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La justice française vers une américanisation?

Tribune La procédure du «plaider coupable» fait partie des innovations du projet de loi.

Libération

Parmi les innovations du projet de loi sur l'adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, désormais devant l'Assemblée nationale, figure le «plaider coupable», institution que le ministère de la Justice nous dit empruntée au modèle anglo-saxon. Une procédure qui n'est pas nouvelle en Europe, puisque l'Allemagne et l'Italie l'ont adoptée. Doit-on alors conclure à une vague d'américanisation de la justice dans la vieille Europe ? N'est-ce pas un premier pas vers un système sans pitié comme on le connaît aux Etats-Unis ? Cela pourrait alors être inquiétant pour des Français.

Mais s'il est vrai que la procédure du «plaider coupable» contribue à la dureté extrême de la justice américaine, il est faux de croire que son introduction en France signifierait que sa justice courrait le danger de s'américaniser. La même institution ne produit pas les mêmes effets dans deux systèmes juridiques aussi opposés. Pour comprendre cela, il faut faire le détour par une description de quelques aspects de la culture juridique américaine qui éclairent la spécificité de son «plaider coupable».

A la différence du cas français, le système américain n'a jamais complètement accepté deux principes fondamentaux de droit pénal européen : la légalité et la proportionnalité. Commençons par ce qu'on appelle en Europe le «principe de la légalité». Selon ce principe, chaque norme pénale doit être prévue par une loi d'une manière claire avant d'être appliquée aux délinquants. «Nul ne peut être puni qu'en vertu d'une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée», comme l'exprime la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Ce principe n'est pas accepté dans toute son étendue aux Etats-Unis. Comment est-ce possible ? Pour répondre, il faut dissocier les deux faces du principe de la légalité : d'un côté, le problème de la prévisibilité, de l'autre, le problème de l'exactitude des définitions. Le principe de la légalité est d'abord un principe de la prévisibilité : il exige que le citoyen puisse savoir à l'avance si ce qu'il désire faire a été interdit. Ce qui est accepté aux Etats-Unis aussi bien qu'en Europe.

Mais qu'est-ce qui garantit cette prévisibilité ? C'est là que la tradition continentale européenne diffère du droit américain. Afin que la norme soit prévisible, selon la mentalité européenne, il faut que sa définition soit exacte. C'est une idée que l'on pourrait qualifier de cartésienne. Le métier du juriste, selon cette idée, est de produire des définitions claires. Il s'adonne à la création d'un monde idéal du droit qui correspondra, autant que possible, au monde humain des faits. Un Etat de droit parfait, selon cette conception, serait un Etat dans lequel il n'y aurait qu'une seule définition applicable sans ambiguïté à chaque acte interdit. Certes, le juriste européen n'est pas assez naïf pour ignorer que le monde est trop complexe, et le droit trop maladroit, mais il essaiera, autant que possible, de rester fidèle à son idéal de l'exactitude.

C'est cet idéal qui manque à la common law américaine. Celle-ci n'a jamais souscrit à cette croyance cartésienne d'une correspondance parfaite possible entre le monde idéal du droit et le monde des faits. Pour le common lawyer, le monde du droit est un monde d'une pluralité de possibilités ; ceci vaut aussi pour le droit pénal, qui est, comme tout le droit américain, voué à l'esprit de créativité autant qu'à l'esprit d'exactitude. Le juriste n'identifie pas «la» bonne norme. Il joue, d'une façon créative, avec des possibilités de définition, dans son droit pénal comme dans son droit des contrats.

Tout cela paraît étrange du point de vue européen, qui estimera ce jeu créatif comme étant nettement incompatible avec le principe de la prévisibilité. Mais, du point de vue de la philosophie du droit, l'Européen aura peut-être tort. Logiquement, ce n'est pas vrai qu'un système créatif soit nécessairement un système manquant de prévisibilité, car on peut bien prévoir des possibilités multiples. C'est précisément cela la façon d'aborder le problème de la prévisibilité depuis l'essor de la science de la statistique. En fait, ce qu'on trouve aux Etats-Unis, c'est une idée de la prévisibilité en droit qui a une parenté étroite avec les idées de la statistique, ou même avec les prévisions météo.

Voilà la première différence profonde de culture juridique qui figure à l'arrière-plan du «plaider coupable» américain. Le procureur français tente, autant que possible, d'identifier la bonne norme portant sur la culpabilité du délinquant. Le procureur américain, en revanche, jouit normalement de la possibilité de proposer plusieurs définitions du délit de l'accusé. Par conséquent, la négociation avec le parquet américain est quelque chose de très différent d'une négociation avec le parquet français, car elle ne porte pas sur le même objet. En France, on s'imagine un ordre dans lequel le procureur peut proposer à l'accusé un allégement de la peine en échange de la reconnaissance de sa culpabilité du délit qu'il a commis. Aux Etats-Unis, il s'agit le plus souvent de charge bargaining, d'une négociation dont la marchandise est la définition du délit lui-même. Aux Etats-Unis, le procureur menace d'inculper l'accusé d'un délit plus grave, s'il n'accepte pas une responsabilité pénale pour un délit moins grave. Pour l'accusé, ce procédé lui donne souvent l'impression d'assister, non pas à une détermination de culpabilité, mais à un jeu à la roulette, où son destin dépend de l'adresse de son avocat et de l'humeur du procureur.

Ce «droit météo» des Etats-Unis est fort troublant. Mais il ne serait pas si troublant si les peines américaines n'étaient pas aussi dures. Mais, justement, elles le sont. Cette fois, ce qui fait défaut aux Etats-Unis c'est le «principe de la proportionnalité», qui est un principe essentiel du droit pénal moderne de l'Europe. Selon celui-ci, la peine doit être proportionnée à la gravité du délit. A chaque type de délit correspond une peine jugée adéquate. Tout comme le principe de la légalité, le principe de la proportionnalité n'est pas complètement inconnu aux Etats-Unis, mais il joue encore ici un faible rôle. C'est ce dont témoigne une récente décision de la Cour suprême américaine approuvant une peine d'emprisonnement de vingt-cinq ans pour le vol d'une canne de golf. Par conséquent, la négociation entre le parquet et l'accusé aux Etats-Unis peut facilement dégénérer en une «négociation» au cours de laquelle l'une des parties prenantes menace de peines d'emprisonnement d'une durée de douze ou vingt-cinq ans, exigeant en échange que l'autre accepte d'être emprisonné pour «seulement» deux ou cinq ­ et cela dans une prison américaine. Choix monstrueux. Mais notre Cour suprême a décidé qu'il s'agissait d'un choix libre, en se prononçant sur un cas dans lequel un procureur avait proposé l'alternative entre une peine de cinq ans d'emprisonnement ferme et l'emprisonnement à perpétuité.

Ce sont des dangers qui ne seront jamais présents dans une France qui garde sa fidélité aux principes de la légalité et de la proportionnalité, tels qu'elle les conçoit. L'exactitude dans le droit, la métaphysique cartésienne du droit, quelles que soient ses faiblesses philosophiques, reste le bouclier de l'accusé dans son procès, et également dans toute négociation avec le parquet.

Ainsi, le grand danger n'est pas que le «plaider coupable» s'introduise en France, mais plutôt qu'on puisse oublier les principes fondamentaux de la tradition européenne, surtout le principe de la légalité. C'est un vrai danger, surtout à l'égard de la criminalité organisée, ciblée elle aussi par le nouveau projet de loi. Si j'ai quelque chose à demander à mes amis français, ce serait de rester vigilants à l'égard de tout assaut contre la légalité. Mais le «plaider coupable» n'est pas leur ennemi.

Auteur de Harsh Justice : Criminal Punishment and the Widening Divide between America and Europe (Oxford University Press, 2003).

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