La recherche historique sur le judaïsme du deuxième Temple se trouve aujourd’hui dans cette étrange posture de devoir justifier l’usage des ses sources textuelles lorsque celles-ci relèvent de la littérature rabbinique. Il n’est certes pas mauvais d’être contraint de vérifier ainsi, avant toute recherche, la fiabilité de ses outils. En l’occurrence on doit cette exigence méthodologique pour l’essentiel à Jacob Neusner. Au travers d’une abondante production littéraire, celui-ci a en effet peu à peu imposé à une partie de la recherche scientifique, la thèse de l’impossibilité de recourir à la littérature rabbinique comme source pour l’histoire juive des premiers siècles de notre ère, en général, et pour l’histoire de la halakha en particulier. S’agissant de l’usage de la littérature rabbinique comme source, plusieurs questions doivent cependant être distinguées : d’une part la cause et la validité scientifique de ce quasi interdit. [1] Nous nous efforcerons de les comprendre à partir de l’analyse de la méthode qui le sous-tend. Il faut envisager d’autre part un certain nombre d’interrogations d’ordre philologique et textuelle, soulevées par Peter Schäfer et quelques autres philologues allemands contemporains. Leur argumentation fut en effet d’abord exposée de façon si radicale qu’elle a paru, un temps, remettre en cause la possibilité même d’une approche historique de l’ensemble de la littérature rabbinique. [2].
1. Jacob Neusner et l’histoire de la halakha
Le système de Jacob Neusner repose sur ces deux piliers : a) une méthode d’étude et de datation des traditions textuelles ; b) une théorie historique de la transmission de la halakha, des Pharisiens aux Sages de la Michna. Il convient d’abord de comprendre en quoi consiste « la méthode » puisque c’est sur elle que Jacob Neusner a fondé son autorité scientifique en matière de littérature rabbinique.
1.1. La méthode
L’alpha et l’oméga, le pivot de la réflexion neusnérienne résident dans un déni systématique de l’authenticité des attributions des opinions et décisions halakhiques aux différents Sages, telles que les conserve la littérature rabbinique. Jacob Neusner a remis systématiquement en cause toute datation (même relative) des traditions talmudiques fondée sur ces attributions. Ce rejet absolu constitue la pierre angulaire du neusnérisme, entendu comme théorie de l’histoire de la halakha. [3] Sur quoi est fondé ce rejet ? Avant même d’entrer dans les détails de l’argumentation, il faut noter que ce rejet méthodique postule une théorie implicite de la falsification et/ou de remaniement(s) ultérieur(s) des textes par leurs différents éditeurs-compilateurs. S’il n’y a pas eu de remaniements postérieurs à la première attribution, celle-ci est en effet originale : dès lors, qu’elle soit « authentique » ou non (c’est-à-dire qu’elle exprime ou non les mots exacts employés par tel Rabbi historique dans telle circonstance précise), cette opinion se voit attribuer, dès l’origine de la tradition, un rang chronologique dans la succession diachronique des décisions halakhiques, rang indiqué par la génération du Sage à qui on l’a attribuée. On peut donc établir, pour chaque recueil rabbinique, en particulier pour les plus anciens (Michna, Tosefta, midrachs halakhiques, Talmud de Jérusalem) une chronologie relative de l’histoire halakhique, elle-même bornée par les terminus ad quem de la date admise des compilations écrites. C’est cette opinio communis ancienne que Jacob Neusner et ses élèves ont voulu remettre en cause. Le problème est que toute théorie du remaniement ou de la falsification soulève elle-même des difficultés plus nombreuses que celles qu’elle prétend résoudre. Première difficulté : le caractère systématique et cohérent des attributions. Défendant contre Neusner la thèse de la validité générale des attributions rabbiniques, Ze‘ev Safrai a ainsi développé l’argument de la cohérence du système qu’elles font apparaître. [4] Il se dégage en effet de ces attributions, distribuées dans l’ensemble du corpus michnique, l’image d’un système, organisant les unes par rapport aux autres ces centaines d’opinions attribuées à des dizaines de Sages : par exemple, toujours le même Sage se verra attribuer le ou les même[s] maître[s]. L’existence même de cette distribution systématique ainsi que sa cohérence distributive, semblent impliquer la validité d’ensemble des attributions. Car même si celles-ci ne sont probablement pas « authentiques » (au sens où elles ne reproduisent pas les ipsissima verba de chacun des Sages nommé) et même en considérant le nom de ces Sages comme de simples signifiants, [5] au moins ces attributions sont-elles systématiques. Cet « argument structural », dans la mesure où il est vérifié, est évidemment décisif. Ze‘ev Safrai et Richard Kalmin posent également à ce sujet la question du cui podest : « Who could have invented such a consistent system comprising many dozens of rabbis and many hundreds of dicta ? » [6] Richard Kalmin développe cet argument « économique » : certes, on ne peut en principe absolument exclure, ni l’existence de remaniements ultérieurs, ni l’idée (implicite chez Jacob Neusner) que « later editors might have created these [i.e. les attributions des opinions aux Sages] and numerous other features of Talmudic discourse. » [7] Cependant cette hypothèse des remaniements suppose un véritable génie inventif et une dépense d’énergie considérable, sans qu’on voit bien ni le but ni l’intérêt de l’entreprise. Les raisons de ces remaniements gagneraient à être explicitées. [8] La cohérence interne, globale et structurelle du système des attributions apparaît ainsi comme un élément conduisant à le considérer, dans l’ensemble, comme originel. [9] Selon la méthode classique s’appuyant sur la succession des générations de Sages, les attributions rabbiniques permettent donc bien d’établir une chronologie relative de l’histoire de la halakha. Pourquoi et comment un chercheur de l’envergure de Jacob Neusner en est-il donc venu à remettre aussi vigoureusement en cause ce système rabbinique d’attribution des dicta ? La réponse tient en partie à ce qu’il a nommé à plusieurs reprises « sa méthode ». [10] Jacob Neusner a été conduit à établir la fausseté générale des attributions rabbiniques par le recours à une technique critique de son invention, systématiquement appliquée aux traditions halakhiques. Elle consiste, pour l’essentiel, à croiser ces deux types de données : a) les attributions regroupées par générations de Sages ; b) la succession « logique » des éléments du raisonnement halakhique. Lorsque ces deux séries coïncident, les attributions peuvent être validées ; lorsqu’elles divergent elles sont jugées fausses. [11]. L’attestation d’un nombre suffisamment élevé de « falsifications » a ensuite conduit Neusner à remettre globalement en doute la validité et la véracité du système rabbinique des attributions. Jacob Neusner admettait lui-même qu’il n’y avait guère d’autre enseignement historique à tirer de sa « méthode » que cette espèce de vérification : « All I claim (…) is that the method of correlating logical and generational sequences allows the proposed historical results (…) to undergo tests of falsification and verification. » [12] Cependant les conséquences de cette « vérification » ont lourdement pesé dans la recherche historique sur le judaïsme ancien et l’histoire de la halakha. Mais cette « méthode » repose sur une série de présupposés théoriques arbitraires et/ou irrecevables. En premier lieu le choix arbitraire d’un « sujet » halakhique et la détermination d’une « logique » du raisonnement halakhique. Comme cette « logique » halakhique est elle-même fondée sur l’étude de la halakha qu’elle est censée rendre possible, on rentre ici dans une forme caractéristique de raisonnement tautologique. [13] Un autre point décisif réside dans l’affirmation qu’une décision halakhique acquise ne pouvait plus être remise en cause par une discussion ultérieure. Tout le système neusnérien repose sur cette conviction. En effet la comparaison de ses deux séries, les attributions regroupées par générations d’une part, la succession logique des décisions halakhiques d’autre part, n’est opérante pour juger la validité des attributions que dans la stricte mesure où la succession logique des opinions est elle-même à la fois diachronique et indiscutable. L’ordre de succession des opinions sert en effet à Neusner d’étalon et de référence pour évaluer la validité chronologique des attributions. Il est donc impératif que la succession logique des décisions soit à la fois : immuable (c’est-à-dire que la logique halakhique repérée par Neusner soit unique et constante) et surtout irréversible, c’est-à-dire que l’opinion adoptée par une génération ne soit plus remise en cause par une génération suivante. Dans le cas contraire toute la méthode s’effondre, comme il est aisé de s’en rendre compte par le raisonnement : Soient les générations 1, 2 et 3 et la succession des décisions A, B et C. Selon la méthode de Neusner, si la génération 3 se voit attribuer la même opinion A que la génération 1, cette attribution est forcément fausse. Mais si les Sages de chaque génération peuvent reprendre la discussion halakhique à une étape antérieure, la corrélation entre la génération 3 et l’opinion A n’a plus rien de contradictoire avec celle de 1 et A et ne permet donc plus d’opérer aucune « vérification » chronologique. Parfaitement conscient de ce problème, Jacob Neusner a plusieurs fois réaffirmé sa conviction du caractère immuable et irréversible des décisions halakhiques. Ce qui l’a conduit à remettre en cause un autre critère textuel classique des études halakhiques, selon lequel les opinions et décisions anonymes (c’est-à-dire non attribuées à un Sage particulier) ont été les plus anciennes. Ce critère est fondé, inter al., sur la façon dont la Michna a rendu compte de sa propre élaboration, dans un passage fameux conservé dans la tosefta Ed I 1 : « Quand les Sages se rassemblèrent dans le vignoble de Yabné, ils dirent : à l’avenir (il y aura) un temps durant lequel un homme cherchera une parole des mots de le Torah et il ne trouvera pas, des mots des commentateurs et il ne trouvera pas. (…) ils dirent : commençons par Hillel et Shammaï. » Ce passage est généralement compris comme l’expression des principes ayant présidé au système rabbinique des attributions. On en déduit que les opinions « anonymes » furent celles dont la mémoire des Tannas ne parvenait plus à identifier l’énonciateur et, par conséquent, qu’il s’agissait d’opinions parmi les plus anciennes. On rencontre à plusieurs reprises, dans la littérature rabbinique, des discussions halakhiques dans lesquelles des opinions nommément attribuées s’opposent à de telles opinions anonymes. Pour Jacob Neusner l’existence de telles discussions démontre l’impossibilité du postulat d’une plus grande ancienneté des opinions anonymes puisque, selon son principe d’autorité acquise, aucun Sage ne pouvait plus discuter une opinion halakhique plus ancienne. Toute opinion anonyme apparaissant dans le cours d’une discussion doit donc être datée de la génération à laquelle sont attribuées les opinions qu’on lui oppose. [14] Élargissant son propos, Jacob Neusner conclut ensuite de ce principe que les Sages ne discutent et ne polémiquent jamais qu’entre gens de la même génération, puisqu’ils ne reviennent en aucune circonstance sur des décisions plus anciennes. Mais ce principe de l’autorité acquise, pierre angulaire du système de Jacob Neusner, ne correspond à rien dans la littérature rabbinique. Car, si l’on peut naturellement admettre que ce qui est reçu est nécessairement plus ancien, à l’inverse tout ce qui est plus ancien n’est pas nécessairement autoritaire et accepté. À rebours de ce postulat de l’irréversibilité des décisions halakhiques, la Michna établit explicitement et à plusieurs reprises leur labilité. On n’en donnera ici qu’un exemple, tiré du traité Édouyot. La michna Ed V 6-7 narre un épisode de la vie de R. Aqabeya ben Mahalaleel. Elle expose comment ce Sage, respecté de tous, refusa la position de président du Bet Din de tout Israël, parce que ses collègues mettaient comme condition à sa nomination qu’il renonçât à quatre de ses opinions halakhiques. [15] Dans la suite du récit, R. Aqabeya, sur son lit de mort, demande à son propre fils de renoncer, contrairement à lui-même, à maintenir ces opinions particulières. Pourquoi ce revirement ? Parce que, explique le Rabbi, ces quatre décisions faisaient autorité parmi les Sages auprès desquels il les avait apprises ; il ne lui convenait donc pas de les renier. Mais elles sont devenues minoritaires du temps de son fils et celui-ci doit se rallier à l’opinion dominante de son époque (M.Ed V 7) : « Moi je l’ai entendu de la bouche d’une majorité et eux l’ont entendu de la bouche d’une majorité ; moi je m’en tiens à ma tradition, et eux s’en tiennent à leur tradition. Mais toi, tu as entendu de la bouche d’un seul et de la bouche de la majorité. » [16] Ce petit récit montre clairement qu’une jurisprudence halakhique adoptée en un certain temps et un certain lieu pouvait être remise en cause ultérieurement, en un autre temps et un autre lieu. [17] Ce point établi, « la méthode » de Jacob Neusner perd alors l’essentiel de sa pertinence : ses conclusions sur l’ancienneté ou non de telle ou telle tradition rabbinique ne trouvent plus guère de fondement.
1. 2. La question de la transmission de la Torah orale
Le deuxième pilier du système de Jacob Neusner consiste en une théorie historique originale de la transmission de la halakha, pharisienne puis rabbinique, que l’on peut résumer ainsi : la halakha pharisienne fut transmise par écrit jusqu’aux Sages de Yabné (circa 70-90). Ceux-ci décidèrent alors, pour des raisons d’efficacité politique, d’imposer une transmission orale de la halakha. On en revint ensuite à la transmission écrite, avec la (les) compilation(s) des Sages de Usha (générations de Meir, Aqiba et Judas ha-Nassi, circa 120 à 200). La question de la transmission orale est liée à un débat plus large, classique et ancien, puisqu’il remonte – au moins – à Maïmonide et Nahmanide et qu’il a mobilisé, selon les termes du sociologue et historien Adiel Schremer, « the minds of Jewish scholars for generations » : « Which form of study of the unwritten law was prevalent and common prior to the rabbinic period : midrash or, in this context, mishnah ? » [18] En d’autres termes : les règles religieuses du judaïsme, les règles définissant la manière de vivre juive, règles qu’on ne trouve évidemment pas telles quelles dans la Torah et qu’on peut résumer sous l’appellation générale de halakha, comment furent-elles élaborées, définies et transmises ? Sur la base d’une exégèse de l’Écriture (midrash) ? Ou sur la base d’une élaboration apodictique (mishnah), pouvant impliquer la continuation de la révélation directe ? [19] Cette question est naturellement plus importante pour l’histoire de la halakha que celle, trop générale et imprécise, des conditions du passage de l’oral à l’écrit. Mais on voit bien comment les deux questions peuvent paraître liées, même si la forme que prend ce lien est souvent discutable. [20] Sur ce sujet Jacob Neusner s’est exprimé à plusieurs reprises. En 1971 il publie un ouvrage en trois volumes intitulé The Rabbinic Traditions about the Pharisees before 70, dans lequel figurent deux paragraphes intitulés « Oral Transmission : Defining the Problem » et « Oral Traditions » (t. 3, p. 143-179). Peu avant la sortie du livre, l’auteur a résumé dans un articles du Journal of Jewish Studies ce qui lui en paraissait la principale avancée théorique, c’est-à-dire précisément cette thèse d’une transmission écrite de la halakha pharisienne avant et jusqu’à Yabné. [21] Jacob Neusner développe le raisonnement suivants : a) Il n’existe aucune trace textuelle crédible d’une transmission exclusivement orale de la halakha pharisienne avant la destruction du Temple. [22] b) Tous les mécanismes de la transmission orale ont été créés et mis en place à Yabné – pas avant. Il s’est opéré alors une rupture dans les mécanismes de la transmission de la halakha, rupture inventée et opérée par la génération de Yabné. c) Pour expliquer ce changement, Jacob Neusner propose une hypothèse historique et politique : les Sages de Yabné auraient décidé de transmettre oralement leur halakha particulière (qu’il ont reçu du courant pharisien) afin de lui donner le caractère autoritaire et sacré d’une révélation transmise depuis Moïse selon leur propre technique orale. Ainsi l’autorité morale et religieuse de leur halakha n’aurait-elle pas reposé sur la seule garantie de Rome, mais sur une puissante garantie interne. [23] Seul le premier point du raisonnement (l’absence d’attestation textuelle) offre un argument ; le reste est affaire d’hypothèses. Ce premier point contredit cependant les attestations de plusieurs traditions littéraires juives, rabbiniques et non rabbiniques. Dans la littérature rabbinique, la mention la plus fameuse de l’interdit de mettre la halakha par écrit est attribuée à un tanna de l’école d’Ismaël (b.Git 60b) : « Un tanna de l’école de R. Ismaël a enseigné ceci : celles-ci [i.e. les lois de la Torah] tu les écris, mais tu ne peux pas écrire les halakhot. » Jacob Neusner rejette la validité de cette affirmation dans la mesure où il conteste l’authenticité de cette attribution ancienne à un tanna : « The third-century Amoraic references thus are taken at face value (…) as evidence of pre-70 practice. » [24] On peut admettre en effet que cette baraïta fut mise par écrit dans un recueil et à une époque éloignés de la période concernée. Mais ce doute ne peut pas s’appliquer aux compilations connues sous le nom de « midrachs halakhiques » et qui figurent parmi les écrits les plus anciens de la littérature rabbinique. Dans deux d’entre eux (Sifré 145a sur Dt 33,10 et Sifra 112c sur Lv 24,46) figure un épisode, repris aussi dans b.Chab 31a, mettant aux prises l’un des deux maîtres pharisiens du judaïsme rabbinique (Hillel et/ou Shammaï, selon les versions), avec un prosélyte. Le prosélyte veut savoir combien le judaïsme observe de Torah(s). La réponse très claire du Sage constitue aussi la plus ancienne attestation écrite de l’existence d’une Torah orale : « Il lui demanda : combien de Torahs avez-vous ? Il lui répondit : deux ; la Torah écrite et la Torah orale. » Dans son gros ouvrage de 1971 Jacob Neusner mentionne, une fois, ce récit en lui déniant, sans plus d’explication, toute pertinence démonstrative : « No mention of an Oral Torah or a dual Torah occurs in the pre-70 pericopae, except for the Hillel-and-the-convert story, certainly not weighty evidence. » [25] Ce rejet est pour le moins hâtif. D’autant que des écrits juifs non rabbiniques viennent compléter le dossier d’une transmission orale de la halakha pharisienne. Le premier témoin en est Josèphe, pour qui les Pharisiens se caractérisaient précisément par cette forme particulière de transmission de leurs règles. [26] L’autre témoin de l’ancienne existence des deux types de Torahs, l’une écrite et l’autre orale, est Philon d’Alexandrie lorsqu’il oppose, dans le De specialibus legibus IV 150, les « lois non écrites » aux « lois écrites ». Contrairement donc à ce qu’avance Jacob Neusner, la tradition d’une transmission orale de la halakha pharisienne apparaît ainsi bien documentée. Quant à l’hypothèse explicative historico-politique avancée pour rendre compte de la soudaine rupture qu’il attribue aux Sages de Yabné, Jacob Neusner la remet lui-même radicalement (et étonnamment) en cause dans les pages qui en suivent l’exposé. En effet, qui cette propagande rabbinique, fondée sur l’invention d’une transmission orale depuis le Sinaï, pouvait-elle bien convaincre, se demande-t-il ? Sa réponse est simple : certainement pas les sadducéens, ni les esséniens, ni les chrétiens, ni le simple peuple (the common folk) ; donc seulement les Rabbis eux-mêmes. Toute cette opération complexe aurait ainsi été destinée uniquement par les Sages aux Sages. [27] La publication de son ouvrage de 1971 a suscité un débat assez vif entre lui-même et Joseph Baumgarten, une polémique scientifique qui s’est poursuivie jusque en 1975. [28] Pour l’essentiel Joseph Baumgarten y soulignait d’une part la complexité des questions soulevées, en particulier la co-existence de la transmission orale et de formes limitées de conservations écrites. Il ne pouvait manquer de relever en outre les nombreuses contradictions du scénario historique proposé par Jacob Neusner. Quant au fond de la question, à savoir la transmission orale de la halakhah et son passage à l’écrit, la meilleure analyse récente me paraît en avoir été proposée par Martin Jaffee en 1998. [29] Celui-ci a montré en effet comment la « transmission orale » a pu constituer à la fois une pratique sociale caractérisant la société juive rabbinique, et l’idéologie de cette pratique.
2. Peter Schäfer et les question philologiques
Dans un article de rupture, publié en 1986, Peter Schäfer a déplacé les enjeux du débat sur la littérature rabbinique. [30] Les théories de Jacob Neusner n’y sont pratiquement plus mentionnées. En revanche les conditions de possibilité d’un usage historico-critique de la littérature talmudique y sont profondément remises en question. Schäfer dresse une typologie de l’état de la recherche sur la littérature rabbinique, repérant un certain nombre de méthodes et d’approches scientifiques distinctes. Ce genre de tableau prête inévitablement le flanc à la critique de subjectivisme ; celui-ci n’y manque pas, en particulier lorsque l’auteur assimile toute histoire halakhique à une forme de traditional-halakhik approach, et renvoie celle-ci dans les ténèbres de la théologie systématique. Il me semble qu’on fait là un peu trop bon marché des travaux historiques et scientifiques de Ephraïm Urbach, Jacob Milgrom ou Joseph Baumgarten, pour ne citer que ces trois là. Mais l’essentiel n’est pas là. Pour Peter Schäfer, aucune approche de la littérature rabbinique ne peut prétendre à la scientificité, car son objet n’existe pas. Non seulement les recueils, dont le rassemblement est censé constituer le corpus de la littérature rabbinique, ne sont pas datables, mais, au sens strict, il ne constituent même pas des textes. Les deux éléments qui les caractérisent sont la « fluidité », c’est-à-dire une dimension systématiquement dynamique et ouverte ; et l’impossibilité de les dater les uns par rapport aux autres, ainsi que de les comparer. Peter Schäfer a résumé en ces termes les conclusions auxquelles il était parvenu : « I criticized the tendency dominating modern research to consider the texts of rabbinic literature as ‘entities’, simple, self-contained, composed at a given moment, and thus clearly distinguishable from one another. In contrast to this, I understand rabbinic literature as an open continuum in which the process of emergence is not to be separated or distinguished without further ado from that of transmission, and the process of transmission from that of redaction. » [31] Au terme de cette démonstration, la conclusion est impitoyable : aucune histoire n’est possible à partir de cette non-source constituée de non-textes : « When even the individual work of rabbinic literature – Mishnah, Tosefta, Yerushalmi, Midrashim, Bavli – is no longer a stable quantity, provides no fixed frame of reference within which closed system can be worked out and placed in chronological relation to one another, it becomes extraordinarily difficult, if not virtually impossible, to ask adequate historical questions of the texts, and to answer them. » [32] En conclusion, Peter Schäfer ne voyait plus que deux possibilités ouvertes à l’horizon de sa recherche : considérer l’ensemble de la littérature rabbinique comme un bloc synchronique, a-historique et, renonçant à lui poser aucune question historique, l’aborder exclusivement comme un objet littéraire. [33] Ou bien s’attacher à un rigoureux travail d’édition des manuscrits ; compte tenu du postulat schäferien de l’immense variabilité des écrits rabbiniques, ce travail d’édition devrait nécessairement prendre la forme d’une synopse. Pour le plus grand bonheur de la recherche rabbinique, Peter Schäfer a retenu cette seconde solution, qui nous a valu la magnifique édition synoptique du Talmud de Jérusalem. [34] Comme l’a fait observer un autre grand philologue et spécialiste de l’édition des écrits rabbiniques, Chaïm Milikowsky, ces travaux de Peter Schäfer et de ses élèves ont finalement constitué le démenti le plus éclatant aux démonstrations qu’ils avançaient eux mêmes de l’impossible usage historique et scientifique de la littérature rabbinique. [35] Peter Schäfer lui-même semble avoir dépassé le stade d’un hyper-criticisme textuel et philologique uniquement négatif, puisque, après son édition des manuscrits il a dirigé la publication de plusieurs importants recueils d’études historiques sur le Talmud Yerushalmi. [36] Son introduction de 1998 au premier volume de la série donne en particulier une image plus nuancée, plus pragmatique et, finalement, plus scientifique de son approche de la littérature rabbinique. [37]. Car, en dernier ressort, aucune des – vraies – difficultés repérées par Peter Schäfer ne paraît insurmontable avec les outils de la critique historique et de la philologie. Considérons trois points importants de la critique méthodologique exprimée dans l’article de 1986. a) S’agissant de l’histoire de la halakha, il apparaît à la fois trop rapide et un peu simplificateur de n’y voir qu’une approche théologique et religieuse. De nombreux travaux, menés en particulier sur les écrits halakhiques de Qoumrân, ont montré au contraire la fécondité de cette méthode historique. [38] b) S’agissant de la datation relative des textes et des recueils, et par conséquent de la possibilité de les comparer entre eux, elle soulève indiscutablement un certain nombre de difficultés. Peter Schäfer se livre par exemple à une brillante déconstruction, pleine d’ironie, de l’opinio communis concernant les liens entre le Yerushalmi et le midrach Berechit Rabba, « that the redactor of Bereshit Rabba indeed used the Yerushalmi, but that this Yerushalmi was decidelly different from the Yerushalmi in existence today. » [39] Il n’a pas de mal à pointer la fragilité de ce proto-Yerushalmi disparu sans laisser de traces. Mais l’argumentation est plus brillante que convaincante : ce type de problème textuel et d’interrogation philologique n’est ni nouveau, ni spécifique à la littérature rabbinique. Il n’est guère différent, par exemple, de celui que rencontrent les septantistes confrontés à la question de la « Bible de Josèphe » ou des recensions lucianistes. Les difficultés de datation relatives des textes rabbiniques ne deviennent insurmontables qu’à partir du moment où l’on dénie tout caractère de « texte » à ces écrits. C’est le troisième point. c) Affirmant la « fluidité » essentielle des écrits rabbiniques, Peter Schäfer en conclut à l’absence de tout texte, conçu comme un « ouvrage possédant une identité rédactionnelles ». [40] Il rejette par conséquent toute l’approche philologique classique, considérée comme abusivement « texto-centrée » (werkenzentrienten). Cette critique excessive appelle deux remarques. D’une part la variabilité des écrits rabbiniques, en particulier des plus anciens, n’est pas aussi grande que l’affirme Peter Schäfer. Sa propre synopse du Yerushalmi en a apporté la démonstration ; on y constate surtout des différences de type recensions et/ou variantes scribales. Rien n’atteste en outre que les scribes qui transmettaient ces écrits rabbiniques les aient jamais considérés comme des écrits « ouverts », susceptibles de modifications rédactionnelles importantes. [41]. Mais s’agissant de l’étude du judaïsme du deuxième Temple, pour lequel les écrits et recueils tannaïtiques sont surtout importants, la question de leur caractère textuel ne se pose pas. Comme l’a montré Martin Jaffee (dans le premiers des volumes sur le Yerushalmi publiés par Peter Schäfer), le projet même du Talmud du Jérusalem implique et présuppose l’existence d’une Michna considérée comme un texte clos – et ce qui vaut pour ici la Michna peut être étendu à la Tosefta. [42] Les recueils midrachiques (midrach halakhiques) sont-ils plus « fluides », en raison de leur caractère de gloses ? Chaïm Milikowsky arrive à une conclusion toute différente : « If we compare the two major genres in earlier rabbinic literature, the Mishnah and the Tosefta on one side and the midreshei halakhah on the other, we do not find more fluidity and recensional openness in the midreshei halakhah commentary genre than in the other. » [43] Les écrits tannaïtiques – au moins – offrent ainsi un corpus textuel suffisamment établi pour servir de source à l’histoire du judaïsme ancien.