La prétention sémiotique dans la communication
Du stigmate au paradoxe
Plan
Texte intégral
1 La sémiotique et la communication se rencontrent-elles ?
2 Notons d’emblée qu’on ne peut mettre en parallèle deux termes qui n’occupent pas, dans la géographie des disciplines, une place analogue. Si les sciences de l’information et de la communication1 sont devenues une discipline (en France) la sémiotique est souvent considérée comme une province des sciences du langage. Toutefois, les Sic ont été reconnues comme champ de pratiques avant de demander à l’être comme objet de connaissance. C’est pourquoi, dans les identités publiques – médias, édition, entreprise – le sémioticien évoque plus facilement une compétence définie, le chercheur en communication se voyant souvent renommer, le plus souvent « sociologue ». Je me permets de schématiser cette dissymétrie – dont les effets sont nécessairement importants dans la façon de définir les postures de connaissance – pour en rendre visibles les effets de décalage2 .
3 Cet aperçu terminologique indique bien qu’une telle dissymétrie de statut mérite d’être questionnée et contestée. On peut même penser que ces deux projets, séparés dans leur histoire, sont réunis par leur enjeu : ce qui signifie, comme on voudra, qu’on ne peut faire de bonne sémiotique sans se faire théoricien de la communication ou que les sciences de la communication dignes de ce nom sont sémiotiques. Propositions qu’on ne m’accordera pas volontiers, ni d’un côté, ni de l’autre. Il n’est pas question de discuter cela ici. J’essaierai seulement d’avancer un peu dans ce sens, en prenant au sérieux cette dissymétrie et en la faisant travailler.
4 Le décalage évoqué plus haut nous rappelle que sémiotique et communication se rencontrent dans certaines conditions, liées à une histoire complexe. Au fil de la récriture des corps théoriques, ces deux construits ont acquis la qualité d’entités qu’on peut relier, opposer, définir l’une par l’autre. Mais derrière un tel décalage se cache un débat invisible mais inévitable, sur ce que nous pouvons connaître des pratiques signifiantes. Forçons le trait. D’un côté, les Sic, qui entendent faire du processus de communication, dans toute sa concrétude un objet de connaissance mettent en question, explicitement ou implicitement, le statut de l’analyse sémiotique. De l’autre, la sémiotique, déterminée dans son histoire par la déontologie du discours linguistique, s’étonne des libertés que les chercheurs en communication prennent avec ce qui semble à beaucoup le canon de la rigueur scientifique.
5 Cette situation entraîne des incompréhensions et des rivalités, que renforcent aujourd’hui des tendances évidentes à l’effacement et à la stigmatisation de la sémiotique en Sic, dont il sera question ci-dessous. Mais cette situation, génératrice de polémiques, peut être aussi regardée comme une chance pour un débat théorique nécessaire. En effet, dans l’interstice entre les deux communautés se cache une question épistémologique essentielle, que le plein triomphe de l’une des deux aurait sans doute étouffée. Cette question concerne tout à la fois la sémiotique, la communication et les sciences humaines en général : c’est celle du type de prétention que peut émettre le chercheur à connaître quelque chose des pratiques signifiantes des hommes ordinaires. Je voudrais seulement ici mettre en évidence cette question.
1. La sémio, tritagoniste des théories de la com
6 On sait que la constitution des disciplines repose, de longue date, sur l’activité discrète que réalisent ceux qui rassemblent, réinterprètent et réécrivent les écrits épars pour en faire un corpus organisé. Qu’elles vivent du résumé, du traité, du manuel [Jacob, 1996]. Les Sic se sont construites autour d’une conception de leurs origines théoriques qui joue un rôle majeur dans leur revendication identitaire. Or cette généalogie place la sémiologie et la sémiotique dans une perspective très particulière, pour bien des raisons, qui tiennent à la préemption de la communication par les sciences politiques, au poids du couple langage/société, aux effets d’une conception interdisciplinaire du savoir sur la construction des objets.
7 Il est généralement admis que les littéraires ont joué un rôle pour nourrir un courant sémiologique de la discipline Sic : sémiologie des grands médias, analyse des discours [Tétu, 2002]. La sémiologie est même privilégiée dans les « genèses littéraires » des sciences de la communication, car d’autres liens importants se sont noués via la sociologie de la littérature et l’analyse des instances critiques. Or, paradoxalement, cette sémiologie paraît ne jouer aucun rôle propre dans la genèse des problèmes. La conviction s’est imposée que les sciences de la communication étaient nées au milieu du vingtième siècle, dans la confrontation entre théoriciens de la domination médiatique et sociologues de l’usage. On pourrait imaginer de tout autres généalogies, qui, partant d’autres lieux et d’autres temps, par exemple la rhétorique grecque, donneraient une place beaucoup plus déterminante à la question des signes et du sens. Malgré l’effort mené par Daniel Bougnoux pour proposer une approche plurielle des conceptualisations de la communication [Bougnoux, 1993] une séquence narrative s’est imposée : après les théories de la domination et des effets massifs des médias, les chercheurs ont regardé ce que font les gens et prouvé la liberté du « récepteur », et depuis, des sciences matures recherchent un équilibre entre pouvoir des médias et usage des publics.
8 Ce parcours, qu’on reconnaît dans nombre de manuels et que reprennent bien jeunes enseignants à qui on confie les « théories de la communication », soumet la sémiologie naissante à une histoire qui la dépasse : celle de la controverse entre domination et liberté en sciences politiques. Dans cette scénographie dominée deux grandes figures, école de Francfort et sociologie de l’opinion publique, échoit au sémiologue le rôle de tritagoniste dans le face-à-face entre industrie de la culture et démocratie moderne des individus. Enrôlé de fait dans les rangs des théoriciens de la manipulation médiatique, le travail sémiotique tendra à se réduire au structuralisme linguistique [Boutaud, 2004]. Il se verra renvoyer au Cours de linguistique générale. D’où une étrange chronologie. Saussure devient, du fait du montage narratif, le fils des sociologues politiques des années quarante, à travers lesquelles il est lu, mais doit laisser la place à Peirce, pour la raison que ce dernier, pouvant entrer dans les rangs des défenseurs du « récepteur libre », doit être en position de lui répondre. Même s’il est sens dessus dessous, le récit est parfaitement en place : alternative entre domination et liberté, implication de la sémiologie dans le premier camp, prise de parti de la communication pour la seconde.
9 Cette surdétermination du théorique par le narratif a de lourdes conséquences. Elle tend d’abord à donner une place circonscrite à la sémiologie, en tant que « moment » structuraliste des théories de la communication, dépassé par les sociologies de l’usage. Mais surtout, elle aborde le travail sémiologique lui-même à partir d’une problématique binaire, faisant du lecteur des textes médiatiques, soit un esclave, soit un rebelle : le rapport de sens tend alors à se replier sur un rapport de force. Rien ne l’exprime mieux que le choix emblématique fait par les sociologues de la communication de l’un des articles écrits par Stuart Hall, théoricien des études culturelles anglaises, traduit et publié dans la revue Réseaux. Cet article, intitulé « Encoding/decoding » [Hall, 1994] envisage la sémiose comme la gestion, soumise, conflictuelle ou négociée d’un rapport de pouvoir.
10 Ce jeu d’équivalences (critique des médias = sémiotique = structuralisme = linguistique) a aussi pour effet d’effacer la question sémiotique dans sa teneur propre, au bénéfice d’un autre couple oppositionnel, celui du « social » et du « langagier ». Les Sic se débattent beaucoup autour de la part respective du langage et de la société. Tout un projet communication s’est exprimé dans ce couple : regarder les pratiques langagières comme des pratiques sociales. Beaucoup de chercheurs ont rêvé d’une continuité méthodologique de l’un à l’autre, en maillant, du côté du texte, l’analyse de corpus et du côté de la « réception », des enquêtes par entretien. Double bénéfice, semble-t-il : sur le plan méthodologique, deux observables se cumulent, celui des textes (objets) et celui des pratiques (processus) ; sur le plan disciplinaire deux canons s’ajustent : linguistique et corpus, d’un côté, sociologie et terrain de l’autre. L’enjeu est réel, mais sa mise en œuvre est redoutablement complexe. En effet, cette solution méthodologique pose deux problèmes majeurs, si on la confronte au questionnement sémiotique (et non simplement linguistique) : elle privilégie la langue et le texte verbal, seuls capables d’assurer une systématicité à l’étude des marques, ce qui suppose que l’essentiel de ce qui se joue dans la communication y est contenu ; elle escamote la matérialité des objets de signification, et avec elle l’épaisseur des dispositifs de médiatisation, puisqu’elle recherche un lien direct entre logiques sociales et traces discursives.
11 Enfin, dans une discipline qui s’est définie elle-même comme « interdiscipline », il était à craindre que la « sémio » soit conçue comme la pièce d’un assemblage. Si l’on force le trait, l’objet est construit d’un côté comme un objet de communication, la méthode sémiotique est convoquée de l’autre, comme auxiliaire susceptible de lui apporter la précision d’une technique assurée. En d’autres termes, une petite « analyse sémio » peut soutenir une problématique qui, par elle-même, ne concerne pas la question du sens. Le cas typique est celui de thèses entièrement consacrées à une analyse de stratégies d’acteurs – donc reposant dans leur essence sur un modèle non sémiotique de l’action – où l’analyse des signes présents sur tel ou tel objet (une affiche, un tract, un dépliant) vient confirmer ce raisonnement. Il s’agit de cas particuliers, mais le fait qu’ils existent et ne soient pas absolument exceptionnels est important à souligner : on peut en Sic mobiliser une analyse sémiotique au bénéfice d’une vision non signifiante du social.
12 Il faut ici faire intervenir un autre type de récriture, celui qui s’est réalisé à partir du moment où la sémiotique est devenue une méthode professionnellement labellisée. On sait que dans les années soixante-dix et quatre-vingt, la sémiologie et la sémiotique se sont fortement individualisées en tant que compétences revendiquées par les cabinets de marketing3. Cela a été l’occasion de développer des recherches concrètes qui ont apporté des concepts nouveaux. Mais dans le même temps, le fait d’identifier la sémiotique comme l’une des « méthodes qualitatives » du marketing a renforcé les représentations qu’on pouvait en avoir comme d’un adjuvant technique du savoir.
13 Ainsi, l’idée s’est répandue que la sémiotique était au service d’un projet qui l’excède : du côté académique la construction d’un objet théorique nouveau, la communication, du côté professionnel l’identification de modèles du comportement des consommateurs. Ce qui s’est traduit par une mise en signes de la compétence sémiotique elle-même. En somme, la sémiotique s’est sémiotisée elle-même en modèles schématiques et protocoles formalisés, privilégiant ce qui la rend lisible en tant que boîte à outils [Berthelot-Guiet, 2004].
2. Un enjeu caché entre les disciplines
14 On peut – et il faut – s’agacer de ces simplifications en chaîne et il est important d’arracher la sémiotique à ces représentations stigmatisantes. Mais il n’est pas moins intéressant de saisir ce que donnent à discuter ces récritures croisées. En effet, elles mobilisent un ensemble de questions qui ont peine à se formuler ailleurs. Les sciences du langage peuvent s’accommoder de formaliser des marques textuelles en les isolant très fortement de tout ce qui les entoure. La sociologie peut s’autoriser à rendre compte des pratiques humaines sans leur conférer un caractère signifiant. Ce qui ne veut pas dire que des linguistes ou des sociologues ne se posent pas ces questions (on y reviendra), mais ils ne sont pas tenus à le faire. L’un des apports des Sic à la réflexion sur les signes et le sens est qu’elles constituent un espace où est discutée la nature même des savoirs relatifs au sens. Je ne puis ici développer cette question, je voudrais seulement la repérer, en m’appuyant sur un certain mouvement actuel de stigmatisation de la sémiotique, pour poser à partir de lui la question des prétentions explicatives, question qui me semble secrètement habiter ces malentendus.
15 Il faut pour cela s’arrêter un peu sur les conditions particulières de construction des objets en Sic. Comme on le sait, une discipline scientifique se développe par un double mouvement d’institutionnalisation sociale et d’institutionnalisation cognitive. D’un côté, elle s’autonomise peu à peu en tant qu’organisation, se fait connaître, se structure ; de l’autre, elle élabore des postures, des concepts de référence, des modes de questionnement. L’un n’est évidemment pas indépendant de l’autre, mais il ne lui est pas davantage réductible. La tension entre ces deux processus est particulièrement visible dans les Sic. Celles-ci naissent d’un compromis : elles sont reconnues en tant que discipline autonome au milieu des années soixante-dix, mais au prix d’une concession très importante : elles font partie des « interdisciplines », ce qui est une façon de leur dénier la qualité de discipline à part entière. Mais cela signifie aussi qu’elles ont à développer leur travail en prenant en compte des objets concrets, puisqu’elles ont trouvé leur justification première dans l’idée que les « techniques d’information et de communication » sont décisives dans la société.
16 Cette situation occasionne une interrogation existentielle périodique, trop souvent discutée, mais aussi une conjoncture épistémologique. La place du sémiotique est ouverte en Sic, elle y est même quelque peu flottante. Certains y définissent leur travail comme une recherche s’appliquant à un champ social d’observables (des métiers, des pratiques, des objets techniques, etc.), alors que d’autres y voient la construction d’un objet théorique particulier. C’est reconnaître une place très différente (parfois nulle) à l’analyse sémiotique. Cette place n’est pas donnée une fois pour toutes. Elle fait l’objet de controverses et d’incertitudes. Lorsqu’on parcourt les actes de congrès de la Sfsic, société savante de la discipline, on trouve des communications qui ne comportent aucune dimension sémiotique, d’autres qui font à la sémiotique une place auxiliaire au service d’une problématique qui lui est étrangère, d’autres enfin qui attribuent à la question des signes et du sens une place déterminante dans la construction de l’objet.
17 Prenons l’exemple des recherches portant sur une pratique professionnelle, le journalisme, et de celles qui considèrent une catégorie d’objets, les médias informatisés. Ces deux sujets de recherche autorisent un certain dédouanement épistémologique : si vous travaillez sur le métier de journaliste ou sur Internet, les représentations courantes de la communication vous permettent de revendiquer une appartenance aux Sic sur un mode naturalisé. Ce qui n’est pas le cas si vous travaillez sur d’autres métiers (la santé) ou sur d’autres objets (le livre). Cette présupposition structure le champ des recherches beaucoup plus fortement qu’il n’y paraît. C’est pourquoi, sur de tels objets, la gamme des relations au sémiotique est très élastique. Par exemple, pour les travaux portant sur Internet, on peut considérer ce dernier comme un simple lien logistique entre acteurs, en faire un « artefact cognitif », reconnaître une dimension d’imaginaire dans les discours qui l’accompagnent, prélever des productions discursives (purement linguistiques) en son sein, étudier la matérialité de ses formes, le mettre en rapport avec une histoire des formes (écriture, image, etc.), étudier ses effets sur l’énonciation et les rapports communicationnels, etc. Les Sic ne se sont pas donné les moyens de trier entre ces postures, si bien que la question du rôle de la sémiotique y reste en permanente ouverte. Pour prendre un seul exemple, une part considérable de la sociologie des usages des dites « TIC » consiste en une analyse des pratiques sociales qui se déroulent autour des objets, eux-mêmes définis comme des objets « techniques » (et non des objets symboliques), sans que les notions de forme, de texte, de langage ou d’énonciation s’y trouve évoquées. C’est-à-dire que la très grande majorité de ces travaux analyse les médias informatisés abstraction faite de leur qualité d’organisateurs des échanges de sens. Le succès du terme « sociotechnique » dit bien, d’ailleurs, cette forclusion de la question des signes.
18 On peut trouver cette situation exaspérante et s’en indigner (je le fais périodiquement) mais on peut aussi estimer que, dans sa relative naïveté, la posture dominante en SIC renvoie à la sémiotique des questions très importantes qu’elle doit se poser – sans évidemment les résoudre. C’est ce que je désigne ici par le terme « prétention sémiotique ».
3. Poser explicitement la question de la prétention sémiotique
19 Cette situation explique assez bien que puisse souffler actuellement dans les Sic un vent de liquidation de la question sémiotique. On enferme aisément la sémiotique dans une définition très formelle (que certains ont effectivement revendiquée) celle qui consiste à prétendre expliquer l’ensemble des processus de communication à partir de la mise en évidence de la structure des textes. A cette prétention extrême répond logiquement la figure, non moins péremptoire, d’un sociologue qui pourrait témoigner de ce que les gens font réellement. Les critiques sévères convergent alors contre le projet sémiotique : abstraction idéaliste, projection subjective invérifiable, travail en chambre, prétention élitiste à imposer ses interprétations. Je ne développe pas ici ces critiques4. Je souligne seulement que cette stigmatisation (qui, poussée au bout de sa logique, aboutit à l’illusion de pouvoir remplacer l’analyse des signes par l’analyse de l’action) réactive dans des termes très particuliers une question qui est traditionnelle, bien qu’enfouie, dans la recherche sémiologique et sémiotique.
20 Cette critique des prétentions de la sémiotique bascule dans l’illusion de régler la question du sens lorsqu’on fait de tous les signes des signes indiciels renvoyant à un social dont ils seraient la trace. On trouve une formule tout à fait claire chez l’un des critiques de la prétention sémiotique, le sociologue des médias Eric Maigret. Celui-ci écrit par exemple : « Il s’agit de rompre avec l’idée d’une essence – matérielle ou sociale – des signes en présentant ces derniers comme des médiations figées, comme le résultat d’une conflictualité sociale qui serait momentanément gelée », avant de conclure : « Les contenus des médias peuvent être vus comme les traces des interactions qui les ont constitués, comme des plis condensant les rapports sociaux, les logiques d’action et les mouvements culturels » [Maigret, 2004 : 244]. Dans cette formule, on passe du refus de la réification du signe – judicieuse, mais partagée avec beaucoup de sémioticiens – à l’idée que les logiques d’action peuvent se substituer aux phénomènes de sens. Je ne souhaite pas à mon tour stigmatiser cette formule, extraite d’un manuel et simplifiant nécessairement la pensée de son auteur. Mais j’observe seulement qu’elle peut être entendue dans un sens extrêmement réducteur parce qu’elle tire sa force du fait de laisser entendre qu’on pourrait échapper au monde des signes pour le renvoyer au monde du réel. Même si les productions signifiantes sont bien les effets des pratiques qui les ont fait naître, elles ont aussi un tout autre statut, car elles connaissent un mode de publicité et mobilisent des formes destinées à être reconnues et interprétées. C’est pourquoi ne les considérer que comme des traces (c’est-à-dire étudier le sens sous le principe de la causalité) aboutit nécessairement à manquer la dimension communicative du social. Les chercheurs en Sic ont contribué à éclairer cette question, par exemple Pierre Delcambre qui interroge le statut des corpus dans les recherches en organisation et met en évidence le fait que des discours suscités dans l’enquête, des écrits produits dans le travail et des discours publiés par les professionnels dans un cadre de justification de leur compétence ne peuvent être traités ensemble car ils ne s’offrent pas pareillement à l’interprétation [Delcambre, 2000].
21 Il me semble que dans cette controverse si vive sur la sémiotique en communication, on a bien affaire à un conflit de prétentions, mais que ce dernier demande une attention particulière pour être correctement compris. En effet, ce serait une erreur, à mon avis, de renvoyer cette confrontation à un simple dialogue entre chercheurs ou, pire, entre disciplines. Je propose de replacer la querelle ici résumée – avec l’espoir de changer si possible cette querelle en controverse – dans le cadre d’une problématique plus fondamentale à certains égards, celle du rôle de la polyphonie dans les sciences humaines. Un caractère particulier de ces sciences est qu’elles évoluent toujours dans un univers polyphonique, parce que le chercheur n’y prétend jamais seulement exprimer sa pensée, mais entend comprendre quelque chose de ce que les autres pensent, disent, font [Jeanneret, 2004]. La querelle ici évoquée relève donc de la façon de mobiliser cette prétention. Les plus rudes adversaires de la sémiotique lui nient le droit de parler à la place des gens en plaçant, face à l’analyse sémiotique, des méthodes dont ils pensent qu’elles permettent d’aller plus directement vers les vraies activités et les vraies représentations. Ce n’est pas lieu ici de discuter la part sémiotique que ces méthodes comportent nécessairement, souvent à leur insu. Mais il est certain que tout chercheur qui mène une analyse sémiotique – plus généralement une analyse de pratiques de communication, de quelque méthode qu’elle s’autorise – ajuste, explicitement ou non, sa prétention, entre ce qu’il peut décrire et ce que les sujets sociaux élaborent eux-mêmes du sens. Les deux dénis symétriques qu’on a pu identifier ici (le tout sémiotique, le tout pragmatique) ne sont sans doute que les solutions les plus commodes, mais les plus assurément fausses, de ce paradoxe.
22 D’ailleurs, dans ce débat, l’affrontement des disciplines est bien souvent produit par ceux qui en connaissent mal la complexité. Et même, peut-être, est-ce une certaine méconnaissance des questions que rencontre la sociologie qui pousse certains chercheurs en Sic à s’autoriser d’elle pour stigmatiser le travail sémiotique. Tous les sociologues sont loin de croire pouvoir ramener le sens à l’action. On trouve une discussion serrée du rapport entre prétention sociologique et prétention sémiotique dans le livre de Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. Dans un chapitre de cet ouvrage, Passeron discute les conditions d’une analyse des pratiques culturelles, à propos de l’image. Sa visée principale est l’art pictural, mais il indique explicitement, à plusieurs reprises, que les questions qu’il pose concernent toute sociologie des pratiques liées à l’image. Logiquement, Passeron pose, en termes impeccables, la provocation que mérite tout travail sémiotique : « Aucun texte, ou icône, aucune marque textuelle ou iconique, écrit-il, n’est jamais si contraignante ou si parlante qu’elle puisse suffire à imposer en tout contexte un pacte de réception assurant la rencontre des attentes du récepteur inscrites dans le texte ou l’icône » [Passeron, 2006 : 425]. C’est, je crois, indiquer définitivement que la sémiotique doit se donner un autre objet que de reconstruire le parcours du sens. Mais à la différence de bien des sociologues Sic (réels ou déclarés) qui fondent leur prétention sociologique sur un déni de l’analyse sémiotique, Passeron indique clairement que celle-ci est une condition indispensable pour qu’une enquête sur des pratiques signifiantes ne passe pas à côté de leur objet. Il demande qu’on s’emploie à identifier « l’ensemble des stipulations, présentes ou non dans l’image, mais toujours inscrites dans sa texture aussi bien dans son contexte », prenant soin de préciser : « Seule la connaissance des ressorts sémiotiques de l’interprétation des images peut informer utilement les protocoles d’une enquête sociologique portant sur les effets propres, artistiques ou non, de la circulation des images » [Passeron : 428]. Les chercheurs qui s’inspirent de Jean-Claude Passeron auront donc grand peine à distinguer ce qui, dans leur travail, relève du sémiotique, du sociologique, du communicationnel : ainsi la recherche menée par Emmanuel Ethis sur les publics des cinémas et des festivals, qui repose sur une analyse de traits sémiotiques qu’il choisit de placer au cœur de son investigation [Ethis : 2004].
4. Problématique communicationnelle, prétention limitée
23 Ce qui me semble intéressant, dans cette façon de poser le problème, c’est qu’elle prend acte des questions soulevées dans l’espace de jeu entre les disciplines, sans essayer, ce qui serait sommaire et dérisoire, de les résoudre par un arbitrage entre lesdites disciplines ou par un recours à leurs déontologies respectives. La question même qui est ici débattue s’est, je crois, posée entre Barthes et Greimas au fil des années soixante-dix. Entre eux, c’est-à-dire, non pas dans leur dialogue – fort difficile – mais dans l’espace entre leurs façons symétriques déjouer le paradoxe de la polyphonie : tandis que le Greimas fondateur de l’école de Paris s’employait à assurer le langage et la méthode contre le singularité de l’interprétation, le Barthes des cours au Collège de France résistait à toute formulation du sens, présentant son discours comme préparatoire au réel travail interprétatif des autres5. En somme, l’un s’employait à absenter l’activité interprétative des sujets tandis que l’autre cherchait à absenter la force de sa propre analyse.
24 Il me semble que beaucoup de chercheurs en Sic essaient de trouver une manière, non pas d’échapper à cette alternative, mais de composer avec elle honnêtement. Peut-être même les Sic ont-elles accueilli, tout particulièrement, ceux que les diverses solutions extrêmes au problème de la prétention de connaissance ne satisfaisaient pas, eussent-elles pour elle le prestige de l’école ou la rigueur de la formalisation. Je crois qu’ils rejoignent en cela Christian Metz, qui a particulièrement expérimenté et théorisé la question de la prétention de l’analyse sémiotique (dans ses termes, sémiologique) parce qu’il a été très exposé aux stigmatisations de son projet. Par exemple, dans l’entretien qu’il a donné à André Gardies pour Cinémaction [Metz, 1991] Metz décrit très clairement le lien qui s’est établi, à son insu mais de façon irrépressible, entre les modes de diffusion et de reformulation du projet sémiologique, les malentendus et stigmatisations que ces reformulations ont engendrées, et l’exigence qui s’est posée à lui, en retour, de définir une prétention limitée pour le projet sémiologique. Je trouve que la façon dont il pose le problème a gardé son actualité, ou même reprend de l’actualité. En effet, le théoricien du cinéma rappelle le double processus de récriture dont la sémiotique a fait l’objet, par ceux qui ne l’ont pas comprise pour avoir voulu la schématiser et par ceux qui l’ont isolée en voulant faire école. Il pose la question essentielle de l’inventivité du discours sémiologique et des limites que lui pose le fait de vouloir à tout prix stabiliser et normaliser les méthodes et les terminologies.
25 L’espace pour penser une prétention limitée de la sémiotique me semble ouvert. La sémiotique ne peut dire le sens, même le sens normal ou moyen, qui n’existe pas. Elle peut décrire certaines conditions dans lesquelles se développent les pratiques signifiantes. Il me semble que certaines recherches en Sic ont apporté une contribution particulière à ce projet, parce qu’elles ont été particulièrement attentives aux conditions dans lesquelles la communication institue le sens et les relations d’interprétation. Je me limiterai ici à un exemple. Au moment où Christian Metz plaidait ainsi « une sémiologie ouverte, étrangère à tout esprit d’école, ne condamnant pas ce qui se fait en dehors d’elle, et poursuivant paisiblement son travail de proposition » [Metz, 1991 : 91], il discutait une théorie de l’énonciation au cinéma qui devait peu à peu se développer comme une théorie de la communication médiatisée. Ce qu’il avait d’abord caractérisé comme étant le plan « cinématographique » par rapport au plan « filmique », se trouvait ainsi décrit comme une modalité matérielle de médiatisation des rapports de communication qui, en tant que telle, modifie non seulement les formes signifiantes, mais les conditions dans lesquelles elles viennent à signifier.
26 Comme l’avait remarqué peu de temps auparavant Eliseo Veron, un tel mode de prise en compte des dispositifs médiatiques engage le rapport entre texte et pratiques bien au-delà d’un calcul des actions réciproques, tel que la pragmatique peut l’envisager [Veron : 1986]. Je me limiterai à cet exemple des recherches qui ont confronté la sémiotique à la nécessité d’analyser réellement la médiatisation, que négligeaient tant le modèle peircien, assez indifférent aux messages complexe, que le modèle greimassien, occupé à déplier, derrière le cours des signes, l’ordre des grammaires. Les travaux qu’a menés François Jost pour clarifier le rapport entre les propriétés matérielles du dispositif télévisuel, les croyances et savoirs qu’il demande au public et les formes de son texte me semblent un exemple de ce type de prétention limitée de la sémiotique, comme ceux de Roger Odin sur la construction des postures spectatorielles, ceux de Jean Davallon sur les multiples plans de sémiose de l’exposition, ceux que mène l’équipe à laquelle j’appartiens sur l’écrit d’écran et le rôle du programme informatique dans la transformation des médias.
27 Il n’est pas question de présenter ici ces recherches, je souligne seulement la façon dont elles redéfinissent les termes du débat sur les prétentions de l’analyse sémiotique. C’est la prise en compte du « lestage technosémiotique » des objets [Davallon, 2004 : 35] qui est à l’origine de ces analyses : une contribution qu’on peut attribuer en partie à la volonté qu’ont manifestée ces auteurs de se confronter à la complexité sociale des objets de communication. Aucun de ces auteurs ne prétend à quelque titre énoncer le sens ni même en reconstruire un parcours « canonique » ; mais tous indiquent clairement des médiations sémiotiques sans lesquelles les processus de communication demeurent incompréhensibles. Ils se distinguent à cet égard fortement de ceux qui expliquent cette communication presque sans les signes : respectivement, les chroniqueurs du métier de présentateur de JT, les collecteurs d’opinion des publics sur les films, les ethnographes de la science en réseaux.
28 On peut ajouter que, dans cette perspective, la prétention sémiotique est aussi un objet d’analyse. L’une des difficultés auxquelles l’analyse sémiotique est inévitablement confrontée est, on l’a vu, qu’elle doit – c’est toute la richesse des pratiques signifiantes – faire avec la créativité des interprétations sociales. Mais une autre difficulté, non moins riche, concerne la façon dont les moyens de cette interprétation se produisent, se transforment, se fixent. Les débats sur le « code » ou l’« arbitraire » du signe, ceux qui concernent le « contrat », cristallisent tout particulièrement cette difficulté elle aussi assez insoluble. Mais c’est aussi un mode d’analyse de la communication, auquel les recherches précédemment mentionnées contribuent, de s’employer à comprendre comment certaines prétentions sémiotiques qui circulent dans la société trouvent à se fixer, s’imposer, se matérialiser dans des objets.
29 Nous voici passés de la stigmatisation au paradoxe. La prétention sémiotique est paradoxale, elle relève, sans doute, d’un art de l’ajustement et d’une réflexivité de la démarche plus que d’un canon méthodologique. Elle n’est certainement pas un affrontement de la sémiotique et de la communication, qu’arbitreraient des sociologues de l’action. Elle est, simplement, un problème crucial et complexe pour toutes les sciences humaines. Leur scandale, ce sur quoi elles ne peuvent éviter de trébucher.
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Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Yves JEANNERET, « La prétention sémiotique dans la communication », Semen, 23, Sémiotique et communication. Etat des lieux et perspectives d'un dialogue, 2007, [En ligne], mis en ligne le 19 juin 2009. URL : http://semen.revues.org/document8496.html. Consulté le 09 décembre 2009.
Auteur
Yves JEANNERET
Université Paris Sorbonne Paris IV