l'Antichrist a écrit :
La question posée est intéressante car la notion de nature est sans doute lune de celles dont lhistoire de lart fait le plus usage. Or la signification de ce terme fluctue constamment du fait que cest lune de ces notions essentielles par rapport auxquelles une société définit sa culture. Chaque époque en propose une acception différente. Il faut donc observer ce que lon a entendu par nature à des moments divers de lhistoire de lart occidental.
Que les spécialistes en histoire de l'art pardonnent les limites de cette succincte présentation...
Au Moyen Age, le monde est perçu comme la création de Dieu. Ainsi, la " réalité invisible de Dieu devient visible et intelligible à travers les choses que Dieu a créées ". Tous les théologiens du Moyen Age disent en des termes voisins que la nature nest quun livre immense, écrit de la main de Dieu où, pour qui sait en déchiffrer le texte, la présence du créateur est décelable. " Les choses matérielles ne sont que les métaphores des choses spirituelles ", écrit Hugues de Saint Victor. En conséquence, dans un art qui est tout entier religieux, et qui a pour fonction dillustrer ou de renforcer les vérités de la foi, les peintres ou sculpteurs ne cherchent pas à imiter fidèlement la nature. Les formes quils lui empruntent ne sont que des supports de sens : toute ville derrière une crucifixion est à la fois Jérusalem, cité de Palestine où Jésus fut condamné à mort, et la métaphore de la Jérusalem céleste où le croyant, grâce au sacrifice du Christ, a lespoir daccéder ; le jardin de roses ou la prairie close où poussent violettes, plantain et fraisiers, et où la Vierge se repose, tenant lenfant Jésus sur ses genoux, est figure de " lhortus conclusus ", le jardin clos, lui-même métaphore de la virginité de Marie, dont parle le Cantique des cantiques, et toutes les fleurs et plantes qui y poussent sont symboles de la maternité de la Vierge et de ses diverses vertus, humilité, foi, charité, etc... Lapparence des objets sera fonction des significations dont ils sont les supports : au tympan dAutun les justes qui se présentent au jugement dernier sont droits, images de la rectitude, tandis que les méchants sont cassés en deux, brisés par le péché. La taille des personnages est indice de leur degré de dignité : sur les enluminures, ou au porche de léglise romane de saint Trophime dArles, Dieu est le plus grand et les saints dépassent les hommes ordinaires. Lexemple le plus caractéristique de cette conception de la nature comme miroir du monde spirituel est peut-être la représentation du monde dans les manuscrits. Jusquà la fin du XVe siècle, le plus souvent les mappemondes prennent la forme dun disque entouré par la mer, où les trois continents dont parle la Bible, lorsque Noé partage la terre entre ses fils, sont séparés par la Méditerranée, le Nil et le Don. Or le Nil et le Don sont dans le prolongement lun de lautre, diamètre horizontal du disque, et la Méditerranée est verticale, coupant en deux la moitié inférieure du disque, de sorte que la terre circulaire, forme parfaite de la création divine, est timbrée dune croix, symbole prophétique du salut par le Christ de lhumanité. Tout lart du Moyen Age est ainsi dépendant, non de ce que sont les choses, mais de leur vocation mystique, et la nature nest quun réservoir de symboles des vérités de la foi.
Tout change à la Renaissance quand la culture se laïcise et que les valeurs humanistes supplantent les critères théologiques du jugement. Lart poétique dHorace propose comme raison de la création artistique limitation dune nature définie comme lunivers des apparences et des comportements, tandis quAlberti dans son traité De la peinture, expliquant les règles de la perspective, expose les moyens pratiques de figurer illusoirement le monde et de lorganiser en scène théâtrale où représenter des histoires. Cest désormais le souci de vraisemblance qui régit la représentation. Dans le Décaméron, Boccace loue Giotto de peindre les objets si fidèlement quon peut se méprendre et les croire réels. Poussin pourra, quant à lui, affirmer que la peinture est " une imitation faite de lignes et de couleurs, en quelque superficie, de tout ce qui se voit sous le soleil ". Lart se définit dès lors comme mimesis.
Cependant, à peine formulée, cette théorie se divise en deux tendances qui ont chacune leurs mythes fondateurs, lhistoire de Zeuxis qui, pour représenter la divine beauté dHélène, eut recours à plusieurs jeunes femmes, car aucune ne pouvait lui offrir limage de la beauté parfaite, et lexemple contraire de Praxitèle qui trouva en Phryné un modèle satisfaisant pour figurer Aphrodite. Dune certaine façon, le premier récit correspond à la tradition platonicienne qui ne voit dans les objets et les événements concrets quun reflet atténué du monde des Idées, seules à participer du Beau en soi, tandis que le second ratifie la conviction aristotélicienne quil ny a pas de monde didées transcendantes et que le but de lart est, non pas dessayer de sapprocher dun Beau idéal, mais de donner des équivalents adéquats des beautés naturelles. La tradition académique qui va sinstaurer au XVIe siècle, et dont Bellori ou Félibien se font les chantres au XVIIe siècle, est fondée sur un compromis : Aristote en effet distingue la nature naturée, lensemble des apparences, de la nature naturante, le principe créateur des formes naturelles. En fixant pour but à lart dimiter la nature naturante, de rivaliser avec sa capacité de création, on définit loeuvre dart comme complément, et non redoublement, de la nature et comme figuration idéalisée du réel. Cette exigence sera sans cesse réaffirmée au cours des siècles et Paul Klee témoigne de son durable effet quand il dit que " lart doit révéler et rendre visible linvisible ", cest-à-dire, pour lui, la beauté.
Cependant sous linfluence dAristote et dHorace, qui tous deux avaient fait un parallèle entre littérature et peinture, se développe la théorie complémentaire de lut pictura poesis : le but de la peinture est le même que celui de la littérature, décrire les hauts faits des dieux, des héros et des grands hommes, et en donner des comptes rendus séduisants qui du même coup les érigent en modèle daction. La quête de la beauté se redouble dintention morale et la mimesis se restreind à limitation de la " belle " (entendu au sens de " digne dadmiration " ) nature humaine. Alberti navait-il pas dailleurs expliqué que lintérêt essentiel de la perspective était de permettre dorganiser un espace où raconter clairement des histoires ? Une théorie des genres picturaux va en résulter qui classe les genres selon une échelle de dignité morale, à la manière de la hiérarchie des genres littéraires, qui juge lépopée plus respectable que la tragédie, et celle-ci que lépître, etc..., tandis que la comédie qui emprunte ses sujets au quotidien est au bas de léchelle. En peinture, le genre le plus haut est la peinture dhistoire, qui raconte des épisodes de la vie du Christ, des saints ou des personnages bibliques ou les incidents de la fable, aventures des dieux de la mythologie ou des héros de la littérature, antique de préférence ; puis vient le portrait, digne de respect parce quil représente lhomme, qui est à limage de Dieu ; suit la peinture de scènes où figurent des animaux, êtres vivants ; enfin viennent le paysage et la nature morte. On comprend ainsi pourquoi, exception faite des Pays-Bas, il ny a pratiquement pas de peinture de paysage pour lui-même avant le romantisme. Le paysage nest conçu que comme le décor des actions et des histoires qui y prennent place. Poussin, si renommé pour léquilibre de ses paysages, les construit comme des harmoniques narratifs et visuels des histoires figurées sur ses tableaux : villes, ponts, collines et bosquets darbres qualifient de leur présence le statut des personnages, rois ou bergers, serviteur du temple ou ermite, et accordent leurs masses à la disposition des groupes de personnages. Ceux qui, comme Vernet ou Constable, sintéressent au paysage pour lui-même ne le conçoivent pas sans personnages. Tous les peintres, de toute façon, composent leurs paysages, qui à lexception des veduta, de Venise ou de Naples, tableaux-souvenirs pour touristes fortunés, mais bourrés dune foule de personnages ne sont pas images de sites vrais, mais, conformément à lexigence didéalisation de la nature, lieux imaginaires syncrétiques, sinon plus vrais, en tout cas plus beaux que nature.
Cest donc surtout de la nature humaine que se préoccupe lart humaniste. Lessing, au XVIIIe siècle, écrira encore dans le Laokoon que " la plus grande beauté corporelle ne se trouve que dans lhomme, et chez lui seulement dans la mesure où elle est idéalisée ", et il ne fait pas de doute que David ou Ingres sont daccord sur ce point. Cette idéalisation prend trois directions. Idéalisation formelle dabord : le genre du nu (ou les portraits de Vénus, dApollon ou des martyrs plus ou moins dénudés) se prête plus particulièrement à la recherche de la beauté corporelle ; idéalisation morale ensuite : les héros sont positifs, et Achille, Hector, saint Jean et saint Georges, Roland ou Renaud exemplifient les vertus quils illustrent par leurs actions ; idéalisation narrative enfin : cest le problème du decorum, principe de bienséance et de conformité des réalités figurées à ce qui est décent et de bon goût, dont on peut mesurer la rigueur à quelques récriminations célèbres, Ghiberti accusant Donatello davoir donné à son Christ en croix le corps dun paysan, ou les contemporains reprochant à Michel Ange davoir représenté dans son Jugement dernier des personnages jeunes et vieux, aux vêtements agités par le vent ; or il est écrit quen ce jour ultime il ny aura plus ni âge ni difformités, et il ne saurait y avoir de vent là où le temps sest arrêté. On le voit, la bienséance confond ici décence, vérité historique ou théologique et conformité au texte dorigine. Pour les mêmes raisons on reprochera à Poussin de ne pas avoir fait figurer dans son tableau dEliezer et Rebecca les dix chameaux que mentionne la Bible.
Aux temps de la mimesis et de lut pictura poesis, le grand art qui ne saurait être que dhistoire nest ainsi le plus souvent que la traduction, lillustration ou le commentaire des textes religieux ou classiques, et la nature quil imite est non seulement humanisée et idéalisée, mais aussi moralisée et édulcorée.
La traduction en 1674 du Sublime de Longin, auteur grec et donc méritant considération, avait jeté quelque désordre dans cette conception policée de lart, de la nature et du beau, car Longin trouvait dignes dadmiration des spectacles désordonnés de la nature ou les scènes de terreur susceptibles démouvoir la sensibilité de lartiste. Au cours du XVIIIe siècle, le basculement ainsi amorcé, de critères intellectuels et moraux, fondés en raison et prétendant à luniversalité, à des critères subjectifs et émotifs, justifiés par la sensibilité dun individu, ne fit que saccroître. Diderot définit la nature comme ce qui touche la sensibilité et émeut limagination. Rousseau confond les deux en enthousiasme ou en extase. Tous deux trouvent beau le singulier, le particulier, sintéressent aux aspects concrets et transitoires du réel. Le règne de luniversel et du générique touche à sa fin, ainsi que la morale du juste milieu : les cimes glacées des montagnes, la tempête sur le lac, bientôt, avec Chateaubriand, le désert, la forêt obscure, tout ce qui est démesuré, suscite ladmiration, mais aussi le détail, la plante, le brin dherbe, la pierre à la forme curieuse. La nature est un réservoir inépuisable de formes, de spectacles et de sensations susceptibles de faire éprouver un sentiment de la beauté détaché de toute préoccupation ou finalité morale, et ce sentiment a valeur universelle : les émois du vicaire savoyard sont ceux de tout homme sensible. Par là Rousseau ouvre la voie à Kant pour qui la nature ne cesse de produire de belles formes capables de provoquer lexpérience de la beauté, et pour qui le beau est ce qui procure une satisfaction désintéressée, qui plaît universellement sans concept.
Si Kant met laccent sur la faculté de la nature démouvoir, Hegel, théoricien de lart romantique, insiste plutôt sur la capacité de lartiste dêtre ému. Ce nest pas la nature en elle-même qui est belle, cest la manière dinterpréter ses spectacles qui lest : la beauté dun paysage au clair de lune nest que le produit de la façon particulière de lappréhender, le fruit de la subjectivité de lartiste, un état dâme et non un état de fait. La signification que lon trouve aux paysages ne leur appartient pas, mais leur est affectée par celui qui les observe ou les représente. Lart du paysage pictural ne consiste dailleurs pas à essayer de représenter fidèlement les formes de la nature, mais à exprimer les émotions ressenties devant elle, à définir par rapport à elle une attitude de lesprit, admiration, angoisse, sérénité, etc... Ainsi " la nature est une source où lart ne peut se dispenser de puiser ", mais cest lesprit humain qui crée loeuvre dart et celle-ci ne saurait être simple imitation de la nature, car redoubler ses spectacles est oeuvre mécanique, indigne de lesprit. La nature et lart appartiennent à deux ordres différents. Lart sapproprie les spectacles de la nature et lartiste sen sert pour exprimer et donner à connaître son monde intérieur. Lart est donc relation dune extériorité (la nature qui intéresse les artistes romantiques de Ruysdael à Turner sera essentiellement celle des paysages, et dune intériorité, qui exerce librement ses capacités dinterprétation subjective, sans nul souci duniversalité ou de decorum).
Cette conception des rapports de l'art et de la nature, de l'esprit et de la matière, sera infléchie dans un sens mystique par Schelling. Pour lui la nature a une âme et est constituée d'un ensemble de principes antagonistes tendant à leur mutuelle destruction qui, tantôt s'affrontent violemment (tempêtes, météores), tantôt s'équilibrent harmonieusement (le calme après, ou avant la tempête). La beauté et la vérité de la nature sont dans ces équilibres et ces tensions qui sont analogues dans leur essence à ceux qui règlent les mouvements de l'âme humaine. C'est ce que dit Baudelaire dans L'homme et la mer :
" La mer est ton miroir, tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer. "
Le sentiment de la beauté (devant une tempête, le calme d'un matin, un vaste panorama ou un étroit vallon) résulte de la reconnaissance de spectacles-métaphores de nos états intérieurs. L'art établit un pont entre la nature image de la grandeur de l'homme, de ce qu'il a de divin en lui et l'homme, conscience réflexive de ces spectacles. Les tableaux de David Caspar Friedrich, qui montrent souvent un personnage solitaire, vu de dos, projection dans le tableau de l'artiste (ou du spectateur), contemplant quelque paysage insolite et grandiose, sont les plus explicites illustrations de cette conception de la nature comme miroir mobile des passions de l'âme et de l'art comme lieu de révélation de cette essentielle correspondance.
La philosophie de Schelling procura des aliments au symbolisme, puis au surréalisme qui voulait, selon le mot de Breton, " élargir l'esprit humain à la démesure du réel ". Mais l'esthétique de Hegel, par la part essentielle qu'elle faisait à la subjectivité et au libre arbitre de l'artiste, était grosse de plus radicales révolutions artistiques. Car, que les artistes se mettent à dissoudre les formes dans la lumière, comme les impressionnistes, à construire les volumes par la couleur disposée en touches juxtaposées apparentes de sorte que se découvre le travail du peintre qui devient le véritable sujet du tableau (comme Cézanne) ou à déconstruire les objets et à disloquer l'espace (comme les cubistes) ou encore à schématiser le réel jusqu'à ce qu'il ne soit plus reconnaissable (comme Mondrian ou Kandinsky), ils ne faisaient que tirer des conclusions de plus en plus antinaturelles de la double postulation de Hegel, que l'artiste est un démiurge et la nature un dictionnaire où l'artiste puise librement pour composer son discours.
Celui-ci a été tour à tour un discours amoureux de Dieu, puis de la nature humaine, avant de l'être de la nature élémentaire et atmosphérique, et enfin d'être un discours amoureux de lui-même, quand la peinture et la sculpture, avec le cubisme, se firent réflexives, spéculaires, spéculation sur leurs modalités d'être et d'apparaître. Vint alors le temps où l'art ne se préoccupa plus de nature, quelle que soit la définition que l'on prête à ce mot. La rupture entre art et nature fut solennellement proclamée au moins deux fois, par Malevitch peignant son abstractissime et dénaturé carré blanc sur fond blanc et par Marcel Duchamp exposant son sèche-bouteilles ou sa roue de bicyclette qui, pour être oeuvres d'art, doivent renoncer à leur statut naturel. Depuis, le discours de l'art ne peut plus être discours amoureux de la nature, tout au plus flirt néo-réaliste ou néo-expressionniste, ou concubinage du pop art ou de farte povera, mais sans passion, car l'art est désormais exercice du simulacre.
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