jusqu’au moment où on exige de voir ces
règles de composition du sens. Quelle est la règle de composition qui unit un
objet au verbe transitif qui le régit ? On est bien incapable de la
formuler ; on soupçonne qu’il y a un grand nombre de telles règles,
peut-être une ‘règle’ pour chaque cas, ce qui enlève au concept de règle toute
valeur opératoire.
On en revient au critère distributionnel ; je pose oie blanche (fille niaise) comme lexie, car je n’ai pas d’autre
contexte où oie=fille et blanche=niaise.
On remarquera que le découpage sémantique suit ici la découpe syntaxique ;
la distribution s’applique aux items, pas à leurs acceptions. Cependant, pour
déterminer les acceptions de oie
et de blanche, j’ai dû prendre
en compte les couples oie+blanche
que me fournissait mon corpus, avec l’interprétation que leur insertion dans le
corpus suggérait, c’est-à-dire, dans un certain nombre de cas, fille niaise. Cette méthodologie
n’est pas dépourvue de circularité.
Il y a une autre façon d’aborder les lexies. Dans cette conception, les lexies
sont des structures qui présentent un certain nombre de restrictions, plus ou
moins sévères, sur leur potentiel de variation lexicale et de manipulation
syntaxique. La difficulté ici est que la langue permet pratiquement tout, si
bien que les manipulations exclues apparaissent bel et bien, mais dans des
énoncés dont tout le sel réside dans la reconnaissance du caractère normalement
exclu de la manipulation. La blancheur
de cette oie – pas de problème hors lexie, blanc a généré blancheur
selon une règle de nominalisation bien établie. La blancheur de cette oie est à vous couper le souffle – la
lecture préservant la lexie est possible, mais l’énoncé est perçu comme un jeu
avec la langue. De même pour Cette oie
est encore bien blanche et d’autres énoncés qui jouent à transgresser la
fixité de la lexie.
Notez que cette approche rejoint la première dans son fondement – la fixité est
sans nul doute à attribuer au manque d’indépendance sémantique des items
constituant la lexie. Les considérations pertinentes dans le choix de
l’approche sont de nature méthodologique – privilégions ce qui est directement
observable.
La décomposition en sèmes
La décomposition sémique pose le problème de la nature des sèmes.
a) S’il s’agit d’éléments de la langue, la décomposition sémique n’est qu’une
variante pauvre de la paraphrase, pauvre car les sèmes sont donnés en
alignement, concaténés, alors que la paraphrase fait jouer toute la structure
du discours. De plus, ces concaténations de sèmes sont des paraphrases peu
acceptables, et en conséquence on ne peut pas estimer la pertinence de
l’équivalence d’interprétation entre concaténation de sèmes et lexème sous une
acception donnée.
Une telle décomposition sémique n’est pas supérieure aux postulats de sens (meaning postulates).
Rastier a raison de souligner que le sens est une structure et non un
inventaire de traits et que donc l’énumération de sèmes ne permet pas de
représenter la structure des significations lexicales. (in Rastier et al.
1994:48-50).
b) Mais on répliquera qu’il ne s’agit pas d’éléments de langue. Les sèmes sont
de purs artefacts, et on aurait
pu tout aussi bien les appeler S1, S2, ... Sn.
Notez que personne ne le fait. On invoque la très piètre lisibilité des
analyses qui découleraient de l’utilisation d’un tel système de sèmes. En fait,
on veut jouer sur deux tableaux : ce sont des éléments de langue, et ce
n’en sont pas.
Si les sèmes ne sont pas des éléments lexicaux, on ne pourra en établir la
pertinence qu’en les reliant à de tels éléments.
Si cette relation prend la forme d’une paraphrase ou d’une définition, on
n’aura rien gagné. Si elle prend une autre forme (laquelle ?), il faudra
démontrer qu’elle est linguistiquement pertinente, sinon la décomposition
sémique ne pourra pas avoir la prétention d’expliquer quoi que ce soit.
La définition
Les dictionnaires monolingues ont pour but essentiel d’aider à
l’interprétation, en associant aux items lexicaux (formes textuelles
redressées) des définitions
assorties de conditions.
La définition est centrale au dictionnaire monolingue, comme la traduction
l’est au dictionnaire bilingue ou multilingue. Centrale, c’est-à-dire que tout
tend vers elle, tout la sert. Les différents autres types d’information que
donne le dictionnaire monolingue sont en effet des conditions sous lesquelles la définition peut être associée à la
forme textuelle rencontrée, la définition offrant elle un potentiel de signification à négocier
pour établir le vouloir_dire du
texte.
Concrètement, confronté à
S’estimant l’unique possesseur désormais
de ce savoir occulte, il souriait d’aise
je ne lis pas la définition de savoir,
n. pour établir que la forme textuelle savoir de mon texte est à ramener au nom savoir. J’utilise ma connaissance de la morphologie et de la
syntaxe du français pour établir qu’est satisfaite la condition grammaticale
sur le potentiel de signification encapsulé dans la définition de savoir, n.
On croit souvent qu'une bonne définition doit pouvoir se substituer en contexte
au terme à définir. Il n'en est rien. La définition donne un ensemble de
significations – il appartient à l'utilisateur du dictionnaire de choisir celle
qui convient et de négocier son
apport sémantique à l'élaboration d'une interprétation pour l'énoncé dans
lequel figure l'item en question.
Il est aisé de démontrer que l'exigence de substituabilité du definiendum par
le definiens conduit à une impasse dans le cas de certaines parties du
discours, comme par exemple de très nombreux adverbes (ceux qui ont une valeur
essentiellement discursive) et toutes les interjections. Pour satisfaire à
l'exigence de substituabilité, il faudrait une définition telle que:
Purée ! (int.) : Putain !
et vice-versa, je suppose.
Mais même dans le cas des noms et des verbes, il s'agit vraiment de négocier la
contribution sémantique de la définition. On se souvient du Père jésuite de la
Quatrième Provinciale, qui dit:
« Oüy, c'est à dire que vous voulez
que ie substituë la definition à la place du definy, cela ne change iamais le
sens du discours, ie le veux bien ».
Mais en y regardant de plus près on constate que la définition qui est donnée
du definiendum grace actuelle, à
savoir vne inspiration de Dieu par laquelle il nous fait connoistre sa volonté,
& par laquelle il nous excite à la vouloir accomplir, n'est nullement
substituée au definiendum par le Père, qui affirme:
« Nous soutenons donc comme vn principe indubitable, qu'vne
action ne peut estre imputée à peché si Dieu ne nous donne auant que de la
commettre, la connoissance du mal qui y est, & une inspiration qui nous
excite à l'euiter »
On remarquera l'effet du glissement de
l'action à accomplir vers l'action à éviter, qui conduit à la transformation de
faire connaître sa volonté en donner la connaissance du mal qui y est et à la
vouloir accomplir en à l'éviter. Le Père a véritablement négocié l'apport
sémantique de la définition, c'est-à-dire qu'il en a repris les éléments
essentiels, et leur a fait subir les transformations qu'imposait la
construction d'une interprétation pour l'énoncé hôte. Cette malléabilité des
définitions devrait être examinée soigneusement dans le cadre d'une étude de
l'interprétation.
Parmi les services qu'on attend d'un dictionnaire, on trouve donc en tout
premier lieu une aide à la constitution d'une interprétation. Le dictionnaire
est censé donner les significations d'un mot, qu'on peut définir ici comme une
chaîne de caractères (incluant ou non des espaces) que l'on peut ramener à une
des entrées du dictionnaire, en respectant les conditions sur la chaîne qui
concernent notamment sa possibilité de redressement morphologique sur la forme
de l'entrée (je peux ramener l'élément textuel savons au nom savon et au verbe savoir, par redressement morphologique), mais aussi le contexte
dans lequel la chaîne s'insère (à la fois le contexte local – par exemple
polarité négative ou plus généralement contexte non-affirmatif – et contexte global – par exemple étiquette
matière telle que méd(ecine). ou agr(iculture)). Par exemple, si mon énoncé est
'Y doit pas s'emmerder dans son nouveau boulot, t'as vu sa nouvelle bagnole?',
il importe que le dictionnaire spécifie la nécessité d'une négation sur s'emmerder
pour dégager l'acception ne pas
s'emmerder = gagner beaucoup d'argent[40], et il
importe que je sois capable de redresser pas
en ne pas, ce que je suis autorisé à faire sur base d'une autre
étiquette, de style cette fois, telle que fam(ilier).
Dès lors que la ou les significations potentielles (qui répondent aux
conditions spécifiées sur la chaîne et son environnement, ou du moins n'y
contreviennent pas trop ouvertement) sont isolées, le lecteur fait l'essai des
significations proposées, à la recherche du meilleur appariement (ce n'est que
rarement que le lecteur décide que l'acception qui conviendrait à l'énoncé
n'est pas reprise au dictionnaire, et peut-être a-t-il tort d'avoir autant de
confiance dans l'exhaustivité du répertoire des significations répertoriées au
dictionnaire).
Nous l'avons souligné, ce meilleur
appariement ne signifie pas que la signification retenue est insérable en
contexte, en lieu et place du definiendum. Il faut développer une contribution
sémantique de l'item qui ne s'éloigne pas trop, mais surtout ne s'éloigne pas
trop de manière non standard, de l'acception donnée par le dictionnaire et
retenue comme la plus pertinente au contexte. L'éloignement standard,
c'est-à-dire essentiellement par métaphore ou métonymie, le lecteur est
généralement disposé à en accepter la nécessité, le cas échéant. Il lui
arrivera de préférer un sens éloigné au sens répertorié, s'il peut atteindre ce
sens via les voies familières de la métonymie ou de la métaphore, se disant que
ces mécanismes d'extension du sens sont implicitement permis par la pratique
lexicographique (tout ce qui se cache derrière le Par ext. des dictionnaires).
Le lecteur est toujours guidé par des
configurations de signification en train de se former; ces configurations
correspondent généralement aux structures syntaxiques également en train de se
former, mais il convient de souligner à nouveau que les structures syntaxiques
n'ont aucun invariant sémantique (qu'on pense quelques instants à la relation
sujet – groupe verbal dans les énoncés suivants:
white cars were blocking the road / white
cars sell well / white cars are a nuisance to keep clean / white cars enjoy my
preference). La configuration qui permet clôture est l'énoncé tout entier,
et la taille de cet énoncé est très variable, et ne se découvre qu'après coup,
c'est-à-dire à l'issue du processus interprétatif.
La propriété du sens de se laisser
'négocier' en contexte assure la possibilité de créativité lexicale. Une
nouvelle lexie s'établit parce que 'prend' et puis s'impose une extension
'standard' de ses éléments. Il est aisé après coup de rendre compte de ce qui
s'est passé, mais il ne l'est pas du tout de prédire les extensions sémantiques
qui donneront lieu à l'établissement de nouvelles lexies. Pour comprendre
comment est née la lexie 'faire flèche de tout bois', on se resituera sans
peine dans un monde où la fabrication de flèches était une nécessité pressante.
On pourra aussi, du côté purement formel, indiquer comment l'absence d'article
devant flèche est un signal de
lexicalisation en français. On pourra même expliquer des 'corruptions' de la
lexie telles que faire feu de tout bois. Mais on aura bien de la peine à
prédire les nouvelles lexies qui se formeront dans le futur autour des items
lexicaux flèche, feu et bois.
Nous avons parlé des acceptions comme s'il s'agissait de données qu'il
suffisait au lexicographe de collecter; notre utilisation du verbe répertorier
a également contribué à faire croire que nous épousions cette vue simpliste. Il
n'en est rien – il est évident pour nous que les acceptions sont des
constructs, c'est-à-dire des objets qui naissent d'un travail animé par des
visées théoriques établies pour simplifier la tâche du lexicographe – rendre
compte de la contribution sémantique des items lexicaux au processus
d'interprétation des énoncés.
Comparez (nous supposerons pour les besoins de l'exemple que tous les
dictionnaires donnent exactement deux acceptions du mot flèche – c'est de toute
évidence faux, mais on verra que cette simplification est innocente pour notre
argument):
A. a ) L'homme a deux bras.
b ) L'anatomie attribue deux bras à
l'homme.
B. a ) Le mot flèche a deux sens.
b ) La lexicographie attribue deux
sens au mot flèche.
On conviendra que A.a est central, tout comme B.b. La lexicographie est 'après coup',
tout comme l'anatomie. On entend par là que ces disciplines ont pour objet
d'étude un champ du réel, qu'elles ne peuvent pas 'malmener' au-delà de
certaines limites. Mais ce qui les rend fort différentes, c'est le rapport
entre l'observable et le posé. En anatomie (mais peut-être
seulement dans une vue simpliste de cette discipline que je ne possède pas),
l'observable prend le pas sur le posé. En lexicographie, le rapport est
beaucoup moins direct entre ce que l'on observe et ce que l'on pose pour en
rendre compte. Autrement dit, l'observable pourrait conduire à un posé tout
différent, et le posé pourrait s'imposer à un observable tout différent. Le
posé a acquis de l'indépendance, mais il y a un prix à payer – il se retrouve
en compagnie potentielle d'autres posés qui auraient autant de 'réalité' que
lui.
Les définitions naïves
J’entends par là celles que l’on construit pour expliquer le sens et/ou l’usage
des mots aux enfants, ou aux étrangers qui s’efforcent de parler notre langue
tant bien que mal, et dont nous ne connaissons pas la langue.
- Qu’est-ce que ça veut dire ‘Il
pleut’ ?
- C’est quand il y a de l’eau qui tombe du ciel.
L’exemple est quelque peu controuvé, j’en conviens. La définition se
fera par monstration pour l’enfant, et l’étranger qui connaît les mots eau, tomber et ciel,
sans parler du gallicisme ‘il y a + nom + relative’ maîtrisera en toute
vraisemblance la locution ‘Il pleut’.
Mais là n’est pas la question. La propriété qu’il faut mettre en exergue, c’est
que le definiens ne peut
nullement se substituer au definiendum :
Il tombe de l’eau du ciel / Il y a de
l’eau qui tombe du ciel
seront utilisés uniquement s’il y a de l’eau qui tombe du ciel mais… qu’il ne
pleut pas !
Dès lors qu’il existe une manière ‘standard’ de dire quelque chose,
c’est-à-dire l’association reçue d’une expression linguistique et d’une
situation, seule l’expression en question peut être utilisée pour se référer à
la situation en question. Si elle ne l’est pas, l’interlocuteur se pose la
question de savoir pourquoi elle ne l’a pas été ; en dehors d’un contexte
métalinguistique (comme celui de la définition naïve), il conclut que si elle
ne l’a pas été, c’est parce qu’elle n’était pas appropriée, et qu’elle ne
l’était pas parce que la situation n’était pas celle qui est associée de
manière standard à l’expression linguistique en question.
‘Il pleut’ si et seulement si ‘il y a
de l’eau qui tombe du ciel’ ne peut être lu que sur l’axe
métalinguistique, celui de la langue qui parle d’elle-même. Cet énoncé
n’implique en rien l’équivalence de ses deux énoncés membres.
D’une manière plus générale, il faut se garder de croire que le concept de littéralité va nous aider beaucoup
dans notre exploration du sens. Pourquoi un sens est-il littéral et un autre
pas ? Il n’est pas possible de dissocier la langue de ses emplois, y
compris bien sûr l’emploi métalinguistique, particulier mais nullement
pathologique ou déviant.
═══ Qu’est-ce
qu’on prend la peine de nommer ? Et pourquoi ?
Considérons l’image d’un intérieur de maison, salle à manger ou salon. Si je
découpe un morceau arbitraire de cette image, je n’aurai pas de nom pour
désigner le morceau de réel que l’image représente. J’aurai un morceau d’image,
et un morceau de réel, c’est tout.
Si maintenant je découpe la table et les six chaises assorties, je n’ai toujours
pas de nom, mais je suis tout prêt à accepter que c’est peut-être dû à un trou
dans mon vocabulaire, à ma connaissance insuffisante du français. Je ne serais
nullement étonné d’apprendre qu’il y a un terme qui désigne une table et les
chaises assorties.
On nomme donc ce qu’on risque de retrouver, c’est-à-dire des éléments
semblables dans une configuration semblable. Je reverrai demain une table et
ses chaises. Je risque de ne pas revoir, formant le même ensemble, une manche
du veston du mari, un demi-chat, le dossier d’une chaise, un pied d’une autre,
un morceau de table.
Le réel est découpé par la langue, détaché du fond, et par là l’homme se
l’approprie mentalement.
J’appelle mon morceau arbitraire d’image un borque (remarquez que barque
est pris, mais il y a birque, burque, bourque, berque,
etc. – il reste énormément de place dans le dictionnaire, en dépit des
contraintes phonologiques sur la forme du mot). Aucune d’objection à cela, mais
il y a très peu de chances que le mot prenne – et s’il venait à prendre, il est
certain qu’il ne désignerait pas ce morceau d’image auquel je fais allusion.
Mais il pourrait désigner un morceau arbitraire d’image. Il pourrait même
désigner un mot dont on n’a que faire car il désigne une configuration que l’on
ne rencontrera plus. Nous voilà dans la métalangue.
═══ Pour
lire le texte du dictionnaire on met en oeuvre des stratégies d’interprétation
tout à fait spécifiques. Rastier (dans Rastier et al. 1994:48) donne comme
exemple de définition ‘dictionnairique’ chevêche : petite chouette. Or, si une petite chouette est à coup
sûr une chouette, elle n’est pas nécessairement une chevêche. La lecture
appropriée repose sur le caractère incongru d’une lexicalisation de petite chouette en chevêche sur le modèle de petit garçon en garçonnet.
═══ L’enrichissement
du lexique se fait le plus souvent grâce aux ressources d’une morphologie
dérivationnelle ou compositionnelle productive, et les processus permettant la
création de mots nouveaux au départ de mots existant déjà sont légion. Mais il
y a aussi des mots et des acceptions qui tombent en désuétude. Cependant, dans
une culture fondée sur l’écrit, il faut que nous assurions la lisibilité de
notre héritage. La traduction pure et simple s’impose quand on remonte suffisamment
loin dans le passé. Mais il y a une zone dangereuse (Montaigne s’y trouve déjà,
Racine s’y trouve encore) où l’on n’a pas le sentiment qu’on ait vraiment
besoin d’aide lexicale. Or, si le contresens nous met en alerte, le faux sens
ne nous arrête pas nécessairement.
═══ On
sait que les enfants se plaisent à jouer avec des mots qui ne veulent rien
dire. Les chansons pour enfants, les comptines, les refrains nous en donnent
maint exemple. Les poètes sont censés partager ce goût. Le Jabberwocky de Lewis Carroll n’en
est-il pas la preuve ? Oui, mais le poète estime souvent nécessaire le
clin d’œil à l’adulte, la référence qui échappera à l’enfant et qui fait,
croit-il, tout le sel de son invention lexicale. Car le mauvais réflexe, c’est
bien celui de l’adulte, celui qui nous fait dire d’emblée : « Mais ça
ne veut rien dire ». On me
permettra de donner une fois encore un de mes textes en exemple. Il s’agit de
la chanson enfantine que voici :
La p’tite roche de
rien
Mais que fait-elle que fait-elle donc
la p’tite roche de rien ?
Ah ! que fait-elle que fait-elle
la p’tite roche de rien ?
Trestel ? Elle ne tresse point.
Trégastel ? Elle ne trégasse point.
Plougastel ? Elle ne plougasse point.
Mais que fait-elle que fait-elle donc
la p’tite roche de rien ?
Ah ! que fait-elle que fait-elle
la p’tite roche de rien ?
Elle fait rien, rien, rien,
la p’tite roche de rien.
Elle fait rien, rien, rien.
Rien.
Que dalle !
Remarquez que les créations lexicales – les verbes plougasser et trégasser
– n’y sont introduits que par clin d’œil à la toponymie bretonne. Tout le texte
est d’ailleurs construit autour de noms de villes des Côtes-d’Armor : La
Roche Derrien, Trestel, Trégastel, Plougastel. Voilà donc encore un univers
poétique qui a besoin de justification pour se permettre de créer un mot – la
belle affaire ! Quand pour encourager le mouvement des flots, les jours de
grande marée et de grand vent, je crie d’abord – phase préparatoire – ‘à la brouexhais, à la brouexhais, à la
brouexhais’, et quand se présente une grosse vague dont le vent va
écrêter la gerbe d’écume et me couvrir d’embruns, ‘à la dominière !’, j’emprunte encore à des toponymes de la
Bretagne (à tout le moins, la brouexhais et la dominière en ont l’air –
quartiers des environs de Rennes et de Saint-Brieuc, par exemple, où on a bel
et bien La Brohinière, Le Crouais, etc.). Mais qu’on ne m’objecte pas que
« ça ne veut rien dire ! ». Je viens précisément de vous
expliquer ce que ça voulait dire (le jeu de langage, dirait
Wittgenstein) : c’est l’encouragement à la marée montante – et peu me
chaut qu’elle n’en ait rien à faire... Le besoin d’appropriation est mien – la
langue est toujours tournée vers nous.
═══ On
peut explorer les mécanismes de l’interprétation en considérant les questions
suivantes (je reviendrai sur les quatre dernières) :
a) Quel type de nouveau mot peut-on imaginer ? Pourquoi essentiellement
des noms désignant des objets ?
b) Quelles nouvelles acceptions peut-on imaginer pour un nom, un verbe, un
adjectif ? Dans quelles directions une acception donnée se laisse-t-elle
« tirer » ?
c) Où se situent les principales disparités entre acceptions dans deux
dictionnaires monolingues de granularité semblable ?
d) Quelles sont les polysémies régulières, comme celle qui génère l’acception contenu en présence de l’acception contenant (tout un wagon de charbon, tout un coffre de pommes) ?
e) Comment remplit-on les fossés entre verbe et objet, par exemple lorsque le
verbe semble réclamer une action et reçoit un nom (commencer, finir les escaliers) ?
f) Quelle attitude adoptons-nous face à un texte produit aléatoirement et dont
on connaît le mode de production – ou dont on ne connaît pas le mode de
production et qu’on nous présente comme de la littérature ?
g) Quelles interprétations donne-t-on à des composés nominaux nouveaux
1) construits avec des éléments connus (une
forêt de vaches)
2) construits avec des éléments inconnus (un blorque de taple/ de taples/ à taples) ?
Définition et analycité
Est dit analytique un énoncé dont on peut établir la vérité ou la
fausseté sans « consulter le monde », par simple connaissance de la
langue de l’énoncé en question.
L’analycité est ainsi liée directement au travail lexicographique, car il
faudra se reporter aux définitions des items pour saisir leurs caractéristiques
essentielles, les choses que l’on sait sur le mot et la chose qu’il désigne si
l’on se prétend capable de comprendre et d’utiliser ce mot dans l’acception
envisagée.
Le lexicographe rédige, on le sait, des définitions plus ou moins
‘encyclopédiques’, c’est-à-dire parlant plus ou moins de la portion de réel que
le mot est censé recouvrir. On pourra dès lors considérer comme analytiques des
énoncés que la plupart des philosophes répudieraient comme tels, désirant s’en
tenir à une caractérisation moins large de l’analycité. Martin (Martin 1992:24)
considère analytiques les énoncés suivants :
Les chimpanzés vivent en Afrique.
Les chimpanzés ne sont pas carnivores.
sur base de la définition ‘commune’ du chimpanzé, qui est en grande partie
‘encyclopédique’.
L’analycité est beaucoup plus pertinente dans le cas de définitions par stipulation, les définitions de nom de Pascal évoquées au point précédent.
Il ne faut pas dire qu’un énoncé analytique ne nous apprend rien ; il ne
nous apprend rien que si nous possédons la définition à laquelle il correspond.
Mais cela revient à dire que nous n’apprenons rien quand on nous dit ce que
nous savons déjà (ce point même est d’ailleurs contestable) ; or nous
apprenons la langue en même temps que le monde, nous n’allons pas à la
découverte du monde munis d’une connaissance de la langue qui inclurait tout
l’appareil lexicographique de la langue, et notamment le corpus entier des
définitions.
Il est à noter que la définition lexicographique n’a pas pour unique but
l’identification de l’item qu’elle caractérise ; elle ne sert pas
uniquement à ‘fixer la référence’. Si c’était son unique but, elle s’en
tiendrait souvent aux propriétés les plus utiles pour l’identification, qui
sont les plus saillantes des caractéristiques physiques, au premier chef les
visuelles. Mais comme le dit Pascal, on est très mal servi par une définition
de l’homme qui en fait un bipède sans plumes. Le lexicographe offrira ce qui
est saillant dans la culture véhiculée et en large part construite par la
langue, et le concept d’analycité aura donc une définition large.
Le lexicographe ne cherche pas non plus à donner des définitions uniquement
correctes du point de vue de l’état des connaissances dans les différentes
sciences. On pourrait concevoir des définitions de l’homme tout à fait précises
et univoques, qui feraient par exemple état de la formule chromosomique (comme
on pourrait définir les individus par référence à leur ADN), mais qui
n’auraient aucune place dans un dictionnaire de langue.
Si l’analycité est liée à la définition, la définition est liée à la culture
d’une communauté donnée à une époque donnée. Dans son célèbre essai intitulé The meaning of ‘meaning’ (dans Putnam
1975) Putnam imagine de donner à notre Terre une planète miroir (Twin Earth), où tout est comme chez
nous excepté la formule chimique de l’eau (toutes les autres caractéristiques
de l’eau sont partagées). Il place sur ces deux planètes respectivement deux
individus, Oscar 1 et Oscar 2, qu’il fait vivre vers 1750, avant que la formule
chimique de l’eau ne soit découverte. Les deux Oscar partagent donc entièrement
le concept d’eau, et les dictionnaires consultables sur la Terre et sur sa
planète miroir sont censés donner exactement les mêmes informations. Putnam écrit alors cette phrase
absolument étonnante :
it would have taken their scientific communities about
fifty years to discover that they understood the term ‘water’ differently.
La surprise est dans le terme ‘understood’. Nous comprendrions donc ce
qu’ils voulaient dire, les pauvres Oscar, mais eux ne le savaient pas. Il y a
une vérité absolue, nous la possédons, ils ne la possédaient pas. Nous seuls
savons ce qu’ils comprenaient. Le problème est que nous sommes bien sûr les
Oscar des générations futures, et donc que nous ne comprenons à peu près rien
de ce que nous disons, car il y a énormément de chances que les progrès de la
connaissance scientifique nous amènent (nous=l’Humanité) à réviser toutes nos
connaissances, y compris les plus fondamentales.
Il faut s’y résigner : la vérité est une vérité au temps x. Il n’est pas
nécessaire d’attendre éternellement pour savoir ce qu’on veut dire.
Un problème similaire est posé par un passage de l’œuvre posthume de Gareth
Evans, The Varieties of Reference
(Evans 1982). Il imagine un locuteur à qui on a fait croire que l’individu
appelé Harold Macmillan possédait exactement toutes les propriétés associées
dans le monde réel à Edward Heath. Dans une telle situation, lorsque ce locuteur
porte son attention sur l’individu en question, Evans avance « qu’il est
certainement raisonnable de dire qu’il pense à Edward Heath et nourrit la
fausse croyance que ce dernier s’appelle ‘Harold Macmillan’ » (Evans
1982:402).
Je ne crois pas que l’on puisse affirmer que quelqu’un pense à un autre
individu que celui auquel il croit penser. Le ‘penser à’ de ce paragraphe est
parallèle au ‘comprendre’ du point précédent.
Ce qui est intéressant à remarquer, cependant, c’est que vouloir dire ne se comporte pas de la
même façon, car le vouloir dire est essentiellement quelque chose de partagé.
Je crois qu’on peut contraster :
?? Il pense à (is
thinking of) Edward Heath mais il ne
le sait pas.
Il veut dire (means) Edward
Heath mais il ne le sait pas.
Nous pouvons juger de la
réussite d’un acte de référence (l’acte de référence est couronné de succès si
l’interlocuteur en comprend la visée de la même façon que le locuteur), mais
nous ne pouvons pas remettre en cause les processus mentaux qui appartiennent à
un individu – il comprend ce qu’il comprend et pense ce qu’il pense. Mais il ne
veut dire ce qu’il veut dire que si vouloir
dire n’est pas lu comme lexie (lu comme want to say, vouloir+dire et non mean, vouloir_dire).
S’il s’agit de la lexie, nous avons notre mot à dire, car le vouloir dire est
inséré dans un acte de communication, un acte partagé.
Catégories syntaxiques et sens
Les items lexicaux se présentent nécessairement munis d’une catégorisation
syntaxique (parties du discours, divers types de sous-catégorisation lexicale,
etc.), ce qui rend ardue la tâche de découvrir ce qui en profondeur les unit,
et qui appartiendrait en propre à la sémantique. Tâche plus ardue encore du
fait que toutes les définitions et caractérisations que nous pouvons donner de
ces items sont en langue, et donc participent à cette distribution en parties
du discours que précisément nous voudrions momentanément écarter. Prenons la
triade nom/verbe/adjectif et le champ sémantique de la confiance (j’ai
choisi le nom pour désigner ce champ car il faut bien choisir). Quelle en sera
la catégorie sémantique ? Si je parle de comportement ou d’attitude, par
le choix que je fais de prolonger le caractère nominal, je repousse au second
rang la facette ‘adjectif’ et la facette ‘verbe’ de ce même sens :
Nom : confiance
Verbe : se fier à
Adjectif : confiant
Mais à côté de se fier à on
trouve faire confiance, où faire est un simple verbe support,
pratiquement dépourvu de sémantisme, et en face de confiant (« qui fait confiance ») on trouve fiable (« à qui on peut faire
confiance »). On sent bien qu’il y a un substrat de sens qui est partagé,
mais on ne sait pas le cerner, et, a fortiori, le décrire.
La catégorie syntaxique est absolument essentielle pour nombre d’opérations
qui, débordant la syntaxe, ont des implications sémantiques immédiates. C’est
le cas de l’individuation, la reconnaissance ou délimitation d’un individu, un
type de découpe du réel qui est au cœur même de propriétés sémantiques
essentielles telles que la possibilité de faire l’objet d’un acte de référence.
L’individuation est caractéristique des groupes nominaux marqués par l’article
défini :
1. L’homme que j’ai aperçu / la femme de Pierre / les paroles prononcées à
cette occasion par le Président de la République
Considérez à présent
2. La confiance dont il a fait preuve à mon égard (m’a étonné)
Y a-t-il individuation, ou seulement utilisation d’un schéma syntaxique qui
la permet ? Pour y voir plus clair considérez
3. La fille avec laquelle il s’est laissé photographier m’a étonné.
Il y a une paraphrase (a) dont le type convient bien à l’énoncé 2 :
le fait qu’il se soit laissé
photographier avec cette fille m’a étonné
Mais on peut aisément continuer la phrase de manière à être amené à
rejeter cette paraphrase :
(b) la fille avec laquelle il s’est laissé photographier m’a étonné (en me
révélant qu’elle ne le connaissait pas)
ou encore :
(a) Ce qui m’a étonné, c’est la fille avec laquelle il s’est laissé
photographier
versus
(b) Celle qui m’a étonné, c’est…
Or on peut arguer qu’il n’y a réelle individuation que dans l’interprétation
(b). L’individuation de (a) est une simple question de présentation de l’information.
On a ainsi un énoncé 2 qui semble nous présenter un individu « la
confiance » tout semblable à celui que présente l’énoncé 4 :
4. La confiance dont il a fait preuve à mon égard (a été dûment
récompensée).
Dans les deux cas on conviendra que le groupe nominal crée un individu qui
n’existe pas en dehors de la langue. Ceci nous amène à nous poser la question
des liens entre individuation et référence.
Le sens littéral : un sens construit ?
On peut être tenté de croire que le sens littéral, non figuré, non
métaphorique, est un sens plus immédiat, plus simple, plus fondamental, le
fondement précisément, la base de toute extension de l’interprétation.
Mais il faut alors que ce sens affleure, qu’on puisse démontrer qu’il a fallu
passer par lui pour atteindre les extensions qui constituent des
interprétations supplémentaires, même si dans certains cas ces dernières
arriveront à s’imposer et à repousser à l’arrière-plan le sens littéral dont
elles se seront servi comme tremplin.
Si ce n’est pas le cas, si le sens littéral n’est pas disponible à la
conscience du locuteur, il ne peut s’agir que d’un artefact dont on ne pourra
mesurer la pertinence que dans le cadre de l’évaluation de la théorie du sens
dans son ensemble. On ne peut pas faire comme si le simple fait de baptiser
cette construction ‘sens littéral’ lui donnait le statut d’un élément
observable, qui devait constituer le point de départ de l’analyse.
Recanati (2004:8 et 74) reprend un exemple de Kent Bach. Le scénario est le
suivant : un petit enfant s’est fait un bobo et sa mère tente de le
rassurer en lui disant :
You are not going to die. (Tu ne vas pas mourir).
Recanati commente :
What
is meant is : « You are not going to die from that cut.’ But
literally the utterance expresses the proposition that the kid will not die tout court – as if he or she were immortal.
Mais ce soi-disant sens littéral censé exprimer le sens premier de
l’énoncé n’est tout simplement pas exprimable par l’énoncé en question. On
n’imagine pas le serpent dire à Eve « Vous n’allez pas mourir ». La
sentence est bien « Vous ne mourrez pas » (Traduction Louis Segond Genèse 3:4 Alors le serpent dit à la femme: Vous
ne mourrez point - Bible de Jérusalem : Le serpent
répliqua à la femme : Pas du tout ! Vous ne mourrez pas! - New American Bible :
But the serpent said to the woman: "You certainly will not die!). Mieux, l’addition même de ‘never’ à l’énoncé
proposé par Kent Bach ne ferait que nier un énoncé premier et n’introduirait
pas l’idée d’une extension de la période considérée au ‘futur infini’ :
You’re
never going to die ! (Il n’est
absolument pas vrai que tu vas mourir).
On pourrait faire des observations similaires à propos des autres exemples
donnés par Recanati pour illustrer le sens ‘littéral’. Contrairement à ce
qu’avance Recanati, I’ve had breakfast ou J’ai déjeuné ne peuvent pas servir à véhiculer un sens
littéral qui serait celui d’un énoncé tel que ‘Il m’est déjà arrivé de déjeuner
dans ma vie’.
On peut seulement conclure que Recanati se base sur une analyse de l’apport du
passé composé qui lui confère une interprétation unique (positionnement du
procès à un point quelconque situé à gauche du moment présent sur la ligne du
temps). Cette analyse est tout simplement une simplification par trop sommaire
d’une sémantique complexe. Considérez l’énoncé
As-tu vu la Tour Eiffel ?
passible des deux interprétations suivantes, dont l’une n’est pas plus
littérale que l’autre :
a) as-tu vu la Tour Eiffel, cela fait-il partie de ton expérience (de ton vécu,
dirait-on aujourd’hui) ?
b) as-tu vu la Tour Eiffel, comme ils l’ont asticotée, affublée, etc.
À tout le moins on conviendra que le sens littéral n’est opposable à un sens
figuré que s’il fournit une interprétation licite de l’énoncé. On conviendra
également qu’il peut s’estomper au cours du temps au point de disparaître dans
la conscience des locuteurs : c’est le cas des expressions figées dont
l’origine métaphorique n’est plus directement accessible aux locuteurs mais
nécessite une explication pour qu’elle puisse se réinstaurer. Ici aussi le sens
littéral n’est qu’un produit de l’analyse lexicologique et ne jouit d’aucune
légitimité qui lui viendrait de la qualification de ‘littéral’.
Peut-on parler de sens littéral à propos
d’un énoncé qui n’en a pas d’autre, pas de sens figuré, métaphorique,
etc. ? Il ne me le semble pas. Le sens littéral s’entend en opposition à
des ‘extensions’ qui vont ‘au-delà’ de ce sens, perçu comme ‘premier’. Dans
cette perspective,
La somme des angles d’un triangle est égale à 180°.
n’aurait pas de sens littéral.
Considérez un autre exemple de Recanati, le ET qui marque une séquence et non
une simple coordination :
Il sortit sa clé et ouvrit la porte.
Si on veut exprimer la simple coordination, c’est-à-dire produire un énoncé qui
permette d’attribuer à l’interprétation
Il ouvrit la porte et sortit sa clé
la valeur de vérité VRAI, il faut lui donner une autre forme, une forme
beaucoup plus complexe, qui lutte explicitement contre l’interprétation
normale, séquentielle du ET :
Il fit
deux choses, ouvrir la porte et sortir sa clé, sans qu’il soit possible
d’établir dans quel ordre il accomplit ces deux actions.
De même, certaines lectures métaphoriques contrecarrent (anglais pre-empt) la lecture littérale, laquelle n’arrive pas à la
surface en tant qu’interprétation :
Vous vous battez contre des moulins à vent.
Il ne sert à rien d’ajouter un ‘littéralement’ qui, on le sait, ne fait que
renforcer la lecture métaphorique :
Vous vous battez littéralement contre des moulins à vent.
On peut imaginer un petit échange tel
que celui-ci :
A : C’est l’histoire du type qui se battait contre des moulins à vent –
je veux dire de vrais moulins à vent, avec des ailes qui tournent et tout le
reste. Il avait une grande lance dont il pourfendait les ailes tournoyantes de
ces terribles engins…
B : Il ne s’appelait pas Don Quichotte, par hasard, ce type ?
Se battre contre des moulins à vent, il semblerait qu’on ne puisse plus le
faire qu’en se référant aux prouesses du valeureux DQ – de toute façon et lui
et ses moulins ont la meilleure part, la littéralité ne les atteindra pas…
Le sens littéral d’une expression
linguistique, nous dit encore Recanati (2004:81), c’est pour le sémanticien
celui qui s’instaure sur base même des conventions de la langue (the semantic value
which the conventions of the language assign to that expression). Mais ces conventions de la langue ne sont pas
un donné ; la langue ne se préface pas des conventions qui en régissent
l’usage. Le sens littéral est inévitablement une construction théorique – on en
fera relever ce qu’exige la théorie qu’on propose.
De même, lorsqu’on trouve chez Recanati (2004:131) mention des ‘context-independent
meanings of our words’, il faut
d’abord se poser la question de savoir si de telles significations existent bel
et bien en tant qu’observables. Si ce ne sont que des abstractions, des
constructs, la discussion des positions épousées par le littéralisme et le
contextualisme telles que présentées par Recanati dans son livre est une
discussion méthodologique et non empirique. Elle peut avoir une certaine importance,
mais on n’y mettra pas fin en présentant tel ou tel énoncé et son ou ses
interprétations. Selon le degré de richesse et de spécificité que l’on
réservera à ces significations, la contribution du contexte à l’interprétation
variera de raisonnablement importante à tout simplement énorme.
D’autre part, on ne perdra pas de vue que les définitions sont des textes, et
qu’elles ne prennent pas nécessairement position quant au jeu réservé au
contexte dans l’établissement de l’interprétation. Si je définis rouge comme ayant la couleur du sang humain, par exemple, le mot couleur amène avec lui le problème de la distribution de
la couleur rouge sur la surface de l’objet désigné comme rouge. Je devrai
certes prévoir des entrées lexicales qui rendent compte des groupements les
plus idiosyncrasiques (feu rouge, vin rouge, etc.) mais pour le reste je transmets par le mot
couleur la plupart des problèmes d’interprétation que poseront les paires
nom-adjectif où adjectif est rouge.
Le sens 'littéral' : l’affaire du lexique, pas du
discours
L'opposition sens littéral / sens figuré est affaire de dictionnaire, et
l'erreur consiste à vouloir l'utiliser dans l'interprétation des énoncés.
Le dictionnaire doit organiser les acceptions qu'il associe à un item lexical.
Il peut le faire sur une base historique (c'est-à-dire selon les acceptions que
le lexicographe attribue à l'item dans les citations récoltées et disposées
chronologiquement) ou sur le critère de la fréquence d e l'acception dans
l'usage contemporain. Quoi qu'il en soit, un bon dictionnaire tentera souvent
de montrer comment les diverses acceptions d'un item sont reliées entre elles.
Le lexicographe utilisera alors le concept d'extension de sens, qui peut se
faire selon diverses voies, notamment métonymiques et métaphoriques. Dans le
cas d'extension métaphorique, il sera possible de parler d'un sens littéral (la
flèche en tant qu'objet matériel) et d'un ou plusieurs sens figurés, imagés (la
flèche en tant que signe).
Cette opposition sens littéral / sens figuré ne sera pas applicable à tous les
items polysémiques. Le lexicographe se retrouvera souvent en présence de toute
une série d'acceptions, nombre d'entre elles emprisonnées dans des lexies ou
collocations, et l'organisation de l'entrée du dictionnaire tendra alors à
suivre la tradition lexicographique, dont le fondement est bien sûr le
classement chronologique des acceptions, sur base de l'interprétation des
citations datables.
Quel serait par exemple le sens littéral d'ouvrir (open, abrir, etc.)? On
pensera peut-être d'abord à ouvrir une porte ou ouvrir une fenêtre plutôt qu'à ouvrir
un livre, ouvrir un débat ou ouvrir un compte en banque, mais quel serait le
sens littéral d'ouvrir, indépendamment des lexies ou semi-lexies (collocations)
que nous venons de proposer? Pourquoi est-ce que confronté à ouvrir un livre je
devrais me mettre à la recherche d'un sens 'littéral' d'ouvrir (pour de toute
façon le rejeter?). En fait, on dispose
d'un ensemble de paires ouvrir+objet,
où objet se diversifie en fonction
de classes thésauriques (livre, dictionnaire, journal, revue, prospectus,
dépliant, cahier, document, registre, carton, dossier, etc – cf. l'entrée du
Grand Robert ci-dessous)
Le sens littéral d'un énoncé serait celui que l'on obtient en sélectionnant,
comme contribution sémantique des items lexicaux pleins, le sens dit littéral
de ces items, en maximisant les isotopies. Mais le sens de tout énoncé est un
sens construit : l'énoncé se laisse interpréter en fonction d'un ensemble de
paramètres parmi lesquels interviennent les éventails d'acceptions des items
lexicaux, sans priorité aucune accordée aux acceptions qualifiées de
littérales.
Dès que l'on croit pouvoir isoler une acception première, littérale pour les
items lexicaux (préalable à l'insertion de ces items dans des contextes
particuliers), on tombe dans le piège. On croit alors pouvoir partir d'un sens
littéral de l'énoncé, sens qu'il faut postuler pour tous les énoncés dont on
veut montrer que l'interprétation retenue n'est précisément pas littérale. Se
poserait alors la question de savoir comment on passe de l'interprétation
littérale (à rejeter) à une interprétation appropriée au contexte.
Or, il y a toujours un contexte. Pris 'hors contexte' signifie pris dans un
contexte particulier, comme dans une démonstration linguistique, par exemple en
vue d'établir le bien-fondé du passage par un sens littéral dans le processus
interprétatif.
Les contextes se libèrent (c'est-à-dire qu'ils se multiplient) dès lors que
l'interaction entre les interlocuteurs est médiatisée, par exemple dans le cas
de l'écriture. Dès que je lis quelque chose (ou que j'en entends un
enregistrement audio, peu importe ici le mode de médiatisation) je crée un contexte dans lequel va s'insérer
l'interprétation que je propose pour l'énoncé médiatisé. Je peux donc créer le
contexte qui accompagne une interprétation; par contre, je ne peux pas
interpréter hors contexte car cela supposerait une absence de connexion entre
l'énoncé et un monde. Interpréter, c'est précisément relier un énoncé à un
monde, qui peut bien sûr être un monde créé, comme c'est le cas dans la fiction
(mais il sera de toute façon très semblable à l'éventail des mondes connus,
c'est une condition de son intelligibilité).
Rappelons que nous ne mettons pas en question l'opposition acception littérale
/ acception figurée dans le cadre du travail lexicographique. On passe du lion
félin au lion homme selon des lignes d'extension du sens qui sont familières et
productives (l'extension métaphorique est à tout moment capable de générer de
nouvelles acceptions : ces dernières naissent en discours, se répandent, et
finissent par se fixer; à ce point peut intervenir le lexicographe, dont la
tâche est de rendre compte de l'usage). Mais reconnaître un sens littéral et un
sens figuré à lion ne nous force pas à passer par une interprétation littérale
de lion lorsque nous sommes confrontés à
Alfred est un lion
et que le contexte nous pousse à choisir une interprétation qui relie cet
énoncé à un monde dans lequel Alfred désigne un individu qui est à la fois
chauffeur de taxi et notre voisin.
Il faut récuser l'existence d'un sens littéral qui se présenterait en premier
pour les énoncés, par lequel il faudrait passer, et qui ne laisserait place à
d'autres interprétations que s'il s'avérait caduc.
Nous allons poursuivre notre étude en nous penchant sur les syntagmes ouvrir un
livre et suivre une flèche, que les dictionnaires ne reconnaissent pas en tant
que lexies (unités phraséologiques) mais dont ils fournissent néanmoins une
définition, montrant bien par là que les interprétations ne résultent pas d'une
fonction compositionnelle appliquée aux verbes (ouvrir, suivre) et aux objets (livre,
flèche).
'Ouvrir un livre'
Reprenons quelques entrées de dictionnaire pour le syntagme ouvrir un livre (aprire
un libro, abrir un libro), que nous allons soumettre à l'examen:
Le Grand Robert (version CD-ROM)
Écarter* ou déplier* (les parties d'un organe, les éléments d'un objet), et, par ext., mettre dans une nouvelle
disposition qui assure la communication ou le contact avec l'extérieur. - Ouvrir
un livre, un registre, un carton, un dossier...
Le Littré (s.v. ouvrir)
Ouvrir un livre, en écarter la couverture, pour le lire
[ouvrir son livre]
[ouvrir Grenade, Rodriguès, saint François de Sales]
[ouvrir les lois saliques et ripuaires]
[ouvrir quelques brochures]
Emidio De Felice et Aldo Duro, Vocabolario
Italiano, Palumbo editore, Palerme, 1993 (s.v. aprire):
aprire un libro, un giornale, spiegarne le pagine, i fogli
Diccionario del estudiante, Real
Academia Española, 2005 (s.v. abrir):
5. Separar las hojas (de un libro, cuaderno u objeto similar) de manera que se
puedan ver las páginas interiores. Abrió el libro y leyó el poema
6. Separar las hojas unidas (de un libro) cortando los bordes. Dame un cuchillo
para abrir el libro.
Ouvrir un livre n'est donc pas une lexie, comme le montrent les exemples mêmes
des dictionnaires, notamment ceux du Littré. L'objet est ici une classe
thésaurique, disons celle des documents écrits, dont livre peut être considéré
comme le représentant, sinon le plus fréquent, du moins celui qui a le plus de
poids lexicographique, et devrait donc être le plus typique. Les exemples du
Littré indiquent à suffisance que la classe thésaurique en question est soumise
à des polysémies régulières (le nom d'un auteur pour les livres qu'il a écrits
(saint François de Sales), le contenu d'une œuvre pour l'œuvre elle-même (les
lois saliques et ripuaires), etc., sans parler de toutes les polysémies qui
affectent la classe tout entière des documents,
telle que la polysémie contenant / contenu, modalisée ici en support d'information / information.
Peut-on parler de collocation dans
le cas d'ouvrir un livre? Je ne le crois pas, le mot livre étant ici le
représentant de toute une classe. Ce qui fait que le syntagme ouvrir un livre mérite
un traitement individuel sous l'entrée ouvrir (ou aprire ou abrir) est
précisément la définition qu'il convient de donner ici à ouvrir, qui n'est
subsumable sous aucune autre acception de ce verbe, nous devons le présumer.
Mais ici nous sommes vraiment dans l'embarras. Nous sommes forcés de
reconnaître que nous ne pourrions comprendre ces définitions si nous ne savions
ce qu'ouvrir un livre veut dire. Le concept d'écarter qui semble crucial ici
doit se comprendre dans le sens qui convient. Si je découpe un livre et que
j'en écarte les feuillets de manière à ce que la distance entre deux feuillets
soit d'au moins 500 mètres, je n'aurai guère ouvert le livre dans le sens où
nous sommes invités à l'entendre en lisant ces définitions.
Le 'pour le lire' du Littré est le bienvenu – il indique ce pourquoi on ouvre
un livre, communément. Mais on peut ouvrir un livre au beau milieu. La
définition de Littré nous pousse à considérer qu'un livre doit s'ouvrir à la
page de titre.
'La communication ou le contact avec l'extérieur' du Grand Robert tombent dans
le piège bien connu de définitions bien plus compliquées à entendre que
l'expression qu'elles tentent de définir.
Au 'spiegarne le pagine' du Vocabolario italiano on aimerait ajouter
'aprendolo' (en l'ouvrant) ce qui donnerait une définition plus exacte mais
parfaitement tautologique et inutile.
Le dictionnaire espagnol est le plus spécifique car il y a deux acceptions de
'aprire un libro' : soit on l'ouvre, soit on en coupe les pages (comme on le
fait avec un coupe-papier).
On pourrait dire qu'ouvrir un livre c'est le préparer à la consommation, dans
la mesure où la consommation typique d'un livre en est la lecture
(souvenons-nous de la théorie des qualia – commencer ou finir un livre, c'est
typiquement, c'est-à-dire en interprétation par défaut, en commencer ou en
finir la production ou la consommation, c'est-à-dire l'écriture ou la
lecture). Mais dans ce cas ouvrir un
livre serait assez proche d'ouvrir une bouteille – j'ouvre une bouteille pour
la consommer, c'est-à-dire en boire le contenu, comme j'ouvre un livre pour le
consommer, c'est-à-dire le lire. Nous aurions à présent une classe d'objet qui
recouvre d'autres contenants que le livre – comme le livre contient de
l'information à consommer par la lecture, la bouteille contient du vin à
consommer en le buvant.
Nous avons décrit là une pratique lexicographique inexistante, sans doute pour
d'excellentes raisons. Mais elle a le mérite de nous montrer que l'entrée pour ouvrir
pourrait s'organiser de manière bien différente, et ceci laisse soupçonner qu'ouvrir
un livre n'est ni une lexie ni une collocation.
En fait, nous apprenons en partie ce que signifient ouvrir et livre en
apprenant ce que signifie ouvrir un livre. Et nous apprenons ouvrir un livre
comme une pratique, pas en consultant les entrées ouvrir ou livre de nos
dictionnaires.
Y a-t-il quelque chose de commun à toutes les acceptions d'ouvrir ou ouvrir ne
fait pas partie d'une lexie? On retrouve le problème évoqué par Wittgenstein au
sujet des jeux – ne pas s'imaginer qu'il doit y avoir quelque chose en commun à
tous les jeux puisqu'ils s'appellent jeux. De même, ne nous imaginons pas que
tous les actes auxquels convient le verbe ouvrir doivent avoir dans leur
sémantisme quelque sème commun.
Des voies d'exploration nous sont ouvertes par les interprétations que nous
sommes amenés à forger lorsque nous sommes confrontés à des paires incongrues,
telles qu'ouvrir le ciel, ouvrir le soir, ouvrir la mort, ouvrir un pape, etc.
Nous verrons que nous ne cherchons pas la solution dans un apport sémantique
minimal de ouvrir – ce que nous faisons, c'est rapprocher la paire incongrue
d'une paire connue (ouvrir le ciel – ouvrir des voies dans le ciel; ouvrir un
pape, ouvrir le corps d'un pape; ouvrir le soir, ouvrir la soirée, la fête, le
bal), la ramener à une pratique culturelle que nous connaissons et que nous
avons apprise à désigner par une paire verbe / objet dont le verbe est ouvrir.
En présence de ouvrir un livre, je ne passe donc pas par un sens plus littéral
de ouvrir, celui que l'on associerait peut-être à ouvrir dans ouvrir une porte ou
ouvrir une fenêtre. On me dira que l'acception d'ouvrir dans ouvrir un livre
n'est tout simplement pas un sens figuré, et que donc ici l'opposition sens
littéral / sens figuré n'entre pas en jeu. Mais je crois que personne ne niera
que le lexicographe peut marquer de non-littéral le sens qu'il attribue à ouvrir
dans ouvrir un débat ou ouvrir le bal. Et pourtant, pas plus ici que dans le
cas de ouvrir un livre, je ne passe par un sens littéral dont je mesure
l'inadéquation avant de passer au sens figuré qui convient au syntagme.
Dans suivre une flèche, il ne convient pas plus d'opposer un sens littéral de suivre
et de flèche, à un sens figuré de ces deux items. Supposez qu'une flèche
traverse le ciel dans mon champ de vision. Est-ce que, en suivant la flèche de
telle manière à ce que la distance entre mon corps et la flèche n'augmente pas,
je la suis plus littéralement que si je me contente de me déplacer dans la
direction qu'elle indique? Si on me dit 'Suis la flèche', dois-je passer par la
première interprétation, la rejeter en constatant que la flèche se déplace trop
vite pour moi et qu'on ne peut s'attendre à ce que je parvienne à maintenir une
distance constante entre elle et moi, et sur base de ce rejet, opter pour une
interprétation où suivre est figuré (suivre la direction indiquée) et la
flèche, d'objet matériel, s'est à présent transformée en signe?
Tous les mots ont-ils un sens littéral ?
Je peux considérer qu’endoscopie
n’acquiert un sens littéral que si je peux le confronter à une lecture
métaphorique. Tous les mots sont-ils susceptibles de faire l’objet d’une
lecture métaphorique ? On penserait à exclure certains termes techniques
(au sens large : aussi juridiques, économiques, etc.) et des mots
abstraits, tels que ceux que l’on choisit dans l’analyse sémique précisément à
cause de leur caractère monosémique : rotondité,
antériorité, etc.
Ou bien alors on considère que tous les mots ont une acception littérale, à
laquelle s’ajoute éventuellement une ou plusieurs acceptions de type
métonymique ou métaphorique.
Les choses se compliquent lorsqu’on parle du sens littéral des énoncés. Le sens
littéral de l’énoncé est-il composé au départ des sens littéraux de tous ses
composants, en excluant absolument la possibilité qu’une acception non
littérale puisse se retrouver composante d’un sens littéral ?
La reconnaissance d’un sens littéral des énoncés est absolument essentielle
pour une théorie qui oppose meaning
et force – le meaning est le sens littéral, le sens
de l’énoncé lui-même (que j’appellerais plus volontiers la signification de la phrase sous-tendant l’énoncé), la force est le sens qu’un locuteur lui
donne (pour nous : le sens
tout court).
Interprétabilité.
Recanati (2004:92 et suivantes), à la suite de Searle, se penche sur
l’absence d’interprétabilité du syntagme couper
le soleil, dans le sens où l’on ne parvient pas à se figurer la
‘situation’, l’état du monde, qui rendrait ce syntagme vrai (ou, pour être plus
précis, rendrait vrai un énoncé où ce syntagme fait partie de ce qui est
affirmé, comme dans Il a coupé le
soleil).
Je ne crois pas que cela soit vrai. Si quelqu’un coupe le soleil en deux
hémisphères égaux, par exemple, je conclurais (à supposer que je sois encore là
pour le faire) qu’il a bel et bien coupé le soleil. De même s’il le coupait en
tranches, comme le pain.
Ce que l’exemple fait voir, c’est toute la différence qu’il y a entre couper x, où x ne se coupe pas, et couper
l’herbe, couper un steak,
couper un livre, etc. pour
lesquels notre interaction normale avec le monde prévoit un mode opératoire
assez précis, dont on ne peut s’écarter indûment sous prétexte que l’on s’en
tient au ‘sens littéral’. Si je coupe un livre en petits morceaux, si je coupe
l’herbe dans le sens de la longueur, etc. ou si je prétends qu’en faisant de
telles choses je me conforme à l’interprétation littérale des énoncés décrivant
mes actes, je ne fais rien de bien profond ou intelligent – je suis tout
simplement facétieux, et, qui plus est, de manière gratuite et lassante.
D’autre part, si l’interprétation littérale d’ouvrir une porte, ouvrir un
livre, etc. n’est pas celle qui vient directement à l’esprit, quelle
est-elle ? Il n’y a pas ici de langue ‘pure’, découplée du monde et de la
culture qui l’interprète, que l’on pourrait opposer à la nôtre.
Ce qui peut induire en erreur, ici encore, c’est le dictionnaire ; ou
plutôt l’oubli que le dictionnaire est un produit du travail sur la langue, et
non le dépositaire de la langue même. On aurait pu concevoir qu’on ne trouve
pas au dictionnaire la lexie ouvrir un
livre, pour la bonne raison que ce n’en est pas une. Nous interprétons ouvrir un livre sur base d’un savoir
partagé, que nous ne puisons pas dans le dictionnaire. Si ce dernier était
construit à l’usage de qui ne connaît pas la langue (proposition absurde, dès
lors que le dictionnaire est écrit en langue naturelle), il faudrait fournir
une définition, non pas d’ouvrir et de livre,
mais de la paire ouvrir un livre,
et il en irait de même d’innombrables autres paires verbe-objet, et bien sûr
également de triplets sujet-verbe-objet, etc. En abstrayant une description
sémantique d’ouvrir au départ
des usages de ce verbe dans les paires et triplets qui l’exemplifient, je me
condamne à un niveau de généralité qui ne permet pas au lecteur de construire
l’interprétation d’ouvrir un livre,
etc. par simple composition des définitions d’ouvrir et de livre.
Le dictionnaire s’attend à ce que je sache comment ma culture se comporte
vis-à-vis d’un de ses produits, à savoir ici le livre. Quelqu’un qui ne connaît
pas la langue, c’est-à-dire ne possède pas déjà l’essentiel des outils qui
permettent l’interprétation des énoncés dans cette langue, ne peut rien faire du
dictionnaire, qui ne prétend d’ailleurs pas avoir été conçu pour lui.
Il n’y a pas grand profit à baptiser de ‘littérale’ une interprétation d’un
énoncé choisie dans l’immense spectre d’interprétations que fournissent par
composition les entrées de dictionnaire de cet énoncé. Par exemple, pour
reprendre l’exemple de Searle,
Bring me a steak with fried potatoes
n’a pas l’interprétation littérale ‘apportez-moi un steak en vous servant
de frites pour me l’apporter’ (sur base de l’interprétation du with dans Study the virus with a
powerful microscope).
Ce soi-disant sens littéral n’est autre qu’un sens construit en abusant de
l’outil lexicographique, en attribuant à un élément d’énoncé l’interprétation
qu’il reçoit ou peut recevoir dans un autre énoncé. Cette combinatoire nous
donne une idée des énormes difficultés auxquelles est confrontée toute
tentative de production automatique d’interprétations sur base
compositionnelle ; mais c’est à peu près tout. Les acceptions des items
telles que répertoriées dans le dictionnaire résultent d’un processus d’analyse
et d’abstraction et ne sont pas un donné qui justifierait une construction
compositionnelle du sens basée sur ces acceptions.
C’est le caractère systématique de
ces polysémies qui fait leur intérêt : elles peuvent servir à rendre le
dictionnaire ou plus bref ou plus cohérent. Plus bref si les polysémies
régulières sont données comme moyen mécanique de produire de nouvelles
acceptions au départ des acceptions enregistrées par le dictionnaire. Plus
cohérent si elles sont utilisées pour assurer que des acceptions prévisibles ne
manquent pas au dictionnaire et soient représentées selon le même schéma
définitoire.
Les polysémies régulières partent des éléments saillants d’une acception pour
générer une acception nouvelle. Par exemple, un contenant sert à contenir un
contenu – on passe ainsi du contenant au contenu. Un processus prend place (!)
en un certain lieu, occupe un certain temps et produit un certain résultat – de
processus on passe à temps pris par ce processus, lieu où il se déroule et
résultat produit :
a) Il a cassé la bouteille.
b) Il en a bu toute une bouteille.
c) La moisson/leçon se déroulait normalement.
d) Il se rendait à la moisson/leçon.
e) C’était pendant la moisson/leçon.
f) La moisson/leçon est excellente.
Faut-il mettre sur le même pied lieu, temps et résultat, tous trois comme
polysémies régulières de processus ?
Voyons récolte dans le GR :
1.
Action de recueillir (les produits de la terre, notamment les produits
cultivés).
Durée d'une récolte. C'était pendant la récolte.
2. (1558) Par métonymie. Les produits recueillis.
3. (1690) Ce qu’on recueille à la suite d’une quête, d’une recherche.
Pas de trace du lieu, alors que le temps a droit à une sous-définition dans 1.
À l’entrée moisson on
trouve :
1.
Travail agricole qui consiste à récolter les céréales, particulièrement le blé,
lorsqu'elles sont parvenues à maturité.
2. Époque, saison à laquelle se fait la moisson.
3. (V. 1223). Les céréales elles-mêmes qui sont ou seront l'objet de la
moisson.
4. (XIIIe). Par métaphore, fig. Action de recueillir, d'amasser en grande
quantité (des récompenses, des gains, des renseignements...). Ce qu'on
recueille
Ici le temps est l’objet d’une acception séparée, qui mérite le statut
d’acception à part entière, avec son numéro propre.
Voyons sous leçon. On ne retrouve
plus le temps non plus...
On pourrait étendre les investigations, très longuement – les polysémies
régulières ne sont pas traitées systématiquement !
On vérifiera sur :
Bâtiment - Institution (école, prison,...)
Acte - Document (candidature, démission,...)
Animal - Viande (poulet, lapin,...)
Arbre - Bois (sapin, chêne,...)
etc.
Une variante intéressante de contenant-contenu est document
en tant que support physique – document
en tant qu’information (le mot document
est lui-même sujet à la polysémie en question) : livre,
journal, ...
La question centrale est de savoir si ces polysémies sont vraiment régulières,
c’est-à-dire affectent tous les items qui portent la signification voulue
(celle de gauche, si on considère qu’une acception est dérivée systématiquement
de l’autre). Ce n’est que dans ce cas que le dictionnaire peut se passer de les
répertorier.
Une autre question concerne leur statut : sont-elles liées à une langue
seulement ou à toute une famille de langues ? Par exemple, la polysémie
régulière contenant-contenu est très
systématique : elle pourrait même servir à déterminer si un mot est un
contenant – un tel mot devrait alors véhiculer les deux acceptions de contenant
et de contenu.
Dans un système de définition contrôlée, on peut attribuer la double lecture à
l’item dont on se sert principalement comme hyperonyme (genus).
Par exemple, on attribuerait la double lecture à document, et on définirait traité,
manuel, etc. comme étant des documents.
Cette stratégie n’est possible que si on choisit l’hyperonyme avec soin et
qu’on garantit
– soit que l’hyperonyme qui sert de genus dans une définition puisse être
lu dans toutes les acceptions que le dictionnaire en question enregistre ;
– soit que les acceptions valides pour la définition soient clairement
indiquées, par exemple à l’aide d’un ou plusieurs numéros suscrits renvoyant
aux numéros d’acceptions dans la définition du genus lui-même.
En général, ce travail de désambiguïsation des genus n’est pas
accompli dans les dictionnaires actuels, qu’il s’agisse de dictionnaires sur
support papier ou de dictionnaires informatisés. C’est même une des premières
tâches à effectuer par et/ou pour les programmes de désambiguïsation de la
langue qui se proposent de prendre pour base, du moins en partie, les
définitions données par un ou des dictionnaires existants.
Interprétation des composés nominaux
« Ainsi, pour prendre un exemple schématique, si je détermine
l’idée d’un oiseau par celle d’un arbre, on suppose immédiatement
qu’il s’agit d’un oiseau qui est sur cet arbre. De même en entendant les mots Kaffeemühle
et Windmühle on n’aurait pas l’idée qu’on pût parler d’un moulin mû par
le café ou servant à broyer du vent, tandis que les combinaisons d’idées
contraires sont toutes naturelles » (Sechehaye 1950:69).
Oui, mais voilà : on peut parler d’un moulin mû par le café, et on peut
parler d’un moulin servant à broyer du vent – la langue ne nous en empêche pas,
comme le montre à suffisance le texte même de Sechehaye.
Les composés nominaux sont un des nombreux endroits où la connaissance du
monde (rappelons que c’est ainsi qu’on appelle ce faisceau d’informations
qui regroupe absolument tout ce qui peut être pertinent pour quoi que ce soit –
on ne peut guère être plus général) entre de plain-pied dans la langue. On peut
bien sûr lexicaliser moulin à café et moulin à vent – on aura
réglé le compte de ces composés-là, mais rien de plus.
On peut mener des expériences sur deux types de composés :
a) composés construits à l’aide de composants appartenant déjà à la langue,
mais non lexicalisés et décidément bizarres :
une forêt de vaches
une forêt à vaches
a cow forest
b) des composés faits d’éléments qui n’appartiennent pas à la langue
(excepté l’armature du composé) :
(un) blorque de taple(s)
(le) blorque à taple(s)
(a) taple blork
Les locuteurs, on le verra, ne renonceront pas vite à faire sens : ils
laisseront courir leur imagination, mais celle-ci n’échappera jamais à la
langue, sa frontière ultime.
On aura ainsi un début d’accès aux mécanismes qui permettent de faire sens.
Dans la mesure où les interprétations proposées seront reconnaissables et
plausibles, on pourra avancer que les mécanismes qui y donnent lieu sont
partagés. Après tout, un moulin à café aurait très bien pu être un moulin mû
par du café, mais pas un moulin pendant ou en dépit du café...
Au-delà de l’assertion
La langue fait bien plus que décrire le monde. Le schéma aristotélicien de
la définition (genus+differentiae)
est impuissant à rendre compte des éléments de la langue qui n’entrent pas dans
une taxinomie. Pour pas mal de mots et expressions, je dois dire à quoi ils
servent (les performatifs), et je dois souvent dire quelle attitude ils
révèlent chez le locuteur.
Tournons-nous vers bien. Dans la
série ci-dessous on passe de bien
servant à confirmer – il ne peut s’utiliser que dans des énoncés de reprise – à
bien signifiant au moins. Cette deuxième lecture gagne
en probabilité si on s’éloigne d’ensembles trop aisément énumérables et
comportant trop peu de termes pour nécessiter une évaluation floue :
a) Il y en a bien un. (confirmation)
b) Il y en a bien deux.
(confirmation)
c) Il y en a bien trois. (confirmation
(à l’avant-plan) / au moins (à l’arrière-plan))
d) Il y en a bien une centaine. (au
moins (à l’avant-plan) / confirmation (à l’arrière-plan)
Ce bien n’a rien à voir avec le
bien de
e) Il a bien fait son travail (convenablement).
(Qu’on pourrait bien sûr interpréter également comme une confirmation)
Pratiquement et théoriquement ne servent pas, la
plupart du temps, à spécifier le mode d’approche : théorique ou pratique,
comme dans
f) La question doit être résolue
pratiquement et théoriquement.
Bien plus fréquents sont les usages suivants :
g) Le ciel est théoriquement bleu.
(il devrait l’être, mais ne l’est pas)
h) Le ciel est pratiquement bleu. (pour
ainsi dire bleu)
Les adverbes sont le domaine de choix de l’expression de l’attitude du
locuteur. Comme ils s’ancrent fermement dans l’énoncé, ils ne manquent pas de
poser des problèmes aux théories qui insistent sur une distinction nette entre meaning et force, sens de la phrase en elle-même et sens conféré à l’énoncé
par le locuteur. Peut-on toujours distinguer entre contenu d’une part et
attitude vis-à-vis de ce contenu d’autre part ?
Le mot médiocre :
on a envie de distinguer ce qu’il veut dire (moyen) de ce
qu’on l’utilise pour dire (insuffisant). Le GR nous donne tort : tout simplement
deux acceptions, dont la première est vieillie. N’est-ce pas aller un peu vite
en besogne ?
–
1. Vx ou littér. Qui est moyen*.
– 2. (1588). Mod. et cour. Qui est au-dessous de la moyenne, qui est
insuffisant* en quantité ou en qualité
Pendant des siècles les études philosophiques et linguistiques ont
privilégié l’assertion au détriment des autres actes de langage. Ce
déséquilibre n’a pas été sans effet sur nos dictionnaires et nos grammaires.
Nos grammaires réservent bien peu de place à des parties du discours
pragmatiquement riches, comme l’adverbe. Jusqu’il y a peu, elles ne traitaient
pas systématiquement des moyens mis en oeuvre pour faire passer une attitude
vis-à-vis d’un contenu propositionnel.
Nos dictionnaires ont longtemps donné la priorité aux définitions qui se
soumettent au schéma aristotélicien. Longtemps ils ont hésité à admettre de
plein droit toute une phraséologie liée aux actes de langage et à l’aspect
rhétorique du discours.
Pour clore cette section, considérons l’adverbe déjà. Une sémantique vériconditionnelle sera impuissante à
distinguer les énoncés suivants :
a) Il est là.
b) Il est déjà là.
c) Il est encore là.
car ils peuvent tous trois s’appliquer à la même configuration du réel. Ils
sont toutefois très différents en ce que, alors que a est neutre, b
et c sont révélateurs des
attentes que veut afficher le locuteur. Il
est déjà là suggère qu’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’il ne
soit pas encore là, et Il est encore
là à ce qu’il ne le soit plus.
L’existence du couple déjà – pas encore (already – not yet,
etc.) nous amène à nous intéresser aux négations de déjà qui se distinguent par le maintien du mot déjà, à savoir pas déjà et déjà pas.
On peut trouver pas déjà comme
énoncé second (voir 7) marquant la surprise, le désarroi, l’irritation,
etc. :
d) Il n’est pas déjà là tout de même
(= ne me dis pas qu’il est déjà là).
Tout autre est déjà pas (qui
lui-même a comme variante pas déjà,
ce qui complique un peu les choses). Considérons
e) Le verbe n’est déjà pas à la bonne
place.
f) Pour commencer, le verbe
n’est pas à la bonne place.
Il y a bien série ici, mais elle n’est pas temporelle.
Il s’agit du premier élément (ou mieux de l’élément présenté en premier) d’un
ensemble que souvent on ne prend pas la peine de développer, car l’élément
donné en accompagnement du déjà
ou du pour commencer est
suffisant pour emporter l’adhésion à la thèse (souvent implicite) du locuteur
(ici, quelque chose comme la phrase
est mal torchée, l’énoncé est
incorrect, etc.). La base de données frantext
nous donne des exemples de ce pas déjà
et de sa variante déjà pas.
Nous nous contenterons d’épingler quelques exemples tirés de À la Recherche :
g) Il n’y a déjà pas tant de
distractions ici (À
l’ombre…)
h) Je ne suis déjà pas si bien que
cela avec elle (Sodome et Gomorrhe)
i) Mon pauvre fils, tu n’avais pas
déjà beaucoup de sens commun, je suis désolée de te voir tombé dans un milieu
qui va achever de te détraquer (À
l’ombre…)
j) que ma tante, qui ne l’amuse pas
déjà beaucoup comme vieille maîtresse, lui paraisse inutile comme nouvelle
épouse (Guermantes II)
Un bref examen du traitement lexicographique de déjà nous permettra de mesurer le chemin parcouru et celui qui
reste à accomplir.
Littré utilise un type de définition qui ne permet guère l’inclusion de
commentaires sur les fonctions discursives des éléments du lexique. Déjà y est classifié comme ‘adverbe
de temps’, et les définitions du Littré concernent toutes trois une
interprétation strictement temporelle de déjà
(dès l’heure présente, dès ce moment ; dès lors ; auparavant). Or, des deux exemples
donnés pour illustrer la troisième signification (à savoir : auparavant), le deuxième s’accommode
bien mal du remplacement du definiendum
(déjà) par le definiens (auparavant), et la signification temporelle est loin de
l’épuiser. Il s’agit de l’exemple suivant, tiré de Racine, Britannicus, II, 3 :
k) Je vous ai déjà dit que je la
répudie.
On peut aisément construire une série qui fasse passer du sens temporel
(incluant le definiens auparavant),
à l’exemple racinien, dont la portée discursive est de prévenir une
argumentation inutile (n’insistez
pas !) :
l) Je vous avais dit auparavant que je
la répudiais.
m) Je vous ai dit auparavant que je la
répudiais.
n) Je vous ai dit auparavant que je la
répudie.
(=j) Je vous ai déjà dit que je la
répudie.
Remarquons que l’emploi des temps n’est vraiment naturel qu’aux deux extrémités
de cette série – auparavant est
tourné vers le passé alors que déjà
est ancré dans le présent. En fait, l
pourrait introduire un changement d’attitude de la part du locuteur (je vous
avais dit auparavant que je la répudiais, mais tout bien considéré etc.), ce
que j se plaît à repousser
énergiquement (cf. le n’insistez pas
qui en est la valeur discursive). La fonction discursive de ce déjà apparaît très clairement quand
on fait varier la personne grammaticale pour bloquer l’échange argumentatif. Si
on exclut l’interprétation syncopée (cf. ci-dessous), le passage à la troisième
personne entraîne le glissement à une interprétation temporelle de déjà, interprétation dans laquelle
l’équivalence avec auparavant
postulée par Littré n’est pas dépourvue de toute pertinence, bien que le
caractère argumentatif de déjà
persiste :
o) Il nous avait déjà dit qu’il la
répudiait (et donc nous le savions)
L’interprétation syncopée maintient la valeur discursive originale du déjà (syncope de Il nous avait dit : Je vous ai déjà dit
que je la répudie).
Le traitement lexicographique des éléments à fonction discursive a progressé
depuis Littré. Les dictionnaires contemporains du français ne se contentent pas
d’explorer la valeur temporelle de déjà,
ils font une place à d’autres lectures. Le Petit Robert mentionne en troisième
signification une valeur de déjà
présente selon ce dictionnaire dans le registre familier, « Renforçant une constatation ».
Cette notation est bien vague. Les exemples donnés sont les suivants :
p) C’est déjà bien beau.
q) Ce n’est déjà pas si mal.
On retrouve cette valeur répertoriée dans le Hachette, avec le commentaire et
l’exemple suivants : « Marquant, dans une affirmation, que la chose affirmée n’est pas sans
importance »,
r) C’est déjà gentil d’être venu.
On conviendra que ces explications sont très vagues et bien peu convaincantes.
Pour bien mettre à jour cette valeur discursive de déjà, il faut introduire cet adverbe dans un énoncé quelconque
et tenter d’en caractériser l’apport. Soit s :
s) Il y a déjà un tigre.
Imaginons un récit destiné à éveiller un sentiment de peur chez le
lecteur et une interprétation du type Il
y a déjà un tigre dans ce récit, pas besoin d’ajouter des lions. Le déjà ne renforce rien, et il ne se
contente pas d’indiquer que la chose affirmée n’est pas sans importance. Pour
cerner l’apport de ce déjà, il
faut souligner qu’il suppose une échelle, une gradation (ici de dangerosité) et
un positionnement sur cette échelle : un premier échelon a (déjà !)
été gravi. On rejoint ainsi la valeur du déjà
de notre exemple e.
Le Grand Robert n’ajoute pas grand-chose. Voici l’essentiel de l’entrée :
- 1. Dès l'heure
présente, dès maintenant (avant ce qui était prévu). Il
a déjà fini son travail. Il est déjà quatre heures : le temps passe vite.
Vous êtes déjà là? Je ne vous attendais pas si tôt. Il a déjà oublié sa leçon.
Dès lors, dès
ce temps (en parlant du passé ou de l'avenir). Il était déjà
marié à ce moment-là. Il est déjà venu hier. Quand il arriva, son ami était
déjà parti; il n'était déjà plus là. Quand vous lirez cette lettre, je serai
déjà loin. Dans deux jours, il aura déjà reçu ma lettre. Il l'aurait déjà
reçue, si... Déjà en 1900...
- 2. - Auparavant, avant. Je
l'ai déjà rencontré ce matin. Je vous ai déjà dit cela, je ne le répéterai pas.
Tout cela, c'est du déjà vu. - Déjà-vu.
- 3. Fam. Pour renforcer une constatation. C'est déjà bien beau,
c'est déjà beaucoup si..., ce n'est pas si mal. J'avais déjà trop de travail :
j'avais trop de travail comme cela.
On constate que la distinction entre les deux significations données
sous 1 repose uniquement sur
l’indication de l’attente (avant ce qui était prévu), indication qu’on suppose être invité
à reporter sur la deuxième signification (dès lors, dès ce temps) car la position
temporelle du procès marqué par déjà
est ici sans importance.
Un exemple donné pour illustrer la signification introduite sous 2 est proche
de celui tiré de Britannicus, à
savoir Je vous ai déjà dit cela, je ne le répéterai pas. Quant à la
troisième signification, c’est celle qui est reprise dans le Petit Robert.
À certains égards, le TLF fait
moins bien. La description du sens temporel se veut plus précise, mais elle est
alambiquée et inexacte : la référence est à une date (au lieu d’un moment),
le ‘attendu pour plus
tard’ en dit de trop, et le ‘censé se produire’ est inexplicable :
I. Sens temp.
« Déjà » exprime la précocité de survenance d’un procès qui, attendu
pour plus tard, aurait pu ne pas se produire à la date à laquelle il est censé
se produire.
Mais c’est surtout quand on lit les exemples donnés en illustration de ce sens
qu’on est persuadé que le lexicographe n’a pas vraiment fait son travail. En
effet, l’exemple suivant (repris ici comme t) n’illustre pas le déjà
temporel ; il s’agit bel et bien du déjà
argumentatif de nos exemples p-s.
t) Car ma connaissance de mon adversaire
n’est-elle point déjà une arme ? (Saint-Exupéry, Citadelle, 1944, p.860)
Toutefois, le TLF est supérieur dans la description de ce qu’il appelle le sens
logique (argumentatif conviendrait mieux),
restreint à la langue familière (est-ce bien avéré ?). Le TLF dégage un
sens où « Déjà
marque un degré relatif et signifie qu’un résultat partiel est acquis dès le
moment considéré », avec pour exemple, notamment
u) Ce sera déjà un miracle si elle
arrive jusqu’à Epinal (Barrès, Cahiers).
Le TLF ajoute : « La négation de ce tour est fournie par déjà pas et plus rarement par pas
déjà »
Progrès, donc. Mais progrès partiel. Le point capital est que déjà est, dans tous ses emplois, un
mot qui invite l’interlocuteur (le lecteur) à se poser la question de la raison
de son emploi dans la bouche (sous la plume) du locuteur (de l’auteur). Auparavant n’est jamais un équivalent
exact de déjà car il n’a pas la
même orientation discursive.
Que l’on considère pour finir la plaisanterie bien connue qui tend à établir
que les carottes sont bonnes pour la vue car les lapins, qui en consomment
beaucoup, ne portent pas de lunettes, signe indubitable de la bonne vue dont
ils jouissent tous. On sait que la plaisanterie culmine en v :
v) Tu as déjà vu un lapin qui portait
des lunettes ?
Le déjà est fortement
argumentatif, c’est lui qui concentre tout le développement que nous venons de
mentionner. Il a ce pouvoir de forcer chez l’interlocuteur la recherche même de
sa contribution à la cohérence du discours, chose que auparavant ne fait pas, ou seulement dans une bien moindre
mesure (comme la plupart des items du discours). En conséquence, que
w) Il a déjà répondu
reçoive l’interprétation dès à
présent, plus vite peut-être qu’on ne s’y attendait ou l’interprétation c’est fait et donc ce n’est plus à faire,
le point essentiel est que déjà
invite de telles interprétations, qu’il souligne le caractère argumentatif et
orienté du discours.
On notera que les attentes véhiculées par déjà ne sont pas nécessairement celles du locuteur, mais bien
celles qu’il affiche telles. Supposez que je sache que Monsieur X quitte le
bureau à 17h précises, tous les jours de la semaine ; je peux néanmoins
répondre à Monsieur Y, qui à 17h30 demande où est Monsieur X :
x) Oh, je crains qu’il ne soit déjà parti.
prenant par politesse à mon compte les attentes que je suppose être celles de
mon interlocuteur.
5.
Sens et traduction
Interprétation générique et lecture métalinguistique
═══ La
métalangue ne nous permet pas de sortir de la langue et de la considérer de
plus haut ou de l’extérieur. Soit elle est dissociée de la langue, et on ne lui
donne pas d’interprétation en langue – on ne peut alors rien conclure de la métalangue
à la langue. Soit la métalangue a une traduction en langue, et elle est donc
remplaçable par cette traduction. Son seul but est d’exposition, pas
d’explication.
═══ Les
langues exotiques ne nous permettent pas non plus de quitter la langue, mais
seulement notre langue, ou nos langues (indo-européennes). L’explication du
fonctionnement d’une langue amérindienne se fait en langue, et par là même met
en doute l’irréductibilité d’une langue à une autre (comprenons-nous ou ne
comprenons-nous pas ? – si nous ne comprenons pas, comment accorder foi à
l’hypothèse Sapir-Whorf dans sa version ‘dure’ (incompatibilité totale des
visions du monde), puisque nous n’avons pas plein accès aux éléments de
preuve ? et si nous comprenons, eh bien, la même chose, précisément parce
que nous comprenons...)
═══ On se
rappelle le concept de ‘traduction radicale’ (radical translation) introduit par Quine, et l’usage qu’il en
fait pour démontrer le caractère indéterminé de toute description du sens d’un
énoncé. La traduction radicale conduit aux limites de la traduction tout court.
Si le célèbre ‘gavagaï’ finit par se ‘traduire’ (?) par un groupe nominal qui
ressemblerait à « quelque chose comme une épiphanie de Sa Seigneurie La
Lapinité », on peut très bien décider de ne plus parler de traduction dans
ce cas, mais d’explication par le biais d’une paraphrase bancale. Si trop de
termes doivent être expliqués (ne peuvent pas être simplement traduits), on
peut en conclure que la langue source ‘ne passe pas’ dans la langue cible. Pour
vraiment comprendre, il faut alors ‘go
native’ – s’approprier la vision du monde adéquate en habitant la langue
source, en cessant d’essayer de la traduire. Si les croyances attachées à un
terme dans la langue source diffèrent trop profondément des croyances véhiculées
par la langue cible, le terme ne sera
pas traduit par sa ‘traduction’, mais trahi. On pourra lire à ce sujet
l’article de Richard Rorty, Inquiry as
Recontextualization dans Rorty 1991a.
═══ Il ne
faut cependant pas être trop pressé d’opposer des systèmes linguistiques et de
conclure à l’impossibilité de traduire. Prenons un exemple trivial :
a) I’d like to have a neighbour.
Voisin ou voisine ?
Voisin fera l’affaire – bon, ‘voisin ou voisine’, si vous y tenez.
Ou encore :
b) I met my neighbour in the street.
Voisin ou voisine ? Vous ne le savez donc
pas ? Attendez – le texte ne se réduit sans doute pas à cette seule
ligne ; vous en saurez plus, certainement, sur chacun des éléments de cet
énoncé – I, neighbour, met, street
– continuez donc votre lecture !
Ou bien, non – ça s’arrête là. Mais alors optez pour voisin, le terme non marqué – ça n’a vraiment pas d’importance.
═══ L’opération
de traduction ne nous en apprend pas tellement sur la langue, mais sur les deux langues en présence, langue source
et langue cible. Elle nous permet d’échanger nos lunettes, pas de nous en
débarrasser (cf. § 103 des PU).
En passant de J’ai froid à I’m cold, on se rend compte (pour
autant qu’on ne l’ait pas encore fait) que froid n’est pas l’objet d’une possession quelconque (l’absence
d’article était bien sûr un indice), mais on n’approche pas davantage d’une
description neutre de la sensation – une telle description n’existe pas. Que
dire de J’ai raison et I’m right ? Seulement que avoir et être sont bien pratiques... L’étude des écarts entre les
langues est une bonne thérapeutique pour se convaincre que la langue que le
hasard nous a donnée comme langue maternelle ne colle pas à la réalité, mais
impose sa marque – le problème est que la réalité n’est accessible que via la
langue, j’entends la réalité telle qu’elle compte pour l’homme.
═══ Les
outils qui nous permettent d’apprendre une langue (grammaires, dictionnaires,
etc.) ne nous seraient d’aucune utilité si nous ne possédions déjà une langue
au moment où nous nous tournons vers eux. En conséquence, ils ne sont pas tenus
de nous dire quoi que ce soit sur la
langue – ils passent tout de suite à l’exposé d’une langue particulière.
═══ « J’aime
ma Picardie maritime quand elle pleut » (Philippe Lacoche, in Terre Sauvage, n°112, décembre 1996).
La paraphrase redresse : « quand il y pleut ». Et pourtant, nous
avons interprété différemment. Nous voulions faire sens, donc nous n’avons pas
rejeté l’énoncé. Nous ne l’avons pas redressé sans plus, comme le fait la
paraphrase donnée. Nous avons compris que la pluie n’est pas un fléau extérieur
qui vient frapper la Picardie maritime ; elle est quelque chose qui lui
appartient, qu’elle a fait sien, auquel elle tient par sa nature même. On
trouve le même mouvement d’appropriation dans le ‘ma’ de ‘ma Picardie’,
appropriation qui est à l’antipode de la possession à laquelle on nous pousse,
toujours aliénante pour le possesseur, aliénante aussi pour le possédé, pour
peu qu’il puisse ressentir cette aliénation. On pouvait dire tout cela dans la
paraphrase – oui, mais en le disant, en tentant de fermer le sens, de le fixer.
═══ Quand
je construis la paraphrase d’un énoncé, mon but est souvent d’expliciter
l’énoncé, d’en faciliter ou d’en orienter l’interprétation. Et pourtant, inévitablement,
je m’en écarte. En redressant la déviance même, je perds cet élément de
déviance – et rien ne me sert d’ajouter à ma paraphrase que l’énoncé était
déviant ; je dois dire de quelle manière, exactement – je ne peux le faire
qu’en citant l’énoncé. Mais la citation d’un énoncé n’en éclaire pas le sens.
═══ La
plupart des manipulations de la langue ne sont pas strictement
linguistiques : grammaire et dictionnaire ne suffisent pas à en rendre
compte. Résumer, traduire, paraphraser : nous voilà dans le domaine du sens.
À y bien réfléchir, il n’y a
guère que les manipulations de traitement de texte (changer la casse et le
corps, indenter, etc.) qui peuvent s’accomplir en négligeant le sens véhiculé
(il n’y a bien sûr aucune obligation à les exécuter de cette manière aveugle).
Des opérations qui semblent à prime abord strictement linguistiques (mettre au
pluriel, changer de voix) et liées à la reconnaissance de paradigmes
morphologiques et de structures syntaxiques, ne peuvent s’exécuter de manière
mécanique (c’est-à-dire sans recours à l’interprétation) sous peine de générer
des énoncés sémantiquement déviants (bien qu’à coup sûr récupérables à ce
niveau – quel énoncé ne l’est pas ?).
═══ La
traduction, tout le monde le sait, n’est pas une substitution de mot à mot,
même si the cat is on the mat
se traduit mot à mot par le chat est
sur le paillasson. Pour démontrer que la traduction n’est pas une
opération sur les mots, il suffit de faire état d’énoncés qui ne peuvent pas se
traduire mot à mot. La traduction n’est pas non plus une opération sur des
structures syntaxiques décorées d’items lexicaux à acception spécifiée,
c’est-à-dire aussi loin que la linguistique peut aller. On ne peut pas faire
l’économie de l’interprétation, comme Jérôme l’avait déjà parfaitement vu.
Dans le paragraphe suivant (extrait de The
Economist), la phrase soulignée a donné lieu à une quarantaine de
traductions différentes, représentant une trentaine d’interprétations bien
distinctes, dans un test de traduction anglais-français administré à des étudiants
de troisième année en traduction et interprétariat :
Nobody is sure what
is happening to the German economy : for once, its statistics are almost
as distorted as Italy's. A six-week strike in the
motor industry, uncertainty about which car exhausts will be legal, a freezing
winter – all have played havoc with the figures. Depending on which quarter is
compared with which, the Christian Democrats have been able to claim a lively
expansion and the Social Democrats a fearful slump. Outsiders are better
off with broad averages. Real gross national product rose by 1.4 % in
1983 and 2.6 % in 1984, with 2.5 % or so likely for this year. The unemployment
rate jumped from 8.5 % at the end of 1982 to 9 % a year later, and is now about
9.5%.
On pourrait proposer quelque chose comme : Ceux qui ne participent pas à ces débats politiques feraient mieux de
s’en tenir à des moyennes calculées sur des périodes plus longues. Une
telle traduction est bien sûr passée par l’interprétation du texte à un niveau
plus profond que syntaxe et lexique : on a tenté de capter un vouloir dire
et de le rendre en se libérant autant que nécessaire de la gangue formelle de
la langue source. Les endroits où une traduction littérale n’est pas une
traduction acceptable peuvent être révélateurs de la nature de
l’interprétation. Il ne s’agit pas d’attribuer une acception à chacun des items
lexicaux de l’énoncé posant problème ; en effet, outsider ne signifie pas ‘personne ne participant pas aux débats
politiques en cours’. Le sens se construit, il ne résulte pas de la
concaténation ou de l’amalgame d’acceptions, même bien choisies, dans un
lexique quelconque – dictionnaire sur le marché ou lexique rendant compte du
savoir lexical d’un locuteur donné.
Dans notre test, bon nombre d’interprétations erronées résultaient de l’import
pur et simple des acceptions les plus courantes de outsider et de well off.
En effet, rc (Le Robert et Collins) et oh (L’Oxford Hachette) donnent tous
deux étranger pour outsider, et riche pour well off,
ce qui donne : Les étrangers sont
plus riches...
L’oed (L’Oxford English Dictionary),
quant à lui, rend compte des sens appropriés au contexte, ou du moins leur fait
une place :
outsider : ...one
who is outside of or does not belong to a specified company, set, or party, a
non-member ; hence, one unconnected or unacquainted with a matter...
well off : fortunately situated
Encore faut-il interpréter non-member
et fortunately situated,
ce qui ne peut se faire sans une appréhension globale du sens de l’énoncé dans
le contexte de tout le paragraphe (il faut au moins accès à tout le paragraphe
pour pouvoir traduire correctement).
═══ On
sait que la traduction a tendance à diluer, à allonger, comme si le sens était
exprimé de manière plus dense dans le texte original. On peut donner de ce
mécanisme de très nombreux exemples, et pour de nombreuses paires de langues.
En voici un. Le texte original (11 mots) est celui de Tacite (Annalium Liber I,
LXVI, 1) :
Forte equus, abruptis vinculis, vagus
et clamore territus quosdam occurrentium obturbavit.
La traduction (24 mots) est celle de J-L Burnouf, revue par Henri Bornecque
(Classiques Garnier, Tome Premier, p. 91) :
Le hasard voulut qu’un cheval, ayant
rompu ses liens et fuyant au hasard épouvanté par le bruit, renversât quelques
hommes sur son passage.
Notez que le « au hasard » est
ajouté par Bornecque, et pourrait certes être gommé, mais il est néanmoins
présent dans le vagus du latin.
La traduction anglaise (25
mots) n’est pas plus succincte :
It chanced that a horse, which had broken its halter and wandered
wildly in fright at the uproar, overthrew some men against whom it dashed. (traduction de Alfred John Church et William Jackson
Brodribb)
═══ Jusqu’à
quel point le sens peut-il se concentrer ? Un seul mot peut-il contenir
toute une proposition ? Peut-il en contenir plusieurs ? Plus le sens
est concentré, plus le texte apparaît numineux. Peut-on imaginer un instant
précédant un big bang linguistique, un instant où le sens de toute proposition
est hyper-concentré, prisonnier d’un noyau dont toutes les langues ne pourront
assurer que l’expansion (et l’écoulement, la déperdition) ? On ne peut le
faire sur un plan rationnel. Mais il est indéniable que la puissance
d’interprétation du Daniel biblique (Daniel 5:26-28) provient de la haute
concentration des trois mots écrits sur le mur, derrière le Roi, par la main
mystérieuse. Dans la traduction française de Frank Michaéli (La Bible en
Pléiade, II, p.645) :
26 Voici
l’explication de la chose : Mené, Dieu a compté ta royauté
et l’a achevée.
27 Teqèl : tu as été pesé dans la balance et tu as été trouvé insuffisant.
28 Perès : ton royaume est divisé et donné aux Mèdes et à la Perse.
à chaque
mot correspond une proposition entière, elle-même construite autour d’une
coordination. Le sens se déplie, s’ouvre comme une fleur empoisonnée. Le caractère
définitif, indiscutable de l’arrêt est souligné par cette haute concentration.
On a le sentiment de se rapprocher de la langue adamique, une constellation de
diamants qui font briller le sens sans le disperser.
On peut certes étudier les trois mots mystérieux, en interroger l’étymologie.
Mais dès lors que la traduction isole chaque fois un terme français
correspondant et le met en exergue, la version française perd de sa
force : les trois mots hébreux sont traduits par trois mots français, et la
traduction en propositions n’est plus qu’une paraphrase, voire une explication.
C’est le cas de la traduction Louis Segond :
26 Et voici
l'explication de ces mots. Compté: Dieu a compté ton règne, et y a mis fin.
27 Pesé: Tu as été pesé dans la
balance, et tu as été trouvé léger.
28 Divisé: Ton royaume sera divisé, et
donné aux Mèdes et aux Perses.
6.
Le calcul du sens
Introduction
Nous ne sommes pas fort avancés dans le calcul du sens. Par exemple, nous
savons que la relation verbe-objet, même si elle est syntaxiquement une
(j’entends avec de vrais objets, dans des structures qui peuvent être
passivisées), est sémantiquement tout à fait hétérogène. Si je lis un livre, le
livre reste et moi je change ; si j’écris un livre, le livre prend
existence par mon écriture ; si je brûle un livre, il n’y a plus de livre
au terme de l’action ; si je réalise un souhait, ce n’est plus un souhait.
Tournons-nous vers des relations que l’on croit pouvoir calculer avec succès.
Considérez le calcul du sens de un ballon rouge. Il s’accomplit comme
suit : prenez toutes les choses qui sont des ballons et toutes les choses
qui sont rouges ; saisissez-vous des membres de l’intersection de ces deux
ensembles, et sélectionnez un élément au hasard.
Ce n’est certes pas comme ça qu’on procède. Faut-il donc s’écarter d’une
lecture procédurale au profit d’une lecture déclarative : élément
quelconque appartenant à l’intersection des ensembles constitués par... ?
C’est bien sûr la même chose, la même interprétation présentée différemment. Ce
n’est pas l’interprétation dont on a besoin. Considérez les bribes et dialogues
suivants :
1. A – J’ai vu un ballon rouge.
2. A – Je désirerais un ballon rouge.
B – N’importe lequel ?
ou (B – Oui... ou B – De
quel type ?)
A – Oh non. Un assez gros, pas trop
cher, peut-être avec des pois verts. Faites voir ce que vous avez...
3. A – Je voudrais un ballon rouge tel qu’il n’en existe pas.
Dans 1, le un est un certain – indéterminé, mais néanmoins déterminable si on
le souhaite. Surtout pas un élément quelconque de l’intersection etc.
Dans 2, un indique un début de description. B, peut-être légèrement irrité du
peu d’informations que A lui donne, se doute que la description n’est que
partielle, une amorce pour s’orienter.
Dans 3, il n’y a pas d’objet à choisir – intension
sans extension...
Cherchez la licorne…
- On peut savoir ce que vous faites ici, mon
brave ?
- Moi ? Je cherche une licorne.
- Je vois…Vous essayez d’en trouver une. Car tout le monde sait que chercher,
c’est essayer de trouver. C’est là un des premiers postulats de sens que l’on
apprend à l’école.
- Si vous voulez…
- Je dirais même qu’en fait vous essayez de faire en sorte que le monde soit
tel qu’il y existe un être tel qu’il soit une licorne (qu’il y existe une
licorne, pour faire bref) et que vous le trouviez.
- Monsieur, j’ai toujours été un être rationnel, et je le suis encore. Pour
chercher une licorne, vous conviendrez qu’il me suffit de croire qu’il n’est
pas nécessaire qu’il n’en existe pas. Pensez bien que je n’ai pas l’intention
de faire quoi que ce soit afin que le monde que je parcours en contienne. Vite,
regardez, là, derrière vous !
- Où ça ? Je ne vois rien.
- Où avais-je la tête ? La licorne est invisible à qui ne croit pas à son
existence.
Argument : une notation logique non paraphrasable de manière satisfaisante
en langue naturelle ne peut représenter le sens de façon adéquate, même si elle
est susceptible de fournir des inférences intéressantes. Chercher, c’est essayer de trouver,
ce n’est pas essayer de modifier l’arrière-plan présupposé, qui se base sur les
croyances que doit posséder le chercheur pour chercher rationnellement.
Abordons la question des interprétations de
dicto et de re, qui
motivent la notation montagovienne dont je viens d’essayer de fournir une
paraphrase. La lecture de dicto
(je cherche quelque chose qui ait la
propriété d’être une licorne), qui n’implique pas l’existence de la
chose désignée par le groupe nominal, ici l’objet direct de chercher, ne serait possible qu’avec
des verbes dits intensionnels, tels chercher
et vouloir, alors que la
lecture de re (il y a une certaine licorne que je cherche),
lecture qui elle implique l’existence du référé, serait possible avec les
verbes tant intensionnels (comme chercher)
qu’extensionnels (comme trouver).
Notons tout de suite que la logique a fait de la propriété d’existence, liée
aux quantificateurs, la propriété par excellence, celle dont doivent rendre
compte toutes les représentations logiques des énoncés de la langue naturelle.
De là l’appareil formel lié aux articles, qui risque de dérouter à première
vue, ces éléments étant considérés comme tout à fait mineurs dans la
représentation linguistique de ces mêmes énoncés.
Quant à la primauté de l’existence, pour incontestable qu’elle soit quand il
s’agit de relier réalité et langue, et comprendre la vérité comme l’adéquation
au réel, à ce qui est donné en dehors de la langue, elle perd de sa pertinence
face à la langue conçue comme en grande partie constitutive du réel que nous
connaissons par elle, certes, mais aussi en elle.
Dans une analyse au départ plus linguistique que logique, nous dirons que dans
l’interprétation de re,
l’article indéfini indique la
spécifiabilité, laquelle implique
l’existence. Spécifiable, mais non spécifié par le discours ou le contexte,
sans quoi nous aurions l’article défini (cf. 0). Dans l’interprétation de dicto, l’article indéfini est plus près de la lecture en
logique, à savoir « quelque chose qui soit un x », in casu une licorne. La
spécifiabilité n’est pas affirmée, et l’existence n’est pas impliquée.
Il est aisé de montrer que la différence d’interprétation n’est pas liée à la
nature du verbe uniquement. La lecture où l’article indéfini ne marque pas la
spécifiabilité apparaît possible dès que le verbe est au futur – la raison en
est que le futur, comme par ailleurs le conditionnel,
est insondable et peut remettre tout l’univers en question : tiendra-t-il
jusque là ? pourrait-on dire - nous sommes par ailleurs de plus en plus
conscients de la fragilité de tout l’édifice.
Quand je serai grand, j’apprivoiserai
une licorne. (deux interprétations de l’article indéfini, selon que la
licorne est ou n’est pas spécifiable dès à présent – en paraphrasant dans
l’esprit des représentations logiques : il existe une licorne
telle que je l’apprivoiserai versus il existera une licorne
telle que je l’apprivoiserai)
Quand j’étais petit, j’ai apprivoisé
une licorne. (interprétation de
re seule possible)
Chercher, avons-nous dit,
présuppose la croyance que la chose que l’on cherche n’est pas nécessairement
privée d’existence. Mais il faut noter que cette croyance peut être remise en
question par le locuteur-chercheur, sans verser dans l’irrationalité :
Je cherche la sagesse, bien que je sache qu’elle n’est pas de ce monde –
tout est dans la quête.
Il s’agit bien d’un présupposé
d’existence, qu’il n’y a pas lieu de promouvoir au statut de posé. L’existence de la licorne n’est
pas sur le même pied que la recherche que j’en mène ; c’est cela
précisément qui rend les paraphrases des représentations logiques difficilement
substituables en discours aux énoncés dont elles sont censées représenter le
contenu.
La syntaxe montagovienne (implémentée dans une grammaire catégorielle) est
dictée par la volonté de maintenir un homomorphisme, une relation règle à règle
entre génération (syntaxe) et interprétation (sémantique). On a le sentiment
que la démarche va de l’interprétation sémantique à une syntaxe qui permette de
maintenir l’homomorphisme en question. Ce qui conduit à se demander si le rôle
de la syntaxe doit être uniquement ou principalement de faciliter la
description des mécanismes d’interprétation sémantique.
Si on considère l’arbre syntaxique montagovien qui sous-tend l’énoncé John seeks a unicorn dans
l’interprétation de re, on
constate que le syntagme a unicorn
est au même niveau que la structure qui va l’accueillir, à savoir John seeks him. À ce stade de la structure ‘profonde’
on est donc plus près de A unicorn
John seeks (C’est une licorne
que John cherche) que de la structure sans dislocation de gauche,
c’est-à-dire John seeks a unicorn.
Mais bien sûr la structure avec dislocation de gauche sera générée par une transformation
de surface, qui défera le travail fait dans l’étape ultime de la génération de John seeks a unicorn, à savoir
l’enchâssement de a unicorn à
la place de him, qui joue ici
le rôle d’un simple ‘place-holder’ et non d’un pronom anaphorique de surface.
Il est certain que la distinction d’interprétation de re versus de dicto
a des correspondants syntaxiques. La question est de savoir si une syntaxe qui
génère les deux énoncés correspondant aux deux interprétations de façon
drastiquement différente peut faire état de justifications de nature
strictement syntaxique. Plus fondamentalement, il s’agit même de savoir si
c’est le rôle de la syntaxe de distinguer les deux interprétations – on peut
très bien envisager une structure syntaxique unique passible de deux
interprétations : il suffit de poser en principe l’autonomie de la
syntaxe, dans la plus pure tradition chomskyenne. Examinons une de ces correspondances grammaticales de la
différence d’interprétation de dicto
versus de re :
Je cherche une licorne. Voilà trois jours que je la cherche. (de re)
Je cherche une licorne. Voilà trois jours que j’en cherche. (de dicto)
Il ne me semble pas qu’il y ait de raison syntaxique nous amenant à rendre
compte de la différence de reprise anaphorique via des arbres syntaxiques
différents pour l’énoncé Je cherche
une licorne. La situation est évidemment bien différente si nous
acceptons de faire de la syntaxe la servante de la sémantique. Mais nous
n’avons alors en fait qu’un seul niveau d’analyse, et nous devrons renoncer à
bon nombre de ‘solutions’ qui ont orienté nos représentations syntaxiques.
La question essentielle est toutefois autre. On pourrait très bien se dire que
le développement d’une syntaxe dont le but unique est de sous-tendre une
sémantique et permettre un calcul précis et rigoureux des interprétations
sémantiques est une entreprise tout à fait justifiée. Le vrai problème réside
dans l’interprétation qu’il convient de donner aux arbres syntaxiques et aux
représentations sémantiques ainsi obtenues. Pour revenir à la représentation
qui a donné lieu à l’essai de paraphrase dans le petit dialogue qui ouvre cette
section, on ne peut nier que l’existence de la licorne (unicorn)
figure dans la portée de essayer (try)
tout autant que l’action de trouver (find), à laquelle elle est
reliée par l’opérateur de conjonction. On a en effet :
try’ (j, ^λz[ $x[unicorn’(x) ۸ find*’(z,x)]])
(John tries to find a unicorn)
où j représente John. (voyez
Thayse et al. 1989:166).
On peut tenter d’arguer que cette représentation ne doit pas faire l’objet
d’une paraphrase, le formalisme logique ayant précisément pour but de se
débarrasser du caractère informel et vague de la traduction en langue
naturelle. Mais cet argument ne convainc pas, car comment montrer alors que la
représentation en notation logique est bien une représentation du sens véhiculé
par l’énoncé en langue naturelle, à savoir John tries to find a unicorn dans son interprétation de dicto ?
Montague se trouve par ailleurs confronté au problème de l’élimination des
interprétations prédites mais inexistantes. Dans le cas du verbe trouver (utilisé tout seul, sans être
dans la portée du verbe essayer)
et des autres verbes extensionnels, Montague établit un postulat de signification
qui rend les lectures de dicto
et de re équivalentes. Cette
solution est bizarre, car on ne voit pas comment l’équivalence rend caduque la
lecture de dicto. De toute
façon, on se retrouve face au problème bien connu de la surgénération d’un
niveau de représentation ; généralement, on estime qu’une solution réside
dans l’établissement d’un niveau ultérieur d’analyse qui agit comme un filtre
sur les analyses proposées par les niveaux inférieurs. La well-formedness peut s’obtenir niveau
par niveau, par adjonction monotone de structure, avec maintien final des
structures les plus riches, c’est-à-dire celles qui ont le plus de liens, les
plus redondantes, celles qui apportent le moins d’informations nouvelles et par
là permettent la robustesse du message et sa compréhension en temps réel, ce
que ne pourrait nullement assurer une chaîne sans redondance.
Cette succession de niveaux commence bien sûr avec la phonologie, qui nous dit
par exemple qu’on ne peut trouver en français tl_ en début de mot (contrairement à tm_, par exemple) alors qu’on trouve cette séquence à
l’intérieur des unités lexicales (athlète).
Ce niveau permet donc le rejet de la chaîne ^tl_, où ^ marque
le début de mot. De niveau en niveau on atteindra celui de la rhétorique, celui
de l’insertion des énoncés dans une pratique discursive (‘laissons le temps au temps’).
C’est une erreur méthodologique de forcer un niveau à prendre des décisions qui
conviennent à un autre. C’est également une erreur de ne pas profiter de la
modularité qu’offre une succession de niveaux, étant donné le très haut degré
de complexité de la tâche à accomplir (assortir les énoncés de leurs
interprétations pertinentes en contexte).
Les principes de l’interprétation du discours :
imposer la cohérence, maintenir l’isotopie, maximiser les liens, minimiser
l’information nouvelle
Un discours se caractérise par un degré élevé de cohérence interne. Le
mécanisme d’interprétation maximise les liens, assure le maintien des
isotopies, admet autant de redondance et aussi peu d’information nouvelle que
possible.
Un texte requiert une orientation – il ne part pas dans toutes les directions
(tous les sens...) en même temps. Ce qui explique la valeur heuristique du
concept d’isotopie, la non-perception des ambiguïtés, etc.
Connaître est avant tout reconnaître. La perception est la reconnaissance
d’ensembles signifiants – les choses se mettent en place. C’est très clair dans
la vision : tout le monde a eu le sentiment de voir sans voir – jusqu’au
moment où on reconnaît.
Ce sont là des grands principes qu’il faut traduire dans des règles
d’interprétation plus précises – et partant plus discutables. Par exemple, on
peut poser qu’il faut maintenir un nombre d’actants aussi réduit que possible,
dont on prédique beaucoup de choses, plutôt qu’un grand nombre d’actants dont
on apprend relativement peu de choses.
Nous avons souligné qu’on est prêt à donner du sens, à faire sens. Mais à
l’aide d’aussi peu d’informations nouvelles que possible. Toujours enclins à rattacher ce qu’on ne
connaît pas à ce que l’on connaît déjà, à nos schèmes familiers, nous préférons
reconnaître qu’apprendre... Nous ne voulons pas nous laisser surprendre par le
texte – lui donner sens, c’est le ramener à quelque chose de connu. Cette démarche
est très nette dans l’interprétation de la littérature. Il suffit de considérer
tous les efforts de Kafka pour qu’on ne puisse pas interpréter ses textes, les
réduire à quelque chose de connu, qui tempérerait l’angoisse existentielle qui
en émane. À voir toutes les interprétations de Kafka, ou bien il n’a pas
réussi, donnant lieu à toujours plus d’interprétations, ou bien, considérant le
caractère contradictoire et en fin de compte paralysant de toutes ces analyses
divergentes, il a parfaitement réussi, et son oeuvre reste le paradigme même
d’une angoisse nue, terrifiante car inexplicable à jamais.
Le vague
Les ambiguïtés et le vague sont omniprésents dans la langue. On le déplore
sans doute un peu trop vite. Les ambiguïtés sont dues aux multiples usages de
moyens finis ; notre mémoire étant ce qu’elle est, on ferait mieux de ne
pas s’en plaindre. Le vague quant à lui est quelque chose de positif.
Wittgenstein l’a très bien vu, et c’est une de ses grandes leçons.
Appose ta signature ici.
Il y a du vague sur toute la ligne ; apposer : peut-il s’agir d’un cachet portant
signature ? ; signature :
une signature dont uniquement les initiales sont lisibles compte-t-elle pour un
parafe, et non une signature ? etc. ; ici s’interprète en fonction de l’action spécifiée (cf. le Halte dich ungefähr hier auf
de Wittgenstein, PU, § 88), mais de toute façon il reste vague.
Il suffit de réfléchir à ce qui serait nécessaire pour faire disparaître le
vague – on se rend compte alors que le vague ne disparaîtra pas. Il permet à la
communication de s’établir sans trop de frais – si les frais sont à faire, au
moins contentons-nous de les faire quand ils s’avèrent nécessaires !
Quand une distinction d’apparence très utile manque à la langue, qu’on se
pose la question de savoir ce qu’on gagne à ce qu’elle n’existe pas.
Revenons à
a) Je cherche quelqu’un.
Veut-on dire
Il existe un individu x tel que je le
cherche
ou
Je cherche un x tel que cet x soit un
membre du genre humain ?
Il y a là, semble-t-il, une distinction facile et importante, que la langue
pourrait faire. Considérez à présent le dialogue suivant, qui a lieu dans une
quincaillerie :
A : – Oui, Monsieur, qu’y a-t-il à votre service ?
B : – Je cherche quelqu’un.
A : – On peut savoir qui ?
B : – a) Monsieur Claude : il connaît mon problème de robinet.
ou – b) Quelqu’un qui puisse me
renseigner sur les robinets.
ou – c) Peu importe – un membre du
genre humain...
Le c) est pour le moins bizarre ; le a) est tout à fait normal ;
le b) surprend un peu par la distribution de l’information – pourquoi ne pas
dire tout de suite ce que l’on veut ?
Le quelqu’un est rarement
totalement indéterminé, mais il n’est pas non plus nécessairement totalement
déterminé (disons, déterminé jusqu’au nom propre, pour faire court). Entre les
deux, il y a toute une gamme de détermination, que la langue laisse dans le
vague, précisément pour qu’on ne doive pas dire tout tout de suite.
b) Je voudrais voir quelqu’un.
Imaginez le locuteur
a) perdu dans un bois
b) sur un lit d’hôpital
c) au milieu d’un paysage grandiose du Tibet
et passe alors
a) un promeneur qui ne connaît pas la langue du locuteur, et dont le locuteur
ne connaît pas la langue
b) un ouvrier qui vient réparer le plafonnier
c) un aimable Américain, l’appareil photo en bandoulière. Il porte des Nike et
une chemise imprimée à grosses fleurs.
Le quelqu’un était indéterminé,
mais pas complètement. Il est presque toujours au moins partiellement
déterminé. Il peut être intéressant de ne pas avoir à le déterminer plus avant.
═══ Les sorites :
pendant des siècles, le problème des sorites semble avoir été banni de la
pensée philosophique. Mesure très sage, à en juger par le passage suivant,
extrait de l’introduction à un ensemble de contributions sur les problèmes
philosophiques que soulève le vague (et au premier chef les sorites) :
Take Barney the cat
on the mat, and assume he has hairs that are in the process of being shed,
being at present neither definitely part of him nor definitely not part of him.
There are many precise groupings of molecules – call
them the p-cats – each of which includes all of Barney’s definite parts plus
some combination of the penumbral hairs. It may seem that the p-cats are each
cats (after all, they are cat-like in shape, size etc.) ; but then there
would be many cats on the mat when, by normal cat-counting, only one is there.
The response to this problem will depend on the stand taken on various general
ontological questions. Should we allow unrestricted composition and maintain
that any collection of molecules constitutes an object (and in particular that
all of the p-cats do) ? And do all of the p-cats really qualify as
cats ? One option is to hold that all the p-cats count as objects but that
there is no fuzzy-boundaried object (the cat) over and above them. Using
supervalutionary ideas, it can then be argued that it is nonetheless true that
there is just one cat present, though there is semantic indecision over which
of the p-cats it is.
(Keefe and Smith 1996:50-51)
Wittgenstein : Denn die philosophischen Probleme entstehen, wenn
die Sprache feiert.
(PU, §38).
═══ Les
sorites. Combien de grains pour former un tas de sable ? Mais on ne forme
pas les tas de sable grain par grain, et donc on n’en sait rien. On ne les
modifie pas non plus grain par grain, sauf si on s’intéresse aux sorites...
═══ Les
sorites. Pourquoi ai-je le sentiment qu’il s’agit d’un problème malsain ?
Entre autres parce que :
a) il ne se pose réellement que si on lui demande de se poser ;
b) par conséquent, les solutions ont l’air de vouloir sauver des meubles qui ne
sont pas menacés...
c) une des solutions les plus acceptables tend à montrer que le problème ne se
pose pas, même si celui qui la propose ne semble pas s’en rendre compte (Platts
1997, Chapitre IX).
═══ L’adjectif
identique (contrairement à même, qui lui est sémantiquement très
proche) a le comportement syntaxique normal d’un adjectif sans degré de
comparaison. Mais sémantiquement ! C’est le règne du vague absolu – identique et même ne font même pas la distinction entre identité et
appartenance à la même classe !
a) C’est le même garde/moineau/sapin (que
celui) que nous avons vu tout à l’heure.
garde : identité totale
(?), comme en logique (x est x), c’est-à-dire identité d’individu (=c’est le garde que nous avons vu tout à
l’heure ; implication possible : nous ne nous sommes pas
rendus compte qu’on tournait en rond)
moineau : peut-être comme garde (identité d’individu),
peut-être comme sapin (identité
de classe) (le moineau vole...)
sapin : préférence marquée
pour l’identité de classe (x Î
A et y Î A)
(ce qui ne signifie pas que l’identité d’individu soit exclue, par exemple dans
le scénario où on tourne en rond sans le savoir)
Deux éléments interviennent ici : la mobilité, bien sûr, mais aussi notre
intérêt pour, et familiarité avec, le x en question (nous sommes prêts à
distinguer les humains en tant qu’individus, mais les moineaux et les sapins
doivent se contenter d’appartenir à leur espèce, à moins que...).
Pourquoi donc ne pas distinguer systématiquement identité totale et
appartenance à une même classe ? C’est le concept de classe qui pose
problème. Il y a bien sûr les classes naturelles (espèces animales, etc.) qui
semblent stables (pour combien de temps encore ?) mais il y a aussi toutes
les autres, en nombre infini. Deux individus, aussi peu semblables soient-ils,
peuvent se retrouver dans une même classe, ad hoc mais pourquoi pas ? Ma brosse à dent et cette
corneille qui s’envole : toutes deux à droite dans mon champ de vision...
Et il y a, pour réunir deux individus, tout ce qu’ils partagent le privilège de
n’être pas. Les classes sont des artefacts – l’appartenance à une même classe
n’est pas une forme privilégiée de similitude. On met des choses ensemble dès
qu’on a des raisons de le faire et on les dissocie de la même manière. Les
classes naturelles ne sont ni sacrées ni contraignantes. Identique, c’est donc suffisamment
identique pour les besoins du discours, quel que soit ce qui fonde
l’identité...
Les traces de l’interprétation
Métonymie et métaphore se retrouvent partout dans les entrées de
dictionnaire. Ce sont les traces de mouvements d’interprétation qui ont donné
lieu à des acceptions que le lexicographe juge suffisamment lexicalisées,
c’est-à-dire fixes, fréquentes et conventionnelles, pour être répertoriées dans
le dictionnaire. Mais ce sont des mécanismes de base, qu’ils donnent lieu on
non à des constructions dont le dictionnaire se préoccupe.
Le pouvoir de négociation de la signification. Dans GR (à l’entrée étape) brûler l’étape (1706,
milit.) Loc. ne pas s’arrêter à l’étape prévue, seul brûler est métaphorique, lui seul se
transforme pour contribuer une signification nouvelle à l’acception. Par contre,
toujours selon le GR, brûler les étapes
est Fig. aller plus vite que prévu, ne
pas s’arrêter dans un progrès et ici les deux termes sont métaphoriques.
C’est le verbe qui a fait le premier l’effort d’accommodation, le nom a suivi.
Ces écarts dans le potentiel d’accommodation restent à étudier.
La richesse des acceptions métaphoriques d’un mot permet de prévoir son
potentiel de négociation de la signification. Le principe est que qui a déjà
beaucoup donné peut donner encore plus. Le latin arena recoupe sable
et arène. Sable est métaphoriquement faible comparé à arena ; même si on met ensemble
les possibilités métaphoriques d’arène
et de sable, on n’a pas un
potentiel métaphorique aussi puissant que celui de arena.
Sur la plage de Mez an Aod, le 24 juillet 1998, une estivante a dit
ceci : « Hier on a presque fermé la plage ». Comment se fait-il
que j’aie pu comprendre immédiatement qu’elle voulait dire quelque chose
comme : « on a été pratiquement les derniers à partir » ?
Notons les points suivants :
– on ne peut dire ni qu’avant le départ de ces gens la plage fût ouverte, ni qu’après ce départ elle
fût fermée ; ni non plus
que les premiers arrivants ouvrent
la plage au même titre que les derniers partants la ferment ;
– une plage a vraiment peu de chose en commun avec un café, un cinéma, un
restaurant, pour lesquels le concept de fermeture évoqué ici semble pertinent –
le sème commun est-il ‘lieu de loisir’ ?
La compréhension immédiate de la métaphore est chose étonnante : il est
bon de continuer à s’en étonner.
Passons de fermer à ouvrir : « Il nous a ouvert
la Bible ».
Peut-être s’agit-il d’une cérémonie, où très solennellement un officiant ouvre
la Bible à un verset particulier, dont nous pouvons alors commencer la lecture
à haute voix pour l’assemblée... Mais il peut s’agir tout aussi bien de
quelqu’un qui nous a permis de saisir le message biblique dans toute sa
profondeur – la lecture métaphorique affleure tout autant que la lecture
littérale ; elle n’a pas à attendre que la lecture littérale se soit
révélée ‘impraticable’.
═══ La
fréquence d’emploi d’un lexème est-elle liée à la capacité d’accommodation de
ses diverses acceptions ? Et qu’en est-il de la place occupée dans le
dictionnaire (nombre et richesse des acceptions) ?
═══ Analyse
sémique et métaphore.
Le Guern (1973:114-117) propose de
considérer la métaphore comme la promotion de certains sèmes au détriment des
autres. Dans tête d’épingle, les
sèmes extrémité et rotondité de tête sont promus ; dans tête d’affiche, il s’agit des sèmes extrémité et supériorité.
Une telle analyse vaut ce que vaut l’analyse sémique. On retombe sur le
problème des structures qui lient entre eux les sèmes ; si on veut établir
plus qu’une simple relation de concaténation, il faut montrer en quoi l’analyse
sémique se distingue de la définition en langue naturelle. Comment analyser
sémiquement ruine ou divorcé sans introduire une relation
d’antériorité dans le temps qui participe directement à la structure de la
définition ?
L’espace sert de métaphore au temps, si bien que le mouvement dans l’espace
métaphorise le passage (!) du temps.
En fait, comme on le voit par la phrase qui précède, on ne peut parler du temps
que métaphoriquement. Il est illusoire de vouloir purifier la langue de ses
métaphores pour accéder à une langue strictement littérale – cette langue ne
serait pas un équivalent plus clair de la langue, mais un appauvrissement.
On peut tenter de réduire une métaphore en en mettant au jour le processus
de formation. Un tel procédé risque de conduire à l’incohérence si on vient à
l’appliquer à un faisceau de métaphores qui essayent de cerner ou d’établir un
noyau de sens. Un excellent exemple est fourni par le bouquet de métaphores par
lesquelles le Christ se définit dans l’évangile de Jean. Leur hardiesse est
saisissante. Rappelons-en quelques-unes, celles du type je suis un x dans la bouche du Christ. On verra qu’elles donnent
du Christ une image très complexe, mais qui cependant ne manque pas d’unité,
car tous les pôles mis en jeu se retrouvent ailleurs dans la Bible et
entretiennent entre eux des liens multiples. Il faut étudier toute l’imagerie
de la Bible pour bien s’en rendre compte.
6:35 Je suis le pain de vie / o`
a;rtoj th/j zwh/j\
8:12 Je suis la lumière du monde / to. fw/j
tou/ ko,smou\
10:7 Je suis la porte des brebis / h` qu,ra
tw/n proba,twnÅ
10:11 Je suis le bon berger / o`
poimh.n o` kalo,j\
11:25 Je suis la résurrection et la vie
/ h` avna,stasij kai. h` zwh,\
15:1 Je suis le vrai cep et mon Père
est le vigneron. / h` a;mpeloj h` avlhqinh,( kai. o` path,r mou o`
gewrgo,j
On retrouve en 15:1 la vigne d’Isaïe et de Matthieu, confiée ici à un vigneron
qui mérite pleine confiance : elle portera en son temps les fruits escomptés.
On pourrait suivre également l’image du pain et du vin, nourriture de base, ou
celle du pasteur et du troupeau, de celui qui connaît et de celui qui est
connu. Tout un réseau se développe au départ de ces métaphores.
═══ La
négation.
La négation logique ~x
permet l’extraction de x. De
même, en langue, de Il n’est pas venu,
je peux extraire Il est venu.
Hors de C’est invendable, je
peux extraire C’est vendable.
Mais de Il ne fait pas dans la
dentelle, je ne peux extraire Il
fait dans la dentelle, sans changement drastique du sens. Ce qui ne
signifie pas que l’expression soit figée avec la négation comme partie
intégrante : ne pas faire dans la
dentelle n’est que la forme canonique, telle que le dictionnaire a
coutume de la répertorier. En fait, tout contexte non affirmatif supporte
l’expression en question :
Pourquoi ferait-il dans la dentelle ?
Je doute qu’il se mette à faire dans la dentelle.
(de même Pourquoi se moucherait-il du
pied ? / Je doute qu’il se mette à mâcher ses mots / Croyez-vous que ce
soit une mince affaire ?, etc.)
Encore faudrait-il déterminer avec précision ce qu’on entend par contexte non
affirmatif. On est en pleine tautologie en avançant que les contextes non
affirmatifs sont ceux qui contiennent ou présupposent une négation. Et
pourtant, quels critères formels invoquer pour faire le départ entre questions ouvertes
et questions rhétoriques orientées vers une réponse négative ?
Il est frappant de constater que lecture individuante et lecture générique,
bien que formant une opposition discrète au niveau de l’interprétation – il n’y
a pas de lecture mélangée, en partie individuante et en partie générique –, se
retrouvent dans presque tous les éléments du système de l’article, en anglais
comme en français.
A. Lecture générique (désigne la classe ; le membre n’est qu’un exemple de
sa classe)
a/an - the (singulier) - Article zéro (Ø : pluriel)
un/une – le/la/les
a) A lion can be dangerous
b) The lion can be dangerous
c) Ø Lions can be dangerous
a’) Un lion peut être dangereux
b’) Le lion peut être dangereux
c’) Les lions peuvent être dangereux
B. Lecture individuante (un ou plusieurs individus ; la classe tout
entière n’est pas visée)
a/an - the (singulier et pluriel)
un/une – le/la/les
d) A lion was lying by the side of the
road
d’) Un lion se reposait au bord du chemin
e) The lions were getting restless
e’) Les lions commençaient à s’exciter
f) The lion said to the mouse : « Hush! »
f’) Le lion dit à la souris : « Chut !»
Qu’est-ce qui permet de faire la distinction ? On pensera à l’ancrage dans
le contexte situationnel pour la lecture individuante : deixis spatiale et
temporelle. On pensera également aux temps, mode et aspect du verbe. Le
caractère discret de l’opposition facilite la tâche : on a à choisir la
lecture qui convient, pas à construire un amalgame des deux lectures.
Considérez le mini-dialogue suivant :
A. – J’ai vu un cerf ici hier.
B. – Impossible. Un cerf ne se hasarderait pas sur ces terres découvertes.
A, de par la deixis spatio-temporelle, force la lecture individuante.
B : le un cerf de B ne
peut s’interpréter comme référent au même individu que le un cerf de A : l’article
indéfini ne peut servir que pour introduire le sujet du discours – pour le
reprendre, il faut un pronom ou un article défini si un choix est à opérer.
Donc, le un cerf de B est soit
l’introduction dans l’univers du discours d’un deuxième cerf (lecture
individuante), soit une référence à la classe (lecture générique). Mais pour
assurer le sequitur, la
cohésion du discours, il faut soit une référence au même individu, soit une
désignation de la classe tout entière, qui englobe cet individu.
On revient à la question fondamentale : qu’est-ce que le sequitur ? Faire le plus de sens
possible, c’est prédiquer un maximum de choses d’un minimum d’individus.
Le système de reprise par un pronom ou par un hyperonyme contribue à la
cohérence du discours. Ce point est évident. Ce qui l’est moins, c’est le rôle
exact joué par le pronom ou l’hyperonyme. Il ne se réfère pas à quoi que ce
soit hors discours, il ne fait que reprendre des individus posés en discours.
McCawley en demande beaucoup trop :
9.6.2. One day last week a strange person visited me at my office. He wanted me
to give money to a home for unemployed philosophers.
The persons who hear 9.6.2 have no idea who the strange fund-raiser is, and the
speaker might indeed be unable to identify that person in a police lineup.
Nonetheless, the hearers cooperate with the speaker by acting as if he could
provide a specific referent for his words if called upon to do so and the
speaker in effect guarantees referential backing for the he of 9.6.2 even
though he might not be able to supply it in a form satisfactory to a less
charitable interrogator
(McCawley 1981:263).
Une bien curieuse conception du pronom personnel. Je crois qu’on ne
l’utiliserait jamais plus si on avait à craindre ce less charitable interrogator !
═══ Certains
mots encapsulent toute une histoire : on ne commence pas sa vie veuf ; on ne la commence pas non
plus en tant qu’épave, qu’on
soit bateau ou homme. En conséquence, ces mots charrient avec eux un ensemble
de présupposés qu’on ne peut remettre en question dans le discours qu’en niant
le caractère approprié du mot :
Il n’est pas veuf, puisqu’il n’a jamais été marié.
On n’est pas loin de ‘veuf’ entre guillemets ici.
Interprétation générique et lecture métalinguistique
La lecture métalinguistique exclut l’interprétation individuante. Je peux
dire
Les tigres feulent / Le tigre feule / Un tigre, ça feule
pour indiquer le nom que l’on donne en français au cri de l’animal.
La lecture individuante (tout à fait incompatible avec l’usage métalinguistique
des énoncés) est possible avec les mêmes articles (le, les et un) et au pluriel comme au
singulier :
Soudain, des tigres feulent / un tigre feule / le tigre feule / les tigres
feulent.
Ce qu’il convient de voir, c’est que certains énoncés ont une lecture
métalinguistique évidente, mais que leur lecture individuante est beaucoup plus
problématique :
Le temps passe. La pluie tombe.
Avec accent de phrase sur le verbe, ces énoncés peuvent servir de réponse
aux questions :
Que fait le temps (en français) ? Que fait la pluie (en
français) ?
Lecture tout à fait parallèle à celle de Le tigre feule en réponse à Que fait le tigre (en français) ?
On n’a aucun problème avec La pluie se mit à tomber, etc. simple
équivalent de Il se mit à pleuvoir, etc. Mais Le temps passe et La
pluie tombe ne peuvent recevoir de lecture individuante en raison de
l’inclusion totale du sens du verbe dans celui du nom. En conséquence, tous les
énoncés non métalinguistiques relatifs au passage du temps devront recevoir une
interprétation où le temps est bien loin de jouer le premier rôle…
Le temps se mit à passer de plus en plus vite pour Claude.
concerne Claude et non le temps. Même si le temps est sujet grammatical, rhétorique, thème, etc., il n’y
a pas ici de sujet réel (dans le sens d’objet du discours) en dehors de Claude.
On remarquera également la parfaite équivalence (en dehors d’un univers
science-fictionnel) entre Le
temps s’était arrêté à Djamila et
Le temps semblait s’être arrêté à Djamila
On sait que la valeur est l’élément essentiel, définitoire de la culture.
On sait aussi que beaucoup d’adjectifs tendent à se vider de leur contenu
spécifique et se contentent de positionner sur l’échelle axiologique, en termes
plus simples ne veulent plus dire que bon
ou mauvais. Ce qu’on a
peut-être moins étudié, ce sont les oppositions porteuses de valeur, dans
lesquelles un des termes est ressenti comme positif et l’autre négatif. On
n’hésitera guère, je crois, pour déterminer lequel de x ou de y est le terme
positif dans le tableau ci-dessous :
X
|
Y
|
Droit
|
Courbe, Sinueux
|
Droit
|
Gauche
|
Blanc
|
Noir
|
Plein
|
Vide
|
Haut
|
Bas
|
Profond (deep)
|
(shallow),
Superficiel
|
Ouvert
|
|
Debout
|
Couché
|
Souple
|
Rigide
|
La valeur : question de choses ou question de mots ? On peut
toujours justifier une idéologie – le noir est négatif car la nuit est source
de dangers pour l’homme primitif, etc. Tout cela est très puéril. Pourquoi en
vouloir à ce qui est bas et vide, et exalter le haut et le plein ? Bas pourrait connoter modeste, facile d’accès ; rigide
pourrait connoter la volonté, la permanence ; etc.
Bas est négatif : je n’ai
pas besoin de suffixe péjoratif pour en faire quelque chose d’ouvertement
négatif : un geste bas et vil,
etc. Par contre, de haut je dois
faire hautain : une attitude hautaine, etc.
Mais même sans l’aide de la morphologie dérivationnelle, toute la langue m’aide
à repérer le terme positif de l’opposition. Ce terme positif est capable à son
tour d’orienter les mots qui sont tournés dans son sens et de leur conférer sa
valeur. On peut par exemple se poser la question de savoir si une porte ouvre
ou ferme (pensez au concept fermetures
du bâtiment). Porte,
toutefois, dans ses acceptions métaphoriques, est très nettement orienté
positivement, vers l’ouverture : porte
sur, donnant accès à...
Les adjectifs d’évaluation : on a envie de dire qu’un bon couteau c’est un couteau qui coupe bien – on espère par là
atténuer le caractère irrémédiablement vague des adjectifs indiquant la valeur.
Mais ce ne sera pas un bon couteau s’il a un manche glissant, s’il se referme à
la moindre pression exercée sur la lame, etc. Un bon couteau, c’est un couteau
qui remplit bien sa fonction, pas seulement un couteau qui coupe bien.
L’interprétation de l’adjectif d’évaluation fait bien appel au quale ‘telic’ (cf. Pustejovsky 1995
et ici-même, 0), mais le gain en précision n’est pas si conséquent.
La langue véhicule une idéologie : on y retrouve le même concept de
valeur, sans autre justification que celles qu’on veut bien lui donner...
La littérature a le pouvoir de remettre en question le système de valeurs
en cours dans une culture donnée. C’est là une évidence contestée mais qui à
mes yeux n’a pas besoin de développement. Plus intéressant est de suivre les
vicissitudes littéraires d’une paire telle que ouvert-fermé dans sa portée axiologique. Ouvert est sans contredit le pôle positif de l’opposition. Cela
n’empêche pas fermé de prendre
une valeur positive, en contre-pied : ce qui est fermé peut être plein et
parfait, et clos car éminemment précieux. La direction est donnée par le
Cantique des Cantiques : le hortus conclusus et fons signatus du verset 4.12 (Tu es un jardin fermé, ma sœur, ma
fiancée, Une source fermée, une fontaine scellée). Une étude passionnante
pourrait être menée sur les qualités associées à la fermeture dans ce
chef-d’œuvre qu’est Le Jardin des Finzi-Contini de Giorgio Bassani.
Depuis le Prologue où la nécropole étrusque de Cerveteri connote
indissolublement beauté, paix et mort, en passant par la réouverture de la
synagogue espagnole de via Mazzini (réouverture qui est fermeture face au reste
de la communauté juive de Ferrare), la discussion entre le Narrateur et Micòl
au sujet des traductions italiennes du poème d’Emily Dickinson, jusqu’au Jardin
lui-même, Paradis au grand mur clos où se réfugie une civilisation qui se sait
vouée à la mort.
Dans l’étude du potentiel de négociation sémantique des items lexicaux, une
place de choix revient aux verbes qui acceptent un objet ne désignant pas un
processus ou une action, alors que conceptuellement c’est précisément un
processus ou une action que ces verbes exigent comme complément.
On prendra pour exemple les verbes qui indiquent le commencement ou l’achèvement
d’une action (commencer, débuter,
finir de).
Considérons finir. Sur une
affiche publicitaire pour une crème glacée (de nom Extrême, juillet 1998), on voit une jeune fille qui tient en
main un cornet de glace et déclare :
Je le finis et je te le donne.
Finis est interprété ici
comme finis de manger comme
dans
Veux-tu finir la tarte ?
Notez que l’ajout du verbe implicite manger (accompagné d’une modification du profil intonatif) fait
basculer le sens vers cesser de :
Veux-tu finir de manger la tarte !
(Veux-tu bien cesser de la
manger !)
Il n’y a pas que le processus de consommation qui puisse être laissé implicite.
Le processus de production ou de préparation à la consommation peut l’être
également. La petite Zoé à sa tante Amélie :
– Ton gâteau a l’air bougrement bon... C’est un Extrême ?
– Oui. Je le finis et je te le donne.
Finis est interprété ici
comme finis de le faire, de le
préparer, de le décorer, etc. – tout le processus de préparation à la
consommation, au sens large. De même
Je finis tes jeans.
(= de les repasser, de les raccourcir, de les réparer, etc.)
Dans le cas de biens qui s’utilisent de façon typique (qui se consomment sans
du même coup disparaître), c’est cette action typique qui est laissée
implicite :
Je finis le livre (consommation :
de le lire – sauf contextes spéciaux : de le manger, de le brûler,
etc. ; production : de l’écrire, mais aussi : de le recouvrir,
de le couper, etc.).
On peut ‘orienter’ la lecture vers le processus de production ou de
consommation de diverses manières. Une famille d’expressions verbales telle que
celle subsumée par le schéma ‘prendre
à X expression temporelle’ orientera vers la consommation ou la
production selon la durée désignée par l’expression temporelle, et ce que l’on
sait de la durée normale du processus de production ou de consommation du sujet
grammatical :
Ce livre lui a pris huit longues années (production).
Ce gâteau m’a pris deux bonnes heures.
Les escaliers prendront deux heures (les nettoyer, les peindre, les
sarcler, etc. plutôt que les gravir).
Le sujet peut évidemment, lui aussi, orienter l’interprétation. Tout le monde
n’est pas le Pierre Ménard de Borges, et
L’Agatha Christie ne m’a pris que deux heures
est orienté vers la consommation, vu que, en toute vraisemblance, on lit un
livre déjà écrit par quelqu’un autre (mais il pourrait s’agir d’une action
orientée à la fois vers la consommation et la production, comme par exemple
l’écriture d’un scénario sur base du polar – ici aussi, la durée du processus
(en conjonction avec bien d’autres éléments dérivables du contexte) rendra
cette lecture plus ou moins plausible.
Considérons un instant le mot côte,
dans les acceptions où il désigne un élément du relief, opposé ou non à descente. On trouve dans le Grand
Robert :
- 2. Route en pente.
- ðPente, raidillon, rampe. Monter,
gravir la côte.
Descendre une côte. - (Opposé à descente). - ðMontée. Côte
raide, pénible. Vitesse en côte d'une automobile. Rendement en côte.
On constatera qu’en construction avec des verbes tels que commencer, entamer, finir,
etc. l’interprétation sera toujours celle ou côte s’oppose à descente :
Il entame la côte (= il entame l’ascension de la côte).
Notez que la paraphrase fournie introduit un déverbal indiquant l’action, ce
qui force la lecture métaphorique du verbe entamer (=débuter un processus), et ne nécessite plus
l’intervention d’un pont entre verbe et objet. On ne pourra pas faire la même
chose avec descente, car le
déverbal prend lui-même la forme ‘descente’ :
Il entame la descente (?? Il
entame la descente de la descente).
Par contre,
Il entame la descente de la côte
ne pose pas de problème (lecture métaphorique de entamer, lecture déverbale de descente)
Les verbes qui marquent le goût ou l’aversion que l’on a pour quelque chose ne
sont pleinement interprétables avec ce quelque chose en position d’objet direct
que si on connaît les relations typiques de l’homme avec le monde qui
l’entoure :
J’aime le chocolat (nourriture :
le consommer).
J’aime les livres (en
général : les lire).
J’aime le livre (lecture générique de livre –> lecture
bibliophilique)
J’aime le lion (lecture générique de lion –> viande de lion : la
consommer)
J’aime les lions (pas
d’action implicite spécifiable)
J’aime les sardines / la sardine
(pas d’autre relation que la consommation : les consommer)
J’aime les roses (les
voir, respirer leur parfum, les offrir, les recevoir, etc.)
J’aime l’homme (philanthropie)
J’aime les hommes (philanthropie,
sexualité)
J’aime le train (voyager
en train).
J’aime les trains (les voir, les fabriquer en modèle réduit, étudier
leur histoire, restaurer les voies ferrées désaffectées et les vieilles
locomotives, etc.).
La théorie des qualia (cf.
Pustejovski 1995) est un effort pour formaliser le passage du verbe à l’objet
en spécifiant dans le nom de l’objet les processus de base dans lesquels il est
impliqué. Pour chaque nom, on serait ainsi amené à spécifier son mode de
production et son mode de consommation, les deux concepts de production et de
consommation devant être pris dans une acception très large. Pour les verbes
marquant le goût et l’aversion, nous venons de voir que le fossé entre verbe et
objet ne peut être comblé qu’en stipulant toutes les relations entre l’homme et
l’objet. Les qualia perdent ici
leur valeur heuristique et leur pertinence.
Le verbe à suppléer dans le couple verbe – objet n’est facile à fournir que
quand notre relation avec l’objet est tout à fait standard :
J’aime le chocolat.
Le rapport est ici tellement évident que
J’aime manger du chocolat
est assez bizarre, comme s’il y avait d’autres choses à faire avec le
chocolat que de le manger.
Mais si je prends un objet avec lequel notre relation est moins évidente :
J’aime les escaliers (les gravir, peut-être ; peut-être tout
simplement les voir, ou les photographier, les dessiner, etc.).
J’aime les escaliers, mais je n’aime pas les descendre/monter.
De même finir :
Je finis les escaliers (de les installer, de les peindre, de les cirer,
de les sarcler, etc.).
Faire est par excellence le
verbe qui s’attend à ce qu’on puisse suppléer la relation, qu’il laisse
totalement vague :
Entreprise de peinture :
Nous faisons les intérieurs et les extérieurs.
(nous préparons et peignons toute surface à peindre à l’intérieur et à
l’extérieur de votre maison ou appartement)
Agence de voyages
Nous faisons la montagne et la mer, l’Inde, la Chine et le Japon.
L’action à suppléer nécessite de connaître le contexte, bien sûr – mais
aussi la totalité de nos rapports aux choses. Ce qui n’est pas une mince
affaire.
Sainte-Beuve écrit (Port-Royal,
Livre III, vol. II dans l’édition Pléiade, p.215) : « Daniel exagère ici son confrère Bouhours. »
Il faut lire le texte, et connaître un peu Bouhours et Daniel, pour remplir
le fossé... Les qualités, l’importance, la faute, la responsabilité ? Les qualia, qui sont liés aux items
lexicaux, ne peuvent donc pas l’être au texte. Et, comme le dit Rastier
(1994:68), « la langue propose, les textes disposent ». Allons plus
loin. Il ne s’agit pas ici d’opérer un choix parmi les interprétations
proposées par les qualia associés à l’item confrère. Le sens doit être construit, et il ne peut pas l’être
sur base des significations répertoriées dans le dictionnaire, même si nous
persistons à croire que ça devrait être possible, puisque on ne dispose que du
texte, et que le texte, c’est des mots !
Il convient de voir ce qu’on gagne (ce que la langue gagne) en n’étant pas
obligé de spécifier l’action. Que ferait-on de
J’aime la campagne ?
Faut-il énumérer tous mes rapports à la campagne ?
Même lorsque le nom semble lié très étroitement à un verbe, il permet un
ensemble de relations plus vague et plus riche :
J’aime la chasse, mais je n’aime pas chasser.
J’aime la danse, mais je n’aime pas danser.
...
Il y a bien sûr des noms qui sont liés trop étroitement avec l’action désignée par
le verbe pour permettre ce schéma discursif :
? ? J’aime la lecture/natation, mais
je n’aime pas lire/nager.
Ce que la langue laisse vague, ma théorie peut envisager de le spécifier –
à mes risques et périls. Amateurs de qualia,
prenez garde !
Revenons de manière plus générale aux autres fossés à franchir dans
l’interprétation de certains énoncés, reprenant ainsi la discussion abordée plus
haut.
À la revue de presse matinale
de France Inter, le 14/12/2004, le rapporteur se référait à un article de
presse qui mentionnait les adjectifs à la mode en 2004, parmi lesquels
figuraient en bonne place éponyme
(ça fait chic) et improbable.
Ce dernier adjectif se trouve, paraît-il, appliqué même à ‘manteau’, et l’auteur de l’article
(ou le rapporteur, je ne sais plus) soulignait qu’il était bien improbable que
l’adjectif improbable puisse
s’appliquer correctement à manteau.
Improbable ne peut en effet
s’appliquer qu’à une proposition toute entière, et non à un objet concret comme
ce que désigne le lexème manteau.
Dès lors, si improbable modifie
manteau, il faut construire une
proposition à laquelle l’adjectif puisse s’appliquer sans entorse – et il va
sans dire que dans cette proposition le nom modifié par improbable (ici manteau)
doit jouer un rôle décisif, majeur. Notez cependant qu’on ne cherche pas
nécessairement à lui donner une position syntaxique déterminée, sujet ou objet
par exemple. La proposition qui doit être construite et dont improbable peut être à bon droit
prédiqué, ne reçoit pas de schéma syntaxique précis. Bien sûr, lorsqu’on lui
donne une expression, il faut produire un énoncé bien formé, où manteau jouera un rôle qui pourra dès
lors recevoir une spécification syntaxique. Mais le point de départ n’est pas
le syntagme qui a pour tête manteau.
Considérons la paire a-b :
a) Il portait un improbable manteau.
b) Il portait un manteau improbable.
On construira des propositions dont l’expression pourrait être celle de a’
et b’ :
a’) Il était improbable que quiconque portât ce jour-là un manteau ; lui
néanmoins en portait un.
b’) Il portait un vêtement dont il était bien improbable que quiconque l’eût
présenté comme étant un manteau.
Selon les locuteurs, a’ et b’ conviendront toutes deux à a et à b ; ou a’
conviendra à a, b’ à b ; ou l’inverse ; ou encore toute autre
configuration des paires interprétation-énoncé.
Notez que ces propositions seront sous-tendues par d’autres, qui pourront
servir d’explication à l’attribution du qualificatif improbable à la
proposition :
a’’) La température extérieure était d’au moins 25 degrés.
b’’) La coupe, la texture, etc. étaient à mille lieues de celle qui convient à
un manteau.
Considérez à présent les exemples types de paires adjectif-nom qui ont donné
lieu au lexique génératif de Pustejovski :
a fast car, a fast garage, the fast lane, fast food
et en français :
une voiture rapide, un examen rapide, un rapide coup d’œil,…
Rapide et fast ne peuvent se prédiquer que d’un
processus qui implique mouvement et/ou développement. Lorsque le nom concret,
comme voiture, a un quale de
haute salience (tel le quale ‘fonction’ de voiture), le processus à fabriquer
pour combler le fossé fait l’objet d’une construction standardisée, et le
locuteur est pratiquement inconscient d’avoir un fossé à franchir – une voiture
rapide est évidemment une voiture qui permet de se déplacer rapidement. Mais on
retrouve la nécessité de poser une interprétation originale (et sujette à
caution) dès lors que les qualia se proposent en masse, sans que se dégage un
‘clear winner’. Qu’en est-il d’un roman rapide ? S’agit-il d’un roman qui
s’écrit vite (production), se lit vite (consommation), à intrigue de rythme
soutenu (contenu) ?
Ce qu’il importe de voir, c’est qu’il n’y a pas de réinterprétation des lexèmes
rapide, roman, manteau, improbable, etc. (contrairement à ce
qui se passe dans ‘brûler les étapes’).
Il y a production d’une interprétation qui respecte les restrictions
sémantiques que l’adjectif pose à l’élément qu’il modifie.
Le degré de liberté dont dispose le récepteur est certes fonction de la
pertinence des qualia ; si un quale de haute salience s’offre pour
franchir le fossé, il n’est pas possible de le négliger ; une voiture
rapide ne sera une voiture que l’on fabrique rapidement que dans un contexte spécial
qui aura amené à l’avant-plan le quale ‘production’. Et bien souvent les qualia
n’interviendront nullement, tout simplement car le fossé est trop large, comme
dans le cas de l’improbable manteau.
Ici encore, il faut souligner que les manipulations linguistiques pourront
souvent s’accomplir sans que l’interprétation ne doive être fournie. La
traduction anglaise de ‘Il portait un
improbable manteau’ sera ‘He was wearing an improbable coat’ et
l’italienne ‘Indossava un capotto improbabile’. Il ne conviendrait
nullement de substituer une interprétation à une traduction.
L’apport des structures
Les domaines d'interprétation
Le travail de constitution d’une interprétation, dès lors qu’il faut en
rendre compte, nécessite la détermination de domaines d’interprétation. C’est à
l’intérieur de ces domaines, et entre ces domaines, qu’opèrent les mécanismes
‘compositionnels’ de constitution des interprétations, dont on sait par
ailleurs très peu de choses.
Ce qu’il ne faut certes pas faire, c’est tenter d’associer aux structures
syntaxiques des mécanismes d’interprétation qui seraient indépendants des items
lexicaux qui remplissent les structures. Il est aisé de montrer qu’on n’est pas
mieux servi par un tel procédé que par celui qui accorde un sémantisme aux
parties du discours. Pas plus qu’un nom n’est une chose, le rapport qui lie le
verbe à son objet n’est susceptible d’une caractérisation sémantique propre. Il
faut savoir quel est ce verbe et quel est cet objet pour tenter de donner une
caractérisation sémantique du lien. Il tombe sous le sens que dans les paires
écrire une lettre (avant :0, après :1)
lire une lettre (avant :1, après :1)
brûler une lettre (avant : 1, après : 0),
copier une lettre (avant :1, après : 2 ?)
la lettre en tant qu’objet matériel (on
sait que lettre est l’objet de
la polysémie régulière qui concerne
tout document : trace matérielle versus information) est affectée de bien
diverses façons, comme l’indiquent nos comptages repris entre parenthèses.
Mais même la reconnaissance des structures syntaxiques comme lieux privilégiés
des mécanismes d’interprétation doit pouvoir être remise en cause ;
j’entends par là que l’interprétation qui s’est faite dans une structure
syntaxique conçue en tant que lieu d’interprétation peut s’avérer sujette à
révision lorsque elle est à son tour, et par un mécanisme d’ordinaire
compositionnel, reprise dans une structure plus large, qui à son tour fournit
un lieu d’interprétation.
Considérez
Vicious dogs killed my cat. (De
méchants chiens ont tué mon chat)
White cars enjoy my preference.
(Les voitures blanches ont ma préférence)
Long walks made his day. (Il était
ravi de ses longues promenades)
En prenant les GN (groupes nominaux), GV (groupes verbaux) et P (phrases) comme
domaines d'interprétation, on est amené à construire des interprétations pour
les structures suivantes :
GN : white cars, vicious dogs, long walks, my cat, my preference, his day
GV : killed my cat, enjoy my preference, made his day
P : vicious dogs killed my cat, white cars enjoy my preference, long walks
made his day
On voit tout de suite que white cars persiste, alors que his day est
fondu ; que killed my cat persiste, alors que enjoy my preference est
fondu (il persisterait dans une lecture ‘sexuelle’ de she enjoyed his
preference, elle aimait satisfaire ses fantasmes).
En fait, on établira sans peine que la structure enjoy one’s preference sert
uniquement à permettre à l’objet de prefer d’occuper la position thématique de
sujet :
I prefer white cars
vs.
White cars enjoy my preference
Ce n’est que dans le domaine syntaxique délimité par le nexus sujet-groupe
verbal que je peux poser l’équivalence
X prefers Y <-> Y enjoys X’s
preference
Les structures grammaticales
Pour tenter de dégager les problèmes qu’occulte l’emploi d’une même structure
grammaticale, on peut partir du schéma tout simple
P[SN[Det+N] SV[Vintr]]
exemplifié par
a) le cheval court
b) la pluie tombe
c) le temps passe
Syntaxiquement semblables donc sémantiquement semblables ? Nullement.
a) le cheval court :
si je ne sais rien de son ancrage dans un contexte d’énonciation (si j’en
fais une phrase), j’ai au moins les deux interprétations suivantes :
la classe cheval : ses membres
courent (interprétation générique)
l’individu cheval (proposé par
le discours) est en train de courir
(interprétation individuante)
Je note que les interprétations mélangées ont quelque chose de très ‘forcé’ –
en général, on choisit entre l’interprétation générique et l’interprétation
individuante (cf. 0)
b) la pluie tombe :
lecture individuante : il
pleut.
lecture métalinguistique : en français, le verbe neutre utilisé avec le
nom pluie est tomber.
Notez la lecture il pleut. Que
peut faire la pluie, sinon tomber ?
Il pleut lentement = la pluie tombe lentement... et ainsi de suite.
Pourquoi le verbe ? Paradoxalement parce qu’il nous offre la
nominalisation, la tombée de la pluie
/ la chute de la pluie. Parce qu’il nous offre sur l’axe paradigmatique
la possibilité d’insérer ses quasi-synonymes : dévaler, dégringoler,
etc.
Le verbe est faible sémantiquement, il est inclus dans le nom : de la
pluie qui ne tombe pas, ce n’est pas de la pluie (la pluie est une précipitation). Ce n’est que l’eau de pluie qu’on peut récolter.
Mais la présence du verbe dans la structure, et les possibilités de
nominalisation qui en découlent, permettent de dire bien plus que le banal il pleut...
c) le temps passe :
bel énoncé pour Wittgenstein, qui s’empresserait de nous demander dans quel
jeu de langage nous l’avons trouvé. Qu’on considère d’abord – je l’ai déjà fait
remarquer tout à l’heure – qu’il n’est pas nié par le temps ne passe pas. Qu’on considère ensuite qu’il n’est pas
du tout parallèle à l’espace s’étend,
qui est pourtant son frère jumeau.
C’est que le temps passe n’est
un énoncé métaphysique que si on le veut bien, et c’est alors un énoncé
parfaitement vide – il a fallu longtemps pour qu’on se rende compte qu’on
n’avait pas d’un côté quelque chose, le temps, et de l’autre une action ou un
processus accompli par cette chose, le passage. Passer n’est pas un processus
ici, et le temps n’est qu’un sujet grammatical – c’est strictement tout ce
qu’il y a à en dire. Le temps n’est pas une chose, même si on prend le mot
chose dans son acception la plus large (cf. Wittgenstein, Blue Book, p.1, « a substantive makes us look for a thing that corresponds to it »
et le chapitre 4 de Stern 1995).
Et pourtant le temps passe est
un énoncé tout à fait normal dans son jeu de langage :
En attendant le temps passe et le problème reste entier.
Le temps passe est ici un
truisme ; confronté à un truisme, l’interlocuteur cherche la raison de
l’énoncé du truisme – impatience, désir de rappeler l’urgence, etc. On est loin
de l’énoncé métaphysique.
Le temps ne passe pas est équivalent de Le temps est long à passer – perception subjective d’une
dimension que l’on sait mesurable objectivement.
Pour comprendre un énoncé, je dois le replacer dans son jeu de langage – ce que
Wittgenstein appelle parfois sa grammaire. Le temps passe n’est vide de sens que si on le veut
bien (si on le lit mal).
Les structures discursives
Que se passe-t-il pour moi lecteur lorsque je découvre, au beau milieu de la
seconde Provinciale, le passage suivant ?
Voulez-vous voir une peinture de l’Eglise dans ces
differens avis ? Je la considere comme un homme qui, partant de son païs
pour faire un voyage, est rencontré par
des voleurs, qui le blessent de plusieurs coups, & le laissent à demy mort.
Il envoye querir trois Medecins dans les villes voisines. Etc. (ed. Tourneur,
Tome I, p.128)
Le mot « peinture », bien qu’introduisant une comparaison, ne modifie
pas ma stratégie de lecture. Mais dès la phrase suivante, non seulement je lis
sur un mode tout différent et très spécifique, à savoir celui qui convient à la
parabole, mais je lis avec en arrière-plan une parabole bien précise, celle du
Bon Samaritain. Ce sont les allusions au voyage d’un homme isolé, aux voleurs,
aux blessures reçues et à leur effet (à demy mort), et
enfin au nombre de médecins que le voyageur appelle à son secours, qui
établissent de manière indubitable le bien-fondé de cette lecture. Rappelons
ici l’ouverture de la parabole biblique (traduction Louis Segond) :
Luc 10:30 Jésus reprit la parole, et dit: Un homme
descendait de Jérusalem à Jéricho. Il tomba au milieu des brigands, qui le
dépouillèrent, le chargèrent de coups, et s'en allèrent, le laissant à demi
mort.
10:31 Un sacrificateur, qui par hasard descendait par le même chemin, ayant vu
cet homme, passa outre.
10:32 Un Lévite, qui arriva aussi dans ce lieu, l'ayant vu, passa outre.
10:33 Mais un Samaritain, qui voyageait, étant venu là, fut ému de compassion
lorsqu'il le vit.
La parabole pascalienne se lit dès lors en parallèle et en contraste
avec la parabole biblique. Contrairement au schéma très simple des
interventions des trois protagonistes chez Luc, on assiste chez Pascal aux
querelles ridicules des médecins, qui finissent par en venir aux mains, et dont
deux sur trois cachent honteusement leur diagnostic sous des avis ambigus.
Ma compétence de lecteur se définit donc également par les différentes
stratégies que je suis en mesure de mettre en œuvre lorsque je suis confronté à
différents types de texte. Je dois être capable de repérer le type de texte et
de choisir la stratégie de lecture qui convient. Poussant plus loin, je dois
disposer d’une familiarité assez étendue avec les grands textes qui ont établi
un genre donné. La parabole en fournit un excellent exemple – ce sont les
paraboles principales du Nouveau Testament qui établissent le type de texte
‘parabole’ dans notre culture. Toute ‘nouvelle’ parabole se lit dans le miroir
d’une parabole du NT.
Peut-on dire que le lecteur qui ignore l’existence de la pratique discursive
spécifique, ici celle de la parabole, comprend le texte de Pascal ? Le
texte de Pascal est-il à même de générer tout seul le type de lecture qui lui
convient ?
Ces questions sont bien ardues à trancher. Une plus élémentaire et plus
essentielle est de déterminer le type de lecture qui convient à la parabole
(biblique d’abord, pascalienne ensuite). Je m’en tiendrai ici aux paraboles qui
s’ouvrent par une comparaison explicite, celles que Jérémias 1962:142 nomme
« paraboles avec début au datif ». Cet auteur souligne à juste titre
(p.143) que dans ces paraboles la comparaison explicite résulte souvent d’un
déplacement du point de comparaison, ce qui rend l’interprétation plus ouverte,
voire malaisée. Et c’est ici que je voudrais revenir à la parabole des Enfants
sur la place, dont j’ai cité plus haut les deux versions (chez Matthieu et chez
Luc ; voir 0). De nombreuses
interprétations (y compris celle proposée par Jérémias lui-même –
cf. Jérémias 1962:224-226) restent enchaînées à la comparaison explicite entre
cette génération et les enfants qui se plaignent de leurs camarades. De ce fait
ces interprétations ne parviennent pas à maintenir à la parabole la cohésion
interne qui doit constituer la pierre de touche de toute interprétation.
Abordons d’abord la question du déplacement du point de comparaison. On sait
que les Évangiles synoptiques eux-mêmes offrent une parabole assortie de son
« explication ». Il s’agit de la parabole du Semeur, que l’on trouve
en Marc 4:3-8, Matthieu 13:3-8 et Luc 8:5-8, accompagnée d’une
« explication » qui sans en faire une simple allégorie (Marc 4:13-20,
Matthieu 13:18-23, Luc 8:11-15), lui confère néanmoins une signification unique
et précise. Or dans cette explication, le point de comparaison est constamment
déplacé : bien que les comparaisons s’établissent par le biais d’une
simple copule (evstin, eivsin), dans la triade semence / réception /
développement, on passe constamment du premier élément (la semence
elle-même) au second (son lieu de réception, physique dans la parabole et
spirituel dans l’exégèse qui en est donnée), par exemple :
Matthieu 13:22
|
Marc 4:18
|
Luc 8:14
|
Or celui qui a été semé dans les épines, c’est celui
qui entend la Parole ; et …
|
Et il y en a d’autres, ceux qui sont semés dans les
épines. Ce sont ceux qui ont entendu la Parole ; et …
|
Or ce qui est tombé dans les épines, ce sont ceux qui
ont entendu la Parole ; et …
|
(Deiss
1964, Vol.2, p.92)
Ce sont donc les évangiles eux-mêmes qui nous invitent à nous libérer de la
rigidité qui consiste à apparier nécessairement entre eux les éléments liés
dans la comparaison qui sert d’ouverture à ce type de parabole. On peut dès lors chercher le pivot autour
duquel s’organise la parabole tout entière. Dans notre exemple, il s’agit du ga.r (en effet) de Mat 11:18 et de Luc 7:33 :
Mat 11:18 Vint, en effet,
Jean, ne mangeant, ni ne buvant ;
et ils disent : ‘Il a un démon.’
Luc 7:33 Est venu, en effet, Jean le Baptiste,ne mangeant pas de pain et
ne buvant du vin ; et vous dites : ‘Il a un démon.’
On a d’une part une double incitation esthétique, articulée sur
l’opposition joie/peine et d’autre part une double incitation morale, articulée
sur l’opposition vie ascétique/ vie non ascétique. Dans les deux cas, cette
incitation ne conduit pas à la réponse appropriée : absence de danse et de
pleurs d’une part, réactions ineptes d’autre part, car elles concernent le
style de vie du prêcheur (il est fou ; c’est un noceur) et non le message
dont il est porteur.
Toute interprétation se doit de respecter l’organisation interne de la
parabole, car il est dans sa nature textuelle de former un tout cohérent et
détachable.
Les enfants qui se plaignent que leurs compagnons n’aient pas dansé quand ils
ont joué de la flûte pour eux, et n’aient pas pleuré quand ils ont entonné un
thrène en leur présence, ne sont donc pas l’objet du reproche – ce sont
simplement ceux qui le formulent. Ils se plaignent de n’avoir pas de prise sur
leurs compagnons, comme Jean-Baptiste et Jésus peuvent se plaindre de n’avoir
pas eu de prise sur leurs contemporains, le premier rejeté en dépit de sa vie
d’ascète et le second en dépit de la vie non ascétique qu’il menait aux yeux
des foules. Les deux pôles de la comparaison sont donc d’une part cette
génération imperméable au message de ses propres prophètes et d’autre part les
compagnons qui n’ont pas réagi aux propositions de participer à deux types
d’expression esthétique. Les parallélismes qui fondent la parabole sont d’un
côté celui qui articule les deux oppositions, joie/peine et ascèse/non ascèse,
et de l’autre, le caractère inapproprié de la réponse aux incitations offertes
(pas de réponse du tout ou réponse totalement inappropriée).
Il y aurait donc un laxisme d’expression dans l’ouverture de la parabole,
laxisme qu’il convient de redresser si on veut en fournir une interprétation
cohérente. Qu’en
est-il à cet égard de la parabole pascalienne ? Les sèmes indiquant la
comparaison sont à chercher dans ‘peinture’ (à comprendre dans l’acception
classique de ‘portrait’) et ‘considère comme’. Les deux pôles de la comparaison
sont donc l’Eglise et l’homme laissé à demi mort. Mais alors qu’on voit bien
l’Eglise blessée par les controverses suscitées par la Réforme, l’homme qui
cherche le secours des trois médecins figure le Chrétien individuel bien plus
que la communauté des fidèles. À
y bien regarder, on retrouve la même utilisation assez lâche de l’opération de
comparaison. Le parallèle entre la parabole et la situation qu’elle tente de
cerner résulte d’un homomorphisme de configuration globale, plutôt que d’un
appariement terme à terme.
Nous avons souligné le caractère assez rigide de l’exégèse de la parabole du
semeur, exégèse qui en fait presque une allégorie. Cette dernière, comme
l’étymologie le révèle, parle de quelque chose en parlant de quelque chose
d’autre. Il suffit de la traduire, et c’est une traduction qui est censée ne
pas poser de problème : elle se fait point par point, de manière univoque
et ordonnée. Quel est le statut, quelle est la valeur d’une telle
explication ? Son but est de rendre clair quelque chose qui est,
volontairement ou non, présenté de manière obscure. Dès que l’explication en
est fournie, le mystère est dissous, et on peut totalement oublier le texte
obscur au profit de l’explication qui en a été donnée. Il y a donc
clarification, mais dans le même temps fermeture et réduction du sens, en un
mot appauvrissement. Mais le lecteur ne procède-t-il pas de la même manière, ne
se forge-t-il pas sa propre interprétation au cours et au terme de sa
lecture ? Où est donc la différence ? Elle réside d’abord dans la
possibilité qui reste ouverte au lecteur de pouvoir – ou de devoir – revoir un
jour son interprétation, pour la rejeter ou l’enrichir d’interprétations
parallèles. Elle réside aussi dans le plaisir que le lecteur éprouve à la
lecture, et à la lecture répétée, de la parabole, ancrée dans la vie, alors que
l’explication de nature allégorique est sèche et décharnée. En bref, la
parabole est – ou à tout le moins peut être – de la littérature, alors que
l’explication en est résolument exclue. Face à une explication de la parabole
pascalienne, quelle qu’elle soit, nous ne pourrions qu’être déçus – nous n’en
avons nul besoin vu que les interprétations de ‘grâce suffisante’ et les
positions des Jansénistes, des Jésuites et des Thomistes, sont dans le corps de
la lettre exposées on ne peut plus limpidement par Pascal. Comme pour les
paraboles évangéliques, on se trouve confronté à un texte interprétable, mais
que toute interprétation présentée comme telle ne peut qu’appauvrir. La
littérature toute entière ne pourrait-elle pas se définir de cette façon, du
texte interprétable mais que toute interprétation explicite nécessairement
appauvrit ?
La déplétion des items lexicaux.
On a beaucoup étudié la déplétion sémantique des items lexicaux, notamment dans
le cadre de l’étude des verbes supports, tels que prendre dans prendre
des mesures et faire dans faire attention, verbes dont la
fonction essentielle serait de permettre au nom qu’ils accompagnent de
s’insérer dans des propositions et d’y recevoir les traits que peut porter
seulement le groupe verbal (temps, mode, voix, etc. – cf. Fillmore 1971:389).
L’établissement des fonctions lexicales va dans le même sens. Dans porter
plainte, porter est décrit comme un simple opérateur, le
sémantisme de la structure se trouvant dans plainte. Notez
que le nom est tout aussi nécessaire, et pour les mêmes raisons, à savoir la
souplesse de modification qu’il offre. Risquer ne nous permet pas de nous
dispenser de courir un risque ou prendre
un risque (les risques qu’il a pris sont vraiment
injustifiables –> *il a risqué injustifiablement).
Cette double nécessité – du verbe et du nom – entraîne l’existence, d’une part
de verbes qui n’ont pas grand-chose à voir, sémantiquement, avec les verbes
typiques qui désignent des processus ou des états, et d’autre part de noms qui
ne désignent nullement des choses.
La déplétion des structures.
On s’est moins penché, je crois, sur la déplétion des configurations
syntaxiques. Ces dernières ne véhiculent pas un sens bien précis ; on sait
qu’on ne peut définir sémantiquement la relation qui unit un sujet à un verbe,
ou un verbe transitif à son objet. Cependant, il est possible de distinguer un
certain nombre de schémas actantiels greffés sur les configurations syntaxiques
– c’est ce que fait la grammaire des cas (case grammar). La déplétion
intervient dans les configurations où il paraît vain de vouloir attribuer un
rôle actantiel quelconque aux positions syntaxiques de base, telles que celles
du sujet et de l’objet.
Considérez des phrases telles que
a) Le
mois suivant trouve les époux à Passy, où Madame de Saint-Simon, relevant de
maladie, profitait de l’hospitalité des Lauzun.
(Poisson
1973:193)
b) The poem finds the poet in one of the coffee-houses
he was so fond of, watching the vivid scene through a window, discovering in
everything a confirmation of what he had come to know. (Burnshaw 1964:302-3)
c) I tempi successivi alla Riforma non hanno più visto
i peccati capitali dell’orgoglio, dell’ira e dell’avidità in quella pletora
sanguigna e insolenza sfacciata con cui si aggiravano tra l’umanità del XV
secolo. (Huizinga 1992:45)
d) Nox eadem necem Britannici et rogum coniunxit (Tacite, Annales, XIII, 17)
(trad. Burnouf : La même nuit vit périr Britannicus et allumer
son bûcher;
trad. Goelzer : La même nuit réunit le trépas de Britannicus et
son bûcher)
Il semblerait que dès que la langue a établi une structure, celle-ci
soit empruntable sans respect du sémantisme de base, si bien que l’objet
direct, par exemple, ne serait tel qu’en vertu d’une configuration formelle qui
ne porte avec elle aucun atome de sens identifiable à travers toutes les
manifestations de cette configuration. On est obligé de parler de prototype
(l'objet direct typique...) et de 'cas' qui s'en rapprochent à des degrés
divers. On s'en rapprocherait un pas de plus en variant légèrement l’exemple de
Poisson pour produire, par exemple : 'L'automne ramenait Louis à La Ferté-Vidame')
Un traitement typique en linguistique automatique associerait au prédicat trouver différents schémas actantiels décorés de marqueurs
sémantiques, chacun correspondant à une acception à isoler – le degré de
délicatesse des spécifications étant dicté par la granularité du lexique. On essaierait ensuite d’apparier l’énoncé à
analyser au schéma pertinent.
On aurait ainsi un verbe trouver
dont le sujet (défini syntaxiquement, via position ou rection) est une
expression de temps (le mois suivant, l'automne,
le lendemain, etc.), dont l'objet serait préférentiellement
garni du trait +HUM (avec extension métaphorique...) et dont le troisième
actant est un attribut de l'objet (et donc structurellement un groupe adjectif,
groupe nominal ou groupe prépositionnel – la phrase de Poisson est plus proche
de 'J'ai trouvé ma maison peinte en bleu' que de 'J'ai
trouvé ce livre à Paris').
On peut explorer les frontières de la structure en y insérant des sujets qui
portent le trait sémantique de durée sans être des expressions temporelles. On
sait que tout processus a une durée. Si on impose un processus comme sujet, on
se trouvera vite confronté à une lecture du processus qui l’oriente vers
l’acteur plutôt que vers la durée :
La guerre allait le retrouver au château de son père.
qui peut s’interpréter selon notre schéma, mais également en faisant de guerre
un actant, qui se lance à la poursuite de son objet...
Ensuite, on détermine le degré et la nature des manipulations syntaxiques que
les actants sont susceptibles de subir. On se penche par exemple sur
l'acceptabilité de la relativisation (d) et de la mise
en évidence (e) :
(d) Les époux, que le mois suivant trouvera à Passy...
(e) Ce n'est que l'été qui les reverra à Passy...
Finalement, on tente de cerner l'étendue de la variation lexicale (si on n'est
pas parvenu à en rendre compte par des traits sémantiques ou par l'appartenance
à des catégories thésauriques). On peut faire cela pour le prédicat lui-même,
et sans doute découvrir une classe qui inclut trouver,
voir (et retrouver, revoir),
etc.
L'analyse automatique procède de la sorte car elle veut d'emblée davantage que
la reconnaissance d'un schéma syntaxique (sujet – verbe – objet direct –
attribut) qui n'est pas – à lui seul – de grande utilité pour l'attribution des
acceptions pertinentes en contexte. Elle montre la voie à suivre pour décrire
avec précision ces structures à sémantisme pauvre.
Il est à noter que la structure que nous venons d’étudier est certainement
passée de langue en langue par imitation de l’écrit. Elle appartient à la rhétorique,
et une de ses fonctions est de connoter le littéraire. Il n’est pas
étonnant qu’on la trouve déjà chez Tacite.
Abstraction et mythe
Les énoncés où les termes abstraits abondent, où les verbes sont mous (doit aussi être pris en compte, s’articule
avec,...) : le sens est facile à construire, il y a beaucoup de
jeu, les choses se donnent, mais cette facilité devrait nous mettre en garde –
trop de sens, c’est pas de sens du tout.
Un discours ancré dans le concret laisse moins de jeu. Dans le passage du
concret à l’abstrait, le premier n’est pas là pour remplacer le second, il est
là pour y conduire. Le mythe ne révèle pas une pauvreté conceptuelle, et n’est
pas une forme primitive de l’expression de la pensée. Platon a bien saisi les
étapes où le discours abstrait devait faire place au mythe. On n’épuise pas le
sens d’un mythe. On n’épuise pas le sens de la littérature – c’est même
précisément ce qui la définit.
Énoncés premiers
et énoncés seconds
Toute langue de culture dispose d’un procédé de fixation des énoncés :
rétention par la mémoire, écriture. Les énoncés acquièrent ainsi une vie
seconde : détachés de leur contexte d’énonciation, ils invitent à la
reconstruction de ce contexte. Ils s’érigent en pseudo-énoncés, dont
l’interprétation est beaucoup plus ouverte, puisque le contexte d’énonciation
n’est plus perçu, mais reconstruit. Les éléments de la deixis ont perdu leur
point d’ancrage concret : plus de hic
et nunc identifiables ; le
ego et le tu ne sont plus des personnes, mais
des personae... Nous les avons
baptisés énoncés seconds.
Tout énoncé a un auteur, et cet auteur a une intention, un vouloir dire.
L’interlocuteur tente de saisir ce vouloir dire. Au fur et à mesure que
l’énoncé se détache de son contexte d’énonciation (le grand pas est ici franchi
par l’intervention de l’écriture), le vouloir dire est moins facile à saisir,
et le sens s’ouvre. Le fait que le texte est de la langue garantit cette
ouverture du sens en lieu et place de sa mort.
Car on ne se résigne pas de bonne grâce à la mort du sens. Ces énoncés
seconds finissent par être plus riches de sens que les énoncés premiers. La
littérature est le royaume par excellence des énoncés seconds : elle ne
connaît qu’eux ; et elle y gagne beaucoup.
Jonathan Culler (1981:114–115)
insiste sur la charge présuppositionnelle de la première phrase d’un récit.
Cette charge résulte d’une part de la nécessité d’imaginer l’énoncé second
comme énoncé premier – il faut recréer tout le contexte d’énonciation pour
expliquer les éléments de deixis et les descriptions définies –, et d’autre
part de la mise en oeuvre de toutes les conventions de lecture liées à une
genre littéraire particulier (Il était
une fois...). Souvenez-vous de la Mercedes restée à l’arrêt une seconde
de trop.
Les énoncés seconds se distinguent des énoncés premiers qu’ils sont censés
représenter de manière parfois très subtile. Considérez le passage suivant de Un Amour de Swann, qui a fait l’objet
d’un exercice de traduction vers l’anglais proposé à mes étudiants de
licence :
M. et Mme Verdurin
firent monter avec eux Forcheville, la voiture de Swann s'était rangée derrière
la leur dont il attendait le départ pour faire monter Odette dans la sienne.
“Odette, nous vous ramenons, dit Mme Verdurin, nous avons une petite place pour
vous à côté de M. de Forcheville.
- Oui, Madame, répondit Odette.
- Comment, mais je croyais que je vous reconduisais, s'écria Swann, disant sans
dissimulation les mots nécessaires, car la portière était ouverte, les secondes
étaient comptées, et il ne pouvait rentrer sans elle dans l'état où il était.
- Mais Mme Verdurin m'a demandé. . .
- Voyons, vous pouvez bien revenir seul, nous vous l'avons laissée assez de
fois, dit Mme Verdurin.
- Mais c'est que j'avais une chose importante à dire à Madame.
- Eh bien! vous la lui écrirez...
On pourrait proposer :
Mr and Mrs Verdurin had Forcheville get into the
carriage with them ; Swann’s own carriage had parked behind theirs, and he
was waiting for them to go in order to invite Odette to climb into his own.
« Odette, we are taking you home, said Mrs Verdurin, we have a small space
for you beside M. de Forcheville.
- Thank you, Madam, Odette replied.
- But… but I thought I was taking you home, Swann exclaimed, uttering the
necessary words without trying to pretend, because the door was already open,
there were but a few seconds left and he could not afford to go home without
her in the state he was in.
- But Mrs Verdurin has asked me…
- Come on, you can very well go home alone, we have left her to you time
and time again, said Mrs Verdurin.
- But I had something important to say to Madam.
- Well, just write it to her…
Un étudiant traduit :
But Mrs Verdurin has asked me if…
Comment
lui expliquer que cette traduction est incorrecte ? On indiquera bien sûr
le contraste entre demander si et demander de (ou que), et on fera comprendre qu’il s’agit ici de demander de (Madame Verdurin
m’a demandé de l’accompagner, et je ne peux donc pas monter dans votre
voiture). Mais l’étudiant peut à ce point objecter qu’il avait en tête un demander si qui se comprenait comme un demander de parce que la
question sous-entendue n’était que la forme polie d’une invitation ou d’un
ordre : Madame Verdurin m’a demandé si ça ne me dérangeait pas de la
raccompagner, par exemple. Après tout l’énoncé de Madame Verdurin n’était pas
du tout une demande mais un ordre dissimulé sous une affirmation : Odette, nous vous ramenons.
Il
faut bien alors lui faire remarquer que bien qu’un énoncé tel que « Madame
Verdurin m’a demandé si ça ne me dérangeait pas de la raccompagner »
puisse se voir tronqué en « Madame Verdurin m’a demandé si… » si l’interruption a lieu juste après le si, un tel énoncé ne sera pas utilisé en tant qu’énoncé second pour
représenter un énoncé premier qui aurait été interrompu à ce point du discours
si la proposition introduite par si n’est pas une
vraie interrogation indirecte mais la forme polie d’une invitation ou d’un
ordre.
Interprétations
═══ Un
texte produit aléatoirement recevra une interprétation, ai-je dit. On peut
écrire de la ‘littérature’ en se fiant presque exclusivement à ce désir du
lecteur d’insuffler du sens, y compris là où on n’a pas cherché à en mettre.
Nous vivons dans un univers interprété, même si, à en croire Rilke, nous n’y
sommes pas vraiment chez nous.
═══ Le
sens s’instaure de lui-même, sans doute. Mais ce n’est pas avec de tels textes
qu’on apprend à penser, à sentir. Ni à écrire.
═══ Maintenant
ce sont mots qu'on aligne, assonances qu'on arrange, et l'espoir toujours
comblé d'en voir jaillir l'éternelle fontaine du Sens, magnifique prostitué (Ante
faciem venti).
═══ Dès
qu’un texte est promu au rang de ‘littérature’ (pour des raisons très diverses,
parmi lesquelles celle-ci : on ne sait rien en faire d’autre !), on
est prêt à ouvrir l’éventail des sens à construire. Nous sommes toujours
disposés à prêter aux riches et la littérature est riche de sens par expectative.
═══ Une
phrase de littérature est tout à fait semblable à la petite phrase musicale qui
apparaît et réapparaît dans Un Amour de Swann : « Comme si
les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase qu'ils
n'exécutaient les rites exigés d'elle pour qu'elle apparût, et procédaient aux
incantations nécessaires pour obtenir et prolonger quelques instants le prodige
de son évocation, ... » (édition Quarto, p. 279). Le sens n’est pas là
prêt à être prélevé. Il s’agit de le recréer à chaque fois. Il y aura des jours
sans : le même texte que nous admirons tant, aujourd’hui il n’a rien à
nous dire, ce ne sont plus que des mots... Tout est dans le texte,
certes ; mais de la même façon que toute la musique est dans la partition.
Le lecteur du texte est dans une situation où sa responsabilité est
double : se montrer le meilleur exécutant possible, et le meilleur public.
═══ Un
progrès certain de la critique littéraire contemporaine est la place faite au
lecteur dans le processus qui fait franchir à l’œuvre la barre de la
littérature, et ensuite dans le processus d’interprétation du texte en tant que
texte littéraire. L’œuvre n’existe pas sans un lecteur pour lui donner sens. Il
n’y a pas d’interprétation(s) correcte(s) et incorrecte(s) (ce qui ferait de
l’auteur ou d’un critique donné, le maître du sens de l’œuvre), mais des
interprétations riches, intéressantes, ouvrantes et des interprétations
pauvres, réductrices, fermantes. La densité de la lecture (nombre et qualité
des rapports perçus et expliqués, à l’intérieur de l’œuvre, de l’œuvre aux
autres œuvres, de l’œuvre à la langue) est pour beaucoup dans le caractère
intéressant, enrichissant de l’interprétation.
═══ La
critique littéraire est une construction de sens sur une construction de sens
(d’où bien sûr la différance).
On serait surpris de voir un critique d’art offrir une aquarelle en commentaire
à une toile.
La critique littéraire participe au jeu infini du sens – l’œuvre est son
pré-texte. La nature de la langue se révèle dans ce jeu – elle ne renvoie qu’à
elle-même ; on ne peut en sortir qu’en sortant de la littérature, en
cessant de la considérer comme un objet en langue.
═══
Une interprétation de texte ne peut prendre que la forme d’un texte à propos
d’un texte, et est elle-même susceptible de faire l’objet d’une même démarche, ad
infinitum.
On peut dégager les aspects positifs de ce processus de continuel report. Le
texte n’est jamais fermé, c’est une machine à produire des interprétations, on
y trouve toujours quelque chose de nouveau, chaque époque peut et doit relire
les ‘grands’ textes, il y aura toujours du travail pour tout le monde, une
nouvelle pierre à apporter à un édifice en perpétuelle construction.
On peut également se plaire à en souligner les aspects négatifs. La pile
d’interprétations ne cesse de grandir, pourquoi une interprétation serait-elle
supérieure à une autre, elles seront toutes amenées à être dépassées, remises
en cause, démontées, etc. D’où le discrédit qui frappe tout produit du
mécanisme, et l’intérêt qui se porte vers le mécanisme même. Car pourquoi en
ajouter encore ? Ou si on en ajoute, qu’elles aillent à rebours, le
mécanisme n’en apparaîtra que mieux (l’entreprise de la déconstruction).
Il est clair en tout cas qu’on ne s’intéressera plus guère à ce que l’auteur a
voulu dire. L’œuvre conquiert tôt son indépendance, ne serait-ce que par ce
qu’elle reste alors que l’auteur disparaît.
Par ailleurs, la restitution d’un vouloir dire est une entreprise mythique. On
peut attribuer un texte, certes, mais pourquoi l’attribuer à un auteur, et non
à une langue, un état de cette langue, une configuration de la culture qu’elle
véhicule ? Les fermetures sont passablement arbitraires, on en conviendra.
Et pourquoi ce que l’auteur a voulu dire serait plus intéressant que ce qu’il a
dit ? Le texte n’est qu’une suite de mots, il n’a pas de vouloir dire, il
est complètement entre nos mains, et, comme le disait Platon, son auteur n’est
plus là pour le défendre.
═══ La prolifération des interprétations ne
peut-elle néanmoins pas être contenue ? Si je prends deux textes au
hasard, il y aura bien peu de probabilité à ce que l’un puisse être tenu pour
une interprétation de l’autre. La variabilité des interprétations est énorme,
mais non pas infinie. Il est clair qu’elle s’articule autour de divers
paramètres, dont certains du moins sont aisés à dégager :
- goûts, école, éthos, etc. de l’auteur et de l’interprétant
- nature du texte à interpréter
- public visé par le texte et public visé par l’interprétation
etc.
Si on se propose comme tâche de contraindre la variabilité, de la maintenir
dans des limites raisonnables, on pourra proposer le respect de certains
principes. On peut tenter
- le texte est un tout, ne pas en détacher artificiellement un morceau sur
lequel centrer l’interprétation
Plausible, mais quelles seront les limites du texte ? Pourquoi telle page
ne formerait-elle pas un tout, et pourquoi un roman pourrait-il être détaché du
corpus de tous les romans d’un auteur donné, d’une école donnée, d’une époque
donnée, d’une littérature donnée, de la littérature tout entière ? Et
pourquoi ne pourrait-on pas isoler un morceau, puisque la restitution du
vouloir dire de l’auteur est bien loin d’épuiser l’interprétation, à supposer
même qu’une telle restitution soit possible et souhaitable ?
═══ Toutefois le texte, de par son insertion
dans l’œuvre d’un auteur particulier, d’une époque particulière, d’une
tradition particulière, invite ou n’invite pas tel ou tel type
d’interprétation. Je prendrai un exemple extrême, éminemment discutable,
précisément pour faire sentir que les limites existent bel et bien.
Il s’agit du rôle à attribuer à l’iconicité de l’alphabet en tant que jeu de
caractères d’imprimerie. Si je dis que p ressemble à l’Amérique du Sud et q à
l’Afrique (comme le font d et b dans une perspective ‘inversée’), on me
l’accordera peut-être, mais on ne laissera pas de me faire remarquer le manque
total de pertinence de ce type de considération pour les besoins de l’analyse
littéraire. Si je persiste en disant que les vaisseaux de Vasco de Gama peuvent
très bien passer entre le p qui finit un mot (l’Amérique du Sud) et le q qui
commence le suivant (l’Afrique), on me prendra, au mieux, pour un hurluberlu.
Considérez toutefois le vers suivant, un des plus laids (à l’oreille !) de
toute la poésie française, au bord même de la cacophonie :
Du temps, cap que ta poupe double
On aura reconnu ce vers, extrait du dernier(?)
poème que Mallarmé ait écrit, ‘Au seul souci de voyager’. Le revoici
dans son contexte :
Au seul souci de voyager
Outre une Inde splendide et trouble
- Ce salut va, le messager
Du temps, cap que ta poupe double
Reprenons :
Du temps, cap que ta poupe double
On voit le renversement qui s’accomplit après que le cap a été doublé. Les
lettres sont des continents, elles apparaissent au premier plan, leur forme est
magnifiée, soulignée par la cacophonie du vers, qui nous dit que la poésie est
ici ailleurs que dans les sons, elle est dans la forme au sens le plus primitif
et le plus absolu, le dessin même des lettres qui la constituent. Le temps, ce
fameux cap, ne sera doublé par Vasco que grâce au vers de Mallarmé, qui iconise
son périple et l’inscrit dans la forme même de la langue.
L’important n’est pas de savoir (comment d’ailleurs le pourrait-on ?) si
Mallarmé a jamais eu l’intention de faire surgir cette interprétation, ni s’il
l’accepterait ou la rejetterait si elle lui était présentée. L’important est d’établir dans quelle mesure
le texte invite ou, moins péremptoirement, permet une telle interprétation. Et
c’est ici qu’on doit se retourner, non pas vers ce seul poème, mais vers tout
le corpus mallarméen. Ainsi réintervient le vouloir dire de Mallarmé, mais sur
un plan beaucoup plus global : non pas le sens de ce texte, mais le sens
de toute l’œuvre, les contours qu’elle dessine dans le corpus illimité des
interprétations.
═══ Interpréter
est un acte à la fois inévitable et licite. L'œuvre est faite pour être
interprétée; l'interprétation n'est pas un traitement qu'on lui ferait subir.
Comparer l'interprétation (sous forme textuelle) d'un roman et d'une toile: on
a le sentiment que l'interprétation (la nôtre) est inhérente au roman (on ne
peut pas lire le roman sans la construire) tandis qu'elle reste extérieure à la
toile; on a le sentiment également que l'interprétation idoine de la toile
consisterait bien plutôt en d'autres toiles, qui pourraient compléter le projet
artistique dont la toile est une composante.
Si le sens d’un texte se construit
en partie grâce au contexte dans lequel ce texte s’insère, il s’ensuit que
l’intertextualité offre un terrain d’étude intéressant pour déterminer la
nature et l’étendue des variations de sens dues au contexte.
L’intertextualité est un concept très général, qui va bien au-delà de celui de
citation explicite ou implicite. On sait que le texte est un tissu,
étymologiquement mais aussi dans la réalité de sa constitution. Tout texte est
lié à d’autres textes, et pas seulement car il fait nécessairement usage du
même matériau que les autres, à savoir les mots. Il fait montre également des
mêmes structures syntaxiques, et des mêmes structures discursives, qui lui
permettent de se constituer en texte, et de se présenter comme tel.
On partira néanmoins de la citation de texte, qui est l’exemple le plus simple
d’intertextualité, afin de saisir le mécanisme de construction et de
modification de sens au plus près. On peut concevoir la citation textuelle
comme la réalisation de la potentialité d’insertion de tout texte dans un
nouveau contexte, le degré de fusion du texte cité dans le texte citant variant
de la fusion totale, sans couture pourrait-on dire pour varier la métaphore, en
passant par une simple juxtaposition du texte cité sur le mode paratactique
jusqu’au maintien de la citation comme élément extérieur au texte citant, bien
que lui appartenant, comme dans le cas de la citation en exergue.
On distinguera différents
types :
a) la citation peut être textuelle ou faire l’objet d’une traduction ou d’une
paraphrase ; la paraphrase ouvre bien sûr tout un continuum qui va de la
simple variation lexicale à la présence d’un simple écho, d’un rappel dont il
ne sera pas toujours possible de démontrer l’existence (ce sera une question de
lecture, c’est-à-dire d’apport du lecteur dans la constitution du sens)
b) la citation peut être annoncée, par exemple par le biais de la ponctuation
ou de la typographie, ou implicite (et dans ce cas, elle peut être voulue ou
non par l’auteur du texte citant). Par delà les évidences de la ponctuation ou
des variations typographiques, on pourra aussi dégager des indices dans les
ruptures d’isotopie et autres procédés discursifs visant à faire soupçonner
l’existence d’une pièce rapportée.
c) la citation peut être ou ne pas être documentée, sourcée, par l’auteur même
du texte citant, avec différents degrés de précision. On peut bien sûr se
trouver confronté à une citation feinte, comme c’est peut-être le cas de
Matthieu 2:23, qui a fait l’objet de nombreuses exégèses :
kai. evlqw.n katw,|khsen eivj
po,lin legome,nhn Nazare,t\ o[pwj plhrwqh/| to. r`hqe.n dia. tw/n profhtw/n
o[ti Nazwrai/oj klhqh,setaiÅ (et vint s'établir dans
une ville appelée Nazareth ; pour que s'accomplît l'oracle des prophètes : Il
sera appelé Nazôréen.)
Notez la formule d’affichage (o[pwj
plhrwqh/| to. r`hqe.n), accompagnée d’un
pluriel (dia.
tw/n profhtw/n – cas unique chez
Matthieu) qui, alors qu’il semble à première vue renforcer l’autorité (il y a
plusieurs sources) en fait la réduit à néant (le pluriel masque l’absence de
source en gommant la nécessité de faire référence à une source
individualisable).
L’intertextualité peut se
manifester par l’emprunt de structures syntaxiques, même s’il ne s’agit pas de
structures précises. Ainsi, l’ouverture de l’évangile de Luc (Luc 1:1-4) est
une période calquée sur celles du grec classique, alors que le reste de son
texte fait usage de la parataxe commune au grec des évangiles.
Similairement, nous avons dit que toute parabole dans nos littératures modernes
ne pouvait que se lire en intertextualité avec les paraboles type de la culture
occidentale, à savoir celles des évangiles.
Enfin, l’intertextualité joue au niveau même du mot. Poète est celui qui sait
qu’il cite chaque mot qu’il utilise, chaque mot emmenant avec lui tous les
environnements qu’il a connus et dans lesquels il s’est chargé de sens, et
portant en lui tous ceux qu’il est susceptible de connaître, et dont le poète
en révèle un.
Revenons aux citations textuelles.
La citation entraîne la modification des potentialités de sens des deux textes,
le texte cité et le texte citant, le texte accueilli et le texte récepteur.
Nous nous intéresserons aux modifications de lecture du texte cité, celui qui
est réactivé, rappelé, offert à la relecture. Cette relecture dépendra au plus
haut point de la nature du contexte récepteur. Globalement, on peut établir
deux pôles, et distinguer les contextes congruents des contextes non
congruents. Un contexte congruent ne va pas à l’encontre du contexte d’origine
où la citation a été puisée ; au contraire, il reprend ce contexte en le
renforçant. Un contexte non congruent est un contexte qui se montre indifférent
voire hostile au message véhiculé par le contexte de la citation, et par là
même, par la citation elle-même. Le texte cité est un véhicule de sens, mais
qui ne s’est pas préchargé du sens qu’il offrait dans son contexte
d’origine ; dès lors il est libre de coopérer à la construction d’un sens
qui s’écarte de l’éventail des sens d’origine du texte cité, mais qui ne peut
se construire sans le rappeler, ce qui conduit précisément à la caractérisation
de certains contextes comme étant indifférents ou hostiles. Considérons un
exemple frappant, l’usage fait par Bossuet et puis par Proust, de la traduction
latine (Vulgate) du verset 10 du Psaume 2
et nunc reges intellegite erudimini qui iudicatis
terram
Bossuet met la citation en exergue de l’Oraison funèbre de
Henriette-Marie de France, et construit tout son texte autour de cette
citation, dont il maintient partout le ton solennel et magistral. En voici l’ouverture :
Et
nunc, reges, intelligite, erudimini, qui judicatis terram.
Maintenant, ô rois,
apprenez ; instruisez-vous, juges de la terre (Ps., II, 10)
Monseigneur
Celui qui règne dans les cieux et de qui relèvent tous les empires, à qui seul
appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se
glorifie de faire la loi aux rois et de leur donner, quand il lui plaît, de
grandes et terribles leçons. Soit qu’il élève les trônes, soit qu’il les
abaisse, soit qu’il communique sa puissance aux princes, soit qu’il la retire à
lui-même et ne leur laisse que leur propre faiblesse, il leur apprend leurs
devoirs d’une manière souveraine et digne de lui. Car en leur donnant sa
puissance, il leur commande d’en user comme il fait lui-même pour le bien du
monde ; et il leur fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est
empruntée, et que, pour être assis sur le trône, ils n’en sont pas moins sous
sa main et sous son autorité suprême. C’est ainsi qu’il instruit les princes,
non seulement par des discours et par des paroles, mais encore par des effets
et par des exemples.
Et nunc, reges, intelligite,
erudimini, qui judicatis terram.
Proust offre une citation tronquée, réduite à deux mots (nunc erudimini), mais
il attend de son lecteur qu’il sache à la fois identifier la citation et se
rappeler l’usage qu’en a fait Bossuet, pour qu’il apprécie l’effet
désacralisant d’un contexte résolument non congruent, voire franchement
hostile, car la leçon en question est on ne peut plus temporelle et risque de
s’avérer très peu édifiante :
Depuis
un moment, au désir de persuader M. de Charlus que je n’avais jamais dit ni
entendu dire de mal de lui, avait succédé une rage folle, causée par les
paroles que lui dictait uniquement selon moi son immense orgueil. Peut-être
étaient-elles du reste l’effet, pour une partie du moins, de cet orgueil.
Presque tout le reste venait d’un sentiment que j’ignorais encore et auquel je
ne fus donc pas coupable de ne pas faire sa part. J’aurais pu du moins, à
défaut du sentiment inconnu, mêler à l’orgueil, si je m’étais souvenu des
paroles de Mme de Guermantes, un peu de folie. Mais à ce moment-là l’idée de
folie ne me vint même pas à l’esprit. Il n’y avait en lui selon moi que de
l’orgueil ; en moi il n’y avait que de la fureur. Celle-ci (au moment où
M. de Charlus cessa de hurler pour parler de ses augustes orteils, avec une
majesté qu’accompagnaient une moue, un vomissement de dégoût à l’égard de ses
obscurs blasphémateurs), cette fureur ne se contint plus. D’un mouvement
impulsif je voulus frapper quelque chose, et un reste de discernement me
faisant respecter un homme tellement plus âgé que moi, et même, à cause de leur
dignité artistique, les porcelaines allemandes placées autour de lui, je me
précipitai sur le chapeau haut de forme neuf du baron, je le jetai par terre,
je le piétinai, je m’acharnai à le disloquer entièrement, j’arrachai la coiffe,
déchirai en deux la couronne, sans écouter les vociférations de M. de Charlus
qui continuaient et, traversant la pièce pour m’en aller, j’ouvris la porte.
Des deux côtés d’elle, à ma grande stupéfaction, se tenaient deux valets de
pied qui s’éloignèrent lentement pour avoir l’air de s’être trouvés là
seulement en passant pour leur service. (J’ai su depuis leurs noms, l’un
s’appelait Burnier et l’autre Charmel.) Je ne fus pas dupe un instant de cette
explication que leur démarche nonchalante semblait me proposer. Elle était
invraisemblable ; trois autres me le semblèrent moins ; l’une que le
baron recevait quelquefois des hôtes, contre lesquels pouvant avoir besoin
d’aide (mais pourquoi ?), il jugeait nécessaire d’avoir un poste de
secours voisin. L’autre, qu’attirés par la curiosité, ils s’étaient mis aux
écoutes, ne pensant pas que je sortirais si vite. La troisième, que toute la
scène que m’avait faite M. de Charlus étant préparée et jouée, il leur avait
lui-même demandé d’écouter, par amour du spectacle joint, peut-être, à un nunc
erudimini dont chacun ferait son profit.
(À la Recherche du temps perdu, Le côté de
Guermantes, édition Quarto, pp. 1173-1174)
On peut aussi fournir maint exemple
de contexte non congruent mais non hostile, dans lequel la citation doit
néanmoins se dépouiller du sens qu’elle véhiculait dans son contexte d’origine.
C’est le cas de la citation d’Isaïe 53:4 (relative au Serviteur de Jahvé) en
Matthieu 8:17 :
Isaië 53:4 Or ce sont nos souffrances qu'il portait et nos douleurs dont il
était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et
humilié.
Matthieu 8:16-17 VOyi,aj de. genome,nhj
prosh,negkan auvtw/| daimonizome,nouj pollou,j\ kai. evxe,balen ta. pneu,mata
lo,gw| kai. pa,ntaj tou.j kakw/j e;contaj evqera,peusen( o[pwj plhrwqh/| to.
r`hqe.n dia. VHsai<ou tou/ profh,tou le,gontoj( Auvto.j ta.j avsqenei,aj h`mw/n
e;laben kai. ta.j no,souj evba,stasenÅ (Le soir venu, on lui présenta
beaucoup de démoniaques ; il chassa les esprits d'un mot, et il guérit tous les
malades, afin que s'accomplît l'oracle d'Isaïe le prophète : Il a pris nos
infirmités et s'est chargé de nos maladies.)
Chez Isaïe, le Serviteur de Jahvé prend sur
lui les souffrances et douleurs : il ne se contente pas de les
faire disparaître. L’oracle du prophète n’est donc pas réalisé par les actions
de Jésus rapportées au verset 8 :16 de Matthieu. L’effet de la citation
peut donc très bien être l’inverse de celui souhaité par l’auteur : il
s’agit d’une question de mots, du véhicule du sens et non du sens. Il est alors
aisé de voir les prophéties s’accomplir ; mais ce ne sont plus que des mots,
la bale des signes que l’on déplace à son gré.
Il est intéressant de considérer également les effets obtenus par la citation
présentée comme telle, mais en dehors de tout contexte particulier. La citation
vient tout simplement s’inscrire dans une structure discursive où elle
concentrera sur elle-même (sur ses potentialités de sens) toute l’attention, vu
qu’aucun contexte ne vient l’orienter vers autre chose qu’elle-même. Le
véhicule du sens peut alors se révéler pour ce qu’il est, un vaisseau précieux
dont la gamme infinie des sens dont il pourra se révéler porteur freine la hâte
du lecteur, et instaure la puissance poétique de la langue même. Je me
permettrai de citer ici deux de mes ‘Poèmes trouvés’ :
I. dans un cercueil de terre cuite,
sur un lit de feuilles de peuplier
noir :
modo pythagoreo.
II. Que l’on dise :
lion, cerf, cheval
La documentation des citations reprise en note de pied de page fait partie
intégrante du poème. Le lecteur (celui des « poèmes trouvés » et
celui de ce texte) est invité à laisser se faire le jeu du sens aussi longtemps
qu’il lui apporte quelque plaisir. Le contexte d’origine pourra ensuite servir
de clôture.
8.
Conclusion
Expliciter, pas réformer
La langue n’est pas une approximation d’une langue idéale, que nous aurions
pour tâche de construire.
La langue n’est pas non plus à purifier, à débarrasser des scories de
l’illogisme, du vague et de l’ambiguïté.
La langue est idéale telle qu’elle est. Ce qui ne veut nullement dire qu’il
n’est pas possible de l’utiliser mal, de la dénaturer, etc. Bien au contraire –
nous sommes les dépositaires de la langue. Nous avons le devoir de rendre cet
outil dans l’état où nous l’avons reçu, si nous ne pouvons le rendre dans un
état meilleur.
Toute corruption de la langue est ipso
facto corruption de la pensée.
Le concept de corruption est difficile à cerner ici. Il ne s’agit pas, bien
sûr, de défendre telle ou telle langue contre les emprunts qu’elle serait
tentée de faire à telle ou telle autre. Il ne s’agit pas non plus de s’élever
contre tel ou tel registre de langue qu’on estime inopportun dans tel ou tel
contexte. Mais il y a bel et bien un danger pour toute langue de se prendre au jeu de ses propres
mots par pente naturelle (aidée par la paresse intellectuelle de ses locuteurs).
Une langue que nous construirions pour remplacer
celle-ci en serait toujours dépendante – Und wie wird denn eine andere
gebildet ? (Wittgenstein, PU, §120). Nous devrions retourner à
l’ancienne langue pour fonder la nouvelle et nous devrions en stipuler les
mécanismes d’interprétation sous forme d’algorithmes de traduction dans cette
langue-ci. Le seul mérite qu’elle pourrait avoir serait de nous faire mieux
comprendre la langue, mais elle ne peut le faire plus profitablement que le
seul mécanisme de la paraphrase, de la traduction de la langue en elle-même.
Les formalismes qu’on développe pour rendre compte de certains aspects de
la langue, et notamment pour souligner en quoi elle diffère des langages
artificiels tels que celui de la logique des propositions et des prédicats,
sont les bienvenus s’ils ont pour but d’éclaircir la langue, pas de la
réformer. La langue garde ses distances vis-à-vis des constructions de la
logique. Elle a d’excellentes raisons de le faire. Le jeu des rouages de la langue
est son espace de liberté.
9.
Bibliographie
Ressources lexicales
Hachette = Dictionnaire
de langue française, Hachette 1980
Littré = Paul-Émile Littré, Dictionnaire de la langue française,
Éditions du Cap, Monte-Carlo (1877)
Le Petit Robert = Paul Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la
langue française, Société du Nouveau Littré, Paris, 1973
CED = Patrick Hanks (ed.), Collins English Dictionary, Collins,
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gr = Le Robert Électronique, CD-ROM, 1994
oed = Oxford English Dictionary (OED2 sur
CD-ROM, Oxford University Press, 1994)
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