Tribunes

Vers une américanisation du système constitutionnel français.

Libération

Progressivement, par touches successives, le système politico-institutionnel français opère un glissement et tend, par la volonté de ceux qui l'animent actuellement, à se rapprocher du modèle américain en ce qu'il implique une accentuation du pouvoir du chef de l'Etat. En effet, les caractéristiques les plus saillantes de notre régime parlementaire s'estompent. L'identité constitutionnelle de la France change sous le double effet de réformes ou de volontés de réformes constitutionnelles, et de l'évolution des pratiques politiques, tendant ainsi à s'aligner sur le modèle du régime présidentiel. La cote est néanmoins mal taillée.

La réforme majeure du quinquennat présidentiel, dont l'objectif avoué était d'aligner la durée du mandat présidentiel sur celui d'une législature, permet désormais au Président de la République, grâce à l'effet structurant de son élection sur le système politique, de renforcer son emprise sur la majorité parlementaire en réduisant l'incertitude politique qui résulte d'un scrutin national intermédiaire. Le Président sait que sa majorité le suivra pendant l'intégralité de son mandat, et, réciproquement, les députés savent que le Président les accompagnera durant le leur. Le temps politique se raccourcit puisque le peuple, pour reprendre un mot du professeur Borella, «scandera» plus souvent la désignation de son chef d'Etat, mais il s'annonce, cas de crise exclu, plus linéaire. Le renversement de la priorité temporelle des élections présidentielle et législatives, en rendant inutile l'exercice de la dissolution ­ à l'issue incertaine, elle aussi ! ­ était évidemment consubstantielle à l'établissement du quinquennat. Ainsi, le rôle du chef institutionnel de la majorité parlementaire ­ le Premier ministre ­ s'amenuise avec un nouveau statut d'Intendant de la majorité présidentielle. Dans ces conditions, il peut difficilement s'affirmer comme potentiel rival du Président. Avec un rôle encore plus prépondérant dans la direction des affaires publiques, le Président profite d'un avantage partagé avec son homologue américain, omnipotent détenteur du pouvoir exécutif, sans subir toutefois les affres d'une mid-term election.

Cependant, dans une démocratie représentative, il faut que le chef de l'exécutif, ne serait-ce que théoriquement, puisse être chahuté pendant son règne par le pouvoir législatif. Comment ne pas deviner derrière ce précepte absolu théorisé par Montesquieu, pour qui «le pouvoir doit arrêter le pouvoir», la justification des travaux de la commission Avril proposant, pour compenser l'immunité juridictionnelle du Président, l'instauration d'une procédure inspirée de l'impeachment américain ? L'équilibre institutionnel entre pouvoirs exécutif et législatif semble ainsi respecté, à ceci près que la contestation du Président devrait se faire théoriquement sur le plan pénal et non plus politique. Le Parlement semble s'adapter à cette évolution institutionnelle. Sans trop renâcler, la majorité accepte de voter les projets de loi déposés en urgence, sans déposer d'amendements, s'efforçant de réduire le nombre de navettes en votant de nombreuses dispositions «conformes», tout en subissant un ordre du jour surchargé et des sessions allongées ! En revanche, le caractère inquisitorial des commissions d'enquête de l'Assemblée nationale sur la gestion d'Air Lib et celle des entreprises publiques a étonné, et la sévérité ainsi que le caractère polémique des conclusions ont surpris les observateurs, peu habitués à voir des commissions parlementaires soulever autant de controverses. Le Parlement délaisserait-il l'activité législative pour se concentrer sur sa mission d'information et de contrôle ­ il est vrai plus dirigée jusqu'à présent à l'encontre du précédent gouvernement que de l'actuel ? Encore un point commun avec les Etats-Unis, où le Congrès ne s'occupe quasiment que de contrôler l'action de l'administration et du cabinet présidentiel. Le Président de l'Assemblée nationale l'a bien compris, lui qui essaie de sauvegarder la troisième fonction de la Chambre, celle sur laquelle il a le plus d'influence, la fonction tribunitienne. Le respect du temps de parole des intervenants lors des séances de questions au gouvernement constitue un aspect immédiatement visible de cette tentative, et la bienveillance à l'égard de l'opposition, notamment à propos du débat législatif sur le projet de loi relatif aux retraites, le dernier épi sode.

Dans ce cadre institutionnel, la constitution de l'UMP et le rassemblement des droites gouvernementales, dont la rapidité a été rendue possible par le caractère exceptionnel du scrutin du 21 avril 2002, revêt une signification particulière. La technique du regroupement électoral, caractéristique du scrutin uninominal à deux tours et pièce centrale du «quadrille bipolaire» (deux partis politiques à l'intérieur de chaque pôle s'allient au second tour du scrutin pour l'emporter) laisse place, à droite, à une union organisationnelle ayant vocation à occuper un espace électoral maximal. L'alliance électorale supposait des partis politiques suffisamment disciplinés pour faire appliquer leur stratégie électorale, rendue d'autant plus difficile que l'audience des partis politiques de gouvernement était en constant recul. La multiplication des dissidences et des candidatures brouillait la carte électorale du pays et affaiblissait considérablement les partis en cause, tout en rendant incertaine la constitution de possibles majorités. Dorénavant, la plupart des anciens frères ennemis de l'UDF et du RPR se retrouvant sous une même bannière, le jeu électoral, à droite, devrait gagner en unité en réduisant les possibilités de positionnements individuels. La tenue des scrutins régionaux et départementaux de 2004 constituera, de ce point de vue, un test pour l'UMP et son autorité sur ses membres.

Il est naturel que la gauche se pose symétriquement des questions sur son organisation. Si la faiblesse du parti allié du PS est maintenant plus subie que voulue, il faut pouvoir répondre structurellement à la nouvelle donne sous peine de rester durablement dans l'opposition. Faut-il continuer à privilégier l'alliance électorale avec un parti en voie d'extinction sur la scène nationale (le PCF), ainsi qu'un groupement n'ayant manifestement pas atteint sa maturité politique (les Verts), ou chercher à occuper un espace optimal à gauche, et ainsi contribuer à la constitution d'un quasi-bipartisme ? Auquel cas, toute radicalisation du PS est suicidaire car elle laisserait vide l'espace politique appartenant à la gauche gestionnaire.

Renforcement du Président de la République, affaiblissement de sa responsabilité politique au profit d'une responsabilité quasi pénale, amoindrissement du rôle législatif du Parlement, recentrage des partis politiques sur leur mission électorale et une bataille frontale... Assiste-on à un glissement du système constitutionnel français ? Il faut garder à l'esprit qu'un régime présidentiel suppose un Parlement fort et puissant, pierre angulaire du système des checks and balances américain, et que le Parlement français, corseté de toutes parts par la Constitution, ne peut rivaliser avec le Congrès américain. Il s'agirait donc d'une accentuation du caractère présidentialiste du régime français par l'approfondissement de la prévalence du Président de la République. Dans ces conditions, qui pourrait apporter la contradiction au chef de l'Etat ? Si l'on pense, comme le regretté professeur Charles Chaumont, que le pouvoir est «une énergie libérée par les contradictions» (1), il faudrait chercher l'énergie contestataire dans la revendication sociale ou le pouvoir des médias, puisque le champ politique s'immobilise. Ultime américanisation de la société politique française ?.

(1) Le Secret de la beauté. Essai sur le pouvoir et les contradictions, Seuil, 1987, p. 51.

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