Icônes, témoins de l'Invisible
Par LuNa le jeudi 24 janvier 2008, 17:59 - Spiritualité - Lien permanent
Vendue aux enchères, collectionnée, sujet d'exposition dans les musées, l'icône est en vogue. Mais ne la regarde-t-on pas sans la voir ? Témoin d'une aventure spirituelle et artistique, l'icône[1] n'est pas une œuvre d'art, mais une image initiatique, une écriture « en couleurs du nom de Dieu » . Comme l'écrit le père Zénon, l'un des plus grands iconographes russes, « Nous ne nous trouvons pas devant un symbole ou une idole plate, mais devant Dieu en personne ». Parce qu'elle exprime une vérité révélée, celle de l'Incarnation, la première place de l'icône, art liturgique par excellence, est dans l'église. Ainsi, elle est indissociable de son « milieu naturel », celui de la liturgie de l'Église orthodoxe. Pour un chrétien orthodoxe, il faut non seulement « dire » la vérité mais la « montrer » pour l'expérimenter.
De l'autel aux formes géométriques, tourné vers l'Orient, jusqu'à la dynamique des offices en passant par la montée des encens, tout est symbole dans une église. Présence divine dans la création, l'icône est un témoin ici-bas de l'invisible au-delà. Dès lors, la beauté n'est pas une fin en soi : bien au contraire l'icône est appelée à orienter notre regard vers Dieu. Elle ne doit pas être seulement belle, elle doit avant tout être vraie...
Un chemin de conversion
Pour l'archiprêtre Nicolas Ozoline, l'icône pourrait se résumer à une « anticipation du ciel sur la terre ». Cette anticipation est pour les orthodoxes la mission même de l'Église. Dans cette perspective, l'icône représente non pas la chair corruptible, mais la chair transfigurée, illuminée par la grâce. Ainsi, par exemple, les icônes des saints, au-delà de leur apparence terrestre, donnent à voir des personnes illuminées par ce que les Pères de l'Église appellent la « lumière du Huitième Jour », celle, hors du temps, de la Résurrection. « On le pressent, l'image ne peut être n'importe laquelle. Elle ne doit constituer en aucune manière un obstacle pour la prière mais seulement un support qui fixe l'attention »[2]. Ainsi, le but de l'icône ne sera pas de nous toucher mais de nous orienter vers la transfiguration de nos sentiments et la sanctification de notre âme : le chrétien n'est-il pas icône vivante du Christ ?
Espace privilégié de conversion, l'icône doit aider l'homme à diriger son esprit vers l'Archétype[3]. En rappelant : « Je ne vénère pas la matière, mais je vénère le Créateur de la matière, qui s'est fait matière pour moi, qui a pris la forme de la matière et qui, par le moyen de la matière, a réalisé mon salut », Jean Damascène, Père de l'Église et grand apôtre des icônes, se défendait de toute idolâtrie et soulignait le lien entre image et prototype. Plus le fidèle contemple l'icône, plus il est amené à se souvenir de l'image originelle. Quand on dit d'une icône qu'elle représente un personnage, on dit qu'elle le « rend présent » : ainsi, prier devant une icône du Christ revient à prier réellement en présence du Christ. Nous sommes progressivement modelés par ce que nous contemplons. A nos yeux imbibés d'images du monde, l'icône propose la purification. Elle fait tomber les écailles qui nous font prendre ce monde pour l'unique réalité.
Les personnages sont presque toujours peints de face ou de trois quarts : ils communiquent leur état intérieur, celui de la prière, ils témoignent de la sainteté de l'homme archétypal. La sainteté se diffuse... Un visage de profil est rare, hormis celui de Judas sur les icônes de la Cène ou encore de ceux qui n'ont pas encore atteint la sainteté, tels que les bergers ou les mages dans l'icône de la nativité.
On ne regarde pas une icône, on apprend à se laisser regarder par elle... De même que Dieu » nous a aimé le premier », l'icône nous regarde la première, faisant surgir une présence personnelle. Pour le prince Eugène Troubetzkoï, « l'attitude que nous avons envers l'icône ne peut être la même qu'envers une œuvre d'art : devant l'icône, on se tient comme en présence d'une personne de haut rang, il serait impertinent de parler le premier... Mieux vaut se tenir debout et attendre patiemment qu'elle veuille s'entretenir avec nous »[4]. L'icône se contemple et s'entend dans le silence du face-à-face.
Service Sacré
La tradition veut que l'évangéliste saint Luc soit le premier iconographe. On lui attribue trois icônes de la mère de Dieu. Il aurait commencé son art, d'après nature, après le Pentecôte, c'est-à-dire après avoir reçu la « la lumière de la connaissance ». Dans la tradition chrétienne d'Orient, l'iconographe accomplit un service d'Église, au même titre qu'un diacre, un chantre ou un prêtre. Il l'accomplit dans le silence, la prière, le jeûne et l'ascèse. Par une lente transformation de lui-même, l'iconographe acquerra la juste vision, l'œil du cœur. « L'œil est la lampe du corps. Si donc ton œil est sain, ton corps tout entier sera sain » (Matthieu 6,22-23). Il s'exercera alors au « jeûne des yeux » afin que son œil coïncide avec celui de l'Église. Ainsi, il ne se laissera pas distraire par des images qui ne mènent pas à la beauté et à Dieu.
S'il « entre dans l'icône comme on entre dans une église »[5], sa planche de bois devient alors un autel. L'iconographe peint les couleurs foncées qu'il éclaircit progressivement avant de finir par le blanc et l'or de la lumière. Un processus qui n'est pas sans rappeler celui de la sanctification de l'homme et son illumination intérieure... L'artiste peint avec la lumière, comme Dieu crée avec la lumière.
L'icône dit la Parole au même titre que l'Evangile. Pour cela, elle doit être réalisée dans un climat de prière, avec la prière, pour la prière. L'attitude requise pour l'iconographe, « moine intérieur », est celle de Jean-Baptiste : « Il faut que Lui grandisse et que moi je décroisse » (Évangile selon Jean 3,30). L'iconographe « n'écrit pas - on ne dit pas « peindre » des icônes mais « écrire » - une œuvre personnelle : il est un simple instrument de l'Esprit-Saint au service de l'Église.
C'est d'ailleurs parce qu'il proclame une vérité plus importante que sa propre personne que l'iconographe reste presque toujours un inconnu. Il n'exprime pas sa vérité mais la vérité de Dieu. La Tradition[6] lui donne trois raisons de ne pas signer une icône et de rester anonyme : tout d'abord, signe de sa personnalité son nom doit s'effacer ; ensuite l'icône ne lui appartient pas ; enfin son inspiration vient de l'Esprit-Saint, seul véritable iconographe.
L'Église orthodoxe n'a jamais toléré non plus que la peinture d'icône suive l'imagination du peintre car cela signifierait et induirait une rupture avec le prototype. Sans compter, comme le rappelle Michel Quenot, qu'une « icône jugée décadente n'est plus Parole, mais cacophonie, qu'elle n'offre plus un visage mais un masque »[7]. C'est pourquoi l'iconographe s'inspire toujours d'une icône ancienne ou d'un manuel : le canon[8] iconographique protège l'authenticité de ce qui est représenté. Avec l'avantage non négligeable de pouvoir reconnaître tout de suite tel saint ou telle fête ! Cependant, plus l'iconographe est enraciné dans la connaissance et le respect des saints canons, plus il devient libre dans l'Esprit-Saint pour sa propre créativité. Ainsi on reconnaîtra immédiatement l'art d'un Roublev (voir chapitre) ou d'un Krug.
Langage codé
L'icône représente les traits du visage de Dieu fait homme de façon symbolique et non réaliste comme le ferait un portrait. Depuis l'incarnation du Verbe, tout est dominé par le visage. Ainsi, l'iconographe commence toujours par celui-ci. Les yeux agrandis, sans éclat, voient l'au-delà. Tout est centré sur le regard, « les yeux fixés sur Yahvé » (Psaume 25,15) : c'est l'esprit qui nous regarde. Les lèvres fines sont privées de toute sensualité : elles sont faites pour chanter la louange, consommer l'eucharistie et donner le baiser de paix. L'immobilité des corps, comme figés dans la sérénité, hors du temps, concentre tout le dynamisme dans le visage, révélant l'esprit. « Que toute chair humaine fasse silence »[9]
En utilisant la perspective inversée[10], l'iconographie supprime le temps et l'espace de ce monde et épouse la conception de tout l'enseignement de l'Évangile qui inverse les valeurs : « Les premiers seront les derniers ». Elle rappelle que c'est toute notre perspective personnelle qui doit s'inverser. Selon Paul Evdokimov « il n'y a jamais de source de lumière sur les icônes car la lumière est leur sujet. On n'éclaire pas le soleil ».
Une image n'est terminée que lorsque le nom du personnage ou de la scène a été posé. C'est le baptême de l'icône. Par l'inscription du nom, l'icône se trouve liée à son prototype. Elle doit alors être reçue en Église pour être « vérifiée » - ce n'est pas l'iconographe qui décide de la « vérité » d'une icône - et bénie solennellement par le prêtre. Expression de l'Église, elle n'acquiert ensuite sa qualité d'icône que par sa participation active à la liturgie. Le « stage » qu'elle effectue dans le sanctuaire de l'autel orthodoxe a une fonction d'investiture. C'est seulement à partir de ce moment qu'elle a le droit de participer à la Fête de l'orthodoxie - aussi appelée Fête des icônes et célébrée le premier dimanche de Carême - et d'affirmer ainsi son appartenance à la Sainte Tradition.
Les rituels
A l'église, les icônes exposées sur les lutrins sont offertes à la vénération des fidèles. Avant toute chose, le fidèle se place devant l'icône, fait une petite métanie - il s'incline - ou une grande métanie - il touche la terre -, se signe jusqu'à trois fois au nom de la Sainte Trinité et embrasse l'icône comme il embrasserait un membre de sa famille. L'orthodoxe a toujours conscience d'appartenir à la grande famille des saints.
Pour les fêtes, les saints du jour sont mis à l'honneur et leurs icônes exposées sur un lutrin spécial situé dans la nef centrale. Le jour de la fête de l'orthodoxie, les icônes sont amenées en procession. L'icône est considérée comme une présence réelle, un sacrement. Avec elle, le fidèle entre de plain-pied dans la prière dès le regard. C'est l'une des raisons pour lesquelles les orthodoxes n'ont pas de tabernacle et n'adorent pas le Saint-Sacrement.
« Que ta maison soit une église », dit saint Jean Chrysostome. L'icône domestique est placée à un point dominant de la pièce et traditionnellement tournée vers l'Orient : elle guide les yeux « vers le haut, vers le Très Haut et vers l'Unique Nécessaire », selon Paul Evdokimov. Parce que l'icône sacre les temps et les lieux en un rappel constant, elle fait d'une simple demeure un « église domestique ». Un visiteur, en entrant, s'incline devant l'icône, recueille le regard de Dieu et ensuite salue le maître de maison. On commence par rendre honneur à Dieu.
L'icône est présente dans toutes les grandes phases de la vie : au baptême, le croyant reçoit sa première icône, celle du saint dont il porte le nom ; elle accompagnera le défunt jusque dans son cercueil pour intercéder en sa faveur. Lors d'un mariage, les époux sont généralement bénis avec les icônes de Joachim et Anne ; telle icône de la famille sera invoquée lors d'un accouchement ; c'est l'icône de la Mère de Dieu et celle reçue au baptême qui sont portées en tête des procession lors d'un enterrement. Il existe même des icônes portatives de voyage que l'on pose dans sa voiture ou dans sa chambre d'hôtel.
« En notre fin de siècle éprouvé par l'athéisme et ses conséquences, l'icône semble être un havre de paix, un port de salut, un élément sanctificateur, tant pour celui qui la peint que pour celui qui la contemple. Elle nous donne la possibilité extraordinaire de toucher un pan du manteau du Christ », conclut Ludmilla Garrigou-Titchenkova, « et, tout comme la femme hémoroïsse, de guérir à son contact par son seul acte de foi : "Ta foi t'a sauvée" ».
Histoire
Tandis que le christianisme naissant commençait à se répandre dans l'Empire romain, les chrétiens, se défiant de l'usage païen du culte des idoles, refusèrent tout d'abord toute représentation de Dieu. A partir du IVe siècle, le culte de l'image se développe, mais l'Église reste très prudente, car la dévotion populaire tourne souvent à la superstition. Les images, défendues par les moines, le bas-clergés et le peuple, avaient essentiellement une portée pédagogique d'enseignement et de consolation. Selon le pape Grégoire le Grand, l'image était même décrite comme « une Bible pour les illettrés ».
Les tendances iconoclastes[11] se répandirent surtout au VIIIe siècle en s'appuyant notamment sur la première Épître de saint Jean « Dieu, personne ne l'a jamais contemplé » (4,12) et sur le passage de son évangile : « Nul n'a jamais vu Dieu » (1,18). Pendant près d'un siècle, l'Empire byzantin sera secoué d'une violente crise, de 725 à 843, période durant laquelle les icônes sont brûlées sur les places publiques et l'iconophilie eut ses martyrs... La guerre des icônes connut une trêve éphémère de 787 à 813. Il fallut attendre l'édit publié en 843 pour que soit rétabli le culte des icônes.
A l'issue de la crise iconoclaste, des canons iconographiques furent définitivement établis. La chute de Constantinople en 1453, et l'invasion des Balkans par les Turcs amenèrent la Russie, convertie au christianisme dès le Xe siècle, à prendre le relais de la défunte Byzance. Elle développera peu à peu son propre langage iconographique.
S'amorce à la fin du XVIe siècle, sous l'influence de la Renaissance italienne qui ne laisse pas insensible le monde orthodoxe, une décadence de plus en plus accentuée de l'art de l'icône qui trouve son niveau le plus bas au XIXe siècle pour que la Russie de Nicolas II redécouvre la première le « joyau » de l'icône ancienne.
C'est la diaspora des Russes blancs, à partir de 1917, qui fera découvrir à l'Europe occidentale l'icône dans sa double dimension, esthétique et spirituelle. et c'est ainsi que s'écrivent aujourd'hui des icônes russes loin de la Russie...
Iconostase
L'iconostase, la paroi qui sépare la nef, où prient les fidèles, de l'abside (sanctuaire), où les prêtres célèbrent la liturgie, est caractéristique des églises orientales. Autrefois simple barrière, elle connut en Russie, à partir du VIVe siècle, une évolution originale : elle devient haute cloison formée d'icônes destinées à la contemplation des fidèles. Ces icônes représentent généralement les Douze Fêtes, la Déisis[12], et les icônes des saints de l'Église locale. Le portique — « templon » — préfigure le face-à-face du Royaume à venir : le fidèle loue déjà le Christ avec l'assemblée des saints et des anges. Les portes centrales. Les portes centrales sont appelées « portes saintes » parce que le prêtre les franchit durant l'office. Les deux portes latérales, réservées aux diacres, sont dites « diaconales », tandis que les « portes royales » marquent le passage du narthex vers l'église elle-même. Cette structure du temple avec ses trois passages est une pédagogie initiatique pour les fidèles qui a été donnée par Dieu à Moïse. La séparation physique de l'iconostase n'est pas destinée à cacher quelque chose, mais à exprimer cette ambiguïté entre le déjà-là et le pas-encore...
Andreï Roublev
Andreï Roublev (1360 ou 1370-1430), moine canonisé par l'Église orthodoxe en 1988, est considéré comme le plus grand iconographe russe. « Successeur » de Théophane le Grec, lequel avouait vouloir traduire dans sa peinture « la beauté spirituelle que discernaient ses yeux spirituels », il fut disciple de saint Serge de Radonège. Parmi ses icônes les plus célèbres on note celles de l'archange Michel, de saint Paul et du Sauveur. Mais son chef d'œuvre est incontestablement l'icône dite de la Trinité de l'Ancien Testament. Elle représente la visite que trois anges messagers firent à Abraham sous le chêne de Mambré (Genèse 18,1-8). Exposée à la galerie Tretiakov de Moscou, cette icône est devenue le modèle parfait donné à tous les iconographes de l'école russe. Andreï Roublev a fait l'objet d'un film, l'inoubliable chef d'œuvre de Tarkowski. Il y eut un autre iconographe majeur, Maître Denis, qui fut l'artiste moscovite le plus célèbre de la fin du XVe siècle.
Notes
[1] Mot d'origine grecque, eikôn, qui signifie « image », « portrait ».
[2] In l'Icône, un accès à la vie, du père Démètre (Le Chemin, n°44, 1999).
[3] Modèle primitif, prototype parfait des êtres et des choses. Le Christ est l'archétype de l'homme.
[4] In Trois Etudes sur l'icône, d'Eugène Troubetzkoï (YMCA Press/O.E.I.L., 1986).
[5] In l'Icône et sa raison d'être aujourd'hui, de Ludmilla Garrigou-Titchenkova (Hors série Connaissance des religions/Courrier du Livre)
[6] Transmission vivante de l'enseignement donné par le Christ à ses apôtres. Elle est l'œuvre de l'Esprit-Saint dans l'Église car si son contenu est immuable, son expression doit être accessible à toutes les générations.
[7] In l'Icône fenêtre sur l'absolu, de Michel Quenot.
[8] Modèles figuratifs servant à la représentation des personnages et des constituants de l'icône. Ils déterminent tous les aspects de l'icône, depuis la préparation des matières premières jusqu'à la structure de la composition et à la symbolique des couleurs.
[9] Hymne de la liturgie de saint Jacques chanté samedi saint.
[10] Au lieu de laisser fuir les lignes dans le lointain comme on le ferait dans un tableau, on les tourne vers le spectateur. L'intérieur de la composition s'ouvre ainsi sur l'infini et l'icône semble s'imposer à nous, venir à nous. Le centre de l'icône est alors dans celui qui la regarde.
[11] Les iconoclastes s'opposèrent à ce qu'ils pensaient être l'adoration des images saintes. Pour eux, toute image ne pouvait être que « portraitique ». Or, tout portrait du divin est inconcevable.
[12] « Supplique », en grec. Composition iconographique divisée en plusieurs panneaux : le centre est occupé par la figure du Christ tandis que de part et d'autre s'avance le cortège des anges et des saints guidés par la Vierge et saint Jean-Baptiste. Elle est ay cœur de l'iconostase, promesse du paradis.
Commentaires
Merci pour cet article fort complet