LA SEMANTIQUE : DE L’ENONCIATION AU SENS COMMUN
Eléments pour une pragmatique topique
Deuxième partie : POUR UNE HISTOIRE DU CONCEPT DE SENS COMMUN
1. Position du problème
La centralité, en philosophie, de la question du sens commun ne doit pas nous laisser croire à sa simplicité, non plus qu'à son univocité et encore moins à la continuité ininterrompue du débat qu'elle suscite.
Il faut, d'autre part préciser que la lecture des synthèses encyclopédiques consacrées à ce problème laisse perplexe.
En effet, la tradition philosophique connaît au moins deux lignes de pensée à ce sujet, mais, nulle part il n'est rendu raison de leurs points d'articulation :
(1). La question d'abord formulée par Aristote (koine aisthesis) intéresse, au premier chef, une réflexion sur la perception (sensibles communs). Elle sera au centre des débats philosophiques relatifs à la théorie de la connaissance, et ce, jusqu'à la fin du 18è siècle;
(2). Par ailleurs, l'autre aspect de la question fait du sens commun (sensus communis ) un analogue, voire un synonyme de la notion de rationalité commune et d'opinion. Nous pensons cependant que ce n'est qu'au prix d'une relecture moderne que cette identification est possible. C'est en partie ce qui expliquerait que, dès l'Antiquité, le discours philosophique ait semblé se définir vis-à-vis de l'opinion.
Sous l'apparente simplicité de notre actuelle notion de sens commun (sens commun, rationalité commune, opinion) se dissimule une thématique méconnue dont la dénomination (sensations communes), bien qu'étant explicite, ne lui reste pas moins, à première vue, étrangère.
Dans l'interstice de ces deux acceptions, partiellement concurrentes mais parfois cooccurrentes, se joue un enjeu terminologique qu'il convient d'élucider.
Admettre l'existence de deux notions de sens commun (SC 1 et SC 2) aux dénotations distinctes, ne doit pas dispenser de procéder à la restitution des lignes de pensées aux termes desquelles nous hériterions d'un concept linguistique de sens commun, partiellement défini, c'est-à-dire dont l'élucidation reposerait sur l'occultation d'une valeur initiale. La restitution de ces lignes de pensée, bien souvent enchevêtrées, n'est, qu'incidemment l'occasion d'une mise au point terminologique.
L'enjeu spécifique de ce repérage se confond jusqu'à un certain point avec l'analyse du mouvement théorique par lequel la question du sens commun coïncide, peu à peu, avec une thématisation progressive qui en fait un problème philosophico-linguistique.
L'élucidation d'un enjeu terminologique est aussi une manière de répondre à la question de la légitimité d'un usage rétrospectif (anachronique) du concept de sens commun, qui caractérise a priori un certain type de rapport entre la philosophie et l'opinion, alors que le terme lui-même désigne, prioritairement, une problématique de la perception.
Y répondre par la restitution de lignes de pensée qui conduisent tacitement d'une notion initiale du sens commun à une notion seconde, peut-être dérivée mais nullement secondaire, c'est par la même rendre compte de la mutation du discours philosophique.
La saisie des temps forts de sa constitution fait apparaître ce dernier comme paradigmatique de la problématisation du sens commun, et, de proche en proche, à partir du tournant linguistique de la philosophie, comme un lieu de constitution du sens commun en objet de la réflexion philosophico-linguistique.
Dans cette dernière perspective, l'inventaire des figures du sens commun ne tend pas seulement à illustrer le statut de ses modes de traitement successifs (terminologiques et autres), mais également à rendre compte du fait qu'à la faveur d'un glissement de sens, la question du sens commun s'est transformée en réflexion sur les lieux (topoï) communs constitutifs de tout discours.
2. Dimensions du sens commun dans la philosophie classique
L'idée de philosophie classique se justifie moins en terme de périodicité qu'au regard d'un critère, selon lequel l'achèvement encyclopédique de la philosophie (parfois considéré comme clôture) culmine avec le système hégélien.
Pour arbitraire qu'il soit, ce critère n'en est pas moins commode. La notion de sens commun sera étudiée dans les limites de ce corpus :
- une première fois dans toute la littéralité de son extension, mais en un sens que l'actualité philosophique n'a guère retenu (Koine aisthesis, le problème des sensibles communs);
- une seconde fois, comme concept "relu" et remotivé, qui, sans être jamais désigné comme tel, subsume presque toujours les notions d'opinion et de croyance (appréciation négative), ou, non moins fréquemment, celle de "bon sens".
2.1. Sens commun et sensibles communs : Aristote et le débat classique
Dans le traité De l'âme [2] Aristote désigne par le concept de koine aisthesis une faculté sensitive qui se superpose aux cinq sens. Mais la koine aisthesis (distincte de la koine ennoïa des stoïciens, qui désigne des notions communes) relève, dans l'exposé aristotélicien, d'une opposition initiale entre "sensibles propres" et "sensibles communs":
"J'appelle sensible propre celui qui ne peut être perçu par un
autre sens et qui ne laisse aucune possibilité d'erreur : tels
pour la vue la couleur, pour l'ouïe le son, pour le goût la
saveur.( ...)
Les sensibles de ce genre sont appelés "propres" à chaque
sens, les "sensibles communs" sont le mouvement, le repos, le
nombre, la figure, la grandeur, car les sensibles de cette
sorte ne sont propres à aucun sens mais communs à tous."(II,
6-418a).
Aristote prend bien soin de dissiper une interprétation abusive : le sens commun "perçoit les sensibles communs" mais il ne constitue en aucun cas "un sixième sens". On dirait aujourd'hui, que le sens commun relève d'une opération de synthèse des différentes perception. Selon les termes d'Aristote, "le sens commun rend la sensation consciente", il "juge des sensibles et unifie la connaissance"(Ibid.). Au Moyen Age, la redécouverte des textes aristotéliciens et leur réinterprétation dans le contexte des débats scolastiques situera le concept de koinè aisthesis au centre de diverses élaborations de la théorie des facultés. La question du support physiologique de la faculté psychologique du sens commun rapportera tantôt celle-ci au "coeur", tantôt au "cerveau". Descartes, héritier en cela d'une double tradition -aristotélicienne et scolastique- en logeant le sens commun dans une partie vile du cerveau (la glande pinéale), contribuera à disqualifier l'usage philosophique initial de ce concept. Il prendra le parti de l'âme et de l'esprit contre celui du corps et des sens trompeurs. Le dualisme qu'il préconise dans les Méditations métaphysiques, et, préalablement dans les Règles pour la direction de l'esprit, tendra à connoter d'une valeur péjorative le sens commun, désigné comme la source de l'opinion, ennemie des idées claires et distinctes. Dans l'évolution sémantique du terme "sens commun", ce qu'il est convenu d'appeler "le moment cartésien" de la philosophie joue donc un rôle déterminant puisque sa péjoration instaure la possibilité d'une relecture de l'histoire de la philosophie (en amont et en aval) à son sujet. Préoccupation centrale de la théorie de la connaissance et des diverses recherches sur l'entendement humain, la question du sens commun n'en finira pas de hanter le débat philosophique, au-delà de Descartes, à travers la critique du dualisme et des idées innées (Locke), la critique de la res cogitans (Hume) et cette de la res extensa (Berkeley), pour finalement s'éteindre en tant que problématique liée au statut de la perception dans le système de Leibniz. Pour autant, les philosophies du sens commun (à commencer par celle de T.Reid) jusqu'aux reprises les plus récentes du problème, quelles que soient leurs options, resteront tributaires d'un concept de sens commun irrémédiablement marqué du sceau de la polémique à laquelle ils jugeront bon de le soustraire ou dans laquelle il penseront préférable de le maintenir.
2.2. Le sens commun comme rationalité commune : l'épreuve du discours philosophique
Un rapide survol du statut du sens commun dans la philosophie classique fait apparaître (outre le problème terminologique déjà évoqué) la présence (sinon l'alternance) de deux attitudes philosophiques possibles, celle de la conciliation ou celle de l'hostilité, régulièrement vérifiées [3] .
Il s'agit ici de présenter des attestations typiques de chacune de ces deux manières de philosopher, sans nulle prétention à- restituer l'architectonique des systèmes où ces deux manières s'expriment, sans qu'il entre non plus dans notre propos de rendre compte de la structure des argumentations philosophiques respectives. On se limitera ici à saisir ces deux motifs typiques en les rapportant à des corps de doctrines situées sur une vaste échelle historique.
2.2.1. Indices d'une récusation du sens commun dans le discours philosophique
La question de la légitimité de la notion de sens commun se pose d'autant plus dans ce moment de l'enquête qu'il en est rétrospectivement fait un usage systématique, susceptible de caractériser chez des auteurs très différents, un même effort pour thématiser la récusation des évidences communes. Cette décision, sous la plume de ces auteurs, résonne comme une topique majeure du discours philosophique dès lors qu'ils le questionnent.
A. La philosophie comme contestation de la doxa : Platon
Au VIe siècle avant J.C., Parménide, en posant les cadres topiques de la philosophie, inaugure le discours de l'ontologie occidentale et instaure la distinction fondatrice, en philosophie, de l'apparence et de l'être, une opposition cardinale au terme de laquelle la philosophie est définie comme accès initiatique à la vérité ainsi qu'à l'unité de l'être. Platon radicalise cette donnée initiale : le philosophe doit se détacher du monde des apparences pour s'élever à la contemplation du monde intelligible. Le schème dualiste-ascétique développé dans le cadre de l'ontologie parménidienne, réélaboré par Platon en vue de la constitution de la Cité idéale relève de l'opposition topique de l'opinion et de la science :
"Mais est-ce quelque chose que l'opinion ? Certes
!
Est-ce une puissance distincte de la conscience ou identique à
elle ? C'est une puissance distincte.
Ainsi l'opinion a son objet à part, et la science de même
chacune selon sa propre puissance.
[4]
Et par conséquent l'opinion n'est ni science ni ignorance.
Non, à ce qu'il semble.
Est-elle donc au-delà de l'une ou de l'autre, surpassant la
science en clarté ou l'ignorance en obscurité, Non.
Alors te paraît-elle plus obscure que la science et plus
claire que l'ignorance?
[5]
Certainement, répondit-il.
Se trouve-t-elle entre l'une et l'autre ?
Oui.
L'opinion est donc quelque chose d'intermédiaire entre la
science et l'ignorance."
B. Sens commun, opinion et bon sens : Descartes
Chez Descartes, la théorisation de la philosophie du sujet relève d'une inspiration analogue.
L'énoncé des règles de méthode et la recherche d'un jugement fondé sur les idées claires et distinctes, reposent sur la critique des sources d'erreur que sont "la prévention" (c'est-à-dire le préjugé) et la "précipitation" (c'est-à-dire la hâte dans le jugement):
"Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c'est-à-dire d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de la mettre en doute." [6]
Mais Descartes distingue nettement entre le sens commun (concept directement hérité de la scolastique néo-aristotélicienne) et le bon sens dont il fait l'apologie (non sans ironie) :
"Le bon sens est la chose au monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux mêmes qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils n'en ont. En quoi, il n'est pas vraisemblable que tous se trompent : mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes." [7]
La persistance du schème dualiste et sa radicalisation en vue de fonder la certitude du cogito, impose à ces deux concepts une répartition, dans le cadre du dualisme corps (sens commun)/esprit (bon sens). Consécutivement à une dépréciation des sens, le concept de sens commun jusque-là lié à une» problématique psychophysiologique de la perception, devient progressivement synonyme d'opinion. A cet égard, le moment cartésien marque un tournant capital dans la détermination sémantique du terme [8].
C. L’opinion, un dire anonyme et rapporté : Spinoza
La philosophie de Spinoza confirme, dans le cadre d'une théorie de la connaissance, la critique de l'opinion. Cependant, à l'inverse du schème dualiste, Spinoza n'oppose pas l'erreur à la vérité comme deux possibilités de l'entendement, mais pose l'itinéraire de l'esprit, compris selon trois genres de connaissance : [9]
« Nous acquérons ces concepts :
1).par la croyance seule : elle se forme soit par ouï-dire,
soit par expérience, ou bien
2).par une croyance vraie
3) Par une connaissance claire et distincte (...)
Le premier mode est généralement sujet à l'erreur. Le second
et le troisième, bien que différents entre
eux, ne peuvent
cependant pas errer."
A partir d'un rappel de la méthode de calcul de la règle de trois, Spinoza commente en ces termes la spécificité du premier mode de connaissance :
" Sans aviser que celui qui lui a donné ce renseignement pouvait mentir, il a réglé son opération d'après son avis; cela sans avoir plus de connaissance de la règle de trois qu'un aveugle de la couleur; il a ainsi débité tout ce qu'il a pu dire comme un perroquet répète ce qu'on lui a appris." [10]
La critique spinoziste de "la croyance seule" désigne strictement, pour partie, des jugements, des raisonnements énoncés.
D. Identification du sens commun et du bon sens : Voltaire
En plein essor de l'Encyclopédie, Voltaire prolonge dans une direction nouvelle, étrangère aux seules préoccupations de la théorie de la connaissance, la lutte contre le sens commun. Son point de vue vaut d'être rappelé, parce qu'il tend à assimiler, à des fins de dépréciation, dans un jugement sans appel, deux notions que Descartes avait nettement distinguées. Identifiant bon sens et sens commun, Voltaire écrit :
"II y a quelquefois dans les expressions vulgaires une image de ce qui se passe au fond du coeur de tous les hommes, sensus communis signifiant chez les Romains non seulement sens commun, mais humanité, sensibilité.. Comme nous ne valons pas les Romains, ce mot ne dit chez nous que la moitié de ce qu'il disait chez eux. Il ne signifie que le bon sens, raison grossière, raison commencée, première notion des choses ordinaires, état moyen entre la stupidité et l'esprit. "Cet homme n'a pas le sens commun" est une grosse injure. "Cet homme a le sens commun" est une injure aussi, cela veut dire qu'il n'est pas tout à fait stupide, et qu'il manque de ce que l'on appelle esprit" [11]
Puis afin de dissiper toute confusion possible entre "bon sens/sens commun" et "raison", l'auteur ajoute :
"Mais d'où vient cette expression sens commun, si ce n'est des
sens ? Les hommes quand ils inventèrent ce mot, faisaient
l'aveu que rien n'entrait dans l'âme que par les sens;
autrement auraient-ils employé le mot sens pour signifier le
raisonnement commun?
On dit quelquefois "le sens commun est fort rare"; que
signifie cette phrase ? Que dans plusieurs hommes la raison
commencée est arrêtée dans ses progrès par quelques préjugés;
que tel homme qui juge très sévèrement dans une affaire, se
trompera très grossièrement dans une autre."
[12]
E. Sens commun et philosophie: Hegel
Dans un article de jeunesse, Hegel présente, au nom du postulat de la philosophie spéculative, un exemple des plus violents de la réfutation philosophique du sens commun.
La véhémence de son attaque croît d'autant qu'à travers l'adversaire dont il désavoue les objections aux prémisses de son propre système, il procède littéralement à une personnification dont H. Krug (son contradicteur) serait l'incarnation :
"Tout d'abord il trouve contradictoire s'il ne doit y avoir
aucune présupposition en philosophie, de présupposer l'Absolu
A = A comme identité absolue et comme différence, à partir de
quoi toute limitation est construite. Cette contradiction est
justement celle que le sens commun trouvera toujours dans la
philosophie, le sens commun met l'Absolu exactement au même
rang que le fini et il étend à l'Absolu les exigences
formulées à l'égard du fini (...).
Bref, il est très maladroit (...) de discuter sur le ton du
sens commun le plus trivial. M. Krug explique qu' "aucune
fausse honte ne l'empêche d'exposer ses objections et qu'il
cherche sincèrement la vérité, étant tout simplement dans
l'impossibilité de concevoir une action ou un faire sans un
être, "je suis peut- être, dit-il, pour cette raison
précise, absolument incapable de philosopher, mais je n'y suis
pour rien, c'est ainsi, et je préfère assumer cette incapacité
plutôt que de feindre une conviction que je n'ai pas". Mais on
n'a justement pas cette alternative ou bien de feindre ou bien
de répandre du sens commun sur la philosophie."
[13]
Mais le texte de Hegel comporte un soupçon supplémentaire, puisqu'il fait, en outre, grief à son adversaire d'avoir enfreint les limites du bon sens, qui sans se confondre avec l'opinion vulgaire, anime justement l'esprit philosophique :
"Ces représentations simples et populaires de la philosophie comme synthétisme, M. Krug les a enserrées dans des brodequins de torture de principes réels et de principes idéaux formels et aussi de principes idéaux matériels (…) par toutes ces dispositions, il a de nouveau retiré à la chose du sens commun une partie de la popularité et de l'intelligibilité qu'elle possède en soi et pour soi (...)." [14]
Ainsi que l'enseigne l'examen de quelques sources représentatives d'une attitude négative du discours philosophique à l'égard des évidences communes, l'usage du concept de sens commun s'avère aussi illégitime (comme tel, il n'est jamais mobilisé par les philosophes) que commode.
En effet, l'usage contemporain le réfère de manière synthétique et univoque soit à la critique de la doxa (Platon), soit à celle du préjugé (Descartes) ou encore à celle de la connaissance du premier genre (Spinoza). Hegel, qui fait apparaître explicitement la notion (Gemeine Menschenverstand), en propose un usage fortement polémique qui achève de constituer sa contestation en figure topique de la pratique philosophique. Compte tenu de cet invariant partiel de la philosophie classique, quel que soit sa désignation terminologique, la critique du sens commun est toujours tacitement rapportée à des énoncés, c'est-à-dire à des formes d'argumentation. De ce fait même, la mise en cause incidente (implicite ou explicite) des topiques (supposés ou posés) du sens commun, représente le motif fondateur d'une manière de philosopher historiquement première [15] .
2.2.2. Indices d'une valorisation du sens commun dans le discours philosophique
La détermination a posteriori d'une notion de sens commun érigée en synonyme d'opinion ou de bon sens, permet de discerner chez certains auteurs une attitude positive à l'égard de la rationalité commune. Pour autant, la même référence tacite à l'opinion tend à montrer que c'est toujours au sens commun en tant que discours ou schème discursif possible que les philosophes font allusion lorsqu'ils en sont les partisans.
A. Aristote et la forme topique des discours
Les Topiques font partie du corpus des oeuvres logiques d'Aristote qui avait déjà dans la Rhétorique , assigné à cette discipline de dresser un inventaire des lieux (topoï) à partir desquels un sujet peut et doit être abordé (il existe des lieux propres à chaque genre, et des lieux communs à tous). Les lieux (propres et communs) désignent bien des points de vue, des manières de traiter d'un sujet, et n'ont donc qu'un rapport lointain avec l'expression contemporaine qui réfère à d'éventuels stéréotypes de langage (selon la définition usuelle). Le risque d'une nouvelle homonymie s'impose : la méthode dialectique (axiomatique de la discussion sous le contrôle de l'interlocuteur) loin de contredire les idées admises en présuppose jusqu'à un certain point le bien fondé et s'édifie à partir d'elle :
"Le présent traité se propose de trouver une méthode qui nous rendra capables de raisonner déductivement, en prenant appui sur des idées admises, sur tous les sujets qui peuvent se présenter , comme aussi lorsque nous aurons nous-mêmes à répondre d'une affirmation, de rien dire qui lui soit contraire." [16]
S'il est donc une philosophie aristotélicienne du sens commun, elle suppose un savoir des lieux de chaque genre de discours qui ne s'oppose pas à ce que les opinions recèlent de lieux communs, ce qui traduit la valeur pratique des Topiques :
"Qu'il (le présent traité) soit utile pour les contacts avec autrui, cela s'explique du fait que, lorsque nous aurons dressé l'inventaire des opinions qui sont celles de la moyenne des gens, nous nous adresserons à eux, non point à partir de propositions qui leur seraient étrangères, mais à partir de celles qui leur sont propres, quand nous voudrons les persuader de renoncer à des affirmations qui nous paraîtront manifestement inacceptables." [17]
Ainsi, toutes les opinions n'appellent-elles pas l'examen dialectique. Incidemment, les Topiques , compte tenu de la neutralisation sémantique qu'a subi ultérieurement ce terme, révèlent, en plus d'un endroit, une certaine confiance dans l'opinion commune.
B. Kant et l'idée de sens commun
Kant admet, en termes explicites et positifs une "idée du sens commun" comme norme idéale dans les jugements de goût. Au 18è siècle, la théorie des sens et des impressions (de l'esthétique, au sens premier) est comprise par D. Hume en termes de validité de l'expérience subjective. Cette thèse est récusée par Kant :
« Dans tous les jugements par
lesquels nous déclarons que quelque chose est beau, nous ne
permettons à personne d'être d'un autre avis, sans toutefois
fonder notre jugement sur des concepts, mais en n'y met - tant
comme fondement que notre sentiment commun (...).
Ainsi les sens communs, dont je donne ici comme exemple mon
jugement de goût, et qui me fait accorder à ce dernier une
validité exemplaire, n'est-il qu'une pure et simple norme
idéale (...). Cette norme indéterminée d'un sens commun est
effectivement présupposée par nous, c'est ce que prouve notre
prétention à porter des jugements de goût. »
[18]
De même dans un autre passage, Kant précise :
« L'entendement commun - considéré, lorsqu'il est simplement un entendement sain (encore inculte), comme la moindre qualité qu'on est toujours en droit d'attendre de quiconque revendique le nom d'être humain - a donc l’honneur blessant de se voir attribuer le nom de sens commun (sensus communis ), en sorte qu'on entend par le qualificatif commun (non seulement dans notre langue qui, en l'occurrence, fait apparaître une réelle ambiguïté mais aussi dans beaucoup d'autres) rien de plus que ce qui est vulgaire (vulgare), ce qui se rencontre partout et dont la possession n'est en rien un mérite ou un privilège. Or, sous l'expression de sensus communis, il faut entendre l'idée d'un sens commun à tous, c'est-à-dire l'idée d'une faculté de juger qui dans sa réflexion tient compte, lorsqu'elle pense (a priori) du mode de représentation de tous les autres êtres humains, afin d'étayer son jugement pour ainsi dire de la raison humaine dans son entier et ainsi échapper à l'illusion qui, produite par des conditions subjectives de l'ordre du particulier, exercerait sur le jugement une influence néfaste. » [19]
Dans cette réflexion nouvelle sur le sens commun, élevée ici à une nouvelle dignité philosophique, se trouve une référence marquée à la compréhension cartésienne et post-cartésienne du concept.
3. Mutations du sens commun
3.1. Le tournant linguistique de la philosophie : thématisations du sens commun
3.1.1. Prémisses et motifs d'une philosophie du sens commun
A. De C. Buftïer à T. Reid
C'est en France qu'apparaît, au 18è siècle, une philosophie du sens commun d'inspiration anti-cartésienne. Elle est le fait d'hommes d'Église et de catholiques militants, notamment de C. Buffier dont le Traité des vérités premières inspirera ultérieurement Fénelon puis Lamennais (ce dernier soutenant que le christianisme est la religion du sens commun). Dans son traité, C. Buffier donne du sens commun la définition suivante :
"J'entends ici par le sens commun la disposition que la nature
a mise dans tous les hommes ou manifestement dans la plupart
d'entre eux, pour leur faire porter, quand ils ont atteint
l'usage de la raison, un jugement commun et uniforme, sur des
objets différents du sens intime de leur propre perception ;
jugement qui n'est la connaissance d'aucun principe
antérieur (..).
Je dis plus : le commun des hommes est plus croyable en
certaines choses que plusieurs philosophes, parce que ceux-là
n'ont point cherché à forger ou à définir les sentiments et
les jugements que la nature inspire universellement à tous les
hommes."
[20]
Mais cette première formulation d'une philosophie du sens commun répondait à un projet théologique et apologétique. L'École écossaise reprendra avec éclat le projet d'une philosophie du sens commun, mais avec de toutes autres orientations. En réaction au scepticisme de Hume ainsi qu'à l'idéalisme de Berkeley,T.Reid, auquel font écho D. Stewart et J. Beatie, oppose à ces philosophes les propositions et les jugements du sens commun. Toute l'entreprise de T. Reid relève d'un programme de refondation de la théorie de la connaissance à partir de la critique des philosophies de l'idée [21] .
La revalorisation de la perception immédiate, attribuée d'Aristote à Descartes à l'existence d'un "sens commun", se trouve chez Reid à l'origine d'une classification psychologique des facultés. Dans cette perspective, le projet de fonder les sciences sur des principes premiers et intuitifs (après avoir nettement distingué entre le sens commun et le préjugé) conduit Reid à thématiser positivement la relation du sens commun et du langage ordinaire [22].
B. G.-E. M.oore : les truismes du sens commun et l'analyse du langage
La reprise, par G.-E. Moore, au début du 20è siècle, de la philosophie du sens commun, prolonge dans l'esprit de la philosophie analytique la critique des formulations plus récentes du scepticisme, du solipsisme et de l'idéalisme [23].
Contre les excès de l'idéalisme [24] , A Défense of Common Sens affirme avec force la validité des jugements du sens commun : l'existence du monde extérieur, l'existence d'autres esprits etc., propositions qu'il est possible de ramener à autant d'énoncés tenus pour et connus comme vrais :
"(...) je suis l'un de ces philosophes qui ont considéré comme entièrement vraie dans ses grandes lignes la "conception du monde qu'offre le sens commun" (...) Il y a bien sûr un nombre prodigieux d'autres éléments de la conception du monde propre au sens commun, qui, pour peu que les premiers soient vrais, sont eux aussi très certainement vrais : par exemple qu'ont vécu à la surface de la terre non seulement des êtres humains, mais aussi de nombreuses espèces variées de plantes, d'animaux, etc...."
Du point de vue philosophique, l'affirmation de la validité des propositions du sens commun a pour objet d'invalider les philosophies qui les tiendraient pour inconnaissables, entièrement fausses, ou partiellement vraies. Le plaidoyer de Moore en faveur de ces "truismes si évidents qu'il peut paraître oiseux de les énoncer" revêt dans ce contexte une double valeur : une valeur de critère (une philosophie ne peut aller sérieusement contre le sens commun), et, partant, une valeur polémique (il est bon de rappeler ces évidences quand elles sont bafouées) [25] :
"Mais traiter par le mépris les croyances du sens commun que j'ai mentionnées est certainement le comble de l'absurdité."
Du point de vue méthodologique, le problème du sens commun, tel qu'il se présente au philosophe, ne se pose ni en termes de vérité (ses propositions sont connues pour vraies même si elles ne se laissent pas aisément prouver), ni de sens (les jugements du sens commun sont compris de tous), mais en termes d'analyse de sa signification. Avec G.-E. Moore, le sens commun ne trouve pas seulement l'un de ses défenseurs; il devient objet de l'analyse philosophique, et ses jugements explicitement examinés comme des éléments constitutifs du langage ordinaire. En ce sens, l'analyse philosophique du sens commun n'a pas peu contribué à en préciser le concept : nous sommes ici loin d'une théorie des facultés qui ferait du sens commun une qualité de l'entendement (un sens commun à tous), ou l'analogue d'un quelconque code gnomique [26].
3.1.2. De la science des idées et de l'idéologie
Nous devons dire quelques mots d'une ligne de pensée, méconnue, liée à l'évolution philosophique complexe du concept d'idéologie, et qui, de Destutt de Tracy à Marx, en marge de la philosophie française puis anglo-saxonne, dite du sens commun, a contribué à enrichir indirectement cette problématique philosophico-linguistique.
A. Idéologues et idéologie au 18è siècle
Héritier de Condillac,lui même philosophe, disciple et critique de Locke , Destutt de Tracy forge en 1798 le concept d'idéologie pour désigner l'étude scientifique des idées (à la suite de Condillac qui établit le rôle déterminant du langage dans la formation des idées complexes), Destut de Tracy développe la thèse [27] selon laquelle la sensibilité est la source de nos idées et de nos jugements.
Par-delà leur projet scientifique commun, les Idéologues s'illustrent par une activité politique et éducative militante qu'il convient de situer dans la droite ligne de la philosophie des Lumières et de l'Encyclopédie. Leur opposition tardive à Napoléon est à l'origine de la disqualification de leur action : combattue et dénigrée, la pensée des Idéologues tombera en désuétude, et le terme d'idéologie désignera de proche en proche un ensemble de conceptions erronées ou suspectes [28].
B. Karl Marx et l'idéologie
Peu de travaux existent sur l'histoire d'une suite d'emprunts, exceptés de très rares indications [29] , au sujet d'un concept dont les filiations sont, dans l'ensemble, mal connues. Par des fortunes successives, Karl Marx hérite d'un concept d'idéologie, passé dans l'usage avec une valeur péjorative. En de nombreux passages, ses écrits attestent de la présence d'un concept naturel, également dépréciatif mais promis à de nouvelles élaborations théoriques.
Dans L'idéologie allemande (1846), les différentes occurrences du concept tendent à instruire le procès de la fausse conscience, ignorante des déterminations économiques, tout en désignant de manière presque exclusive l'ensemble des croyances et des représentations d'un groupe ou d'une classe sociale :
"..C'est à partir de leur processus de vie réel que l'on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l'on peut constater empiriquement et qui est lié à des présuppositions matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d'autonomie." [30]
La conception marxiste de l'idéologie fait appel à une théorie de la conscience mystifiée [31] qui s'articule à une théorie de l'aliénation. Les notions de "reflets" et d"'échos idéologiques" -ainsi que celles de représentations et de croyances qui se rencontrent ailleurs- laissent ouverte la possibilité de rapporter l'efficacité de l'idéologie au mode de formation des discours. Gramsci thématisera explicitement cette intuition de Marx dans la perspective d'une réflexion sur le sens commun.
3.2. Les métamorphoses du sens commun : sens commun et critiques du représentationalisme
3.2.1. L'évolution de la philosophie du langage
A. Wittgenstein au-delà de Moore
Par le biais de l'analyse philosophique, G.-E. Moore pose le sens commun comme une particularité du langage ordinaire. Mais contrairement à Moore, pour lequel les énoncés du sens commun relèvent de la connaissance, Wittgenstein lui oppose qu'ils en constituent des préalables :
"(6). Peut-on (comme Moore) faire une
énumération de ce que l'on sait ? dit de la sorte sans plus,
non, à ce que je crois. Ou sinon, c'est le mot "je sais", qui
se trouve employé à faux. Et à travers cet emploi fautif,
semble se manifester un état mental curieux, mais des plus
importants.
(... )
(21). La façon de voir de Moore revient au fond à faire de
"savoir" un concept analogue aux concepts "croire",
"supposer", "douter", "être persuadé de" - un concept analogue
en ceci que l'énoncé "Je sais", ne peut pas être une
erreur.(…).
(...)
(86). Et si, dans ce qu'écrit Moore, on remplaçait "je sais"
par "j'ai la conviction inébranlable?"
[32]
A notre sens, ce désaccord ne marque pas qu'une parenthèse dans la discussion philosophique du sens commun. Cette polémique, sans aller jusqu'à une critique explicite des croyances du sens commun en matière de langage n'a pas peu contribué à situer le problème de la spécificité du langage ordinaire au centre du débat philosophique.
B . Le § 23 des Investigations Philosophiques .
Il convient d'établir un relation plus étroite entre la critique que Wittgenstein adresse à Moore au sujet du statut des énoncés du sens commun [33] et la réflexion développée par ailleurs.
Au § 23 des Investigations Philosophiques , Wittgenstein se livre à une sorte de bilan. Il interroge notamment les catégories linguistiques usuelles, et se livre à une évaluation de la terminologie et des moyens dont dispose une langue naturelle. Mais la réflexion sur la métalangue ("signes", "mots", "phrases") constitue le préalable d'une remarque sur le mode d'utilisation de ces mêmes moyens :
"...Il est d'innombrables et diverses sortes d'utilisations de tout ce que nous nommons "signes", "mots", "phrases". Et cette diversité, cette multiplicité n'est rien de stable, ni de donné une fois pour toutes; mais de nouveaux types de langage, de nouveaux jeux de langage naissent, pourrions-nous dire, tandis que d'autres vieillissent et tombent en oubli.".
Il n'y a pas, à proprement parler, ici, de définition du jeu de langage, mais plutôt une mise en perspective de ce concept par rapport à celui de forme de vie :
"Le mot "jeu de langage" doit faire ressortir ici que le parler du langage fait partie d'une activité ou d'une forme de vie."
L'on serait en droit d'interpréter la nature de la relation entre jeu de langage et forme de vie de deux manières : (a). En termes de parallélisme, ou bien, (b). De détermination(s) réciproque(s) [34]. Or l'énumération de certains jeux de langage [35] laisse pressentir antérieurement à toute théorie de l'énonciation, l'existence d'une relation de nature topique (de lieu à lieu) entre "une forme de vie" et "le jeu de langage" qui en constitue l'expression.
L'exposition de ces vues, sans doute très nouvelles, s'arrête à notre sens chez Wittgenstein à la lisière d'un véritable changement de paradigme : même si la mise en chemin est certaine, la critique du logicisme y serait seulement esquissée [36] .
3.2.2. J.L. Austin : l'émergence du paradigme pragmatique
Dès l'ouverture de How to do things with words , J.L. Austin attribue à un certain état de l'opinion commune sur la nature du langage ordinaire de manquer sa véritable compréhension. La théorisation de la performativité intervient juste après le rappel des multiples raisons qui se sont opposées jusque-là à sa thématisation :
"Le phénomène à discuter est en effet très répandu, évident, et l'on ne peut manquer de l'avoir remarqué, à tout le moins ici ou là. Il me semble toutefois qu'on ne lui a pas accordé spécifiquement attention. "(Première Conférence).
Cette analyse liminaire peut donc s'entendre comme une tentative pour dégager, de la structure topique des conceptions traditionnelles du langage, les conditions de possibilité d'une théorie de l'interaction verbale. Une première objection vise à contester le primat théorique de l'affirmation (aussi bien chez les grammairiens que chez les philosophes); la seconde objection est destinée à battre en brèche le point de vue logiciste. L'affirmation y est érigée en critère pour juger de l'opposition phrase valide/non sens. La conjonction de ces deux thèses doit être dénoncée comme origine de "l'illusion descriptive", et, à ce titre, "source d'erreur". La réflexion de J.L. Austin sur le langage ordinaire concorde avec la critique d'un lieu commun de la philosophie classique et logique du langage au terme duquel le langage est un instrument de représentation. [37]
A notre sens, l'émergence du paradigme pragmatique ouvre la voie à la possibilité d'une analyse linguistique du sens commun.
3.2.3. Gramsci, lecteur de Marx : idéologie, sens commun, langage commun
Vis-à-vis du corpus marxiste, A. Gramsci effectue une double interprétation. D'une part, il laisse entendre que Marx étend implicitement un concept d'idéologie (défini en terme de croyance) aux données du sens commun :
« On trouve souvent dans Marx une allusion au sens commun et à la fermeté de ses croyances, mais il s'agit d'une référence non pas à la validité du contenu de ces croyances mais précisément à leur robustesse formelle et par suite à leur caractère impératif lorsqu'elles produisent des normes de conduite. » [38]
D'autre part, dans le même développement, Gramsci relit la critique marxiste de l'idéologie comme un appel à la nécessité d'un "nouveau sens commun" :
"Dans ces références est au contraire contenue implicitement l'affirmation de la nécessité de nouvelles croyances populaires, c'est-à-dire, ici un nouveau sens commun, et, par conséquent, d'une nouvelle culture et d'une nouvelle philosophie qui prennent racine dans la conscience populaire avec la même force et le même caractère impératif que les croyances traditionnelles.'
Pourtant, deux types de définition du sens commun émaillent cette oeuvre fragmentaire : une définition historique (le catholicisme est une dimension structurante du sens commun) et une définition théorique :
"Dans la réalité, religion et sens commun, eux non plus ne
coïncident pas, mais la religion est un élément, entre
autres éléments dispersés, du sens commun. Du reste "sens
commun" est un nom collectif, comme "religion" : il n'existe
pas qu'un seul sens commun, car il est lui aussi un produit et
un devenir historique.
(...)
La religion et le sens commun ne peuvent constituer un ordre
intellectuel parce qu'ils ne peuvent se réduire à une unité, à
une cohérence, même dans la conscience individuelle, pour ne
rien dire de la conscience collective.
(…)
Le problème de la religion entendu non au sens confessionnel,
mais au sens laïque d'une unité de foi entre une conception du
monde et une norme de conduite conforme à cette conception :
mais pourquoi appeler cette unité de foi "religion" et ne pas
l'appeler "idéologie" ou franchement "politique"?"
La particularité de la thèse gramscienne tient aussi à l'économie des transitions; l'articulation des concepts reste implicite. L'identification de l'idéologie et du sens commun assigne pour objectif et pour but à la philosophie de la praxis la critique de l'idéologie, c'est-à-dire "la critique des manières de parler du langage commun" [39] , manières de parler qui tendent autant à exprimer qu'à perpétuer les contenus idéologiques.
Dans d'autres passages, Gramsci insiste sur le fait que l'activité critique elle- même s'enracine, en tant qu'argumentation de rupture, dans une dimension constitutive du sens commun qui n'est autre que le bon sens :
"La philosophie est la critique et le dépassement de la
religion et du bon sens, et en ce sens elle coïncide avec le
"bon sens" qui s'oppose au sens commun. (p.137)
(…)
C'est là le noyau sain du sens commun, ce que justement on
pourrait appeler "bon sens" et qui mérite d'être développé et
rendu unitaire et cohérent (p. 140)
( …)
Toutefois, le point de départ doit toujours être le sens
commun qui est la philosophie spontanée de la multitude qu'il
s'agit de rendre homogène du point de vue idéologique."(p.
161)
Cette reprise d'une opposition notionnelle classique (sens commun/bon sens) est explicitement thématisée, en terme de réalité discursive [40] . Gramsci développe une conception sociolinguistique du sens commun qui constitue, dans le champ marxiste, une variante de la critique du représentationalisme linguistique [41]. Marx pressentit jusqu'à un certain point la dimension discursive de l'idéologie (et des idéologies particulières). Gramsci explicite cette intuition en établissant le caractère éminemment idéologique du sens commun.
4. Conclusion
La prise en vue, même panoramique -puisqu'il ne s'est agi dans les pages qui précèdent que d'un premier survol- de l'histoire du concept de sens commun, fait apparaître deux modes d'intelligibilité, l'un et l'autre accessible à la schématisation. La première compréhension qui résulte de cette saisie rend compte du concept d'un point de vue génétique, puisque son statut, dans l'histoire de la philosophie, permet de discriminer des lignes de formation distinctes, mais régulièrement solidaires les unes des autres :
Platon (doxa) |
|
Aristote (koine aisthesis; topiques) |
|
Sextus Empiricus (notions communes) |
|
|
Scolastiques |
|
|
|
C.Buffier |
Marx (Idéologie)
|
|
Moore /Wittgenstein (sens commun) |
|
Greimas/Rastier (sens commun/perception)
|
|
Fig. Le sens commun : de la philosophie aux sciences du langage
La seconde compréhension du concept, plus fondamentale pour la théorie, concerne ses principales acceptions. Au-delà d'une diversité terminologique qui peut être résolue par une décision méthodologique de même portée, l'historicité du concept souligne les deux domaines de définition auquel la notion, approchée en première approximation -avant même que d'être rigoureusement définie- fait référence. Deux dimensions de sens occupent l'extension de ce concept. Le sens commun se recompose d'une dimension épistémologique (la rationalité commune et le savoir sur le monde identifié par l'école anglo-saxonne) et d'une dimension idéologique (ou doxique, comme telle reconnue par les différentes mouvances du marxisme) [42] :
Sens commun |
|
Opinion |
Perception |
Idéologie |
Cognition |
Langage ordinaire |
|
topiques doxiques |
topiques épistémiques |
Fig.3 : Dimensions du sens commun
Il convient à présent d'esquisser les grandes lignes d'une théorie du sens commun, telles qu'elles se laissent déduire d'une part de cette intelligibilité philosophique, d'autre part de l'évolution de la sémantique de l'énonciation.
NOTES
[2] Esquissons par avance ici un bref parallèle : il tient à la manière de philosopher d'Aristote, sans induire pour autant de confusion des domaines. Le même souci de classification par lequel il distingue dans De l'Ame entre des "sensibles propres" et des "sensibles communs" se retrouve au terme près dans la classification des Topiques des genres de discours en "lieux propres" et "lieus communs".
[3] "La philosophie peut se définir contre le sens commun (...) On peut encore philosopher avec le sens commun." ( Encyclopaedia Universalis, art. « Sens Commun »)
[4] Platon, La République, Livre V, 476e-477d.
[5] Ibid. 478c-4796. Le débat sur l'opinion se prolonge également dans les livres VI et VII (dans ce dernier se trouve exposé le mythe de la caverne).
[6] Descartes, Discours de la méthode, p. 137.
[7] Descartes, Ibid., p.126.
[8] Descartes avait pris soin de distinguer le "bon sens" du "sens commun", notion d'origine scolastique désignant la fonction de l'esprit par laquelle nous avons conscience de nos sensations et qui opère la synthèse des données des différents sens. Il logeait, visiblement aussi à des fins polémiques, cette faculté dans le cerveau." P. Soulez, Encyclopédie Philosophique. (Art. "Bon sens"). Mentionnons, pour mémoire, un passage de la Règle XII :"(...) il faut se représenter que, quand le sens externe est mis en mouvement par un objet, la figure qu'il reçoit est transportée à une autre partie du corps appelée sens commun (...)", Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, p. 77.
[9] Spinoza, Court traité, 2ème Partie, p.45.
[10] Ibid.
[11] Voltaire, Dictionnaire philosophique, Art. « Sens commun », p.388.
[12] lbid. A la même époque, dans un ouvrage qui lui a été attribué (Le bon Sens ou les idées naturelles opposées ara idées surnaturelles, 1772) d'Holbach fait de la notion de bon sens un usage polémique à des fins de critique sociale, politique et religieuse.
[13] Hegel, Comment le sens commun comprend la philosophie, pp. 47 et 50-51.
[14] Hegel, Ibid ., pp. 58-59.
[15] Sur la récurrence de cette figure dans la philosophie grecque, cf. H.D. Vbrgtüinder, Der Philosoph und die Vieten, Wiesbaden, 1980. D'autre part, on pourrait lire toute l'oeuvre de F. Nietzsche comme la première critique (philosophique) des cadres topiques de la philosophie depuis Socrate. Certains aphorismes constituent de pénétrantes anticipations de la théorie des topôi :"ESPRIT COLLECTIF. Un bon écrivain n'a pas seulement son propre esprit, mais aussi l'esprit de ses amis." et aussi : "ET REDISONS-LE ENCORE : Opinions publiques, paresses privées." (§ 482),in Humain trop humain.
[16] Aristote, Topiques, I, p.102.
[17] Ibid., p.102.
[18] Kant, Critique da la faculté de juger, § 22.
[19] Kant, Ibid., §40. "Le goût est une sorte de "sensus communis"." A noter aussi la distinction maintenue par Kant entre sens commun et bon sens, dans un autre passage de la Critique da la faculté de juger (1790) : "Or un tel principe ne saurait être considéré que comme un sens commun, lequel est essentiellement différent du bon sens que l'on appelle aussi parfois le sens commun (sensus communis) car ce dernier ne porte pas de jugement d'après le sentiment, mais toujours d'après des concepts, bien que ce ne soit communément que d'après des principes représentés de façon obscure". "(§?0. "La condition de nécessité à laquelle prétend un jugement de goût est l'idée d'un sens commun"). La réhabilitation philosophique du sens commun prend le contre-pied de la distinction cartésienne. Inversement, Kant dévalorise le bon sens dépositaire de pseudo-concepts. On trouve également dans la Critique de la raison pure (1781) une première référence positive au sens commun. Mais pour faire contrepoids, il est intéressant de rapporter que dans un texte plus tardif - Théorie et pratique- Kant se livre à l'analyse philosophique d'un lieu commun de la sagesse des nations. Cf. "Sur l'expression courante : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien" (1793). S'agit-il alors de 'sen prendre au "bon sens", cette pseudo-raison que l'on nomme aussi "sens commun", identifié à ce dernier, par Voltaire, à la même époque ?
[20] C. Buffier, Op. Cit ., Chap. V : "Du genre des premières vérités qui se tirent de la règle du sens commun", p. 19. Parmi les premières vérités du sens commun, C. Buffier mentionne un jugement tel que "Il y a d'autres êtres et d'autres hommes que moi au monde".
[21] "L'Inquiry Into the Human Mind commence par une brève histoire systématique de l'idée, née d'une fausse conception que la philosophie fait peser sur l'examen des pouvoirs de l'entendement humain." M. Malesherbes, in Revue de Métaphysique et de morale, n°4, pp. 553-554.
[22] On trouve chez J.L. Austin cette attitude de confiance à l'égard du langage ordinaire qu'il prend volontiers pour "guide" de ses recherches.
[23] La philosophie du sens commun prend pour cible l'idéalisme néo-hégélien de Bradley.
[24] Contrairement à son statut philosophique chez Hegel, le sens commun est ici en position de force.
[25] Cf. F. Jacques, "Sens commun, lieu commun, sens communiqué", 1986.
[26] " (...)deux confusions sont à éviter, Moore ne fait pas du sens commun une source spécifique de connaissance, une sorte de sens interne, intuitif, universel. Il y a surtout pour lui des propositions que le sens commun tient pour vraies. D'autre part, il ne donne pas non plus une définition sociolinguistique du sens commun comme ensemble de croyances partagées dans une communauté culturelle." F. Armengaud, G. E. Moore et la genèse de la philosophie analytique , 1990, p.34.
[27] A.L, C. Destutt de Tracy, Éléments d'Idéologie : I(1801), Il (1804), III (1805), N-V (1815). En tant que terme générique, l'idéologie est "la science des moyens de connaître", mais, au sens strict, "l'idéologie proprement dite" est définie comme "la science des idées proprement dites qui sont un des moyens de connaître".
[28] Les dictionnaires de langue restituent assez fidèlement les différents glissements de sens qui ont affecté l'évolution de ce terme. Littré fait état d'une acception proche de celle de Destutt de Tracy; il définit l'idéologie comme "(1). Science des idées considérées en elles-mêmes, c'est-àdire comme phénomènes de l'esprit humain; (2). En un sens plus restreint, science qui traite de la formation des idées, puis système philosophique d'après lequel la sensation est la source unique de nos facultés". Mais, toujours en suivant Littré, c'est en fait le terme d'idéologue (on disait surtout "idéologiste") qui s'est chargé, le premier, d'une valeur péjorative: "(1). Celui qui s'occupe d'idéologie (...)/ Particulièrement, celui qui est de l'école de Condillac. / En général, métaphysicien. (2). En un sens défavorable. Rêveur philosophique et politique". (Littré, T.3, p. 3084, éd. 1862-1872). Enfin, il faut signaler ici l'importance et l'originalité du Dictionnaire Idéologique de T. Robertson (1850), une des sources d'inspiration du Thésaurus de Roget, et qu'il convient de situer dans la perspective des recherches sur l'idéologie au sens premier. On sait l'influence que les idées de Condillac ont exercé sur la constitution des sciences du langage, via M. Bréal jusqu'à F. de Saussure.
[29] "On sait que l'expression : l'idéologie, a été forgée par Cabanis, Destutt de Tracy et leurs amis qui lui assignaient pour objet la théorie (génétique) des idées. Lorsque, 50 ans plus tard, Marx reprend le terme, il lui donne, dès ses oeuvres de jeunesse, un tout autre sens. L'idéologie est alors "le système des idées, des représentations" qui dominent l'esprit d'un homme ou d'un groupe social." L. Althusser, Positions, p. 110.
[30] Voir aussi dans le même ouvrage, le fragment intitulé : "Pourquoi les idéologues mettent tout la tête en bas." (p. i33).
[31] La conception marxiste de l'idéologie a souvent été rapprochée de la critique spinoziste du premier genre de connaissance. Pour une comparaison argumentée, Cf. L. Althusser, Soutenance d'Amiens, 1975.
[32] L. Wittgenstein, De la certitude.
[33] Cf. F. Armengaud, "Moore et Wittgenstein :'je sais que', 'je crois que'", 1983.
[34] Nous écartons ici une troisième interprétation (en dépit de l'expression :"fait partie" que comporte le texte de Wittgenstein) - interprétation selon laquelle chaque "jeu de langage" serait ‘compris’ dans une "forme de vie".
[35] "Commander, et agir d'après des commandements" (...) "Rapporter un événement" "Inventer une histoire; et lire" (...) "Solliciter, remercier, maudire, saluer, prier", Ibid, p.125. Parmi ces jeux de langage, certains réfèrent à des types de transactions verbales analysées par J. L. Austin comme des actes de parole directs.
[36] « II est intéressant de comparer la multiplicité des instruments de langage et leur mode d'utilisation, la multiplicité des espèces de mots et de propositions avec ce que les logiciens ont dit au sujet de la structure du langage (y compris l'auteur du Tractatus logico-philosophicus). », Ibid. pp. 125-126.
[37] Ce topique est aussi celui de la philosophie linguistique du sens commun. Signalons ici l'intérêt, pour une lexicographie fondée sur des critères "idéologiques",des recherches de J. L. Austin sur la répartition typologique des verbes performatifs en cinq familles ou classes illocutoires incluant des formes d'intentionnalité. En marge de la phénoménologie husserlienne, cet aspect de la phénoménologie linguistique de Austin constitue une avancée notable pour traiter de l'intentionnalité communicative en fonction de critères de classement qui pourraient être ceux d'un dictionnaire idéologique ou alphabétique partiellement reconstruit sur cette base.
[38] A. Gramsci, L’anti-Boukharine, Cahier 11, p.163.
[39] A. Gramsci, ibid. , p. 139-143.
[40] Gramsci déduit cette double thématisation d'une analyse très fine de la conception courante de la philosophie, telle qu'elle se révèle précisément dans les expressions du langage populaire. Sur ce point, cf. A. Gramsci, Op. Cit., p. 139 et sq., ainsi que la référence p. 161 et sq. à la "littérature philosophique française (dans laquelle) existent, plus que dans d'autres littératures nationales, des études sur le sens commun (...)", par opposition à la réfutation des "éléments acritiques du sens commun".
[41] La conception gramscienne de l'idéologie - partiellement définie comme réalité discursive inscrite dans le sens commun- se situe en rupture avec la théorie du reflet qui caractérise, en matière de langage, l'épistémologie marxiste (cf. Journal of Pragnuitics, Vol. 13, n°4, pp. 547566). La réflexion de L. Althusser (1970) inspirée de Gramsci, et par ailleurs plus systématique, marque cependant un recul sur la question du statut discursif de l'idéologie.
[42] L'article suivant développe le point de vue synchronique à l'intérieur duquel se déploie l'esquisse d'une théorie linguistique du sens commun.